Transfiguration (Aleramo)

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Le Passage, suivi de Transfiguration
19..
trad. 1922



TRANSFIGURATION


(Lettre qui ne fut pas expédiée)


C’est moi, oui. Je veux que nous parlions un peu. Il faut que je parle et que tu m’écoutes. Je te tutoie, oui. Depuis tant de semaines, je te parle mentalement ainsi. N’en fais-tu pas autant, toi-même ?

Là-bas, tu as pleuré, à cause de moi. J’ai su tout. Essayons d’avoir du courage, essayons de parler. Dis, veux-tu ? Te souviens-tu de mon visage, de mes yeux ? Un jour, tu m’as dit qu’en me regardant tu te sentais devenir si sereine. A présent, tu trembles, et je suis pâle comme tu ne m’as jamais vue. Mais sens-tu que je suis forte et que je veux que tu le sois aussi ? Il faut que je t’écrive, et tu me liras, doucement. Doucement, parce que tu souffriras, comme je souffre. Mais je n’ai pas peur, et pourquoi aurais-tu peur, toi ? Je sais ce que je fais. J’ai beaucoup hésité, mais, maintenant, je suis sûre de mon cœur. Et mes yeux n’ont pas changé depuis que nous ne nous sommes plus revues ; ils sont comme tu te les rappelles. Écoute-moi. Prends ces pages et va les lire dans ta chambre, ou dehors, dans les champs ; mais que les petites ne viennent pas te chercher, ni personne. Nous devons être seules. Seules : et ton âme veut être brave autant que mon âme, et la mienne croit que la tienne est son égale, et te parle, de sœur à sœur.

Il y a déjà un mois que tu as pleuré à cause de moi. Je l’ai su quelques jours plus tard. Ton mari ne m’a pas écrit tout de suite, et puis sa lettre a mis une semaine à arriver jusqu’ici. Il m’a dit encore que tu étais déjà sur le point de te calmer, qu’il avait réussi à te rassurer. Depuis, il ne m’a plus rien écrit à ton sujet mais il m’a écrit seulement, une fois encore, me parlant de lui, de sa douleur et de la mienne, que moi aussi je lui ai dite.

Parce que, lui et moi, nous souffrons ; et c’est cela avant tout qu’il faut que tu saches, et il faut que tu le saches de moi, car lui ne peut te le dire. A moi, oui, il peut dire sa douleur. Avec toi, il n’ose pas. Il ne peut supporter que tu pleures, cela lui fait trop de mal. Et il souffre en silence et te ment, pour que tu ne pleures pas.

Ne tremble pas, regarde-moi encore dans les yeux, reste là, tranquille. Ici nous sommes toi et moi, et il te semble que ton cœur se déchire, je le sais, mais le mien aussi, écoute, et pourtant je te parle de tout près, tout près, et si tu me regardes, oublie ton cœur pour le mien, de même que j’ai compassion de toi plus que moi… Souffrons l’une près de l’autre, voilà, ne fuyons pas. Nous sommes deux femmes. Je suis ton aînée de plus de dix ans, je suis aussi un peu l’aînée de ton mari, et toute ma vie a été une vie de douleur, tu le sais. Il n’importe que tu ne puisses imaginer quelle somme de douleur a passé en moi depuis que je vis. Tu sais que j’ai souffert bien plus que toi, et que pourtant je suis encore forte et que j’ai un regard qui donne du courage et en même temps de la douceur aux femmes plus jeunes que moi. Cela doit suffire pour que tu ne fuies pas, maintenant. Ce sont les hommes qui ont peur des larmes, qui croient les femmes incapables de supporter la vérité qui fait souffrir. Et moi aussi, j’avais d’abord pensé à toi comme à une pauvre enfant avec qui ont doit se taire, qui doit être épargnée à tout prix, même au prix du mensonge.

Ton mari t’aime. Si je te le dis, moi, après t’avoir déjà dit que je veux que tu sois capable de savoir toute la vérité, tu peux me croire. Il t’aime, tu lui es chère comme te sont chères tes deux fillettes ; vois, que te puis-je dire de plus ? J’ai su la mesure de son amour pour toi la première fois que je vous ai vus l’un près de l’autre, précisément comme on ne se trompe pas quand on voit une mère sourire à son enfant. Mais nous n’avons pas beaucoup parlé de toi ensemble. Il m’a dit qu’il t’aimait toujours de la même manière. Et même le dernier jour que nous avons été ensemble, lui et moi.

Et il te l’a répété aussi à toi, quand tu as tant pleuré à cause de cette lettre de moi qu’il n’a pas voulu te laisser lire, qu’il a déchirée plutôt que de te la donner, cette lettre qui t’a planté au cœur le soupçon que lui et moi nous nous aimions, ou au moins commencions à nous aimer, à nous parler de loin plus que comme de simples amis. Que pouvait-il te dire pour te rassurer, sinon qu’il t’aime, et te le faire entendre avec tout l’élan de sa compassion et de sa peine ? Compassion pour toi et pour nous, peine pour ta douleur de ce jour et de cette nuit, et pour sa douleur et la mienne de qui sait combien de temps. Mais il te parlait seulement de toi, de ce que tu as été pour lui et pourrais être encore. Et tu l’écoutais, avec avidité, en pleurant toujours moins violemment, pour enfin te reposer sur son cœur, n’est-il pas vrai ? Oh ! il ne m’a pas raconté cela, sois tranquille : mais je le sais. Il m’a écrit que tu as souffert et qu’il a eu tant de compassion de toi…

