Traité sur l'abstinence


Traité de Porphyre, touchant l’abstinence de la chair des animaux
avec la Vie de Plotin par ce philosophe, et une Dissertation sur les génies, par M. de Burigny
Traduction par Jean Levesque de Burigny.
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TRAITÉ
DE
PORPHYRE
Touchant l’abſtinence des Animaux.

LIVRE PREMIER.


AYant été informé[1] que vous condamniez ceux qui renonçoient à l’uſage de la viande & que vous recommenciez à en manger, j’ai d’abord voulu en douter parce que votre ſobriété m’eſt connue, & que d’ailleurs je faiſois réflexion au reſpect que je vous ai inſpiré pour ces hommes Religieux de l’Antiquité, qui ont été d’un ſentiment contraire : mais cette nouvelle m’ayant été confirmée par pluſieurs perſonnes, j’ai crû qu’il étoit plus convenable de convaincre votre eſprit, que de vous faire une correction, quoi qu’à la vérité votre conduite m’y ait autoriſé ; car pour me ſervir d’une expreſſion uſitée, on ne peut pas dire que vous ayez abandonné le mauvais chemin, pour entrer dans la bonne voie, ni que votre nouveau genre de vie ſoit plus parfait, que celui que vous avez abjuré, pour me ſervir des termes d’Empedocle : mais il m’a paru plus conforme à notre ancienne amitié, de vous prouver clairement que vous êtes dans l’erreur, depuis que vous avez changé de ſentiment. Je pourrai par là être utile à ceux qui n’ont d’autre objet, que celui de connaître la vérité.

II. En faiſant réflexion ſur les cauſes de votre changement, je n’ai eu garde de l’attribuer à la néceſſité de conſerver votre ſanté & vos forces : ce ſont des idées populaires indignes de vous ; car lorſque vous viviez avec nous, vous conveniez vous même, que l’abſtinence des viandes contribuoit à entretenir la ſanté & que ſans avoir recours à cette nourriture, on étoit en état de ſupporter les travaux auxquels oblige l’exercice de la Philoſophie ; & l’expérience vous l’apprenoit. Vous êtes donc revenu à vos premiers déſordres, parce que vous vous êtes laiſſé ſéduire, ou parce que vous avez crû qu’il étoit indifférent au Sage de donner la préférence à un genre de vie ſur l’autre, ou enfin par quelque autre raiſon que j’ignore ; car je ne puis pas croire, que l’intempérance & la gourmandiſe vous ayent porté à cet excès, de mépriſer les loix fondamentales de la Philoſophie, à laquelle vous avez été attaché. Je n’imagine pas que vous ayez moins de fermeté que des gens ordinaires, qui étant convaincus qu’ils avaient eu tort de manger de la chair des animaux, ſe ſeraient plûtôt laiſſés mettre en piéces, que d’en faire leur nourriture, & n’auroient pas eu plus de répugnance à manger de la chair humaine, que de celle de pluſieurs animaux.

III. Mais dès que je fus informé par ceux qui reviennent de votre Province, des argumens que vous employez contre ceux qui s’abſtiennent des viandes, je ne me contentai pas d’avoir pitié de vous, je ſentis des mouvements d’indignation, de voir que ſéduit par de frivoles ſophiſmes, vous ayez entrepris de détruire un dogme ancien, approuvé par les Dieux mêmes. C’eſt ce qui m’a fait prendre la réſolution d’expliquer notre Doctrine ; de rapporter avec plus de force & d’une façon plus étendue que vous ne l’avez fait, ce qu’on peut nous oppoſer ; d’y répondre, & de faire voir que les objections que l’on a apportées contre notre ſyſtême ne ſont que de vains raiſonnemens, qui ne peuvent pas tenir contre la force de la vérité. Vous ignorez peut-être, que ceux qui ont attaqué le ſentiment de l’abſtinence des viandes, ne ſont pas en petit nombre. Les Péripatéticiens, les Stoïciens & la plûpart des Épicuriens ſe ſont déclarés contre cette Doctrine de Pythagore & d’Empedocle dont vous étiez partiſan. Divers autres philoſophes ont écrit auſſi contre ce ſentiment, entr’autres Claude de Naples. Je rapporterai leurs difficultés ; j’omettrai ſeulement celles qui n’ont rapport qu’aux preuves d’Empedocle.

IV. Ceux qui ne ſont pas de notre ſentiment ſoutiennent, que c’eſt confondre les idées de Juſtice que de nous obliger de l’obſerver, non ſeulement avec les êtres raiſonnables, mais auſſi avec ceux qui font dépourvûs de raiſon ; que les hommes & les Dieux méritent ſeuls notre attention ; que les Animaux ne ſont point dignes de notre compaſſion, n’ayant point de rapport avec nous & que n’étant point membres de notre ſociété, ils ne doivent point être ménagés, lorſqu’il s’agit ou de les faire travailler, ou de les manger ; que ce ſeroit nous faire tort à nous-mêmes de n’en point tirer tout l’uſage que l’on peut, ſous prétexte de juſtice, & que nous nous réduirions par là à mener preſque une vie ſauvage.

V. Il n’eſt pas queſtion ici des Nomades & des Troglodytes, qui ne connoiſſent d’autre nourriture que la viande : mais il s’agit de ceux qui ſe propoſent de remplir les devoirs de l’humanité. Quel ouvrage pourrions-nous faire, quel art pourrions-nous exercer, quelle commodité pourrions-nous nous procurer, ſi nous regardions les Animaux comme étant de même nature que nous ; & ſi craignant de leur faire aucun tort, nous les traitions avec tous les ménagements poſſibles ? Il eſt vrai de dire, qu’il nous ſeroit impoſſible de prévenir les miſéres qui nous rendroient la vie malheureuſe, ſi nous nous croïons obligés de pratiquer les loix de la juſtice avec les Animaux, & ſi nous nous écartions des anciens uſages ; car, comme dit Héſiode, Jupiter ayant diſtingué les natures, & ſéparé les eſpéces, permit aux poiſſons, aux bêtes ſauvages, aux oiſeaux, de ſe manger les uns les autres, parce qu’il n’y a point de loix entre eux : mais il ordonna aux hommes d’obſerver la juſtice à l’égard de leurs ſemblables.

VI. Or nous ne pouvons pas commettre d’injuſtice avec ceux, qui ne peuvent pas obſerver avec nous les régles de la juſtice. C’eſt un principe que l’on ne peut conteſter dans la morale. Les hommes ne pouvant pas ſe ſuffire à eux-mêmes, comme nous le diſions, & ayant beſoin de beaucoup de choſes, ce ſeroit les détruire, les réduire à l’état du monde le plus malheureux, & leur ôter les inſtrumens dont ils ont beſoin pour les néceſſités de la vie, que de les priver du ſecours qu’ils peuvent tirer des Animaux. Les premiers hommes n’étoient pas auſſi heureux qu’on ſe l’imagine ; car la ſuperſtition qui empêche de toucher aux Animaux, devoit auſſi donner de la répugnance, pour couper les arbres & les plantes, y ayant autant de mal à abattre un ſapin ou un chêne, qu’à égorger un bœuf ou un mouton, ſi les arbres & les plantes ſont animés, comme le croient ceux qui enſeignent la Métempſycoſe. Ce ſont là les principaux argumens employés par les Stoïciens & par les Péripatéticiens.

VII. Les Épicuriens prétendent que les anciens Légiſlateurs ont déclaré l’homicide impie, & ont attaché à ce crime de grands déshonneurs, à cauſe de la néceſſité où étoient les hommes de vivre en ſocieté. Pour qu’ils euſſent horreur de ce crime, il ſuffiroit peut-être qu’ils fiſſent attention ſur la reſſemblance qui eſt entr’eux. Le bien de la ſocieté a fait décerner des peines très-graves contre ceux qui aſſaſſineroient ; & ces peines ſont ſuffiſantes, pour retenir ceux que la ſeule loi de l’Humanité n’arrêteroit pas.

VIII. Les premiéres loix n’ont point été établies par la violence : mais par le conſentement de ceux qui les ont acceptées ; & les premiers Légiſlateurs ont fait recevoir leurs lois plûtôt par leur prudence que par la force. L’utilité en ayant été aperçue par le grand nombre, les autres qui n’avoient peut-être pas fait les mêmes réflexions, ont été obligés de s’y ſoumettre par la crainte de la punition. C’étoit le ſeul moyen que l’on pouvoit employer, contre ceux qui ne vouloient pas convenir de l’utilité des réglemens avantageux ; car la crainte eſt encore le ſeul motif qui empêche le commun des hommes de faire le mal : ſi tous les hommes étoient capables d’apercevoir ce qui eſt convenable, & de s’y conformer, les loix ceſſeroient de leur être néceſſaires, parce que d’eux-mêmes ils éviteraient ce qui eſt défendu, & pratiqueroient ce qui eſt ordonné. Une mûre réflexion ſur ce qui eſt utile & ſur ce qui eſt nuiſible, ſuffiroit pour faire éviter le mal, & pour faire donner la préférence au bien. La menace de la punition n’eſt que pour ceux, qui ne font pas capables d’apercevoir l’utilité de la loi : la crainte te qu’elle inſpire, eſt un frein qui empêche les paſſions de ſe porter aux excès défendus, & qui oblige de ſe conformer à ce qui eſt convenable.

IX. Le meurtre même involontaire n’a pas été exempt de quelque punition, afin d’ôter tout prétexte aux homicides & d’obliger les hommes, d’apporter toute leur attention pour prévenir ce malheur. Je ſuis perſuadé que les expiations introduites pour purifier ceux qui avaient commis des meurtres tolérés par les loix, n’ont eu d’autre principe, que de détourner de l’homicide volontaire : c’eſt pourquoi les premiers Légiſlateurs non ſeulement ont établi des peines contre les meurtriers ; mais auſſi ils ont déclaré impurs ceux qui après avoir tué un homme, ne ſe faiſoient pas purifier par des expiations. Ils ont par là adouci les mœurs ; & ayant ainſi calmé l’emportement & la violence des hommes, ils les ont détournés de ſe tuer les uns les autres.

X. Mais ceux qui firent les premiers réglemens, n’empêchèrent point de tuer les Animaux. Ils voyaient l’utilité que l’on en pouvoit retirer, & que le ſoin de notre conſervation demandoit, que l’on ſe précautionnât contre eux. Quelques-uns de ceux qui avaient un plus grand fond d’humanité, ayant repréſenté aux autres hommes que le motif de l’utilité commune les avoit détournés de l’homicide, & ayant foit voir les inconvéniens d’avoir recours à la violence, leur ont perſuadé de reſpecter la vie de leurs ſemblables ; ce qui devoit contribuer à la conſervation de tous les particuliers. Rien ne leur étoit plus avantageux, que de ne ſe point ſéparer les uns des autres, de ne ſe faire aucun tort, & de ſe réunir non ſeulement contre les bêtes féroces, mais auſſi contre les autres hommes qui auroient entrepris de leur faire quelque violence.

XI. Et pour retenir avec plus d’efficacité ceux qui tuoient les autres hommes ſans aucune néceſſité, on établit des loix contre l’homicide, qui ſubſiſtent encore & qui furent reçûes avec applaudiſſement par la multitude, qui n’avoit pas eu de peine à s’apercevoir, combien la réunion des hommes leur procuroit d’avantage : il étoit ſeulement permis de détruire tout ce qui pouvoit nuire à notre conſervation. Si l’on diſoit que la loi a permis de tuer les Animaux qui ne font aucun tort, il ſeroit aiſé de répondre, qu’il n’y a aucune eſpèce d’Animaux dont le trop grand nombre ne fût nuiſible. Les brebis, les bœufs & les autres Animaux de ce genre ſont d’une très-grande utilité aux hommes ; mais s’ils étaient en trop grand nombre, ils leur ſeroient fort préjudiciables, les uns à cauſe de leur force, les autres parce qu’ils conſommeroient les fruits que la terre produit pour notre nourriture. C’eſt pour cette raiſon, qu’il eſt permis de tuer ces ſortes d’Animaux, pourvû qu’on en laiſſe autant qu’il en faut pour nos beſoins, & que nous pouvons en garder ſans nous faire tort. Mais quant aux Lions, aux Loups & aux autres bêtes féroces, nous les détruiſons autant que nous le pouvons, parce qu’ils ne nous ſont d’aucune utilité.

XII. Ce fut elle que l’on conſulta, lorſqu’il fut queſtion de décider ce que l’on pouvoit manger ; car il y auroit de la folie à croire que les Légiſlateurs n’ayent eu en vûe que le juſte & le beau. Les idées ont été fort différentes ſelon les divers pays ; & l’on en peut juger par les Coutumes toutes oppoſées au ſujet de la nourriture des Animaux. Si l’on avoit pu faire quelque convention avec eux, par laquelle on ſeroit demeuré d’accord de ne les pas tuer à condition qu’ils ne nous tueroient pas, il auroit été beau de porter juſques-là la juſtice ; chaque partie y auroit trouvé ſa ſûreté : mais n’étant pas poſſible que l’on faſſe des traités avec des êtres qui ne font pas ſuſceptibles de raiſon, il ne faut pas avoir plus d’attention pour eux que pour ce qui eſt inanimé. Le ſeul moyen de procurer notre ſûreté, eſt d’uſer du pouvoir que nous avons de les tuer : ce ſont là les raiſonnements des Epicuriens.

XIII. Il nous reſte à rapporter les preuves employées par le vulgaire. Les Anciens, dit-on, s’abſtenoient à la vérité des Animaux, non point par aucun motif de piété, mais parce qu’ils ne connaiſſoient point l’uſage du feu. Ils ne l’ont pas plûtôt connu, qu’ils l’ont reſpecté comme quelque choſe de ſacré. Ils ſont venus enſuite manger des Animaux ; car quoiqu’il fût naturel de manger de la viande, il étoit contre la nature de la manger crue ; c’eſt pourquoi les bêtes féroces ſont appelées manges crue ; & il eſt dit par forme d’injure : Tu mangerois Priam tout crud ; c’eſt ainſi que ſont caractériſés ceux, qui n’ont aucun principe de Religion. On ne mangeoit donc point d’Animaux dans l’origine des choſes, l’homme ayant de la répugnance pour la viande crue ; mais dès que l’uſage du feu eut été introduit, on s’en ſervit pour apprêter non ſeulement la viande, mais auſſi pluſieurs autres alimens. Les nations qui ne mangent que du poiſſon, ſont une preuve que les hommes ont de l’averſion pour la viande crue ; car elles font rôtir leur poiſſon ou ſur des pierres échauffées au ſoleil, ou elles l’expoſent au ſable brûlant : & ce qui fait voir que les hommes mangent naturellement de la viande, c’eſt que les Grecs & les Barbares ſans diſtinction ſont dans cet uſage.

XIV. Ceux qui ſoutiennent qu’il y a de l’injuſtice à manger des Animaux, ſont obligés de prétendre qu’il n’eſt pas permis de les tuer. Cependant nous ſommes indiſpenſablement obligés de faire la guerre aux bêtes ſauvages, & cette guerre eſt juſte ; car il y en a qui nous attaquent : tels ſont les Loups & les Lions ; d’autres nous mordent lorſque nous marchons deſſus, comme les ſerpens : il y en a qui gâtent les fruits de la terre, c’eſt pourquoi nous tâchons de les détruire, pour prévenir les maux qu’ils peuvent nous faire. Quiconque voit un ſerpent, cherche à le tuer, non ſeulement afin de n’en être pas mordu, mais afin qu’il ne bleſſe perſonne ; car lorſque nous haïſſons les bêtes féroces, nous avons de l’amitié pour les hommes : mais s’il eſt juſte de détruire certains Animaux, il y en a d’autres qui ſont accoutumés de vivre avec nous, & pour leſquels nous n’avons point d’averſion ; c’eſt ce qui foit que les Grecs ne mangent ni chiens, ni chevaux, ni ânes, ni un grand nombre d’oiſeaux. Quoique le cochon ne ſoit bon qu’à manger, les Phéniciens & les Juifs s’en abſtiennent, parce qu’il n’y en a point dans leurs pays. On aſſûre qu’encore actuellement on ne voit point de ces Animaux en Éthiopie. De même donc que les Grecs ne ſacrifient point aux Dieux ni de chameau, ni d’éléphant, parce que ces Animaux ne naiſſent point en Grèce : ainſi en Chypre, en Phénicie & en Égypte on ne ſacrifie point de cochon, parce que ce n’eſt pas un animal de ces pays-là ; & il n’eſt pas plus étonnant que quelques peuples s’abſtiennent de manger du cochon, que de voir que nous ayons de la répugnance à manger du chameau.

XV. Mais pourquoi s’abſtiendroit-on de manger des Animaux ? Seroit-ce parce que cette nourriture nuit à l’ame ou au corps ? Il eſt aiſé de prouver le contraire ; car les Animaux qui mangent de la chair, ſont plus intelligents que les autres. Ils chaſſent avec art, & ſe procurent par-là une nourriture qui augmente leurs forces : tels font les Lions & les Loups. L’uſage de la viande ne fait donc aucun tort ni à l’ame, ni au corps ; c’eſt ce que l’on peut prouver par ce qui ſe paſſe chez les Athlétes. Ils n’en ſont que plus forts, parce qu’ils mangent de la viande ; & les Médecins l’ordonnent aux malades dont ils veulent rétablir les forces. Une preuve aſſez forte que Pythagore s’eſt éloigné de la vérité, c’eſt qu’aucun des anciens Sages n’a été de ſon ſentiment, ni les Sept par excellence, ni les Phyſiciens qui ont vêcu enſuite, ni Socrate, ni ſes diſciples.

