Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/22

Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 104-107).
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CHAPITRE XXII.


DE LA TOLÉRANCE UNIVERSELLE.


Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des chrétiens doivent se tolérer les uns les autres. Je vais plus loin : je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères[1]. Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? Oui, sans doute ; ne sommes-nous pas tous enfants du même père, et créatures du même Dieu ?

Mais ces peuples nous méprisent ; mais ils nous traitent d’idolâtres ! Hé bien ! je leur dirai qu’ils ont grand tort. Il me semble que je pourrais étonner au moins l’orgueilleuse opiniâtreté d’un iman ou d’un talapoin, si je leur parlais à peu près ainsi :

« Ce petit globe, qui n’est qu’un point, roule dans l’espace, ainsi que tant d’autres globes ; nous sommes perdus dans cette immensité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans l’Arabie ou dans la Cafrerie : « Écoutez-moi, car le Dieu de tous ces mondes m’a éclairé : il y « a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre, mais il n’y a que ma fourmilière qui soit chère à Dieu ; toutes les autres lui sont en horreur de toute éternité ; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront éternellement infortunées. »

Ils m’arrêteraient alors, et me demanderaient quel est le fou qui a dit cette sottise. Je serais obligé de leur répondre : « C’est vous-mêmes. » Je tâcherais ensuite de les adoucir ; mais cela serait bien difficile.

Je parlerais maintenant aux chrétiens, et j’oserais dire, par exemple, à un dominicain inquisiteur pour la foi : « Mon frère, vous savez que chaque province d’Italie a son jargon, et qu’on ne parle point à Venise et à Bergame comme à Florence. L’Académie de la Crusca a fixé la langue ; son dictionnaire est une règle dont on ne doit pas s’écarter, et la Grammaire de Buonmattei est un guide infaillible qu’il faut suivre ; mais croyez-vous que le consul de l’Académie, et en son absence Buonmattei, auraient pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens et à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur patois ? »

L’inquisiteur me répond : « Il y a bien de la différence ; il s’agit ici du salut de votre âme : c’est pour votre bien que le directoire de l’Inquisition ordonne qu’on vous saisisse sur la déposition d’une seule personne, fût-elle infâme et reprise de justice ; que vous n’ayez point d’avocat pour vous défendre ; que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu ; que l’inquisiteur vous promette grâce, et ensuite vous condamne ; qu’il vous applique à cinq tortures différentes, et qu’ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie[2]. Le P. Ivonet, le docteur Cuchalon, Zanchinus, Campegius, Roias, Felynus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus[3], y sont formels, et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction. »

Je prendrais la liberté de lui répondre : « Mon frère, peut-être avez-vous raison ; je suis convaincu du bien que vous voulez me faire ; mais ne pourrais-je pas être sauvé sans tout cela ? »

Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre ; mais elles ont été fréquentes, et on en composerait aisément un volume beaucoup plus gros que les évangiles qui les réprouvent. Non-seulement il est bien cruel de persécuter dans cette courte vie ceux qui ne pensent pas comme nous, mais je ne sais s’il n’est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me semble qu’il n’appartient guère à des atomes d’un moment, tels que nous sommes, de prévenir ainsi les arrêts du Créateur. Je suis bien loin de combattre cette sentence : « Hors de l’Église point de salut » ; je la respecte, ainsi que tout ce qu’elle enseigne, mais, en vérité, connaissons-nous toutes les voies de Dieu et toute l’étendue de ses miséricordes ? N’est-il pas permis d’espérer en lui autant que de le craindre ? N’est-ce pas assez d’être fidèles à l’Église ? Faudra-t-il que chaque particulier usurpe les droits de la Divinité, et décide avant elle du sort éternel de tous les hommes ?

Quand nous portons le deuil d’un roi de Suède, ou de Danemark, ou d’Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d’un réprouvé qui brûle éternellement en enfer ? Il y a dans l’Europe quarante millions d’habitants qui ne sont pas de l’Église de Rome, dirons-nous à chacun d’eux : « Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous ? »

Quel est l’ambassadeur de France qui, étant présenté à l’audience du Grand Seigneur, se dira dans le fond de son cœur : Sa Hautesse sera infailliblement brûlée pendant toute l’éternité, parce qu’elle est soumise à la circoncision ? S’il croyait réellement que le Grand Seigneur est l’ennemi mortel de Dieu, et l’objet de sa vengeance, pourrait-il lui parler ? devrait-il être envoyé vers lui ? Avec quel homme pourrait-on commercer, quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, si en effet on était convaincu de cette idée que l’on converse avec des réprouvés ?

Ô sectateurs d’un Dieu clément ! si vous aviez un cœur cruel ; si, en adorant celui dont toute la loi consistait en ces paroles : « Aimez Dieu et votre prochain[4] », vous aviez surchargé cette loi pure et sainte de sophismes et de disputes incompréhensibles ; si vous aviez allumé la discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule lettre de l’alphabet ; si vous aviez attaché des peines éternelles à l’omission de quelques paroles, de quelques cérémonies que d’autres peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais, en répandant des larmes sur le genre humain : « Transportez-vous avec moi au jour où tous les hommes seront jugés, et où Dieu rendra à chacun selon ses œuvres. »

« Je vois tous les morts des siècles passés et du nôtre comparaître en sa présence. Êtes-vous bien sûrs que notre Créateur et notre Père dira au sage et vertueux Confucius, au législateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus, les délices du genre humain, à Épictète, à tant d’autres hommes, les modèles des hommes : Allez, monstres, allez subir des châtiments infinis en intensité et en durée ; que votre supplice soit éternel comme moi ! Et vous, mes biens-aimés, Jean Châtel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, etc., qui êtes morts avec les formules prescrites, partagez à jamais à ma droite mon empire et ma félicité. »

Vous reculez d’horreur à ces paroles ; et, après qu’elles me sont échappées, je n’ai plus rien à vous dire.



  1. C’est ce qu’avait dit l’évêque de Soissons Fitz-James ; voyez tome XX, page 524 ; XXIV, 280, 395.
  2. Voyez l’excellent livre intitulé le Manuel de l’Inquisition. (Note de Voltaire.) — Le livre que Voltaire recommande ici, avec raison, est le Manuel des inquisiteurs à l’usage des Inquisitions d’Espagne et de Portugal, ou Abrégé de l’ouvrage intitulé Directorium inquisitorum, composé, vers 1358, par Nicolas Eymerie, etc., 1762, in-12 ; l’auteur du Manuel est l’abbé Morellet. (B.)
  3. C’est d’après l’ouvrage de l’abbé Morellet, cité en la note précédente, que j’ai rétabli les noms de Cuchalon, Roias, et Felynus (au lieu de Chucalon, Rayas, et Telinus, qu’on lit dans les autres éditions). Les noms de Gomarus, Diabarus, et Gemelinus, me semblent aussi altérés ; je les ai vainement cherchés, non-seulement dans l’ouvrage de Morellet, mais encore dans plusieurs bibliographes nationaux ou professionnaux ; au lieu de Gomarus, Gemelinus, peut-être faut-il lire Gomez et Geminianus, mais je ne puis expliquer Diabarus. (B.) — Il n’est pas à penser que le Gomarus mentionné ici soit le Hollandais Gomar, dont il est question tome XIII, page 118 ; et ci-dessus, page 32.
  4. Luc, x, 27.