Et il m’a écrit…

Attends. Tu vois bien que moi aussi, je dois me faire forte, qu’à moi aussi, l’émotion serre la gorge. Tu ne savais pas que j’aime tant ton mari, n’est-ce pas ? Et à présent, tu me regardes avec terreur, parce que tu comprends, tu commences à comprendre un peu… Oui, je vais mal, je ne sais si je ne vais pas plus mal que toi… Mais je puis parler tout de même, je ne pleure pas à présent, et toi, n’est-il pas vrai que tu te sens déjà une autre femme, comme si des années avaient passé sur toi en peu de minutes, et ne me dis-tu pas de continuer ; que, malgré ta terreur, tu te sens capable maintenant de savoir tout, et comprends-tu qu’on ne meurt pas de douleur, à présent que tu me vois ? Et tu es jalouse, non de mon amour, mais de ma douleur, en ce moment… Tu ne voudrais pas que je souffrisse tant à cause de lui, et plus encore que tu n’as souffert toi, tu le sens.

Pourtant ce n’est pas pour te montrer mon tourment que je me suis mise en route. Et ne crois pas l’avoir mesuré, vois-tu. Moi-même, je ne pourrais pas dire combien il est grand, comme il va profondément, profondément dans mes fibres les plus vives. Ne parlons pas de cela. Cesse de me regarder ainsi, comme si tu voulais, toi, prendre mon mal. Mon mal, je ne puis te le donner, il est à moi, il est dans mon sang, il est dans mon souffle, je ne puis te faire don de cela, je ne puis te sacrifier mon mal…

Je ne meurs pas, ne crains rien. Je suis toujours moi, celle de qui ton mari te parlait cet hiver avec respect, et que toi, toutes les fois que nous nous sommes rencontrées, tu saluais, timide, et pourtant avec confiance. Pensons un moment à ce temps-là. Je sais que tu as souffert aussi à cause de ce souvenir, parce que tu avais eu pour moi une silencieuse tendresse, parce que mon sourire t’avait fait, du bien au cœur, parce que tu avais senti que j’étais sincère en m’intéressant avec simplicité à ta vie simple. Les petites répétaient mon nom, dans votre petite maison. Tout cela était nouveau, était inattendu, mais apparaissait en même temps si naturel, te souviens-tu ? Dis, n’était-ce pas la même sensation, quoique un peu plus forte, que tu avais éprouvée quand tu fus aimée et épousée, toi, petite ouvrière obscure, par lui, artiste, grand, célèbre ? Comme de lui, alors, tu t’es sentie, cet hiver, comprise de moi, sans que rien de moi pût offenser ou humilier ton âme. Peut-être ne te l’es-tu pas dit ; mais ça a été comme si ton mari avait reconnu en moi, à l’improviste, une sœur perdue quand il était encore enfant, et qu’il n’espérait plus retrouver. Il parle peu, il ne dit pas sa joie, comme il ne dit pas sa tristesse. Mais tu as vu qu’il était content. Et tu l’as été, toi aussi. Nous l’avons été tous les trois, pendant quelques mois, silencieusement, sans presque y penser. J’avais mes anciens tourments. Rien n’était changé pour personne, seulement, il y avait dans nos cœurs comme un peu de chaleur, un peu plus de vie…

Quand tu es partie pour la campagne, je t’ai baisée sur le front.

Quand ton mari est revenu en ville, il a été quelques jours malade ; puis il est venu me trouver, comme avant. Puis il est reparti, pour te revoir, toi et ses filles. Il est revenu encore ; nous nous sommes encore revus quelques fois, chez moi ou dans la rue. Tout cela, il te l’a dit. Mais il ne t’a pas dit que, chaque fois, en nous revoyant, nous nous sentions plus inquiets et en même temps comme plus persuadés, conquis par chaque minute qui passait entre nous et que nous n’aurions pas voulue autre. Un jour, il m’a tendu ses deux mains, et je les ai tenues une minute dans les miennes. Puis il a disparu ; nous avons été des semaines et des semaines éloignés, sans nouvelles l’un de l’autre. Mais, durant tout ce temps, ce fut comme si je tenais toujours ses mains dans les miennes. Nous nous sommes retrouvés, finalement, peu de jours avant mon départ ; il tremblait un peu ; moi, je ne sais, parce que je ne sentais que son frisson à lui. Je lui ai pris doucement la tête et l’ai posée sur ma poitrine. Il s’est calmé. Il m’a souri.

Que veux-tu savoir de plus ? Que peut t’importer tout le reste ? Pleure, pleure et gare le silence, créature ; car moi aussi, je pleure dans mon cœur, aussi pour toi, tu sais, aussi pour toi.