XVI. Mais ſuppoſons un moment que tous les hommes embraſſent la Doctrine de Pythagore, qu’arrivera t’il de la fécondité des Animaux ? Perſonne n’ignore juſqu’où va celle des cochons & des liévres ; ajoutez-y celle des autres bêtes : y auroit-il de quoi les nourrir ? Que deviendroient les Laboureurs, qui n’oſeroient même pas tuer les Animaux qui détruiroient leurs moiſſons ? La terre ne pourroit pas ſuffire à cette multitude. Ceux qui mourroient, produiroient une corruption dans l’air qui cauſeroit néceſſairement une peſte, à laquelle il n’y auroit point de reméde : la mer, les riviéres, les étangs ſeroient remplis de poiſſons, l’air d’oiſeaux, & la terre de toute ſorte de réptiles.

XVII. De combien de remèdes ſalutaires ſe priveroit-on, ſi on s’abſtenoit des Animaux ? Il y a eu pluſieurs perſonnes, qui ont recouvré l’uſage de la vie en mangeant des vipéres. Le Domeſtique du Médecin Craterus fut attaqué d’une maladie fort étrange ; les chairs ſe ſéparoient de ſes os ; tous les remédes qu’on lui faiſoit ne lui procuroient aucun ſoulagement. On lui donna de la vipére apprêtée en forme de poiſſon & il fut guéri. Pluſieurs autres Animaux, ou même quelques-unes de leurs parties, ſont des remédes ſpécifiques dans certaines maladies ; & ce ſeroit ſe priver de ces remédes, que de renoncer à l’uſage des Animaux.

XVIII. Si les plantes ont auſſi une ame, comme on le dit, à quoi ſeroient réduits les hommes, s’ils étoient obligés de s’abſtenir des plantes ainſi que des Animaux ? & s’il n’y a point d’impieté à faire uſage des plantes, il n’y en a pas non plus à tuer les bêtes.

XIX. On pourra objecter, qu’il n’eſt pas permis de tuer ce qui eſt de même eſpéce que nous : mais ſi les ames des Animaux ſont ſemblables aux nôtres, c’eſt leur rendre ſervice que de tuer leurs corps, puiſque c’eſt faciliter leur retour dans le corps humain ; & ne cauſe aucune douleur à leurs ames, en ſe nourriſſant de leurs corps, lorſqu’elles en ſont ſéparées. Autant les ames doivent s’attriſter de quitter les corps humains, autant doivent-elles avoir de joie de s’éloigner des corps des autres Animaux, puiſque l’homme domine ſur les bêtes, comme Dieu régne ſur les hommes. Une raiſon ſuffiſante pour tuer les Animaux, c’eſt qu’ils tuent eux-mêmes les hommes. Si les ames des bêtes ſont mortelles, nous ne leur faiſons point d’injuſtice en les tuant ; & nous leur rendons ſervice, ſi elles ſont immortelles, puiſque nous les mettons à portée de retourner promptement dans les corps humains.

XX. Lorſque nous nous défendons contre les Animaux, nous ne commettons point d’injuſtice ; nous ne faiſons que les punir. Il eſt vrai que nous tuons les ſerpents & les ſcorpions, lors même qu’ils ne nous attaquent pas : mais c’eſt afin qu’ils ne faſſent point de mal aux autres hommes ; & quand nous tuons les bêtes qui gâtent les fruits de la terre, on ne peut pas dire que nous ayons tort.

XXI. Si quelqu’un s’imagine que notre conduite eſt injuſte, qu’il ne faſſe donc uſage ni du lait, ni de la laine, ni des œufs, ni du miel ; car de même que l’on ne peut dépouiller un homme de ſon habit ſans injuſtice : c’eſt être injuſte à l’égard d’une brebis que de la tondre, puiſque ſa toiſon lui ſert d’habit, & de prendre ſon lait, puiſqu’il ne nous eſt pas deſtiné, mais à ſes petits. Le miel que vous enlevez à l’abeille pour votre plaiſir, avoit été amaſſé pour ſa nourriture. Je ne parle pas de l’opinion des Égyptiens que l’on ne peut toucher aux plantes ſans injuſtice. Mais ſi tout eſt fait pour l’homme, l’abeille travaille pour nous lorſqu’elle fait ſon miel, & la laine des brebis eſt deſtinée par la nature à nous échauffer, & à nous ſervir d’ornement.

XXII. Lorſque nous tuons des Animaux pour les ſacrifier, nous imitons les Dieux. Apollon eſt appelé tueur de loups, & Diane meurtriére des bêtes ſauvages. Les demi-Dieux & les Héros qui ſont bien ſupérieurs à nous par leur origine & par leur vertu, ont ſi bien approuvé l’uſage des Animaux, qu’ils en ont offert aux Dieux par douzaines & par centaines : Hercule eſt appelé mangeur de bœufs.

XXII. Si quelqu’un ſoutenoit que l’intention de Pythagore étoit de détourner les hommes de ſe manger les uns les autres, il avanceroit une grande abſurdité ; car ſi les hommes du temps de ce philoſophe ſe mangeoient, il auroit eu tort de les engager à s’abſtenir des Animaux pour les empêcher de ſe manger : il les y auroit plûtôt excités, en leur inſinuant qu’il n’y avoit point de différence entre manger un homme, ou un cochon & un bœuf. Si au contraire ils ne s’entre-mangeoient pas, à quoi étoit-il bon d’avancer cette opinion ? Si cette loi étoit établie pour ceux qui ſuivoient ſa doctrine, rien n’eſt plus honteux, puiſque l’on en pourroit conclure, que ceux qui vivaient du temps de Pythagore étoient mangeurs d’hommes.

XXIV. Si nous nous abſtenions des Animaux, non ſeulement nous nous priverions de beaucoup d’avantages & de plaiſirs ; mais auſſi les terres nous deviendroient inutiles. Elles ſeroient ravagées par les bêtes ſauvages ; on ne verroit que des ſerpens & des oiſeaux : il ſeroit très difficile de labourer ; les ſemences ſeroient mangées par les oiſeaux, & s’il leur en échappoit, les bêtes à quatre pieds acheveroient de les détruire : les hommes réduits ainſi à la plus grande miſére, ſe verroient contraints de ſe manger les uns les autres.

XXV. Les Dieux eux-mêmes ont ordonné qu’on leur ſacrifiât les bêtes ſauvages. L’Hiſtoire eſt remplie de ces faits. Les Héraclides qui allerent à la guerre de Lacédemone avec Euriſthènes & Proclès, n’ayant pas de vivres, mangerent des ſerpens que la terre leur donna pour nourriture. Une nuée de ſauterelles ſauva un jour en Libye une armée qui manquoit de tout. Voici ce qui arriva près du détroit de Gades. Mogus Roi des Mauritaniens, qui fut tué à Mothone par Agrippa, avoit aſſiégé le temple d’Hercule qui eſt très riche. C’étoit la coutume, que les Prêtres ſacrifiaſſent tous les jours des Victimes ſur l’Autel de ce Dieu. Le temps fit voir que ce n’étoit point une inſtitution humaine, mais que le Dieu lui-même l’avoit ordonné ; car il arriva que le Siège tirant en longueur, les Victimes manquerent. Le Prêtre fort embarraſſé eut un ſonge. Il lui ſembloit être au milieu des colonnes d’Hercule vis-à-vis l’Autel de ce Dieu ; il voyoit un oiſeau perché ſur l’autel, & qui cherchoit à s’envôler : après avoir pris ſon vol, il tomba entre les mains du Prêtre, qui s’en ſaiſit & le ſacrifia. Dès qu’il ſe fut réveillé, il alla à la pointe du jour à l’autel qui l’avoit occupé pendant ſon rêve : il aperçut l’oiqu’il avoit vû en ſonge ; il vint ſe remettre entre ſes mains : le prêtre le prit, & le donna au grand prêtre qui le ſacrifia. Ce qui arriva à Cyzique eſt encore plus remarquable. Mithridate faiſoit le ſiége de cette ville. On étoit au jour de la fête de Proſerpine, où l’on doit ſacrifier un bœuf. Les troupeaux ſacrés parmi leſquels on prend la Victime, paiſſoient hors de la ville ; l’heure du ſacrifice étoit arrivée : le bœuf qui devoit être ſacrifié, mugit, & ayant traverſé le détroit, il vint ſe préſenter à la porte de la ville qui lui fut ouverte. Il courut à l’autel où il fut ſacrifié. C’eſt donc avec raiſon, que l’on eſt perſuadé que les ſacrifices des Animaux ſont conformes à la piété, puiſqu’ils plaiſent aux Dieux.

XXVI. Que deviendroit un Etat, ſi tous les citoyens avoient cette averſion pour l’effuſion du ſang ? Comment pourroient-ils repouſſer les ennemis qui viendroient les attaquer, s’ils craignoient de les tuer ? Il ſeroit trop long de détailler les inconvéniens de cette Doctrine : l’exemple même de Pythagore nous apprend, qu’il n’eſt pas contraire a la piété de tuer & de manger des Animaux. On nourriſſoit autrefois les Athlétes de lait & de fromage trempé dans l’eau. On leur donna enſuite des figues ſéches. Pythagore changea ce régime, & voulut qu’on leur fit manger de la viande, pour les rendre plus forts. On rapporte que quelques Pythagoriciens ont ſacrifié eux-mêmes des Animaux. Voilà les argumens que l’on trouve dans Claude, dans Héraclide le Pontique, dans Hermaque l’Épicurien, chez les Stoïciens, & chez les Péripatéticiens. Nous n’avons pas omis les difficultés que l’on nous a dit que vous faiſiez ; & comme mon intention eſt de répondre à toutes ces objections, j’ai crû devoir d’abord les rapporter.

XXVII. Il faut premiérement ſavoir que je n’écris pas pour tout le monde. Je n’ai en vue, ni ceux qui ne ſont occupés que des Arts mécaniques, ni les athlètes, ni les ſoldats, ni les matelots, ni les Sophiſtes, ni ceux qui paſſent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu’aux hommes raiſonnables, qui veulent ſavoir ce qu’ils font, pourquoi ils ſont ſur la terre, & ce qu’ils doivent devenir. Pour les autres, je n’y penſe pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu’à dormir, ou avec celui qui voudroit éloigner le ſommeil, pour être toujours éveillé. Il faut que le premier ſe livre à la bonne chére, qu’il habite une maiſon tranquille, qu’il ſe repoſe dans un lit bien grand & bien mollet, qu’il ne penſe à rien de ce qui pourroit trop l’occuper, que les odeurs, les parfums, & tout ce qu’il boit & mange, ne contribuent qu’à augmenter ſon indolence. Mais quant à celui qui ſe propoſe de peu dormir, il faut qu’il ſoit ſobre, qu’il renonce à l’uſage du vin, qu’il ne ſe nourriſſe que d’alimens légers & peu nourriſſants, que ſa maiſon ſoit éclairée, que l’air en ſoit ſubtil, qu’il ait des affaires & des embarras, & qu’il ſoit couché durement. De ſavoir pour lequel de ces deux différens genres de vie nous ſommes nés, ce ſeroit le ſujet d’une longue diſſertation.

XXVIII. Quant à ceux qui revenus des erreurs de ce monde, ſont perſuadés que la nature les a deſtinés à veiller, nous leur conſeillons de mener un genre de vie convenable aux idées qu’ils ſe ſont faites, & d’abandonner à leurs lits délicieux ceux qui ne ſongent qu’à dormir. Prenons ſeulement garde, que comme ceux qui ont mal aux yeux le communiquent à ceux qui les regardent, & que ceux qui baillent donnent envie de bailler, il ne nous prenne envie de dormir en habitant une région où tout porte au ſommeil, & en vivant avec des gens qui s’y livrent tout entiers. Si les Légiſlateurs n’euſſent travaillé que pour ceux, qui ſe propoſent la plus grande perfection, ce ſeroit une néceſſité de profiter de la permiſſion qu’ils nous ont donnée de manger de la viande : mais comme ils n’ont eu égard qu’à la vie commune & n’ont travaillé que pour le vulgaire, rien ne nous empêche de remonter juſqu’à la Loi Divine non écrite, qui eſt ſupérieure à toutes les loix humaines.

XXIX. Il ne faut pas croire que le bonheur conſiſte, ni dans la facilité de parler, ni dans la multitude des connaiſſances. Il n’y a point de ſcience qui puiſſe nous rendre heureux, ſi elle n’eſt accompagnée d’un genre de vie convenable à notre nature. Or la fin & la perfection de l’homme conſiſtent à mener une vie ſpirituelle. Les ſciences peuvent bien contribuer à la perfection de l’âme, mais elles ne ſuffiſent pas pour le bonheur. Et puiſqu’il faut être purs non ſeulement dans nos diſcours, mais auſſi dans nos actions, examinons ce qu’il faut que nous faſſions pour parvenir à cette pureté.

XXX. Il faut d’abord renoncer à tout ce qui nous attache aux choſes ſenſibles, & à tout ce qui nourrit les paſſions, ne s’occuper que du ſpirituel ; car nous reſſemblons à ceux qui quittent leur patrie pour aller dans un pays étranger, où ils ſe familiariſent avec les loix & les coutumes des barbares. Lorſqu’ils doivent retourner chez eux, ils ſongent non ſeulement au voyage qu’ils ont à faire : mais pour y être mieux reçûs, ils cherchent à ſe défaire de toutes les maniéres étrangéres qu’ils ont pu contracter & à ſe reſſouvenir de tout ce qu’il faut faire pour être vûs agréablement dans leur pays natal. De même nous qui ſommes deſtinés à retourner dans notre vraie Patrie, il faut que nous renoncions à tout ce que nous avons pris ici d’habitudes mauvaiſes ; & nous devons nous reſſouvenir que nous ſommes des ſubſtances heureuſes & éternelles, deſtinées à retourner dans le pays des intelligences, où l’on ne trouve rien de ſenſible. Il nous faut donc être continuellement occupé de ces deux objets, de nous dépouiller de tout ce qui eſt matériel & mortel, & de nous mettre en état de retourner d’où nous ſommes venus, ſans que notre ame ait ſouffert de cette habitation terreſtre. Nous étions autrefois des ſubſtances intelligentes, dégagées de tout ce qui eſt ſenſible ; nous avons été enſuite unis à des corps, parce qu’il étoit au deſſus de nos forces de converſer éternellement avec ce qui n’étoit qu’intellectuel. Les ſubſtances intelligentes ſe corrompent bientôt, dès qu’elles ſont unies à des choſes ſenſibles : comme l’on voit qu’une terre où l’on n’a ſemé que du froment, produit cependant de l’yvraie.

XXXI. Si nous voulons donc retourner dans notre premier état, il faut nous ſéparer de tout ce qui eſt ſenſible, renoncer à tout ce qui eſt contraire à la raiſon, nous dégager de toutes les paſſions, autant que la foibleſſe humaine le permet : il ne faut ſonger qu’à perfectionner l’ame, impoſer ſilence aux paſſions, afin qu’autant qu’il eſt poſſible, nous menions une vie toute intellectuelle. C’eſt pourquoi il eſt néceſſaire de ſe dépouiller de cette enveloppe terreſtre ; car il faut être nud pour bien combattre : & notre attention doit aller non ſeulement juſqu’aux choſes qui doivent nous ſervir de nourriture, mais auſſi juſqu’à réprimer les déſirs ; car à quoi ſerviroit-il de renoncer aux actions, ſi on en laiſſoit ſubſiſter les cauſes ?

XXXII. Pour parvenir à ce renoncement, il faut employer la force, la perſuaſion, le raiſonnement & l’oubli. Ce dernier moyen eſt même le meilleur, puiſqu’il eſt le moins violent, & par conſéquent le moins douloureux. Il eſt difficile de ſéparer par force des choſes ſenſibles, ſans qu’il y paroiſſe quelque trace de la violence que l’on a employée : ayons donc une attention continuelle à ce qui peut fortifier en nous la partie ſpirituelle & abſtenons-nous de ce qui réveille les paſſions. Il y a une ſorte d’alimens, qui n’eſt que trop capable de produire cet effet.

XXXIII. Il faut donc s’en priver. Nous remarquerons à ce ſujet qu’il y a deux ſources qui forment les liens de notre ame ; & lorſqu’elle eſt enivrée de ces poiſons mortels, elle oublie ſa nature. Ces deux ſources ſont le plaiſir & la douleur. C’eſt le ſentiment qui les prépare. L’imagination, l’opinion & la mémoire les accompagnent. Voilà ce qui met les paſſions en mouvement, & lorſque l’ame en eſt une fois agitée, elle ſort bien tôt de ſon aſſiette naturelle, & ceſſe d’aimer ce à quoi elle eſt deſtinée. Il eſt donc à propos d’éviter les paſſions, autant qu’il eſt poſſible. Le moyen d’y parvenir, c’eſt de renoncer aux agitations violentes qui nous ſont cauſées par les ſens : ce ſont eux qui produiſent tous les déſordres de l’ame. La preuve en eſt dans les effets que cauſe la vue des ſpectacles, des danſes, des femmes. Les ſens ſont donc comme des filets qui entraînent l’ame vers le mal.