Mais ce n’est pas à cause de tes larmes que je souffre, ni à cause des miennes. Les larmes les plus brûlantes ont aussi quelque chose de bon, quelque chose de saint qui nous les rend chères. Je ne souffre pas de te voir pleure : les larmes ne sont pas contraires à la vie. Je souffre parce que je sens que la vie continue au-delà de ces larmes tiennes et miennes, et parce que je ne sais s’il y a en nous le pouvoir de continuer à l’aimer, à l’aimer dans l’homme pour qui nous pleurons…

Peux-tu me comprendre ? Essuie tes yeux, regarde-moi, cherche à écouter comme si ce n’était pas moi qui parlais, moi qui t’ai fait du mal, mais une femme que tu ne connais pas, et qui te tient serrée par les pouces, et a une voix ferme qui, claire, t’entre dans le cerveau. Comprends-tu pourquoi je suis ici ? Ce n’est pas pour l’horrible plaisir de te faire souffrir en retour de ce que j’ai souffert ; non. Ce n’est pas pour te rendre folle. Ce n’est pas parce que je suis folle, moi. Si j’ai tant pleuré, tous ces derniers jours, j’ai aussi beaucoup pensé. Et pensé des choses qu’il faut que tu entendes, que tu dois entendre et comprendre, s’il est vrai que tu aimes comme j’aime.

Parce qu’il ne s’agit pas, il ne s’agit plus de notre douleur. Il s’agit de notre amour, il s’agit de lui, de l’homme que nous aimons. Ce n’est pas seulement nous deux, toi et moi, qui souffrons. Il y a lui, le sais-tu ?

Il y a lui.

Comment l’as-tu aimé, jusqu’ici ? Tu l’as aimé parce qu’il t’aimait, et parce qu’il a fait de ta vie une chose bonne et douce. Parce qu’il a toujours été pour toi bon et doux, même quand il était triste. N’est-ce pas ?

Mais au nom de tout ce qu’il t’a donné, au nom de tout ce que, lui seul, il t’a enseigné, au nom de sa tendresse triste, de ces longues heures de silence que tu as appris à respecter, comme l’enfant apprend de lui-même à respecter les grandes églises désertes, au nom de la lumière pensive que tes deux filles n’auraient pas dans le regard si elles n’étaient pas nées de son amour, dis, dis, un désir ne t’a-t-il jamais oppressé le cœur, un désir désespéré de le savoir heureux, plus heureux que tu ne pouvais le rendre, un désir de lui donner plus que ton sourire et ton baiser et ta fidélité, un désir de mourir pour lui, de savoir que ta mort pourrait faire plus grande sa vie ?

Non, peut-être, non.

Et n’as-tu jamais désiré qu’il te demandât, non de mourir, ce qui eût été encore peu, mais de vivre loin de lui, pour lui ? Qu’il te le demandât, pour une nécessité de sa vie que tu ne pourrais même pas comprendre ? N’as-tu jamais songé qu’il t’offrait de lui prouver ainsi ton amour ? Même sans qu’il te le demandait, mais que tu le devinais et que tu t’en allais ?

As-tu cru, vraiment que ton sourire et ton baiser et ta fidélité étaient ce que tu as de mieux à lui donner, étaient suffisants pour toujours, en échange de ce qu’il t’a donné ? Ainsi, tu l’as aimé, tranquille dans la pensée de lui suffire pour toujours, sans t’effondrer dans la certitude de ne pouvoir être pour lui tout l’univers ?

Tu voyais qu’il avait ses livres, sa musique, quelques amis ; tu voyais qu’il caressait les cheveux et les yeux de ses fillettes d’une main encore plus légère et plus tendre que la tienne. Tu étais tranquille !

Ainsi le voulait-il lui, je le sais.

Écoute, car à présent je te dis la chose la plus cruelle, ce que tu n’as jamais soupçonné dans toutes les années de votre mariage. Il t’a épousée parce qu’il était las de la vie, parce qu’il voulait la paix, la paix qui est un principe de mort.

Je ne te dis pas des injures. Tu étais un cœur innocent, que pouvais-tu savoir ? Et encore à présent, après tant de temps que tu respires auprès de lui, que sais-tu de ce que c’est que la vie et de ce que c’est que la mort ? Ah ! qu’il s’est bien gardé de t’enseigner cela !

Et peut-être lui-même ne sait-il pas combien il a été coupable envers toi. Peut-être même, dans la sombre volonté de sacrifice qui le presse à présent, y a-t-il la conscience exacte de sa coulpe ancienne.

Mais nous l’aimons et nous l’absolvons.

Tu as aimé la bonté de son cœur. J’ai aimé la douleur de son âme, la ténacité avec laquelle son âme sait souffrir, même quand elle est dans l’erreur.

Il n’y a pas eu un jour de sa vie, je crois, où il n’ait souffert.

Même quand tu l’as rendu amoureux, lui si triste, et maussade, et non beau, même le jour de vos noces, ne t’illusionne pas.

Il souffrait seul, il était seul avec sa peine, il n’en parlait à personne.

Il ne m’en a pas parlé à moi non plus. Mais j’ai senti que, sa douleur, je l’embrassais toute, en silence moi aussi.

Nous avons été heureux à cause de cela ! Quelques heures, quelques jours d’un bonheur que nous ne devions connaître que l’un par l’autre, d’un bonheur douloureux et merveilleux comme la vie.

Il ne croyait pas, avant de m’avoir rencontrée, qu’une femme pouvait aimer la vie, la vie entière, la vie telle qu’elle est, grande et terrible. Et, découvrant cette puissance dans mon âme, il fut comme né une seconde fois, pour jouir et pour souffrir, pour connaître et pour chanter.

Je ne le caressais pas pour qu’il s’endormit, pour qu’il oubliât d’être homme, homme et enfant, avec une musique inexprimable dans le cœur, avec un torturant instinct de grandir sans cesse, et avec la perpétuelle vision de l’heure suprême, peut-être imminente, peut-être encore si lointaine, après laquelle l’âme ne peut plus grandir.

Ma caresse lui disait que son propre tourment était en moi, ma caresse avait le même spasme intense que sa musique, suscitait dans son cœur, en même temps que la joie, en même temps que le doux délire, en même temps que la volupté, oui, toutes les voix de l’infini ; et il sentait que ces voix avaient aussi leur écho en moi. Et s’il cherchait mes yeux, il les trouvait grands ouverts, et y voyait rayonner, je le sais, une attente profonde : la mort, la mort !

Écoute, écoute, si tu l’aimes, ne maudis pas ce qui est arrivé.

Il a mis ses mains dans les miennes, il a regardé dans mes yeux, il a écouté battre mon cœur dans la nuit et, pour la première fois depuis qu’il est homme, pour la première fois, entends-tu, il a compris ce que c’est que l’amour ; il a senti dans l’amour s’exalter tout son être, et ses mains et ses yeux et sa poitrine lui sont apparus sacrés, comme son âme. Notre étreinte a été un sacrement.

Et toi, ne maudis pas.

Tu l’aimes encore, n’est-il pas vrai ?

Tu ne penses plus à moi, je le vois, ce n’est pas pour ce qui s’est passé entre lui et moi qu’à présent tu sanglotes doucement, avec une désolation qui te semble ne devoir plus jamais avoir de fin.

Regarde dans le passé qui, d’un coup, vient d’être rendu si lointain. Regarde loin. Oui, c’est alors, qu’il t’a trompée, qu’il t’a trahie : quand il t’a dit que tu le faisais heureux alors que ce n’était pas vrai ; qu’il te baisait pour la joie de vivre, pour remercier la vie, fier d’être homme et créateur, et qu’au contraire il se sentait intimement une chose méprisable, une chose vile… Il baisait ta bouche, il étreignait ton corps comme qui est pris du vertige et n’a plus de conscience, comme qui se précipite dans le néant. Il ne te méprisait pas, entends-moi, mais il se méprisait lui, pour cette volupté dont jouissait son corps et qui ne lui touchait pas l’âme, à quoi son âme ne participait pas. Pourtant, il t’aimait. Mais cela était encore plus atroce. Parce qu’il t’aimait comme une petite fille douce, une petite créature à qui on adresse des petites paroles sans signification, de chères petites caresses et de tendres sourires, mais qui ne comprend pas encore notre langage.

Et tu n’as pas compris, en vérité, tu n’as pas compris son silence. Non parce que tu étais une enfant, mais parce que ton âme avait foi en l’homme qui t’avait recueillie. Tu étais une innocente, mais non pas une enfant : une femme, et ton amour était simple, mais entier et pur.

Il ne t’a jamais rien dit, tu ne pouvais deviner.

Pardonne-lui, vois-tu.

Sa faute, il l’a expiée.

Tu l’aimes encore, tu l’aimes autant, maintenant que tu le vois si différent de ce que tu le croyais ; est-ce vrai ?

Sens-tu, toi aussi, que la vie continue, malgré toute ta douleur ?

Mais tu es lasse, tu désires que je me taise, tu caches ta tête dans tes mains, tu voudrais un sommeil long, un sommeil d’années et d’années… N’est-ce pas une de tes petites qui, quand quelque chose la fait souffrir, crie dans ses larmes : « J’ai sommeil, j’ai sommeil ! » et va, toute seule, se jeter sur son petit lit ?