XXXIV. Étant ainſi violemment émuë par les objets étrangers, elle s’agite avec fureur. Le trouble extérieur ſe communique à l’intérieur, qui a déjà été enflammé par les ſens. Les émotions que cauſe l’ouïe, font quelquefois de ſi prodigieux effets, que banniſſant la raiſon, ils rendent furieux & ſi efféminés, qu’on ſe livre aux poſtures les plus indécentes : c’eſt ce qui arrive à ceux qui s’injurient, ou qui écoutent des diſcours où la pudeur eſt bleſſée. Tout le monde ſçait combien l’uſage des parfums dont les amants ſe ſervent avec tant de ſuccès, nuit à l’ame. Il eſt inutile de nous étendre ſur les effets du goût. On ſoit qu’il nourrit les paſſions, & qu’on ne peut le ſatisfaire, ſans appeſantir ſon corps ; & comme diſoit un Médecin, les alimens & les boiſſons dont nous faiſons notre nourriture ordinaire, ſont des poiſons plus dangéreux pour l’ame, que les poiſons préparés par l’Art ne ſont dangéreux pour le corps. Les attouchemens rendent preſque l’ame corporelle, La mémoire & l’imagination étant échauffées par les ſens, mettent en mouvement une multitude de paſſions, la crainte, les déſirs, la colére, l’amour, le chagrin, la jalouſie & les inquiétudes.

XXXV. C’eſt pourquoi il faut beaucoup travailler pour s’en garantir : il faut y penſer jour & nuit à cauſe de cette liaiſon néceſſaire que nous avons avec les ſens. C’eſt ce qui doit nous engager à nous éloigner, autant qu’il eſt poſſible, des lieux où nous avons ſujet de craindre, que nous ne rencontrions ces ennemis : craignons auſſi de riſquer une défaite, en hazardant un combat.

XXXVI. C’eſt pourquoi les Pythagoriciens & les anciens Sages alloient habiter les pays les plus déſerts. D’autres s’établiſſoient dans les temples & dans les bois ſacrés, où le peuple n’étoit pas reçû. Platon choiſit l’Académie pour ſa demeure, quoique ce lieu fût déſert, éloigné de la ville & même, à ce qu’on dit, malſain. D’autres n’ont pas épargné leurs yeux, dans l’eſpérance de pouvoir méditer ſans diſtraction. Si quelqu’un s’imaginoit qu’en vivant avec les hommes, & en ſe livrant à ſes ſens, il pourroit être ſans paſſions, il ſe trompe lui-même, & ceux qui l’écoutent, parce qu’il ne fait pas attention que quiconque eſt fort lié avec les hommes, devient l’eſclave des paſſions. Ce n’eſt pas ſans raiſon qu’un philoſophe a dit, en parlant des philoſophes[2] : ils n’ont point appris dans leur jeuneſſe le chemin de la place publique ; ils ne connaiſſent ni le Palais, ni l’Hôtel de Ville, ni les endroits où le Public s’aſſemble. Ils n’ont aucune part ni aux loix, ni aux décrets, ni aux brigues, ni aux repas publics où l’on admet de la muſique. Ils n’y penſent pas même dans leurs rêves ; ils ne ſavent pas plus ce qui ſe paſſe de bien ou de mal dans la ville, ou ce qui eſt arrivé de fâcheux à leurs ancêtres, qu’ils ſavent la quantité d’eau qu’il y a dans la Mer. Ce n’eſt point par vanité qu’ils ignorent ces détails. Leur corps eſt dans la ville, comme dans un pélérinage ; mais leur ame qui mépriſe ces petites choſes, ne cherche qu’à s’envoler, comme dit Pindare, & néglige tout ce qui l’environne.

XXXVII. Un homme de cette trempe n’aura pas beaucoup de peine à s’accoutumer à l’abſtinence des viandes, lorſqu’il fera attention au danger qu’entraîne avec ſoi l’uſage de cette nourriture, & que le ſeul moyen d’être très heureux, eſt de tâcher de reſſembler à la Divinité. Il cherchera donc à lui plaire, en menant une vie ſobre & dégagée, le plus qu’il eſt poſſible, des choſes mortelles.

XXXVIII. Ceux qui ſoutiennent qu’il eſt permis de faire uſage des viandes, prouvent ſuffiſamment qu’ils ſont les eſclaves de leurs paſſions. Ce n’eſt pas une choſe indifférente, que de renforcer ſes chaînes. Le philoſophe n’accordera à la nature que ce qui lui eſt abſolument néceſſaire. Il n’aura recours qu’à des nourritures légères ; il rejettera les autres, comme étant trop capables de porter à la volupté. Il approuve la maxime de celui qui a dit, que les ſens étoient les clous qui attachoient l’ame au corps, en réveillant les paſſions, & en inſpirant le déſir de jouir des objets corporels. Si les ſens ne retardoient pas les opérations de l’eſprit, il ſeroit poſſible que l’ame ſe trouvât quelquefois à l’abri des paſſions, & indépendante des mouvemens du corps.

XXXIX. Mais comment pouvez-vous dire que l’ame ne dépend point de ce qui ſe paſſe dans le corps, puiſque l’ame eſt où eſt le ſentiment ? Il eſt différent de ne point donner ſon attention aux choſes ſenſibles, d’en détourner même ſon intention, ou de s’imaginer qu’elles ne prennent rien ſur l’ame. Ce ſeroit vouloir ſe tromper ſoi-même, que de croire que Platon ait été de cette dernière opinion. Celui qui ſe trouve à une grande table, ou au ſpectacle, ou aux aſſemblées, où l’on n’eſt occupé qu’à ſe divertir, en eſt ſans doute affecté. S’il eſt diſtroit, il apprête matière à rire aux domeſtiques, & à toute la compagnie, parce que ſon ton eſt différent de celui des autres.

XL. Ceux qui diſent que nous avons deux ames, n’oſent pas aſſurer que nous ayons deux attentions. Ce ſeroit réunir deux êtres, dont les opérations ne ſe reſſembleroient pas, & pourroient même être oppoſées l’une à l’autre.

XLI. Mais à quoi bon réprimer nos paſſions, les anéantir même, & n’être occupé que de cette victoire en tout temps. S’il vous étoit aiſé au milieu des périls qui vous environnent, de mener une vie ſpirituelle, & ſi en vous livrant à la bonne chére & aux vins les plus exquis, vous pouviez donner votre attention à la contemplation des choſes intellectuelles, vous le pourriez donc auſſi, quand vous feriez même ce qu’il n’eſt pas honnête de dire. Ceux qui ſe propoſent de mener une vie parfaite, doivent non-ſeulement renoncer aux plaiſirs de l’amour ; mais auſſi s’abſtenir d’une infinité de choſes. Ils doivent être très-ſobres, & n’accorder à la nature que ce qui lui eſt abſolument néceſſaire ; car les ſens ne ſont jamais ſatisfaits qu’au préjudice de la partie intellectuelle : & plus la partie dépourvûe de raiſon eſt agitée, plus la raiſon ſouffre, parce qu’il n’eſt pas poſſible pour lors que ſon attention ne ſoit partagée.

XLII. L’opinion que l’on pouvoit ſe livrer aux ſens, & cependant s’appliquer aux choſes intellectuelles, a été une occaſion de chute pour pluſieurs barbares, qui perſuadés de cette idée s’adonnoient à tous les plaiſirs. J’en ai entendu quelques-uns qui vouloient faire ainſi l’apologie de ce malheureux ſyſtème. Les viandes ne nous ſouillent pas plus, que les ordures des fleuves ne ſouillent la Mer. Elle les reçoit, parce qu’elle ne craint pas d’en être infectée. Nous ſerions les eſclaves d’une vaine terreur, ſi nous apportions trop de précautions ſur la nature des alimens dont nous faiſons uſage : quelques ordures qui ſe mêlent à une petite quantité d’eau la gâtent ; mais on ne s’en appercevroit pas, ſi elles étoient jettées dans la Mer. Ce n’eſt qu’aux petites ames à être précautionnées ſur les alimens ; les génies puiſſants n’ont rien à craindre : ils ne peuvent pas en être ſouillés. C’eſt ainſi que ces raiſonneurs ſe trompent & que ſous le faux prétexte de l’indépendance de leur ame, ils ſe précipitent dans les abîmes du malheur. Ce ſont ces principes, qui ont engagé quelques Cyniques à s’abandonner à toutes les fantaiſies les plus déréglées, comme ſi tout étoit indifférent.

XLIII. L’homme prudent à qui les charmes de ce monde ſont ſuſpects, & qui connoît le cœur humain, ſçait que lorſque le corps eſt remué par les objets exterieurs, la paſſion ſe met auſſi-tôt en mouvement, ſoit que nous le voulions, ſoit que nous nous y oppoſions. Pour lors la partie de nous-mêmes qui eſt ſans raiſon, & qui eſt incapable de juger & de ſe contenir dans les bornes de la nature, s’agite avec violence : de même que ces chevaux fougueux, qui ne ſont point retenus par un ſage conducteur. Il n’eſt pas poſſible qu’elle ſe conduiſe convenablement quant aux objets extérieurs, ſi elle n’eſt dirigée par ce qui doit la gouverner & l’éclairer. Celui qui ôte à ſa partie raiſonnable le droit qu’elle a de gouverner la partie deſtituée de raiſon, & qui permet à celle-ci de ſuivre ſes déſirs, ouvre la porte à tous les vices ; & celui qui ne conſultera que la raiſon, ne fera jamais rien que de ſage.

XLIV. La différence qu’il y a entre l’homme de bien & le vicieux, c’eſt que le premier a toujours les yeux ſur la raiſon, afin qu’elle le gouverne ; l’autre ne la conſulte pas. De là vient que tant de gens s’égarent dans leurs diſcours, dans leurs actions, dans leurs déſirs, tandis que les gens vertueux ne font rien que de convenable, parce qu’ils ſe laiſſent conduire par la raiſon juſques dans l’uſage qu’ils font des alimens, & dans toutes les opérations corporelles. C’eſt elle qui contient les ſens : l’homme eſt perdu, dès qu’elle ceſſe de le gouverner.

XLV. C’eſt pourquoi les gens vertueux doivent s’abſtenir des viandes & des plaiſirs des ſens, parce que ceux qui s’y livrent ont bien de la peine à les concilier avec la raiſon. C’eſt ce que ne comprend point la partie de nous-mêmes qui n’eſt pas raiſonnable ; car elle n’eſt pas capable de réfléxion. Si nous pouvions nous délivrer de la ſervitude de manger, il nous ſeroit plus aiſé de parvenir à la perfection. La digeſtion, le ſommeil, le repos néceſſaire après avoir mangé, demandent une attention continuelle de la part de la raiſon, pour nous empêcher de nous livrer à des déſirs déréglés, ſuites ordinaires des nourritures trop fortes.

XLVI. La raiſon réduit à peu de choſes le néceſſaire. Elle ne cherche point à avoir un grand nombre de domeſtiques brillans, ni à ſe procurer beaucoup de plaiſirs par le manger, parce qu’elle ſçait que lorſque l’eſtomac eſt trop plein, l’homme eſt incapable d’agir, & ne déſire que le ſommeil. Elle ſçait que lorſque le corps eſt trop gras, ſes chaînes en deviennent plus fortes, & qu’il en eſt moins capable de remplir ſes vrais devoirs. Que celui donc qui n’a d’autre intention que de mener une vie ſpirituelle, & de s’affranchir des paſſions, nous faſſe voir qu’il eſt plus aiſé de ſe nourrir de viandes, que de fruits ou de légumes ; que l’apprêt en eſt plus ſimple ; que la digeſtion en eſt plus facile ; qu’elles excitent moins les paſſions, & qu’elles rendent le corps plus vigoureux.

XLVII. Si ni aucun Médecin, ni aucun Philoſophe, ni aucun Maître d’éxercice, ni enfin qui que ce ſoit n’a oſé avancer ce paradoxe, pourquoi ne nous délivrons-nous pas volontairement d’un ſi grand fardeau ? Pourquoi ne nous affranchiſſons-nous pas d’une infinité de maux, en renonçant a l’uſage de la viande ? Les richeſſes nous ſeroient pour lors inutiles. Nous n’aurions pas beſoin d’un grand nombre de domeſtiques, & nous nous paſſerions d’une multitude de meubles & d’uſtenſiles. Nous ne ſerions point appéſantis par le ſommeil. Nous éviterions de grandes maladies, qui nous obligent d’avoir recours aux Médecins. Nous ſerions moins portés aux plaiſirs de l’amour. Nos chaînes en ſeroient moins fortes. Enfin nous ſerions garantis d’une infinité de maux. L’abſtinence des viandes remédie à tous ces inconvéniens. En ſe bornant aux choſes inanimées, il n’y a perſonne qui ne puiſſe avoir aiſément ce qui lui eſt néceſſaire ; & l’on procure à l’ame une paix qui la met en ſûreté contre les paſſions. Ceux qui ne mangent que du pain d’orge, diſoit Diogène, n’ont deſſein, ni de nous voler, ni de nous faire la guerre. Les tyrans & les fourbes ſont tous mangeurs de viandes. En diminuant les beſoins, en retranchant une grande partie des alimens, nous ſoulagerons le travail de l’eſtomac ; l’eſprit ſera plus libre, n’ayant plus rien à craindre, ni des fumées des viandes, ni des mouvemens du corps.

XLVIII. L’évidence de ce ſyſtème n’a beſoin ni de commentaires, ni de preuves. Non-ſeulement ceux qui ſe ſont propoſé de mener une vie ſpirituelle, ont regardé l’abſtinence des viandes, comme néceſſaire pour parvenir à leur fin : mais je crois auſſi que tout Philoſophe penſera de même, dès qu’il voudra dra donner la préférence à une ſage économie ſur le luxe, & qu’il fera attention à l’avantage que ceux qui ſe contentent de peu, ont ſur ceux qui ont beaucoup de beſoins. Et ce qui paroîtra plus étonnant, quelques-uns d’entre les Philoſophes qui font conſiſter le bonheur dans le plaiſir, penſent de même. Je veux parler des Epicuriens, dont pluſieurs, entre leſquels étoit Epicure, ſe ſont contentés pour toute nourriture de pain d’orge, & de fruits, & ont fait voir dans leurs ouvrages qu’il falloit très peu de choſe pour la nourriture de l’homme, & que des nourritures ſimples & faciles à ſe procurer, lui ſuffiſoient.

XLIX. Les beſoins de la nature ſont bornés, diſent-ils, & on peut aiſément les ſatisfaire ; il n’en eſt pas de même de ce qui ne conſiſte que dans de vaines opinions. Ils ne regardent comme néceſſaire, que ce dont la privation fait néceſſairement ſouffrir. Mais pour ce qui n’eſt que de luxe, & que l’on ne déſire pas néceſſairement, ils le regardent comme inutile, puiſqu’on pourroit s’en paſſer ſans douleur, que l’on peut ſubſiſter ſans cela, & que le prétendu beſoin qu’on en a, n’eſt dû qu’à de ridicules & fauſſes opinions. Celui qui ſe nourrit de viandes, ne peut pas ſe paſſer de choſes inanimées pour ſa nourriture : celui qui borne ſon manger aux choſes inanimées, a la moitié moins de beſoins, & il peut ſe les procurer aiſément, & ſans grands frais.

L. Ils ajoutent, qu’il faut que celui qui ne peut pas avoir ce qui lui eſt néceſſaire, ait recours aux conſolations de la Philoſophie, & ſupporte avec courage les maux qui lui ſurviennent. Il vrai que nous ſerions mal conſeillés, ſi nous ne conſultions pas la Philoſophie, lorſqu’il s’agit des beſoins de la nature. Que ce ſoit donc elle qui nous dirige : pour lors nous ne chercherons pas à accumuler des richeſſes, & nous réduirons nos alimens à très-peu de choſes. Nous n’aurons pas de peine à comprendre qu’il eſt beaucoup plus heureux d’avoir peu de beſoins, & que c’eſt un moyen très-ſûr d’éviter de grands inconvéniens.