Ferme les yeux, mais pense. Tu ne peux pas te sentir seule comme se sent en ces instants ta petite. Tu sais que tout, autour de toi, continue à vivre. Pense à lui, que tu aimes encore. Pense que quand il t’a rencontrée il y a si longtemps, il était encore plus las que tu ne l’es toi-même à présent. Il n’avait pas encore trente ans, il avait déjà conquis un premier sommet de son art, le monde lui avait donné la gloire : mais à son cœur n’en était venue aucune exaltation. Pense à lui avec amour, aime-le pour cette sombre et froide angoisse que sa jeunesse et son talent ne parvinrent pas à vaincre alors, qui lui fit désirer la mort, et puis qui, le jour où tes yeux brillèrent, rieurs devant lui, se transforma en un désir désespéré d’oubli. Sais-tu ? Les hommes, même les plus grands, se lassent plus facilement que nous de la vie, désespèrent de la vie plus facilement que nous. Et toujours, vois-tu, les femmes ont été pour les hommes comme d’inertes planches aux naufragés, choses qui se présentent à l’heure horrible où ne survit plus seulement que l’instinct. Mais cherchons, cherchons à voir s’il n’y a pas un dessein caché, dans ce destin. Cherchons-le, nous qui aimons, qui aimons même encore quand, comme à présent, nous sommes si lasses, si blessées. Regarde : je veux, malgré tout, bénir l’heure où vous deux vous vous êtes rencontrés ; je veux bénir ce que je sais avoir été en lui erreur et faute. Il n’avait peut-être plus la force de persévérer, il se serait peut-être tué, il aurait tué son corps, après son âme. Il a vécu. L’âme ensevelie, mais qu’importe, si tôt ou tard, elle devait renaître, rénovée ? La vie est grande, la vie est miraculeuse. Sens-le, toi aussi, dis-le, toi aussi. Dans ton cœur aussi, quelque chose se transfigure en ce moment ! Toi-même, tu te sens absoute de tu ne sais encore clairement quel péché, et malgré que je t’aie dit que tu as été innocente. C’est ainsi. Tu as également à supporter ta part de souffrance pour toute la félicité dont tu as joui et que tu n’avais pas conquise avec ton sang, qui t’était survenue comme une récompense, à toi à qui la vie n’avait encore rien demandé. Il n’est pas vrai que la vie soit injuste. Mais sa justice est plus haute et plus silencieuse que celle des hommes. Et il y a une telle miséricorde dans sa férocité ! Elle nous veut forts, elle nous veut infatigables. Elle ne veut pas seulement que nous gagnions notre pain à la sueur de notre front, mais que nous acceptions autant d’heures de ténèbres que d’heures de lumière. Tous ses dons les plus merveilleux, l’amour, la beauté, le génie, elle veut que nous les payions. Et c’est juste, et c’est juste ! Elle n’est jamais inerte, elle n’est jamais vide. Et si nous ne reconnaissons pas la grandeur de sa loi, nous sommes pareils à ces viles petites femmes qui, après un premier enfant, après le déchirement de leurs viscères, en une première maternité, se refusent à procréer encore…

Dis, toi, n’est-il pas vrai que toute nouvelle créature vaut que l’on souffre les douleurs de l’enfantement ?

Moi aussi, j’ai été maman. Mon enfant, je l’ai perdu.

Viens ici, mets un moment ta main sur mon front.

Nous sommes deux femmes, nous sommes deux mères.

Restons un peu en silence.

Qu’as-tu pensé ?

N’est-il pas miraculeux que tu aies, pendant quelques minutes, pensé seulement à moi, à mon sort ?

Et maintenant, il te semble que tu es là, sur mon cœur, et tu pleures, tu pleures des larmes que tu trouves saintes…

Te souviendras-tu ?

En tout ce temps de déchirement horrible, pour résister à la menace de la folie, pour ne pas céder à la tentation spasmodique de me jeter à terre et de me lacérer le visage, ou bien de fuir dans la nuit me briser contre les rochers, je me répétais, les mains jointes, de même qu’on priait autrefois : "Mais il est vivant… le bonheur, c’est qu’il soit vivant… Si je recevais demain l’avis de sa mort, je repenserais à ces heures où il était encore vivant, quoique absent, quoique non mien, comme à une félicité immense… Il est vivant. Et il pourrait être encore plus malheureux qu’il ne l’est. Si ses fillettes tombaient malades, si sa femme se tuait… Il a besoin qu’elles vivent. Il a besoin aussi que je vive, bien qu’il ait renoncé à moi. Il m’a écrit qu’il a besoin de ma force, qu’il a besoin de savoir qu’il est, même au loin, quelqu’un qui est plus fort que lui, quelqu’un qui résiste à une douleur plus grande que la sienne…"

Pour toute heure de lumière, une heure de ténèbres…

Heures de lumière ; je n’en ai eu que bien peu, et des heures sombres, tant, tant ! Il n’importe. Je sais des gens qui furent heureux durant de longues années et qui, quand le soleil commença à décliner, le maudirent. Moi non, moi non.

Il est juste que je sois la plus éprouvée, si je suis la plus forte. Je n’ai pas d’enfant, je n’ai pas de compagnon, je n’ai pas de maison, je suis seule. Il est juste que le sacrifice me soit demandé à moi, qui ai déjà donné depuis si longtemps preuve de savoir supporter toute cruauté du sort. Il n’importe que qui m’a aimée ait senti comme mon cœur est avide de douceur, et comme je suis faite pour la joie, pour donner et recevoir la joie. J’ai su d’autre fois abandonner volontairement les biens les plus chers, j’ai fait comme le loup qui s’échappe, amputé, du piège : c’est encore à moi d’être la plus brave…

Je ne suis pas devenue folle : je vivrai.

Nous étions séparés après ces quelques jours--une semaine seulement--sans nous rien promettre, sans avoir parlé du temps à venir. Pas un mot. Telle était la félicité de nous aimer, de nous regarder, de nous transmettre l’un à l’autre, entiers : en peu d’heures, mais gravées pour toute la vie. Ne cherche pas, toi, à t’expliquer cela qui est un mystère aveuglant, aussi pour moi, aussi pour lui. Je peux te dire seulement que je ne lui ai rien demandé, que je n’ai rien attendu, et que je crois que lui-même ne pensa pas un instant à m’offrir de partir avec lui, tout de suite ou plus tard, de ne pas me laisser m’éloigner seule. Je crois que vaguement nous avions l’impression que rien autour de nous n’était changé : le miracle consistait tout entier dans le salut de nos deux âmes : il fallait nous en laisser envelopper, comme nous avons fait, en silence.