LI. Tels ſont la peſanteur du corps, les embarras attachés à une vie voluptueuſe, la difficulté de conſerver toujours la préſence d’eſprit & la raiſon, & enfin pluſieurs autres, qui doivent nous engager à donner la préférence à la vie frugale, puiſqu’il n’y a point de compenſation qui puiſſe tenir lieu de tous ces déſavantages. Un philoſophe doit être convaincu, que rien ne lui manquera dans cette vie-ci. Il aura d’autant plus facilement cette perſuaſion, qu’il ne recherchera que des choſes qu’il eſt aiſé de ſe procurer ; car il ſeroit bien-tôt détrompé, ſ’il donnoit dans le luxe. La plûpart des gens riches ſont toujours dans la peine, comme ſi tout devoit leur manquer. Un motif pour ſe contenter de peu de choſes, & de celles qu’on trouve aiſément, eſt de faire attention que toutes les richeſſes du monde ne ſont pas capables de guérir les troubles de l’ame, que les choſes communes ſuffiſent pour le beſoin, que ſi elles manquent, elles cauſent peu de chagrin à celui qui n’eſt occupé qu’à mourir, & que ſi l’on n’eſt ſéduit par de vaines opinions, il eſt bien plus aiſé à ceux qui ſont accoutumés à la frugalité de trouver des remédes à leurs maux, qu’à ceux qui vivent dans l’abondance. La diverſité des mets, non-ſeulement ne remédie pas aux troubles de l’ame ; elle n’augmente pas même le plaiſir des ſens. Car il n’y a plus de plaiſir, lorſque la faim eſt apaiſée. L’uſage de la chair ne contribue point à la conſervation de la vie. On l’a introduit pour varier les plaiſirs. On peut le comparer aux plaiſirs de l’amour, & aux vins étrangers dont on peut fort bien ſe paſſer ; mais ce qui eſt néceſſaire a l’homme, ſe réduit à peu de choſe, eſt aiſé à trouver, & on peut en faire uſage ſans que la juſtice & la tranquillité de l’ame en ſouffrent.

LII. L’uſage de la viande, loin de contribuer à la ſanté, lui eſt contraire. Car les mêmes choſes qui rétabliſſent la ſanté, ſont celles qui la conſervent. Or on la recouvre par un régime très-frugal, d’où la viande eſt exclue. Si la nourriture des choſes inanimées n’eſt pas capable de procurer autant de forces qu’en avoit Milon, & ne contribue pas à la vigueur du corps, qu’importe à un Philoſophe qui ſe deſtine à la vie contemplative, & qui renonce aux exercices violens & à la débauche ? Il n’eſt pas étonnant que le vulgaire s’imagine que l’uſage de la viande ſoit utile pour la ſanté, puiſqu’il croit que les plaiſirs de l’amour y contribuent, quoique loin d’être ſains, c’eſt beaucoup quand ils n’incommodent point. Mais il faut faire peu d’attention à ce que penſent ces ſortes de gens ; car de même que le plus grand nombre n’eſt pas capable d’une amitié parfaite & conſtante : auſſi n’eſt-il pas fait pour la ſageſſe. Il ne ſçait ni ce qui convient au particulier, ni ce qui eſt utile au public : il ne diſtingue pas le bien du mal ; l’intempérance, & le libertinage, ont pour lui des attraits : ainſi il n’y a pas ſujet de craindre, qu’il ne ſe trouve pas aſſez de gens pour manger les Animaux.

LIII. Si tout le monde penſoit ſainement, on n’auroit beſoin ni d’oiſeleurs, ni de pêcheurs, ni de chaſſeurs, ni de porchers. Les Animaux ſe détruiroient les uns les autres, de même qu’il arrive à toutes ces eſpéces dont les hommes ne mangent point.

Il n’eſt pas douteux qu’il faille conſerver la ſanté : mais ce n’eſt point par la crainte de mourir ; c’eſt afin de ne point trouver d’obſtacles dans la contemplation de la vérité. Le meilleur moyen d’entretenir la ſanté, eſt de maintenir l’ame dans un état tranquille, & dans une grande attention pour la vérité, ainſi qu’on peut le prouver par l’expérience de pluſieurs de nos amis. On en a vû[3] qui après avoir été tellement tourmentés pendant huit ans de la goutte aux pieds & aux mains, qu’il falloit les porter, en ont été guéris dès qu’ils ſe ſont défaits de leurs richeſſes, & qu’ils n’ont point eu d’autre objet que celui de s’occuper de la Divinité.

La ſituation de l’ame influe ſur la ſanté, de même que la diète ; & comme diſoit Epicure, il faut craindre les nourritures que nous déſirons beaucoup, mais dont nous ſommes fâchés d’avoir fait uſage. Tels ſont les mets ſucculens que l’on achéte fort cher, & dont l’effet eſt de cauſer des réplétions, des maladies, & de mettre hors d’état de s’appliquer.

LIV. Il faut même avoir attention à ne pas trop ſe raſſaſier des nourritures ſimples ; & l’on doit agir toujours avec modération. En ſuivant ces conſeils, l’on ne s’attachera pas trop à la vie ; l’amour des richeſſes, & la crainte de la mort ne feront pas trop d’impreſſion ſur nous. Le plaiſir que donnent les repas ſomptueux, n’approche pas de celui que produit la ſobriété, comme le ſavent ceux qui en ont fait l’expérience. Rien n’eſt plus agréable que de s’apercevoir que nos beſoins ſe réduiſent preſque à rien. Supprimez la magnificence de la table, la paſſion pour les femmes, l’ambition, l’argent nous ſeroit plus à charge qu’utile. Un homme délivré de ces paſſions a aiſément tout ce qu’il lui faut, & goûte une joie pure d’avoir ce qui lui eſt néceſſaire avec tant de facilité. Nous ne ſçaurions trop en prendre l’habitude, parce qu’en bornant nos beſoins, nous reſſemblons aux Dieux. Nous ne ſouhaiterons pas de vivre toujours, afin d’augmenter nos richeſſes : nous ſerons vraiment riches, parce que nous meſurerons nos richeſſes ſur le beſoin, & non pas ſur les vaines opinions. Nous ne ſerons pas ſans ceſſe dans l’eſpérance des plaiſirs vifs qui ſont rares, & toujours accompagnés de troubles ; mais contens du préſent, le déſir d’une longue vie nous occupera peu.

LV. N’eſt-il pas abſurde que celui qui eſt dans une ſituation fâcheuſe, ſoit qu’il ſouffre, ſoit qu’il ſoit en priſon, ne s’embarraſſe en aucune façon de ſa nourriture, refuſe même quelquefois de manger, tandis que celui qui eſt vraiment dans les liens, & tourmenté par mille paſſions fâcheuſes, s’occupe de ſe procurer diverſes ſortes de mets, qui ne peuvent que rendre ſes chaînes plus peſantes ? N’eſt-ce pas ignorer ſon état, & aimer ſa miſére ? Ce n’eſt pas ainſi qu’en agiſſent ceux qui ſont renfermés dans les priſons : peu ſenſibles au préſent & remplis de troubles, ils ne ſongent qu’à l’avenir. Quiconque voudra parvenir à la tranquillité, ne recherchera ni une table magnifique, ni de meubles ſuperbes, ni des parfums exquis, ni d’excellens cuiſiniers, ni des habits ſuperflus ; on ne déſire ces prétendus biens, que parce que l’on n’a point les vraies idées des choſes. Ils ſont toujours accompagnés de troubles infinis ; mais c’eſt à quoi les hommes ne font point d’attention : peu contens de ce qu’ils ont, ils ne déſirent que ce qu’ils n’ont pas.

LVI. Celui qui aime la vie contemplative, ſera frugal : il ſçait ce que c’eſt que les chaînes de l’ame ; il s’abſtiendra des viandes, parce que les alimens inanimés lui ſuffiſent. Je demanderais volontiers à un Philoſophe, s’il ne s’expoſeroit pas à quelque douleur pour être parfaitement heureux. Lorſqu’il nous ſurvient quelque grande incommodité, pour en être guéris, ne ſouffrons-nous pas qu’on emploie le fer & le feu ? Nous prenons des remédes déſagréables ; encore récompenſons-nous généreuſement ceux qui nous traitent ainſi : & lorſqu’il s’agit des maladies de l’ame, & de combattre pour parvenir à l’immortalité, pour nous réunir à Dieu malgré les obſtacles du corps, n’eſt-il pas convenable de braver la douleur ? Mais nous ne traitons point ici du mépris de la douleur : il n’eſt queſtion préſentement que de ſe priver des plaiſirs qui ne ſont pas néceſſaires. Je crois que ceux qui voudroient encore s’opiniâtrer pour la défenſe de l’intempérance, n’ont rien à répliquer.

LVII. Si nous voulons parler avec vérité, nous ſerons obligés de convenir que le ſeul moyen de parvenir à la fin à laquelle nous ſommes deſtinés, eſt de ne nous occuper que de Dieu, & de nous détacher du corps, c’eſt-à-dire, des plaiſirs des ſens. Notre ſalut viendra de nos œuvres, & non pas des diſcours que nous nous ſerons contentés d’écouter. Il n’eſt pas poſſible de s’unir à un Dieu ſubalterne, & à plus forte raiſon à celui qui domine ſur tout, même ſur les natures incorporelles, ſi l’on ne renonce pas à l’uſage de la viande. Ce ne peut-être que par la pureté du corps & de l’ame, que nous pouvons avoir quelque accès auprès de lui. Pour y parvenir, il faut donc vivre purement, & ſaintement, de ſorte que comme ce père commun eſt très-ſimple, très pur, ſuffiſant à lui-même, & dégagé de toute matiére, quiconque veut s’approcher de lui, doit travailler d’abord à la pureté de ſon corps, & enſuite à celle de toutes les parties de ſon ame. Je ne crois pas que perſonne veuille me contredire ; mais on ſera peut-être ſurpris que nous regardions l’abſtinence des Animaux, comme une choſe eſſentielle à la ſainteté, tandis que nous croyons que le ſacrifice des moutons & des bœufs eſt une action ſainte & agréable aux Dieux : cette matière étant ſuſceptible d’une longue diſcuſſion, nous allons commencer par traiter des ſacrifices.

LIVRE SECOND.

I. Après avoir traité de la frugalité, & des moyens d’arriver à la perfection, nous ſommes parvenus à la queſtion des ſacrifices, qui n’eſt pas ſans grande difficulté, & qui demande une longue diſcuſſion, ſi nous voulons ne rien avancer qui ne puiſſe plaire aux Dieux. Nous allons expoſer les réflexions néceſſaires pour l’intelligence de cette matière, après avoir relevé quelques erreurs qui ont rapport à ce ſujet.

II. Premiérement nous nions que ce ſoit une conſéquence, que de ce que la néceſſité oblige de tuer les Animaux, il ſoit permis de les manger. Les loix veulent bien qu’on repouſſe les ennemis qui nous attaquent ; mais il n’a pas encore été permis de les manger. Secondement, quoiqu’il convienne de ſacrifier des êtres animés aux démons, aux Dieux & quelques Puiſſances par des raiſons ou connues, ou inconnues aux hommes, il ne s’enſuit pas que l’on puiſſe ſe nourrir des Animaux ; car on fera voir qu’on en a ſacrifié, dont on n’auroit pas oſé manger. Et quand on en pourroit tuer quelques-uns, ce n’eſt pas une preuve qu’on puiſſe les tuer tous : comme on ne doit point conclure qu’il ſeroit permis de tuer les hommes, parce qu’on auroit droit de tuer les Animaux.

III. L’abſtinence des Animaux, ainſi que nous l’avons remarqué dans notre premier Livre, n’eſt pas recommandée à tous les hommes : elle ne l’eſt qu’aux Philoſophes, & ſurtout à ceux qui font conſiſter leur bonheur à imiter Dieu. Les légiſlateurs n’ont pas fait les mêmes Règlemens pour les particuliers, & pour les prêtres. Ils ont permis au peuple l’uſage de pluſieurs alimens, & de diverſes autres choſes qu’ils ont interdites aux Prêtres ſous de groſſes punitions, & même ſous peine de la mort.

IV. En ne confondant point ces objets, & en les diſtinguant comme il convient, on trouvera la ſolution de la plupart des difficultés qu’on nous oppoſe. On prétend qu’on eſt en droit de tuer les Animaux à cauſe des torts qu’ils nous font. De-là on conclut qu’il eſt permis de les manger. Parce qu’on les ſacrifie, on ſoutient qu’on peut s’en nourrir ; & parce qu’on a droit d’exterminer les bêtes féroces, on juge qu’il eſt permis de tuer les Animaux domeſtiques : comme l’on infère que parce que les Athlètes, les ſoldats & ceux qui font de violens exercices, peuvent manger de la viande, les Philoſophes, en un mot tous les hommes ont ce droit là. Toutes ces conſéquences ſont défectueuſes, comme il eſt aiſé de le faire voir, & comme nous le prouverons dans la ſuite : mais pour le préſent nous allons traiter des ſacrifices. Nous expliquerons leur origine ; nous dirons ce que l’on ſacrifia d’abord, les changemens qui arrivérent dans ces cérémonies : nous examinerons ſi le Philoſophe peut tout offrir en ſacrifice, à qui il faut ſacrifier des Animaux ; nous dirons ſur ce ſujet ce que nous avons découvert nous-mêmes & ce que les Anciens nous ont appris.

V. Il paraît qu’il y a un temps infini, que la nation que Théophraſte appelle la plus éclairée, & qui habite les bords ſacrés du Nil, a commencé à ſacrifier aux Dieux céleſtes dans les maiſons particuliéres, non pas à la vérité des prémices de Myrthe, ou de canelle, ou d’encens mêlé avec du ſafran ; car ces choſes n’ont été employées que dans la ſuite des tems, lorſque les hommes s’occupant d’ouvrages pénibles, en offroient une partie aux Dieux : ce n’eſt pas là ce qu’on ſacrifioit dans l’origine ; on ſe contentoit de préſenter aux Dieux de l’herbe que l’on arrachoit de ſes mains, & que l’on regardoit comme les prémices de la Nature. La terre produiſit produiſit des arbres, avant qu’il y eût des Animaux ; & avant les arbres, il y avoit des plantes, dont on coupoit tous les ans les feuilles, les racines, & les bourgeons pour les jeter au feu, & ſe rendre par-là propices les Dieux céleſtes. C’étoit par le feu que les Egyptiens rendoient aux Dieux ces honneurs. Ils gardoient dans leurs temples[4] un feu éternel, parce que le feu a beaucoup de reſſemblance avec les Dieux. Les anciens avoient une ſi grande attention à ne point s’éloigner de ces anciennes coutumes, qu’ils faiſoient des imprécations contre ceux qui innoveroient. Il ſera facile de reconnaître l’ancienneté de ces ſacrifices, ſi l’on veut faire attention qu’il y a encore un grand nombre de gens qui ſacrifient de petits morceaux de bois odoriférant. La terre ayant produit des arbres, les premiers hommes mangèrent des glands : ils en offrirent peu aux Dieux, parce qu’ils les réſervoient pour leur nourriture ; mais ils leur ſacrifioient beaucoup de feuilles. Les mœurs s’étant polies, on changea de nourriture : on offrit aux Dieux des noix. Ce changement donna lieu au proverbe, voilà aſſez de gland.

VI. Après les légumes, le premier fruit de Cérès que l’on vit, ce fut l’Orge. Les hommes l’offrirent d’abord en grain aux Dieux : ayant enſuite trouvé le ſecret de le réduire en farine & de s’en nourrir, ils cachèrent les inſtrumens dont ils ſe ſervoient pour ce travail ; & perſuadés que c’étoit un ſecours que le ciel leur envoyoit pour le ſoulagement de leur vie, ils les reſpectèrent comme ſacrés. Ils offrirent aux Dieux les prémices de cette farine, en la jetant dans le feu ; & encore aujourd’hui à la fin des ſacrifices, on fait uſage de farine pétrie d’huile & de vin : c’eſt pour rendre témoignage à l’origine des ſacrifices, ce qui eſt ignoré de preſque tout le monde. Les fruits & les bleds étant devenus très-communs, on offrit aux Dieux des gâteaux, & les prémices de tous les fruits : on choiſiſſoit ce qu’il y avoit de plus beau & de meilleure odeur ; on en couronnoit une partie, & l’on jetoit l’autre dans le feu. L’uſage du vin, du miel & de l’huile ayant été enſuite trouvé, les hommes offrirent les prémices de ces fruits aux Dieux, qu’ils regardoient comme les auteurs de ces biens.

VII. On voit encore la preuve de ce que nous diſons, dans la proceſſion qui ſe fait à Athènes en l’honneur du Soleil & des Heures. On y porte de l’herbe ſur des noyaux d’olive, avec des légumes, du gland, des pommes ſauvages, de l’orge, du froment, des pâtes de figues, des gâteaux de froment, d’orge, de fromage & de fleur de farine, avec une marmite toute droite. Ces premiers ſacrifices furent ſuivis d’autres remplis d’injuſtice & de cruauté ; de ſorte que l’on peut dire que les imprécations que l’on faiſoit autrefois, ont eu leur accompliſſement. Depuis que les hommes ont ſouillé les autels du ſang des Animaux, ils ont éprouvé les horreurs de la famine & des guerres, & ils ſe ſont familiariſés avec le ſang. La Divinité, pour me ſervir des expreſſions de Théophraſte, leur a par là infligé la punition qu’ils méritoient ; & comme il y a des Athées & des gens qui penſent mal de la Divinité, en croyant que les Dieux ſont méchants, ou du moins qu’ils ne ſont pas plus parfaits que nous : auſſi voit-on des hommes qui ne font aucun ſacrifice aux Dieux, & ne leur offrent point de prémices, & d’autres qui leur ſacrifient ce qui ne devroit pas être ſacrifié.

VIII. Les Thoès qui habitoient ſur les confins de la Thrace, n’offroient aux Dieux, ni prémices, ni ſacrifices : auſſi furent-ils enlevés de ce monde ; de ſorte qu’il ne fut poſſible de trouver ni aucun d’eux, ni aucun veſtige de leur demeure. Ils uſoient de violence envers les hommes : ils n’honoroient point les Dieux, & ne vouloient pas leur ſacrifier malgré l’uſage reçû par tout. C’eſt pourquoi Jupiter fâché de ce qu’ils n’honoroient point les Dieux, & ne leur offroient point de prémices, ainſi que la raiſon l’éxige, les anéantit. Les Baſſariens ſacrifièrent d’abord des taureaux, enſuite des hommes. Ils firent après cela leur nourriture de ceux-ci, comme à préſent on mange le reſte des Animaux dont on a ſacrifié une partie. Mais qui eſt-ce qui n’a pas ouï dire que devenant furieux, ils ſe jetèrent les uns ſur les autres, juſqu’à ce que cette race qui avoit introduit pour la première fois des ſacrifices humains, fut détruite.

IX. On ne ſacrifia donc des Animaux, qu’après les fruits. La raiſon qui obligea d’y avoir recours, étoit fort fâcheuſe : c’étoit ou la famine, ou quelque autre malheur. Les Athéniens ne les firent mourir d’abord, que par ignorance, ou par colère, ou par crainte. Ils attribuent le meurtre des cochons à Climéne, qui en tua un, ſans en avoir le deſſein. Son mari appréhendant qu’elle n’eût commis un crime, conſulta l’Oracle d’Apollon : le dieu ne l’ayant pas repris de ce qui étoit arrivé, on en conclut que l’action étoit indifférente. On prétend que l’inſpecteur des ſacrifices qui étoit de la famille des Prêtres, voulant ſacrifier une brebis, conſulta l’Oracle, qui lui conſeilla d’agir avec beaucoup de circonſpection. Voici les propres termes de la réponſe : il ne t’eſt pas permis d’uſer de violence contre les brebis, deſcendant des Prêtres ; mais ſi elles y conſentent, je déclare que tu peux juſtement mêler leur ſang avec de l’eau pure.

X. Ce fut ſur l’Icare dans l’Attique, que l’on fit mourir pour la première fois une chèvre, parce qu’elle avoit brouté la vigne. Diome, Prêtre de Jupiter conſervateur d’Athènes, égorgea le premier un bœuf, parce qu’à la fête de ce dieu, lorſqu’on préparoit les fruits ſelon l’ancien uſage, un bœuf ſurvint, & mangea le ſacré gâteau ; Diome aidé de tous ceux qui étoient avec lui, tua ce bœuf. Voilà en partie les occaſions, qui ont engagé les Athéniens à tuer les Animaux. Il y en a eû de différentes chez les autres peuples : elles ſont toutes deſtituées de bonnes raiſons. Le plus grand nombre croit que c’eſt la faim qui a cauſé cette injuſtice. Les hommes ayant mangé des Animaux, les ont enſuite ſacrifiés : juſques-là ils n’avoient point fait uſage de cet aliment. Puis donc que dans l’origine les Animaux ne ſervoient ni aux ſacrifices, ni à la nourriture des hommes, on pourroit fort bien s’en paſſer ; & ce n’eſt pas une conſéquence que ce ſoit une choſe pieuſe de les manger, parce qu’autrefois on en mangeoit & on en ſacrifioit, puiſqu’il eſt démontré que l’origine de de ces ſacrifices n’a rien de pieux.

XI. Ce qui prouve encore que c’eſt l’injuſtice qui a introduit le meurtre des Animaux, c’eſt que l’on ne ſacrifie, ni l’on ne mange les mêmes chez toutes les nations. Elles ſe ſont toutes conformées en cela à leurs beſoins. Les Egyptiens & les Phéniciens mangeroient plutôt de la chair humaine, que de la vache. La raiſon eſt que cet Animal qui eſt fort utile, eſt rare chez eux. Ils mangeoient des taureaux & les ſacrifioient. Mais ils épargnoient les vaches pour avoir des veaux ; & ils déclarèrent que c’étoit une impiété de les tuer. Leur beſoin leur fit décider que l’on pouvoit manger les taureaux, & qu’il étoit impie de tuer les vaches.

Théophraſte ſe ſert encore d’autres raiſons, pour interdire à ceux qui veulent vivre pieuſement, le ſacrifice des Animaux.

XII. Premièrement c’eſt que, comme nous l’avons déjà obſervé, on n’y a eu recours que dans la plus grande extrémité. Les famines & les guerres ont enſuite obligé les hommes de manger les Animaux. Puiſque la terre nous fournit des fruits, pourquoi recourir à des ſacrifices qui n’avoient été introduits, que parce que les fruits manquoient ? S’il faut que la reconnaiſſance ſoit proportionnée aux bienfaits, nous devons faire de grands préſens à ceux qui nous ont comblés de biens ; & il convient que nous leur offrions ce que nous avons de plus précieux, ſur tout ſi c’eſt d’eux-mêmes que nous tenons ces avantages. Or les fruits de la terre ſont le plus beau & le plus digne préſent, que les Dieux nous aient fait ; car ils nous conſervent la vie, & nous mettent en état de vivre raiſonnablement. C’eſt donc par l’offrande de ces fruits, qu’il faut honorer les Dieux. On ne devroit leur offrir, que ce qu’on peut ſacrifier ſans commettre de violence. Car le ſacrifice ne doit faire tort à qui que ce ſoit. Si quelqu’un diſoit, que Dieu a fait pour notre uſage les Animaux, ainſi que les fruits, nous répondrions qu’il ne faut cependant pas les ſacrifier, puiſque cela n’eſt pas poſſible ſans les priver de la vie, & par conſéquent ſans leur faire mal. Le ſacrifice eſt quelque choſe de ſacré, ainſi que ſon étymologie le fait voir. Or il eſt injuſte de rendre grâces aux dépens des autres. Il ne ſeroit pas permis de prendre des fruits ou des plantes pour les ſacrifier, malgré celui à qui elles appartiendroient : à plus forte raiſon ſeroit-il défendu d’uſurper des choſes encore plus précieuſes que les fruits & les même pour les offrir aux Dieux. Or l’ame des bêtes eſt plus précieuſe que les fruits de la terre ; il n’eſt donc pas raiſonnable de tuer les Animaux pour les ſacrifier.

XIII. On dira peut-être que nous faiſons violence aux plantes, lorſque nous les ſacrifions. Mais il y a beaucoup de différence. Nous n’en faiſons pas uſage malgré elles ; & quand même nous n’y toucherions pas, leurs fruits tomberoient. D’ailleurs en cueillant le fruit, nous ne faiſons pas mourir la plante. Quant au travail des abeilles, il eſt juſte que nous en partagions le profit, puiſque c’eſt à nos ſoins qu’elles ſont redevables d’une partie de leurs ouvrages. C’eſt des plantes qu’elles tirent le miel, & ce ſont les hommes qui cultivent les plantes ; on peut donc entrer en partage avec elles, mais de façon qu’on ne leur faire point de tort, & que ce qui leur eſt inutile, devienne la récompenſe de ce que nous avons fait pour elles. Abſtenons-nous donc des Animaux dans les ſacrifices ; ils appartiennent aux Dieux : mais quant aux plantes, il ſemble qu’elles ſoient de notre domaine. Nous les ſemons, nous les plantons, nous les entretenons par nos ſoins ; nous pouvons ſacrifier ce qui nous appartient : mais nous n’avons aucun droit ſur ce qui n’eſt pas à nous. D’ailleurs ce qui coûte peu, ce que l’on peut avoir aiſément, eſt une offrande plus agréable aux Dieux & plus juſte, que ce que l’on trouve difficilement. Ce que les Sacrificateurs peuvent ſe procurer ſans peine, eſt plus convenable à ceux qui ſont dans l’exercice continuel de la piété. Enfin il ne faut ſacrifier, que ce que la juſtice permet de ſacrifier ; & il n’eſt point permis d’avoir recours à des offrandes magnifiques, qu’on eſt même à portée de trouver aiſément, ſi l’on ne peut les offrir ſans violer la ſainteté.

XIV. Que l’on faſſe attention ſur le plus grand nombre des pays : l’on verra qu’il ne faut pas mettre les Animaux entre les choſes que l’on peut aiſément ſe procurer, & qui ne coûtent pas cher. Car quoiqu’il ait des particuliers qui poſſédent de nombreux troupeaux de brebis & de bœufs, premiérement il y a des nations entières, qui n’ont point chez elles des Animaux que l’on puiſſe ſacrifier ; car il n’eſt pas queſtion ici des bêtes, qui ſont l’objet du mépris général. Secondement le plus grand nombre des habitants des villes n’a point de ces Animaux. Si l’on dit que les fruits agréables ſont rares chez eux, on conviendra qu’ils ont du moins des productions de la terre. Il eſt plus aiſé de trouver des fruits que des Animaux ; & cette facilité eſt un grand bonheur pour les gens de bien.

XV. L’expérience nous apprend que les choſes ſimples offertes aux Dieux leur plaiſent davantage que les ſacrifices ſomptueux. La Pythie prononça, que ce Theſſalien qui avoit fait dorer les cornes de ſes bœufs & qui offroit des hécatombes à Apollon, lui plaiſoit moins qu’Hermionée, qui ſe contentoit de ſacrifier de la farine pétrie, autant qu’il en pouvoit tirer de ſon ſac avec ſes trois doigts ; & comme le Theſſalien après cette déciſion fit brûler ſur l’autel tout ce qui lui reſtoit, la prêtreſſe déclara, qu’il étoit depuis ce dernier ſacrifice deux fois moins agréable aux Dieux, qu’il ne l’étoit auparavant. Ce qui prouve que ce n’eſt point par les offrandes chéres que l’on plaît aux Dieux, & qu’ils ont plus d’égard à la diſpoſition de ceux qui ſacrifient, qu’à la quantité des Victimes.

XVI. On trouve des hiſtoires ſemblables dans Théopompe. Il rapporte qu’un Aſiatique de Magnéſie, fort riche, & qui poſſédoit pluſieurs troupeaux, alla à Delphes. Il étoit dans l’uſage de faire tous les ans de magnifiques ſacrifices, non ſeulement parce qu’il étoit fort riche, mais auſſi parce qu’il étoit pieux, & que par là il vouloit plaire aux Dieux. Ce fut dans ces diſpoſitions qu’il alla à Delphes, menant avec lui une Hécatombe qu’il vouloit offrir à Apollon à qui il aimoit à faire des offrandes ſuperbes. Il alla conſulter l’oracle pour ſavoir quel étoit le mortel qui plaiſoit davantage aux Dieux, & qui leur offroit les ſacrifices les plus agréables. Il s’imaginoit être de tous les hommes celui qui ſervoit le mieux les Dieux ; & il ne doutoit pas que la réponſe de la Pythie ne fût en ſa faveur. Mais la prêtreſſe répondit, que Cléarque habitant de Méthydrie en Arcadie étoit celui, dont le culte étoit le plus agréable à la Divinité. Le Magnéſien étonné ſouhaita faire connaiſſance avec Cléarque. Il alla le chercher, pour apprendre de lui comment il faiſoit ſes ſacrifices : il ſe preſſa donc de ſe rendre à Méthydrie. Il trouva que c’étoit un fort petit endroit : il commença par le mépriſer, perſuadé qu’aucun particulier de cette bourgade, même que la ville entière n’étoit pas en état de faire des offrandes aux Dieux auſſi magnifiques que les ſiennes. Il aborda enſuite Cléarque, pour lui demander comment il honoroit les Dieux. L’Arcadien lui répondit, qu’il obſervoit de faire les ſacrifices dans les temps ordonnés ; que tous les mois, & à chaque nouvelle lune, il donnoit des couronnes à Mercure, à Hécate & à toutes les Divinités, que ſes ancêtres lui avoient appris à reſpecter ; qu’il les honoroit, en leur offrant de l’encens & des gâteaux ; qu’il ne laiſſoit paſſer aucune fête ſans faire un ſacrifice public ; qu’il n’immoloit ni bœuf, ni autre victime, mais qu’il offroit ce que l’on trouve aiſément, comme les fruits de la terre, & les prémices de chaque ſaiſon, dont il brûloit une partie ſur l’Autel. Il finit par conſeiller au Magnéſien de ſuivre ſon exemple, & de ceſſer de ſacrifier des bœufs.

XVII. Quelques Ecrivains rapportent qu’après la défaite des Carthaginois, les Tyrans de Sicile offrirent avec beaucoup d’émulation des hécatombes à Apollon ; & que l’ayant conſulté pour ſavoir qui étoit celui dont offrande lui étoit le plus agréable, il avoit répondu à leur grande ſurpriſe, qu’il donnoit la préférence aux gâteaux de Docimus. C’étoit un homme du pays de Delphes, qui cultivoit un terrain difficile & pierreux : il étoit deſcendu de ſa bourgade ce jour là, & avoit offert au Dieu quelques poignées de farine, qu’il avoit tirées de ſon havre-ſac, ce qui avoit fait plus de plaiſir à Apollon, que les ſacrifices les plus magnifiques. C’eſt à quoi un Poëte ſemble faire alluſion, parce que le fait étoit public. Antiphanes dit dans ſa myſtique : les Dieux acceptent avec plaiſir les offrandes de peu de dépenſe. La preuve en eſt, qu’après qu’on leur a ſacrifié des Hécatombes, on finit par leur offrir de l’encens ; ce qui fait voir que ce qui leur a été préſenté juſques là, n’eſt qu’une dépenſe inutile, & que les choſes les plus ſimples ſont celles qui leur plaiſent le plus. Ce qui a fait dire à Ménandre dans ſon Fâcheux : l’encens & le gâteau ſont agréables aux Dieux ; ils les reçoivent avec plaiſir, lorſqu’ils ont été purifiés par le feu.

XVIII. C’eſt pourquoi on ſe ſervoit autrefois, ſurtout dans les ſacrifices publics, de vaſes de terre, de bois, d’oſier, dans l’idée que les Dieux les aimoient mieux que les autres ; & c’eſt par cette raiſon que les plus anciens vaſes qui ſont de terre ou de bois, ſont plus reſpectés, tant à cauſe de la matiére, que de la ſimplicité de l’Art. On dit que les frères d’Eſchyle le priant de faire un hymne en l’honneur d’Apollon, ce Poëte leur répondit[5], que Tinnichus avoit très bien travaillé ſur ce ſujet. On compara les ouvrages de ces deux Auteurs : on trouva qu’il y avoit la même différence, qu’entre les anciennes ſtatues des Dieux & les modernes. Les anciennes, quoique faites ſimplement, inſpirent plus de reſpect : les autres à la vérité ſont mieux travaillées, mais elles laiſſent une moindre idée de la divinité. C’eſt en conſéquence de cette eſtime pour les mœurs anciennes, qu’Héſiode a fait l’éloge des anciens ſacrifices & a dit : ſuivez les coutumes de votre ville. L’ancien uſage eſt le meilleur.

XIX. Ceux qui ont écrit ſur les cérémonies des ſacrifices, & ſur les Victimes, recommandent une grande attention dans l’oblation des gâteaux, comme étant plus agréables aux Dieux que le ſacrifice des Animaux. Sophocle faiſant la deſcription d’un ſacrifice agréable aux Dieux, dit dans une de ſes tragédies : il y avoit une toiſon, des libations de vin, des raiſins en abondance, de toute ſorte de fruits, de l’huile & de la cire. On voyoit autrefois à Délos des monumens reſpectables, qui repréſentoient des Hyperboréens qui offroient des épics. Il faut donc qu’après avoir purifié nos ames, nous conſacrions aux Dieux des Victimes qui leur plaiſent. Ce ne ſont pas celles qui ſont d’un grand prix. On ne croit pas qu’il convienne à la ſainteté du ſacrifice, que le Sacrificateur ait un habit propre, tandis que ſon corps eſt impur ; & comment oſera-t-on ſacrifier avec un habit propre & avec un corps pur, ſi on a l’ame ſouillée par les vices ? C’eſt la bonne diſpoſition de ce qui eſt divin en nous, qui plaît à Dieu plus que toute choſe, par la reſſemblance que nous avons par-là avec lui. On voyoit écrit ces vers ſur la porte du temple d’Epidaure : quiconque entre dans le temple doit être pur. La pureté conſiſte à penſer ſaintement.

XX. On peut prouver par ce qui nous arrive tous les jours en nous mettant à table, que ce n’eſt point l’abondance des oblations qui plaît à Dieu, & qu’il ſe contente des choſes les plus communes. Avant que de manger, nous offrons les prémices de nos viandes, en petite quantité à la vérité, mais ce peu honore beaucoup la Divinité. Théophraſte qui a traité des ſacrifices de chaque pays, a fait voir qu’autrefois on n’offroit aux Dieux que des des fruits & de l’herbe avant les fruits. Il fait enſuite l’hiſtoire des libations : les plus anciennes, dit-il, n’étoient que de l’eau ; on offrit enſuite du miel, après cela de l’huile, & en dernier lieu du vin.