Mais, quand je me suis éloignée, comme je l’avais décidé avant ces jours-là, et qu’il est retourné vers toi ; quand nous avons échangé notre dernier regard, je n’ai pas eu de larmes et je n’ai pas souffert : sous le ciel vivait la plante de notre amour, et je la voyais, je voyais qu’elle était de celles qui croissent haut pour défier la foudre.

Tu penses que je me trompais ?

Parce que, peu de jours plus tard, revenu vers toi, ton mari a eu pitié de ta terreur, et m’a suppliée de ne plus lui écrire. Parce que tu as senti que tu lui es chère, que cela lui fait trop de mal de te voir souffrir, n’est-ce pas ? Et tu penses qu’il a pu, au contraire, me donner à moi, lointaine et seule, tant de douleur, sans hésiter ?

Moi aussi, je me suis dit cela, au moment de la grande secousse. Je suis une femme, moi aussi. Veux-tu que je te confesse que je me suis planté les ongles dans le cou, à ces moments-là, en pensant aux liens qui unissent sa chair à la tienne ? Et j’ai eu du dégoût de mon pauvre corps que pourtant tant d’autres ont désiré, du dégoût et de la haine pour cette carcasse qui n’a pas su s’agripper à le sienne et ne pas la lâcher…

Puis la nausée a tenté de pénétrer jusqu’à mon cœur, a tenté de me faire maudire mon cœur qui, malgré tout, n’a cessé de battre pour lui, de battre d’amour, de battre de pitié.

Alors, de loin, sans le voir, sans savoir rien de lui, après tant d’ondes noires de désespoir, j’ai retrouvé à l’improviste, limpide comme dans le miroir de son regard, la certitude qu’il m’aime.

Il m’aime, je suis en lui, rien ne peut faire qu’il m’oublie.

Et cela peut me suffire, oui, peut suffire pour moi, pour cette étincelle d’égoïsme qui est aussi en moi, en mon instinct, en ma passion. J’ai pu, au lieu d’avoir le bonheur, m’en aller en un sentiment douloureux et ardent d’orgueil.

Mais lui, mais lui, que recueillera-t-il, en échange de la joie ?

C’est lui qui m’importe. Je l’aime. Je ne puis avoir pour sa destinée la cruelle indifférence que je suis encore capable d’assumer pour la mienne.

Il sait qu’il m’aimera toujours, que s’il me perd, à présent, rien ne pourra jamais le consoler de m’avoir perdue, à peine rencontrée.

Et il ne se sent pas fier du sacrifice de notre amour, parce que sa faiblesse l’a voulu, et non sa force. Il m’a écrit : "Je suis faible, je suis malheureux ; mais je n’ai pas le courage de briser le bonheur de ces trois êtres."

Il souffre sans fierté. Et il doit mentir, il doit feindre. Il a devant lui tout un avenir de simulation, comprends-tu, même si je ne le revoyais jamais ; il a la bouche amère de cette trahison à la vérité, qu’il commet par peur…

Il t’aime, oui, il aime ses filles. Il se donne l’illusion de pouvoir faire au moins votre bonheur, de pouvoir vous défendre de sa disgrâce, comme si vous n’étiez pas, vous aussi, des créatures humaines.

Et toi, à présent que tu sais, te sens-tu fière d’un tel amour ?

Mais aussi, si je ne t’avais pas parlé, aurais-tu été heureuse, après que le doute sur sa fidélité t’a assaillie ? Puisque tu l’aimes, ne te serais-tu pas aperçue de la douleur qu’il veut te cacher ?

Oh ! cette peur de la réalité, toujours partout !

Et c’est ainsi, vois-tu, que nous finissons par nous haïr les uns les autres, et par haïr l’existence.

La réalité, quand les âmes sont pures, peut être terrible, mais elle n’est jamais laide, elle n’est jamais odieuse : c’est le mensonge qui la fait telle. Les hommes mentent par peur, et puis maudissent, et puis ils meurent rongés par de vaines récriminations…

Il y a aussi en moi un fonds de lâcheté. Tandis que je t’écris, dominant mes sanglots, je ne sais encore si je t’expédiera ces pages, si j’aurai le courage de te les envoyer. Non pas à cause de toi, vois-tu. Mais à cause de lui. Moi, qui condamne sa faiblesse, sa terreur de te faire souffrir en te révélant la vérité, j’ai à mon tour peur pour lui…

Et si tu ne me comprenais pas ? Si toutes mes paroles restaient pour toi sans signification et que tu n’en retinsses que l’horrible notion de la fin de votre mariage, et que tu voulusses mourir ?

Lui aussi mourrait. J’en suis sûre.

Et vos filles ?

Elles viendraient à moi.

Je ne te dis pas une monstruosité, non ! Je prendrais les enfants, le cœur brisé, mais sans remords. Je serais leur mère et leur père.

Vivrais-tu, si je t’envoie ces pages ?

Je ne t’ai encore rien demandé, si ce n’est de me regarder en face et de ne pas fuir.

Ne fuis pas. Tu as les enfants. Elles vivraient et grandiraient aussi sans toi. Ce n’est pas par devoir que tu ne les quitteras pas, c’est par amour.

Ne les enlève pas non plus à leur père.