XXI. C’eſt ce qui eſt prouvé par les colonnes qui ſe conſervent à Cyrte en Crète, où ſont décrites exactement les cérémonies des Corybantes. Empédocle rend auſſi témoignage à cette vérité, lorſque parlant des ſacrifices & de la Théogonie, il dit : Mars n’étoit pas leur dieu. Ils n’aiment point la guerre. Jupiter, Saturne, ni Neptune n’étoient pas leur Roi : ils reconnaiſſent pour reine Vénus, c’eſt-à-dire l’amitié. Ils tâchoient de ſe la rendre favorable, en lui offrant des ſtatues des figures d’Animaux, des parfums d’une excellente odeur, des ſacrifices de Myrthe & d’encens, & en faiſant des libations de miel que l’on répandoit à terre : c’eſt ce qui ſe pratique encore aujourd’hui chez certaines nations, & ce qui doit être regardé comme des veſtiges des anciens uſages. Pour lors les Autels n’étoient point arroſés du ſang des Taureaux.

XXII. Je crois que tant que les hommes ont reſpecté l’amitié, & ont eu quelque ſentiment pour ce qui avoit du rapport avec eux, ils ne tuoient pas même les Animaux parce qu’ils les regardoient comme étant peu près de même nature qu’eux : mais depuis que la guerre, les troubles, les combats ſe ſont introduits dans le monde, perſonne n’a épargné ſon ſemblable ; c’eſt ſur quoi il faut faire des réflexions. Quelque liaiſon que nous ayons avec les autres hommes, dès qu’ils ſe livrent à leur méchanceté, pour faire tort aux autres, nous croyons être en droit de les châtier, & même de les exterminer. Il eſt auſſi raiſonnable de ſe défaire des Animaux malfaiſants, qui par leur nature ne cherchent qu’à nous détruire. Mais quant à ceux qui ne font aucun mal, & dont le naturel eſt doux, c’eſt injuſtice de les tuer, comme il eſt injuſte de tuer les hommes qui ne font aucun tort aux autres. Il me paroît qu’il ſuit delà, que nous n’avons pas droit de tuer tous les Animaux, parce qu’ils y en a quelques-uns qui ſont naturellement méchants : de même que le pourvoir que nous avons de tuer les hommes malfaiſants, ne nous donne pas droit ſur la vie des honnêtes gens.

XXIII. Mais ne pourra-t-on pas ſacrifier les Animaux que l’on peut tuer ? Il eſt ici queſtion de ceux qui font naturellement mauvais ; & il ne convient pas plus de les ſacrifier, que ceux qui ſont mutilés : ce ſeroit offrir de mauvaiſes prémices, ce ne ſeroit pas honorer les Dieux. S’il étoit donc permis de ſacrifier des Animaux, ce ne pourroit être que ceux qui ne nous font point de mal ; mais comme on a été obligé d’avouer qu’il n’eſt pas permis de faire mourir ceux-ci, il ne peut donc pas être permis de les ſacrifier. Si on ne doit pas les ſacrifier non plus que les malfaiſants, c’eſt une conſéquence qu’on n’en doit ſacrifier aucun.

XXIV. On ſacrifie aux Dieux pour trois raiſons : pour les honorer, pour les remercier, ou enfin pour leur demander les biens qui nous font néceſſaires. Il eſt juſte de leur offrir les prémices de nos biens, puiſque nous les donnons aux honnêtes gens. Nous honorons les Dieux, afin qu’ils éloignent de nous les maux que nous craignons, ou pour les prier de nous accorder les biens que nous ſouhaitons, ou pour les remercier de leurs bienfaits & en demander la continuation, ou enfin pour rendre hommage à leurs perfections. S’il eſt permis d’offrir aux Dieux les prémices des Animaux, c’eſt pour quelqu’une de ces raiſons ; car nous n’en avons point d’autres qui nous obligent de ſacrifier : mais Dieu ſe croira-t-il honoré par des prémices qu’on ne peut lui offrir ſans commettre d’injuſtice ? Ou plûtôt ne penſera-t-il pas qu’on le déſhonore, en faiſant mourir ce qui ne nous a fait aucun tort, puiſque nous convenons nous mêmes que c’eſt une injuſtice ? On n’honore donc point les Dieux en ſacrifiant les Animaux : ce n’eſt pas auſſi par cette eſpéce de ſacrifices, qu’il faut rendre graces aux Dieux de leurs bienfaits ; car la reconnoiſſance aux dépens d’un tiers à qui l’on feroit tort, ne ſeroit pas raiſonnable, & celui qui prendroit le bien de ſon voiſin pour le donner à quelqu’un dont il auroit reçu un plaiſir, ne ſeroit pas cenſé reconnaiſſant. Ce n’eſt pas auſſi dans l’eſpérance d’obtenir des biens, qu’il faut ſacrifier les Animaux aux Dieux ; car quiconque veut obtenir une grace par une injuſtice, donne lieu de croire qu’il ne l’aura pas plûtôt reçûe, qu’il deviendra ingrat. On peut bien ſe cacher aux hommes, mais il n’eſt pas poſſible de tromper Dieu. On peut conclure de tout ce que nous venons de dire, qu’il n’y a aucune bonne raiſon pour ſacrifier les Animaux.

XXV. Le plaiſir que nous prenons à ces ſacrifices, nous empêche de faire attention à la vérité ; mais ſi nous nous trompons nous-mêmes, nous ne trompons pas Dieu. Nous ne ſacrifions aucun de ces vils Animaux, qui ne ſont d’aucune utilité aux hommes ; car qui eſt-ce qui s’eſt jamais aviſé d’offrir aux Dieux des ſerpens, des ſcorpions, des ſinges, & des Animaux de pareille eſpéce ? Mais quant à ceux qui nous ſont utiles, nous n’en épargnons aucun : nous les tuons, & nous les écorchons dans l’idée de mériter par-là la protection des Dieux. C’eſt ainſi que nous traitons les bœufs, les brebis, les cerfs, les oiſeaux, & même les cochons gras. Malgré leur impureté, on les ſacrifie aux Dieux. De ces Animaux, les uns travaillent pour nous procurer les beſoins de la vie, les autres nous ſervent de nourriture ou à d’autres uſages ; quelques-uns qui ne ſont d’aucune utilité, mais ſimplement agréables, ſont employés aux ſacrifices. On ne ſacrifie ni les ânes, ni les éléphans, ni aucun de ceux que nous faiſons travailler, & qui d’ailleurs ne contribuent pas à nos plaiſirs : on les tue à la vérité, non pas pour les ſacrifier, mais pour en tirer quelque uſage. Quant aux animaux que nous deſtinons aux ſacrifices, nous choiſiſſons moins en cela ceux qui ſeroient les plus agréables aux Dieux, que ceux qui ſervent à contenter nos déſirs ; & nous faiſons voir par là que dans nos ſacrifices nous avons plus en vûe nos plaiſirs que les Dieux mêmes.

XXVI. Les Juifs de Syrie, ainſi que le remarque Théophraſte, conſervent encore dans les ſacrifices les uſages qu’ils ont reçûs de leurs pères. Si on nous ordonnoit de les imiter, nous ſerions bien-tôt rebutés des ſacrifices. Ils ne mangent point de ce qui a été ſacrifié ; ils brûlent la victime : toute la nuit ils verſent deſſus du miel & du vin ; ils la conſument toute entiére, afin que le ſoleil qui voit tout, ne ſoit point témoin de leurs myſtéres. Ils jeûnent de deux jours l’un  ; & pendant tout ce temps, comme ils ſont naturellement Philoſophes, ils ne s’entretiennent que de la Divinité : ils éxaminent les Aſtres toute la nuit, & recourent à Dieu par leurs priéres. Ce furent eux qui les premiers offrirent les prémices des animaux, & même des hommes, ce qu’ils firent plutôt par néceſſité, que par aucune autre raiſon. Que l’on jette les yeux ſur les Egyptiens qui ſont les plus ſages de tous les hommes, & l’on verra que bien loin de tuer les animaux, ils ſe repréſentoient les Dieux ſous leurs figures ; de ſorte qu’ils regardoient les animaux, comme ayant beaucoup de rapport avec les Dieux & les hommes.

XXVII. Dans l’origine des temps, on ne ſacrifioit que des fruits. Enſuite les mœurs s’étant corrompues, les fruits étant devenus rares, les hommes porterent la fureur juſqu’à ſe manger les uns les autres ; ils offrirent aux Dieux les prémices de ce qu’ils avoient de plus beau, & enfin des hommes même. Encore aujourd’hui en Arcadie aux Fêtes des Lupercales, & à Carthage, on ſacrifie des hommes en certain tems de l’année, quoique par les Loix des ſacrifices, ceux qui ſont coupables de meurtre, ſoient déclarés indignes d’aſſiſter aux myſtéres. Après cela, ils ont ſubſtitué les animaux, & raſſaſiés de la nourriture permiſe, ils ont porté l’oubli de la piété dans leurs goûts, juſqu’à manger de tout ce qui exiſtoit, ſans avoir aucune attention aux Loix de la tempérance. Ils étoient dans l’uſage de goûter de ce qu’ils offroient aux Dieux ; & ils continuerent, lorſqu’après les fruits ils ſacrifièrent les animaux. Dans l’origine, les hommes contens d’une nourriture frugale, ne chagrinoient point les bêtes. Le ſang des taureaux ne couloit point ſur l’Autel, & l’on regardoit comme un très-grand crime de priver quelque être de la vie.

XXVIII. C’eſt ce que l’on peut prouver par un autel que l’on conſerve encore à Délos, & que l’on ſurnomme l’Autel des pieux, parce que l’on ne ſacrifie jamais deſſus aucun animal : ce nom de pieux fut donné également à ceux qui conſtruiſirent l’Autel, comme à ceux qui y ſacrifioient. Les Pythagoriciens approuvèrent cet uſage, & s’abſtenoient pendant toute leur vie de manger de la viande. Seulement lorſqu’ils offroient les prémices de quelques animaux aux Dieux, ils en goûtoient ; & nous nous en rempliſſons : mais il n’auroit jamais fallu répandre le ſang ſur les Autels des Dieux, & les hommes auroient dû s’interdire la nourriture des animaux, ainſi que celle de leurs ſemblables. Il ſeroit à propos de ne jamais oublier une coutume qu’on obſerve encore à Athènes, & qui devroit nous tenir lieu de Loi.

XXIX. Autrefois lorſqu’on n’offroit aux Dieux que des fruits, comme nous l’avons déja remarqué, & que les animaux ne ſervoient pas encore de nourriture aux hommes, on dit qu’au moment qu’on préparoit un ſacrifice public a Athènes, un bœuf qui revenoit de la charrue, mangea le gâteau, & une partie de la farine que l’on avoit expoſée ſur une table pour la ſacrifier, renverſa l’autre ; & la foula aux pieds ; ce qui avoit mis en colère à un tel point Diome ou Sopatre, Laboureur de l’Attique, & Etranger, qu’ayant pris ſa hache il avoit frappe le bœuf qui en étoit mort. Le premier mouvement de colére étant paſſé, Sopatre fit réflexion ſur l’action qu’il venoit de faire ; il enterra le bœuf & il ſe condamna à un exil volontaire, comme s’il avoit fait une impiété : il s’enfuit en Créte. Une ſéchereſſe ſuivie d’une famine étant ſurvenue, on conſulta Apollon : la Pythie répondit que le fugitif qui étoit en Créte, apaiſeroit la colère des Dieux ; qu’il falloit punir le meurtrier, & reſſuſciter le mort. Cette réponſe ayant donné lieu à des informations, on découvrit ce qu’avoit fait Sopatre. Celui-ci qui ſe ſentoit coupable, s’imagina qu’il détourneroit l’orage qui le menaçait s’il engageoit les Crétois à faire la même choſe qu’il avoit faite. Il dit à chacun de ceux qui le vinrent voir, que pour ſe rendre le ciel favorable, il falloit que la Ville ſacrifiât un bœuf. On étoit dans l’embarras de ſçavoir, qui eſt-ce qui pourroit ſe réſoudre à tuer cet animal. Sopatre s’y offrit, à condition qu’il ſeroit fait Citoyen, & que les habitants conſentiroient à être complices du meurtre. Cela lui fut accordé. On retourna dans la Ville, & on régla les cérémonies telles qu’elles ſubſiſtent encore aujourd’hui.

XXX. On choiſit des Vierges pour porter l’eau ; & cette eau ſert à aiguiſer la hache & le glaive. Quand cela eſt fait, on donne la hache à quelqu’un qui frappe le bœuf ; un autre l’égorge ; les autres l’écorchent. Enſuite tout le monde en mange. On coud après cela le cuir du bœuf ; on le remplit de foin ; on le met ſur ſes jambes comme s’il étoit vivant, on l’attache à la charue, comme s’il alloit labourer ; on informe enſuite ſur le meurtre ; on aſſigne tous ceux qui y ont eu part. Les porteuſes d’eau rejettent le crime ſur ceux qui ont aiguiſé la hache & le glaive ; ceux-ci accuſent celui qui a donné la hache. Ce dernier s’en prend à celui qui a égorgé ; & enfin celui-ci accuſe le glaive, qui ne pouvant ſe défendre, eſt condamné comme coupable du meurtre. Depuis ce tems juſqu’à préſent, dans la Citadelle d’Athènes, à la Fête de Jupiter Conſervateur de la Ville, on ſacrifie ainſi un bœuf. On expoſe ſur une table d’airain un gâteau, de la farine. On conduit des bœufs vers cette table ; & celui qui mange de ce qui eſt deſſus, eſt égorgé. Les familles de ceux à qui ces fonctions appartiennent, ſubſiſtent encore. On appelle boutyres les deſcendants de Sopatre. Ceux qui viennent de celui qui chaſſoit les bœufs, ſont nommés centriades, & on appelle daitres les petits fils de celui qui égorgea le bœuf : ce nom lui fut donné à cauſe de la diſtribution qui ſe faiſoit de la chair de cet animal, après qu’on l’avoit tué ; on finit enſuite par jeter le glaive dans la mer.

XXXI. Il n’étoit donc pas permis dans l’Antiquité de tuer les animaux qui travaillent pour nous. On devroit encore s’en abſtenir, & ſe perſuader qu’il n’eſt pas convenable d’en faire uſage pour notre nourriture. Nous trouverions même notre ſûreté dans cette abſtinence ; car il n’y a que trop ſujet de craindre que ceux qui mangent des animaux, ne ſe portent à la fureur de manger leurs ſemblables. Ceux qui auroient aſſez de ſentiment pour craindre de manger des animaux, ne ſeroient point capables de faire tort aux hommes. Cherchons donc à expier les fautes que nous avons commiſes par le manger, & ayons devant les yeux ces vers d’Empédocle : Pourquoi ne ſuis-je pas mort, avant que d’avoir approché de mes lévres une nourriture défendue ? Le repentir eſt le reméde que nous pouvons oppoſer à nos fautes. Sacrifions aux Dieux des hoſties pures, afin de parvenir à la ſainteté, & d’obtenir la protection du Ciel.

XXXII. Les fruits ſont un des grands avantages, que nous recevions des Dieux. Il faut leur en offrir les prémices, & à la terre qui nous les donne. C’eſt elle qui eſt la demeure commune des Dieux & des hommes. Il faut que nous la regardions comme notre nourrice & notre mere, que nous chantions ſes louanges, & que nous l’aimions comme lui ayant obligation de la vie. C’eſt par-là qu’à la fin de nos jours nous ſerons trouvés dignes d’être admis dans le ciel, à la compagnie des Dieux : mais il ne faut pas s’imaginer qu’il faille leur offrir des ſacrifices de tout ce qui exiſte, & que tout ce qu’on leur ſacrifie leur ſoit également agréable.

Voilà l’abrégé des principales raiſons dont ſe ſert Théophraſte, pour prouver qu’il ne faut pas ſacrifier les animaux. Nous en avons ſupprimé quelques-unes de fabuleuſes, & nous avons ajouté quelques autres preuves.

XXXIII. Je n’ai point deſſein d’entrer dans le détail de tous les ſacrifices uſités chez les diverſes nations ; & je ne prétends tends pas faire un traité du gouvernement. Mais les Loix du pays dans lequel nous vivons, nous permettant d’offrir aux Dieux des choſes ſimples & inanimées, nous devons donner la préférence à celles-ci dans nos ſacrifices en ſuivant néanmoins la coutume de la Ville où nous ſommes établis. Tâchons d’être purs en approchant des Dieux, & préſentons leur des ſacrifices convenables. Enfin ſi les premiers ſacrifices plaiſoient aux Dieux & leur témoignoient ſuffiſamment la reconnaiſſance des bienfaits que nous recevons d’eux, n’auroit-il pas été abſurde de leur offrir les prémices des animaux, tandis que nous nous abſtenions de les manger ? Car enfin les Dieux ne ſont pas pires que nous : ils peuvent bien ſe paſſer de ce qui ne nous eſt pas néceſſaire ; & il ne ſeroit pas raiſonnable de leur donner les prémices de ce que nous croyons ne pas devoir manger. Nous ſçavons que lorſqu’on ne mangeoit point les animaux, on ne les ſacrifioit pas ; & dès qu’on a commencé a en manger, on les a ſacrifiés : il ſeroit donc très convenable que celui qui s’abſtient des animaux, n’offrit aux Dieux que les alimens dont il fait uſage.

XXXIV. Il faut ſans doute ſacrifier aux Dieux ; mais les ſacrifices doivent être différens, ſuivant les diverſes Puiſſances auxquelles ils ſont offerts. On doit rien préſenter au Dieu ſuprême, ainſi que l’a dit un Sage ; car ce qui eſt matériel, eſt indigne d’un Etre qui eſt dégagé de la matiére. C’eſt pourquoi il eſt inutile de s’adreſſer à lui, ou en lui parlant, ou même intérieurement.[6] Si l’ame eſt ſouillée par quelque paſſion, c’eſt par un ſilence pur, & par de chaſtes penſées que nous l’honorons : il faut donc qu’en nous uniſſant avec lui, & en lui reſſemblant, nous devenions une ſainte Hoſtie qui lui ſerve de louange, & que par-là nous opérions notre ſalut. La perfection du ſacrifice conſiſte à dégager ſon ame des paſſions, & à ſe livrer à la contemplation de la Divinité. Quant aux Dieux qui ont pour principe ce premier Etre, il faut chanter des Cantiques de louange en leur honneur, & ſacrifier à chacun les prémices des biens qu’ils nous donnent, ſoit pour nous ſervir de nourriture, ſoit pour l’employer à des ſacrifices ; & ſi le Laboureur offre les prémices de ſes fruits, offrons leur de bonnes penſées, & remercions-les de ce qu’ils nous ont donné le pouvoir de les contempler, de ce que cette contemplation eſt la vraie nourriture de l’ame, & de ce que converſant avec nous, & nous favoriſant de leurs apparitions, ils nous éclairent pour nous ſauver.

XXXV. Ce n’eſt cependant pas de cette façon qu’en agiſſent même pluſieurs de ceux qui s’appliquent à la Philoſophie. Ils cherchent plus à ſe conformer aux préjugés, qu’à honorer Dieu. Ils ne ſongent qu’aux ſtatues, & ne ſe propoſent point d’apprendre des Sages quel eſt le véritable culte. Nous ne diſputerons pas avec eux. Notre but eſt d’arriver à la vérité, de prendre pour modéles les gens vertueux de l’Antiquité, de profiter des inſtructions qu’ils nous ont données, & qui ne peuvent qu’être très-utiles pour arriver à la perfection.

XXXVI. Les Pythagoriciens qui s’appliquoient beaucoup aux nombres & aux lignes, en offroient ſouvent les prémices aux Dieux. Ils donnoient le nom d’un nombre à Minerve, à Diane, à Apollon, à la Juſtice, à la Tempérance. Ils faiſoient la même choſe à l’égard des lignes ; & ils plûrent tellement aux Dieux par cette eſpèce de ſacrifices, qu’ils en recevoient le don de Prophétie, lorſqu’ils les invoquoient, & qu’ils en étoient favoriſés dans les recherches, où ils avoient beſoin de leur ſecours. Quant aux Dieux du Ciel, ſoit les planétes, ſoit les étoiles fixes, parmi leſquelles le Soleil doit avoir le premier rang, & la Lune le ſecond, nous les honorerons par le feu qui eſt de même nature qu’eux, ainſi que le remarque le Théologien. Il ajoute qu’il ne ſacrifie rien d’animé, mais ſeulement du miel, des fruits & des fleurs, & que ſon Autel n’eſt jamais ſouillé par le ſang ; mais il eſt inutile d’en tranſcrire d’avantage. Il faut que celui qui s’applique à la piété, ne ſacrifie aux Dieux rien d’animé, mais ſeulement aux démons, ſoit bons, ſoit mauvais : il connaît quels ſont les ſacrifices qu’il faut leur offrir, & qui ſont ceux qui doivent leur ſacrifier. Je n’en dirai pas davantage. Quant aux Platoniciens, puiſque quelques-uns d’eux ont publié leur doctrine, je vais expoſer leurs ſentimens : voici donc ce qu’ils penſent.

XXXVII. Le Dieu ſuprême eſt incorporel, immobile & indiviſible. Il n’eſt borné en aucun endroit ; il n’a beſoin de rien qui ſoit hors de lui. L’ame du monde a ces trois propriétés : elle a le pouvoir de le remuer elle-même, & de communiquer un mouvement régulier au corps du monde ; & quoiqu’incorporelle, & non ſujette aux paſſions, elle s’eſt revêtue d’un corps. Quant aux autres Dieux, le monde, les étoiles fixes, les planétes & les Dieux compoſés de corps & d’ame, & qui ſont viſibles, il ne faut leur ſacrifier que des choſes inanimées. Il y a outre cela une infinité d’êtres inviſibles que Platon appelle Démons ſans diſtinction ; quelques-uns de ceux-là à qui les hommes ont donné des noms particuliers, reçoivent d’eux les mêmes honneurs que l’on rend aux Dieux. Ils ont leur culte : il y en a pluſieurs autres qui n’ont point de nom & que l’on honore d’un culte aſſez obſcur, dans quelque ville ou dans quelque bourgade. Le reſte de cette multitude d’êtres intelligens eſt appelé Démon. L’opinion commune eſt, que ſi nous n’avions aucune attention pour eux, & que nous négligeaſſions leur culte, ils en ſeroient indignés, & nous feroient du mal, & qu’au-contraire ils nous font du bien, lorſque nous tâchons de nous les rendre favorables par des priéres, par des ſacrifices, & par les autres cérémonies uſitées.

XXXVIII. Puiſqu’il y a beaucoup de confuſion dans tout ce que l’on penſe de ces intelligences, & qu’on n’épargne point la calomnie à leur égard, il eſt néceſſaire d’entrer dans un plus grand détail de leurs différentes natures. Remontons juſqu’à l’origine de l’erreur, & faiſons les diſtinctions ſuivantes. Toutes les ames qui ont pour principe l’ame de l’Univers, gouvernent les grands pays qui font ſitués ſous la Lune. Leur adminiſtration eſt conforme à la raiſon. Il faut être perſuadé que ce ſont de bons démons, qui n’agiſſent que pour l’utilité de ceux ſur leſquels ils préſident, ſoit qu’ils ſoient chargés du ſoin de quelques animaux, ſoit qu’ils veillent ſur les fruits, ſoit que ce ſoient eux qui procurent la pluie, des vents modérés, le beau temps, & tout ce qui contribue à rendre les ſaiſons favorables. Nous leur avons l’obligation de la Muſique, de la Médecine, de la Gymnaſtique, & enfin de tous les Arts. Il n’eſt pas vraiſemblable que nous ayant procuré de ſi grands avantages, ils cherchent à nous nuire. Il faut mettre au rang des bons démons ceux qui, comme dit Platon, ſont chargés de porter aux Dieux les priéres des hommes, & qui rapportent aux hommes les avertiſſemens, les exhortations & les oracles des Dieux : mais toutes les ames qui au lieu de dominer l’eſprit qui leur eſt uni, s’en laiſſent gouverner juſqu’à être tranſportées par la colère & par les paſſions, ſont avec raiſon appellées ſoin des démons malfaiſants.

XXXIX. Ils ſont inviſibles, & échappent aux ſens des hommes ; ils n’ont point un corps ſolide & ils ont des figures différentes : les formes qui enveloppent leur eſprit, ſe font quelquefois apercevoir, & quelquefois on ne peut pas les enviſager. Ces méchants eſprits changent de figure. Leur eſprit, en ce qu’il eſt corporel, eſt ſujet aux paſſions & eſt corruptible ; & quoiqu’il ſoit joint à leur ame pour être uni avec elle un très-long temps, il n’eſt pas éternel ; car il y a apparence qu’il en ſort des écoulemens & qu’il ſe nourrit. Il y a une proportion réguliére entre l’eſprit & l’ame des bons génies. On s’en aperçoit lorſqu’ils apparaiſſent corporellement ; mais il n’y en a aucune entre l’eſprit & l’ame des mauvais génies. Ceux-ci habitent les eſpaces qui ſont autour de la terre. Il n’y a ſorte de maux qu’ils n’entreprennent de faire avec leur caractère violent & ſournois, lorſqu’ils ne ſont point obſervés par un bon génie plus puiſſant qu’eux ; ils uſent de violence, & font de fréquentes attaques, quelquefois en ſe cachant, d’autres fois ouvertement : ainſi ils cauſent aux hommes de grands maux ; & les remédes que les bons génies procurent, ſont lents à venir. Car le bien va toujours d’un pas réglé, & avec ordre. Dès que vous ſerez perſuadé de la vérité de ce que je dis, vous ſerez bien éloigné de tomber dans cette abſurdité, que les bons génies ſoient auteurs des maux, ou que les mauvais nous procurent des biens.

XL. Une des choſes les plus fâcheuſes que nous ayons à craindre des mauvais génies, c’eſt que quoiqu’ils ſoient cauſe de tous malheurs que nous éprouvons dans cette vie, des peſtes, des ſtérilités, des tremblemens de terre, des ſéchereſſes, & autres ſemblables fléaux, ils voudroient nous perſuader que ce ſont eux qui nous procurent les biens contraires à ces maux, c’eſt-à-dire, la fertilité. Ils voudroient nous nuire, ſans que nous le ſçuſſions ; ils cherchent à nous engager à des priéres, & à des ſacrifices, pour appaiſer les bons génies, comme s’ils étoient fâchés contre nous. Leur intention eſt de nous empêcher d’avoir des opinions ſaines des Dieux, & de nous attirer à eux-mêmes. L’erreur & la confuſion leur plaiſent. Jouant ainſi le perſonnage des autres Dieux, ils profitent de nos extravagances, ayant pour eux le plus grand nombre des hommes, à qui ils inſpirent un amour violent des richeſſes, des honneurs, des plaiſirs, de la vaine gloire, ſource des diviſions, des guerres, & des malheurs qui affligent la terre : mais ce qu’il y a de plus triſte, c’eſt qu’ils nous donnent ces mêmes idées des plus grands Dieux, & que dans leurs calomnies ils n’épargnent pas même le meilleur de tous les êtres, qu’ils accuſent d’avoir tout confondu. Ils inſpirent ces opinions, non-ſeulement au peuple, mais auſſi à pluſieurs Philoſophes ; & le peuple voyant ces ſentimens ſoutenus par ceux que l’on met au rang des Sages, ſe confirme par-là davantage dans ſes erreurs.

XLI. La Poëſie a auſſi contribué à corrompre les opinions des hommes. Son ſtyle enchanteur n’a pour but que de faire croire les choſes les plus impoſſibles : mais il faut croire très-fermement que ce qui eſt bon ne fait point de mal, & que ce qui eſt mauvais ne fait point de bien : & comme dit Platon, ainſi que la chaleur ne refroidit pas, & que le froid n’échauffe pas, ce qui eſt juſte ne peut pas faire de tort. Or Dieu eſt par ſa nature ce qu’il y a de plus juſte, autrement il ne ſeroit pas Dieu. Il faut donc ſuppoſer que les bons génies n’ont pas le pouvoir de mal-faire. Une Puiſſance qui ſeroit mal-faiſante par ſa nature, & qui voudroit faire du mal, ſeroit toute différente d’une Puiſſance bienfaiſante. Les contraires ne peuvent pas ſe réunir dans le même ſujet. Les mauvais génies font aux hommes tous les maux qu’ils peuvent : les bons au contraire avertiſſent les hommes des dangers, dont ils ſont menacés par les génies malfaiſants ; & ils donnent ces avis ou par des ſonges, ou par des inſpirations, ou enfin par d’autres moyens. Si quelqu’un avoit le talent de diſcerner ces divers avertiſſemens, il ſe mettroit facilement en garde contre tous les maux, que les mauvais génies ſont capables de nous faire. Les bons génies donnent des avis à tous les hommes ; mais tous les hommes ne les entendent pas : comme il n’y a que ceux qui ont appris à lire, qui puiſſent lire. Toute la magie n’eſt qu’un effet des opérations des mauvais génies ; & ceux qui font du mal aux hommes par des enchantemens, rendent de grands honneurs aux mauvais génies, & ſur tout à leur chef.

XLII. Ces eſprits ne font occupés qu’à tromper par toute ſorte d’illuſions & de prodiges. Les filtres amoureux ſont de leur invention : l’intempérance, le déſir des richeſſes, l’ambition viennent d’eux, & principalement l’art de tromper ; car le menſonge leur eſt très familier. Leur ambition eſt de paſſer pour Dieux ; & leur chef voudroit qu’on le crût le grand Dieu. Ils prennent plaiſir aux ſacrifices enſanglantés[7] : ce qu’il y a en eux de corporel s’en engraiſſe ; car ils vivent de vapeurs & d’exhalaiſons, & ſe fortifient par les fumées du ſang & des chairs.

XLIII. C’eſt pourquoi un homme prudent & ſage ſe gardera bien de faire de ces ſacrifices, qui attireroient ces génies. Il ne cherchera qu’à purifier entiérement ſon ame, qu’ils n’attaqueront point, parce qu’il n’y a aucune ſympathie entre une ame pûre & eux. Nous n’examinons point ſi c’eſt une néceſſité aux villes de les apaiſer. On y regarde les richeſſes & les choſes extérieures & corporelles, comme de vrais biens, & le contraire comme des maux. On y eſt fort peu occupé du foin de l’ame. Pour nous, autant qu’il ſera poſſible, n’ayons pas beſoin des faveurs de ces génies, mais faiſons tout ce qui dépendra de nous, pour tâcher de nous rendre ſemblables à Dieu & aux bons génies ; & nous y parviendrons, ſi en nous guériſſant des paſſions, nous tournons toutes nos penſées vers les vrais êtres, afin qu’ils nous ſervent continuellement de modele, & que nous évitions de reſſembler aux méchants hommes & aux mauvais génies, en un mot à tout ce qui ſe complaît dans les choſes mortelles & matérielles : de ſorte que, comme l’a dit Théophraſte, nous ne ſacrifierons que ce ſur quoi les Théologiens ſont d’accord, très perſuadés que moins nous aurons de ſoin de nous dégager de nos paſſions, plus nous dépendrons mauvaiſes Puiſſances, & plus il ſera néceſſaire de leur ſacrifier pour les apaiſer. Car comme diſent les Théologiens, c’eſt une néceſſité pour ceux qui ſont dominés par les choſes extérieures, & qui ne maîtriſent pas leurs paſſions, de fléchir les mauvais eſprits ; autrement ils ne ceſſeront de les tourmenter.

XLIV. Tout ce que nous venons de dire ne regarde que les ſacrifices. Revenons à ce que nous avons dit au commencement de cet Ouvrage, que quoiqu’on ſacrifie des Animaux, il ne s’enſuit pas qu’on puiſſe les manger. Nous allons préſentement faire voir, que quand il ſeroit néceſſaire de les offrir en ſacrifice, on devroit cependant s’abſtenir de les manger. Tous les Théologiens conviennent, que l’on ne doit point manger des viandes qui ont ſervi aux ſacrifices offerts pour détourner les maux : il ne faut avoir recours pour lors qu’aux expiations. Que perſonne, diſent-ils, n’aille ni à la Ville, ni dans ſa propre maiſon, avant qu’il ait purifié ſes habits & ſon corps dans la rivière ou dans la fontaine. Ils ont ordonné à ceux à qui ils ont permis de ſacrifier, de s’abſtenir de ce qui avoit été ſacrifié, de ſe préparer en ſe ſanctifiant par des jeûnes, & ſur tout par l’abſtinence des Animaux, ce pieux régime étant comme la ſauve-garde de l’innocence, & comme le ſymbole ou le ſceau Divin, qui empêche les mauvais effets des génies que l’on veut appaiſer. Car on n’a rien à craindre d’eux, lorſqu’on n’eſt pas dans les mêmes diſpoſitions, & lorſque le corps & l’eſprit purifiés, ont la piété pour bouclier.

XLV. Il n’eſt pas juſqu’aux Enchanteurs, qui n’aient eu recours à ces précautions ; ils les ont regardées comme néceſſaires : mais elles ne font pas toujours efficaces ; car ils ne s’adreſſent aux mauvais génies que pour de vilaines actions. La pureté n’eſt pas faite pour eux ; c’eſt la vertu des hommes Divins & des Sages : elle leur ſert de ſauve-garde, & les introduit chez les Dieux. Si les Enchanteurs ſe faiſoient une habitude de la pureté, bientôt ils renonceroient à leur profeſſion, parce qu’ils ceſſeroient de déſirer ce qui les porte à l’impiété. Remplis de paſſions & n’aimant que le déſordre, ils ne s’abſtiennent que pour un temps des nourritures impures ; & ils ſont punis de leurs déréglemens, non ſeulement par les mauvais génies qu’ils mettent en mouvement, mais auſſi par cette ſuprême juſtice, qui voit toutes les actions des hommes & pénetre juſqu’à leurs penſées. La pureté intérieure & extérieure n’eſt donc que pour les hommes Divins qui travaillent à délivrer leurs ames des paſſions, & qui renoncent aux alimens qui mettent les paſſions en mouvement. Ils ne reſpirent que la ſageſſe, & n’ont ſur Dieu que des idées ſaines : ils ſe ſanctifient par un ſacrifice ſpirituel ; & ils s’approchent de Dieu avec un habit blanc & pur, c’eſt-à-dire avec une ame dégagée de paſſions, & avec un corps léger, qui n’eſt point appeſanti par des ſucs étrangers qui ne lui étoient pas deſtinés.