Pourquoi devraient-elles ne pas continuer à lui sourire, à le regarder dans ses yeux pleins de rêve ? Leurs âmes ont son empreinte, elles sont déjà formées à sa ressemblance. Elles grandiront vite, elles comprendront vite tant de choses ! Même si leur père ne restait pas près d’elles tout le temps de leur adolescence, crois-tu qu’elles ne sauraient tout de même l’aimer, qu’elles ne voudraient tout de même le savoir fier de soi et fier de sa vie par les routes du monde ?

Les jeunes gens ont besoin seulement de se savoir nés de créatures saines, qui ont souri sur leurs berceaux. Toute l’existence, quand ils ont cette certitude, ils peuvent la conquérir seuls, avec leur propre volonté, et elle leur est plus précieuse.

Ce ne sont pas les petites qui ont besoin de lui, c’est lui qui ne peut être privé d’elles pour toujours.

Dis-moi, devrais-je me taire, parce qu’il vous aime ?

Mais il m’aime aussi, moi.

Il y a moi, aussi. Et il ne peut pas m’oublier, et il souffre plus qu’il n’a jamais souffert.

S’il ne peut pas se passer de vous, il ne peut pas non plus se passer de moi, comprends-tu ? Ou rien, ou tout, dans la vie. Je pèse autant que vous, dans la balance. Il n’y a pas de raison--pour nous qui ne reconnaissons que les lois intérieures--il n’y a pas de raison pour que, s’il ne sait renoncer au bien que vous lui êtes, il sache renoncer à cet autre bien que je lui suis.

Ah ! mais je suis sur le point de te parler d’une lèvre glacée par le froid et l’amertume ! Je ne veux pas, je ne veux pas.

Même si le droit est de mon côté, ce n’est pas pour te le démontrer que je t’ai cherchée.

Je veux que tu penses seulement à sa douleur. Je veux que tu l’aimes tandis que je te parle de sa douleur. Je veux que ce soit ton amour qui me fasse continuer à parler, maintenant que tu sais.

Il ne te dit rien. Tu peux le voir à chaque instant de la journée, tu peux l’espionner--je sais que tu le fais, pauvre créature, et lui aussi, le sait--pour surprendre s’il plie sa tête sur sa table, dans un geste de trop grande lassitude, s’il lui sort de la poitrine quelque soupir involontaire, ou s’il m’envoie quelque mot délirant : il ne te révèle rien ; en rien il ne se trahit ni ne se montre changé. Il ne m’a plus écrit, je te le répète. Il n’a plus reçu de lettres de moi. Il est auprès de toi, il ne retournera en ville qu’avec toi. Il a son habituel timbre de voix voilé et calme. Il joue avec ses filles ; il corrige sa dernière oeuvre. De la faucille de la lune, le soir, quand il se repose sur le pré, le vent descend pour lui rafraîchir les yeux.

Tu peux penser que tu as dit un triste rêve : je n’existe pas, personne n’a jamais entendu parler de moi.

Il scrute avec ses yeux de rêve le pré obscur à côté de lui, il allonge son bras sur le gazon doux. Il ne me trouve pas. Il referme les yeux, appuie son front contre les herbes jusqu’à sentir le dur de la terre--un instant--puis il s’étend de nouveau, la face contre le ciel, et reste immobile à attendre la nuit.

Pourquoi ne suis-je pas là ?

Entre ses paupières closes et le ciel passent des fantômes. Un voyage était commencé sur la terre entre lui et une femme qui, avec lui, cueillait les rythmes les plus secrets des heures… Pourquoi a-t-il été interrompu ? Aucun de ces deux qui s’étaient mis en route n’est mort. Pourquoi est-il seul ? Quand le rejoindrai-je ? Il voit mon visage comme il était quand il me parlait. Il me parlait avec des lèvres qui, jusqu’alors, n’avaient jamais pu s’ouvrir ; il me parlait, encore hésitant, et comme pleurant des larmes qui auraient soulevé son cœur depuis un temps infini. Il a tout à me dire, encore. Chaque jour qui passe est une parole qu’il met en réserve pour moi, pour en chercher avec moi le sens le plus vrai. Pourquoi tardé-je tant à revenir ?

Et il s’illusionne, tandis que la nuit tombe, et la fièvre silencieuse le consume, et tu l’appelles pour le repos. Il imagine que cet hiver nous nous reverrons comme des amis, et que tu n’auras plus de craintes, et que nous pourrons, en mentant, à toi et à nous-mêmes, vivre avec force et dignité…

Le revoir !

Mais si nous nous retrouvons l’un devant l’autre, je lui prends comme ce jour-là la tête dans mes mains, je la pose sur ma poitrine, et il écoute battre mon cœur, comme ce jour-là, et malgré tout le sang qu’il a versé dans l’intervalle, il trouve que mon cœur bat avec un élan merveilleux ; il écoute, enchanté, et, si la mort vient, elle nous trouve heureux.

Si nous nous revoyons, toute volonté de mentir est vaine. Nous nous aimons. Nous pourrons, après nous être de nouveau embrassés, nous séparer encore, nous pourrons ne plus unir nos lèvres ; mais nous sentirons également nos deux vies soudées l’une à l’autre, mais nos regards en se rencontrant nous jetteront dans l’extase, mais nos fronts seront illuminés d’amour quand nous nous parlerons, et même si nous ne prononçons pas de paroles d’amour.

Nous saurons que nous nous aimons.

Et si je ne t’envoie pas ce que je t’ai écrit, tu sauras tout, également, la première fois que nous serons ensemble. Notre amour est de celles que l’on ne saurait cacher. Plus nous éviterons de l’exprimer, plus il palpitera sur nos visages. Toi, qui as déjà soupçonné, tu ne pourras plus être trompée. Si je ne t’envoie pas ces pages, tu nous jugeras traîtres, et tu auras raison, même si nous restons cruellement fidèles au pacte de silence. Tu exigerais, menaçant autrement de te tuer, que nous renoncions même à nous voir comme amis, tu exigerais un éloignement absolu.

Mais, ces pages, les voici, tu les lis. Depuis des heures, tu m’écoutes. Tu sais tout, à présent. Et tu ne veux plus m’accuser de rien, ni de ce qui s’est passé, ni de ce qui peut encore se passer. Je t’ai appelée entre nous, pour que tu nous voies au fond des yeux, pour que tu voies qu’il t’aime assez pour vouloir te sacrifier. Ce qui de plus haut a rejoint sa vie, et parce que je t’estime notre égale, une âme digne à laquelle nous puissions confier notre angoisse, voilà. Regarde-nous. Personne ne te trahit, personne ne t’humilie. Devant toi, il n’y a que la vérité. Il y a son amour pour moi, mais il y a encore sa douleur pour toi. Il y a moi, déjà sacrifiée, mais qui avant de renoncer pour toujours à lui donner ce qui est en mon pouvoir pour rendre son existence plus grande, mon amour actif, ma foi vigilante, ma force passionnée, ai voulu tenter l’impossible, ai appelé le miracle, l’ai sommé de se produire devant nous.

Pour l’amour que toi et moi portons à cet homme. Pour la vie que nous aimons en lui…

N’as-tu rien à jeter au feu ?

Ce n’est pas moi qui te le demande, c’est la Vie.

Je n’ai plus rien à te dire. Je me sens lasse, moi, à présent. Et il me semble--c’est étrange--que si le miracle ne se produit pas, je n’en souffrirai pas ; seulement, je m’endormirai, immédiatement, profondément.

Tout est remis entre tes mains.

Y a-t-il du soleil, aujourd’hui, sur vos prés ?

Ici, la lumière éclate sur les rochers.

Tu vas le chercher, tu le prends par la main, vous vous dirigez vers la colline. Tes yeux sont devenus plus larges, mais tu les tiens tournés contre terre et, en marchant ainsi, tu lui parles. Tu ne lui dis encore rien de ma lettre. Tu lui demandes si je ne lui ai plus écrit, et ta voix, toi-même, tu la sens changée. Lui se penche pour voir ton regard, mais tu continues à le lui cacher. Tu lui dis que la nuit passée tu as fait un rêve qui ne peut te sortir de l’esprit. Dans ce rêve, je passais, avec quelques années de plus, et je te parlais, et je lui parlais, et je vous tutoyais tous deux, et nous souriions tous, un peu graves.

D’un mouvement brusque, il te soulève le menton. Ton front, le fond de tes pupilles, tout ton visage a une clarté nouvelle. Tu ressembles, à présent, à ta fille aînée, à ce qu’elle sera quand elle sera femme, votre première fille, celle qui a son regard, à lui.

Et tu lui fais signe que oui, que tu es sa créature, que c’est lui qui t’a faite ainsi.

Tu lui dis que tu es forte, qu’il ne craigne rien pour toi, qu’il parte, qu’où que ce soit qu’il aille, qu’avec qui que ce soit qu’il se trouve, tu lui donneras toujours de tes nouvelles et de celles de ses filles. Tu lui dis que, de loin aussi, tu l’aimeras et le feras aimer d’elles, que tu veux maintenant continuer à grandir, toi aussi, que ton âme a besoin de se préparer pour quand il reviendra.

Il pleure sur ton cœur.

Tu ne m’envies plus ; une haute paix t’envahit.

Regarde-moi encore une fois, viens plus près de moi, je te parle doucement.

Écoute. Je ne sais ce que tu feras, de même que tu ne le sais pas non plus en cet instant. Mais je dois te dire encore quelque chose, je dois te dire que si, dans ton âme, ne peut s’accomplir le prodige, je m’inclinerai devant la destinée, en silence. Quand on a tout tenté, et que la destinée ne change pas, il n’y a pas lieu à imprécation amère ; il n’y a plus qu’à s’incliner et se taire. Et écoute : je resterai éloignée, je continuerai également à travailler, à tirer de moi ce qu’il y a de plus pur et de plus fort, ce peu d’or en quoi se reflète le soleil : je l’ai promis, à lui, et à moi-même. Mais, si un jour il m’appelle, je viendrai. Si un jour, il me rejoint, je ne le repousserai pas. Oh ! peut-être sera-ce toi qui m’appelleras, dans le temps… je viendrai.

Mets encore un moment ta main dans la mienne. Désormais, quoi qu’il advienne, tu verras la vie comme elle t’a été montrée au fond de mes yeux.

Adieu !

Corse, 1912.