XLVI. Si dans les ſacrifices inſtitués par les hommes en l’honneur des Dieux, la chauſſure que l’on porte doit être pure & ſans tache, ne convient-il pas que notre peau qui eſt notre derniére robe ſoit pure, & que nous vivions purement dans le temple de notre Pere, c’eſt-à-dire, dans ce monde ? S’il ne s’agiſſoit que de la pureté du corps, il n’y auroit peut-être pas ſi grand danger à la négliger : mais tout corps ſenſible recevant quelques écoulemens des génies groſſiers, on aura trop de reſſemblance avec eux, ſi l’on ne ſe met en garde contre l’impureté qu’il y a à craindre de l’uſage de la chair & du ſang.

XLVII. C’eſt pourquoi les Théologiens ont obſervé avec grande attention l’abſtinence de la viande. L’Egyptien nous en a découvert la raiſon, que l’expérience lui avoit appriſe. Lorſque l’ame d’un Animal eſt ſéparée de ſon corps, par violence, elle ne s’en éloigne pas, & ſe tient près de lui. Il en eſt de même des ames des hommes qu’une mort violente a fait périr ; elles reſtent près du corps : c’eſt une raiſon qui doit empêcher de ſe donner la mort. Lors donc qu’on tuë les Animaux, leurs ames ſe plaiſent auprès des corps qu’on les a forcés de quitter ; rien ne peut les en éloigner : elles y ſont retenues par ſympathie ; on en a vû pluſieurs qui ſoupiroient près de leurs corps. Les ames de ceux dont les corps ne ſont point en terre, reſtent près de leurs cadavres : c’eſt de celles là que les Magiciens abuſent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéïr, lorſqu’ils ſont les maîtres du corps mort, ou même d’une partie. Les Théologiens qui ſont inſtruits de ces myſtères, & qui ſavent quelle eſt la ſympathie de l’ame des bêtes pour les corps dont elles ont été ſéparées, & avec quel plaiſir elles s’en approchent, ont avec raiſon défendu l’uſage des viandes, afin que nous ne ſoyons pas tourmentés par des ames étrangéres, qui cherchent à ſe réunir à leurs corps & que nous ne trouvions point d’obſtacles de la part des mauvais génies en voulant nous approcher de Dieu.

XLVIII. Une expérience fréquente leur a appris, que dans le corps il y a une vertu ſecrete qui y attire l’ame qui l’a autrefois habité. C’eſt pourquoi ceux qui veulent recevoir les ames des Animaux qui ſavent l’avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taupes, des éperviers. L’ame de ces bêtes entre chez eux en même temps qu’ils font uſage de ces nourritures, & leur fait rendre des oracles comme des Divinités.

XLIX. C’eſt donc avec raiſon que le Philoſophe qui eſt en même tems le Prêtre du Dieu ſuprême, s’abſtient dans ſes alimens de tout ce qui a été animé : il ne cherche qu’à s’approcher de Dieu tout ſeul, en prévenant les perſécutions des génies importuns. Il étudie la nature ; & en qualité de vrai Philoſophe, il s’applique aux ſignes, & comprend les diverſes opérations de la nature. Il eſt intelligent, modeſte, modéré, toujours occupé de ſon ſalut ; & de même que le Prêtre d’un Dieu particulier s’applique à placer convenablement ſes ſtatues, & à ſe rendre habile dans les myſtéres, dans les cérémonies, dans les expiations, en un mot dans tout ce qui a rapport au culte de ſon Dieu, auſſi le Prêtre du Dieu ſuprême étudie avec attention les expiations, & tout ce qui peut l’unir à Dieu.

L. Si les Prêtres des Dieux ſubalternes & les devins ordonnent de s’éloigner des tombeaux, d’éviter la fréquentation des méchans, de n’avoir aucun commerce avec les femmes qui ont leurs régles, de ne point ſe trouver à aucun ſpéctacle indécent ou lugubre, de ne pas s’expoſer à rien entendre qui puiſſe mettre les paſſions en mouvement, parce que l’on s’apperçoit ſouvent que la préſence des gens impurs trouble le devin, & qu’il y a plus de danger que d’utilité à ſacrifier indiſcrettement ; le Prêtre du Dieu ſuprême, qui eſt le père de la nature, pourra-t-il ſe réſoudre à devenir lui-même le tombeau des corps morts ? Lorſqu’il ſera rempli d’impuretés, comment cherchera-t-il à s’unir avec le plus parfait de tous les êtres ? C’eſt bien aſſez que pour vivre nous ayons recours aux fruits, quoique ce ſoit proprement recevoir les parties de la mort : mais il n’eſt pas encore tems de nous expliquer ſur ce ſujet : il faut encore traiter des ſacrifices.

LI. Quelqu’un dira peut-être que nous anéantiſſons une grande partie de la divination, celle qui ſe fait par l’inſpection des entrailles, ſi nous nous abſtenons de tuer les Animaux : mais celui qui fait cette objection, n’a qu’à tuer les hommes auſſi ; car on dit que l’on voit encore mieux l’avenir dans leurs entrailles, & c’eſt ainſi que pluſieurs Barbares conſultent ce qui doit arriver. Mais comme il n’y a que l’injuſtice & la cupidité qui pourroient nous engager à tuer un de nos ſemblables, pour apprendre l’avenir, auſſi eſt-il injuſte de faire mourir les Animaux par ce motif de curioſité. Ce n’eſt pas ici le lieu d’examiner, ſi ce font les Dieux ou les Démons qui nous découvrent les lignes des événemens futurs, ou ſi c’eſt l’ame de l’Animal ſéparée de ſon corps, qui répond aux queſtions qu’on lui fait par ſes entrailles.

LII. Quant à ceux qui ne ſont occupés que des choſes extérieures, puiſqu’ils ſe manquent à eux-mêmes, permis a eux de ſe laiſſer emporter par l’uſage : mais pour le vrai Philoſophe qui eſt délivré de l’eſclavage des choſes extérieures, nous prétendons avec raiſon qu’il n’importunera pas les démons, & ne recourra ni aux oracles, ni aux entrailles des Animaux. Il ne cherche qu’à ſe détacher des choſes qui font recourir aux devins. Il renonce au mariage : pourquoi iroit-il conſulter un oracle au ſujet d’une femme ? Il ne l’importunera pas non plus ni ſur le commerce, ni ſur ſes domeſtiques, ni ſur ſon avancement, ni ſur les autres vanités humaines. Ce qu’il ſouhaite de ſavoir, ni aucun devin, ni les entrailles des Animaux ne le lui découvriront pas. Il ſe recuëillera en lui-même ; c’eſt là que Dieu réſide : il en recevra des conſeils propres à le conduire à la vie éternelle ; & tout occupé de ce grand objet, il ne cherchera point à être devin, mais il ſe propoſera d’être l’ami du grand Dieu.

LIII. S’il ſe trouve réduit dans quelque extrémité fâcheuſe, les bons génies accoureront à ſon ſecours, & lui découvriront l’avenir, ſoit par des rêves, ſoit par des préſſentimens ; ils lui apprendront ce qu’il doit éviter. Il faut ſeulement qu’il s’éloigne de ce qui eſt mauvais, qu’il connaiſſe ce qu’il y a de meilleur dans la nature. Mais la méchanceté des hommes & l’ignorance dans laquelle ils ſont des choſes divines, les portent à mépriſer ce qu’ils ignorent, & à en mal parler ; d’autant plus que ce n’eſt point par des voix ſenſibles, que ces natures s’expriment. Comme elles ſont ſpirituelles, ce n’eſt que par l’eſprit qu’elles ſe communiquent à ceux qui les reſpectent. Quoique l’on ſacrifie des Animaux pour connoître l’avenir, il ne s’enſuit pas qu’il faille les manger : comme ce n’eſt pas une conſéquence qu’il ſoit permis de manger de la chair, parce que l’on en ſacrifie aux Dieux & aux démons. Car les hiſtoires rapportées par Théophraſte & par pluſieurs autres font mention d’hommes ſacrifiés ; il n’eſt cependant pas permis de manger les hommes.

LIV. Les Hiſtoires ſont remplies de ces faits : nous en rapporterons quelques uns, qui ſuffiſent pour prouver ce que nous avons avancé. On ſacrifioit à Rhodes un homme à Saturne le 6 du mois Metageitnion[8] ; & cette coutume après avoir ſubſiſté longtems, fut enfin changée. On conſervoit en priſon juſqu’à la fête de Saturne un de ceux qui avoient été condamnés à mort ; & le jour de la fête on menoit cet homme hors des Portes vis-à-vis l’Hôtel du bon Conſeil, & après lui avoir fait boire du vin, on l’égorgeoit. Dans[9] Salamine qu’on nommoit autrefois Coronis, pendant le mois appellé par les Cypriens Aphrodiſium, on ſacrifioit un homme à Agraule fille de Cécrops & de la Nymphe Agraulis. Cette coutume dura juſqu’au temps de Diomede, où elle fut changée. On ſacrifia un homme à Diomede. Le temple de Minerve, d’Agraule & de Diomede étoit enfermé par une même muraille. Celui qui devoit être ſacrifié étoit mené par de jeunes gens : il faiſoit trois tours autour de l’Hôtel en courant ; le Prêtre enſuite le frappoit d’un coup de lance dans l’eſtomac, & le brûloit après cela tout entier ſur un Bucher.

LV. Ce ſacrifice fut aboli par Diphile Roi de Chypre vers le tems de Séleucus le Théologien : il changea cet uſage en celui de ſacrifier un bœuf ; & le démon agréa ce bœuf à la place de l’homme. Amoſis ſupprima le ſacrifice des hommes à Heliopole d’Egypte, comme le témoigne Manethon dans ſon livre de l’Antiquité & de la Piété. On les ſacrifioit à Junon : on les examinoit pour ſçavoir s’ils étoient ſans imperfection, de même qu’on auroit fait un Veau, & on les ſcelloit. On en immoloit trois. Amoſis ordonna qu’on leur ſubſtitueroit trois figures d’homme, faites de cire. Dans l’Isle de Chio & à Ténédos on ſacrifioit un homme à Bacchus le cruel, & on le mettoit en piéces, comme le dit Evelpis de Caryſte. Apollodore rapporte auſſi que les Lacédémoniens ſacrifioient un homme au Dieu Mars.

LVI. Les Phéniciens dans les grandes calamités ſoit de guerre, ſoit de ſéchereſſe, ſoit de famine, ſacrifioient ce qu’ils avoient de plus cher à Saturne ; & ce ſacrifice ſe faiſoit en conſéquence d’une délibération publique. L’Hiſtoire Phénicienne eſt pleine de ces ſacrifices. Sanchoniathon l’a écrite en langue Phénicienne & Philon de Biblos l’a traduite en Grec en huit Livres. Iſtre dans le recueil qu’il a fait des ſacrifices de Crete rapporte qu’autrefois les Curetes ſacrifioient des enfants à Saturne. Pallas qui de tous les Auteurs eſt celui qui a le mieux écrit ſur les myſtéres de Mythra, prétend que les ſacrifices humains ont été preſque abolis partout ſous l’Empire d’Adrien. On ſacrifioit autrefois à Laodicée de Syrie une vierge à Pallas : préſentement on lui ſacrifie une biche. Les Carthaginois qui habitent l’Afrique ſacrifioient auſſi des hoſties humaines : ce fut Iphicrate qui les abolit. Les Dumatiens, peuples de l’Arabie, ſacrifioient tous les ans un enfant, & l’enterroient ſous l’Autel qui leur ſervoit de repréſentation de la Divinité. Philarque rapporte que tous les Grecs, avant que d’aller à la guerre, ſacrifioient des hommes. Je ne dis rien ni des Thraces, ni des Scythes, ni comment les Athéniens ont fait mourir la fille d’Ericthée & de Praxithée. Qui ne ſçait que préſentement à Rome même, à la fête de Jupiter Latialis, on immole un homme ? Ce n’eſt pas à dire pour cela que l’on puiſſe manger de la chair humaine. Quoique dans quelques néceſſités l’on ſe ſoit crû obligé de ſacrifier des hommes, & que quelques aſſiégés preſſés par une extrême famine ayent crû pouvoir manger des hommes, ils n’en ont pas moins été regardés comme exécrables, & leur conduite a été traitée d’impie.

LVII. Après la premiére guerre des Romains en Sicile contre les Carthaginois, les Phéniciens qui étoient à la ſolde de ceux-ci, s’étant révoltés, & voulant engager les Africains dans leur rébellion, Amilcar ſurnommé Barcas leur fit la guerre, & les réduiſit à une ſi grande famine, qu’ils mangerent d’abord ceux qui avoient été tués en combattant, & lorſqu’ils les eurent mangés tous, ils mangerent enſuite leurs priſonniers, & enfin leurs domeſtiques. Ils finirent par ſe manger les uns les autres, après avoir tiré ſur qui le ſort tomberoit. Amilcar ayant pris ceux qui reſtoient à diſcrétion, les fit fouler aux pieds par ſes éléphans, comme ſi c’eût été une impiété de laiſſer ces miſérables en ſociété avec les autres hommes. Il ne voulut jamais malgré cet exemple ſe ſoumettre à l’uſage de manger les hommes ; ni Annibal ſon fils à qui quelqu’un donna le conſeil d’accoutumer ſon armée qui étoit en Italie à cette nourriture, afin qu’elle ne manquât jamais de vivres. Ce font les guerres & les famines qui ont introduit l’uſage de la viande ; il ne falloit donc pas s’accoutumer à cette nourriture par le ſeul motif du plaiſir, comme il ne conviendroit pas de manger des hommes par cette raiſon. Et par ce qu’on ſacrifie des Animaux à quelques Puiſſances, il n’eſt pas pour cela permis d’en manger. Ceux qui ſacrifioient des hommes, ne croyoient pas pour cela être en droit de s’en ſervir pour alimens. Il eſt donc démontré par ce que nous venons de dire, que de l’uſage de ſacrifier les Animaux, la permiſſion de les manger ne s’enſuit pas.

LVIII. C’eſt une choſe avérée chez les Théologiens, que l’on offroit des ſacrifices enſanglantés, non aux Dieux, mais aux démons ; & ceux qui les offroient connaiſſoient la nature de ces Puiſſances. Il y a des génies malfaiſants ; il y en a de bien-faiſants, qui ne nous tourmentent point, lorſque nous leur donnons les prémices ſeulement des choſes que nous mangeons, & dont nous nourriſſons ou notre corps, ou notre ame : voilà ce qui n’étoit pas ignoré de ces Théologiens. Mais il eſt tems de finir ce Livre, après avoir ajouté quelque choſe pour faire voir que pluſieurs ont eû de ſaines idées de la Divinité : quelques Poëtes raiſonnables ſe ſont expliqués ainſi.

Qui eſt l’homme aſſez fol, aſſez imbécille, ou aſſez crédule, pour s’imaginer que les Dieux prennent plaiſir à des os ſans chair, à la bile cuite dont à peine les chiens qui ont faim veulent manger, & qu’ils reçoivent ces mets comme un préſent ? Un autre Poëte a dit : je n’offrirai que des gâteaux & de l’encens ; car je ſacrifie aux Dieux & non à mes amis.

LIX. Quand Apollon nous ordonne de ſacrifier ſuivant l’uſage du pays, c’eſt à-dire conformément à l’uſage de nos peres, il nous rappelle aux anciennes coutumes. Or nous avons prouvé, que dans les anciens tems on n’offroit aux Dieux que des gâteaux & des fruits[10].

LX. Ceux qui les premiers ont fait de grandes dépenſes en ſacrifices, ne ſavoient pas quel eſſain de maux ils introduiſoient dans le monde, la ſuperſtition, le luxe, l’opinion que l’on pouvoit corrompre les Dieux, & s’aſſûrer l’impunité du crime par les ſacrifices. C’eſt dans cette vûe que quelques-uns ont ſacrifié trois victimes avec des cornes dorées, d’autres des hécatombes. Olympias mere d’Alexandre ſacrifia cinq mille victimes en une ſeule fois ; c’eſt ainſi que l’on fait ſervir la magnificence à la ſuperſtition. Lorſqu’un jeune homme s’eſt perſuadé que les Dieux aiment la dépenſe des ſacrifices, & ſe réjouiſſent, ainſi qu’on le dit, aux repas des bœufs & des autres Animaux, comment pourra-t-il garder de la modération ? Et lorſqu’il s’imaginera que la multitude des victimes eſt agréable aux Dieux, il aura moins de répugnance à commettre des injuſtices, parce qu’il croira pouvoir racheter ſes péchés par des ſacrifices. Mais s’il ſe perſuade que les Dieux n’en ont pas beſoin, qu’ils ne regardent qu’aux diſpoſitions de ceux qui approchent d’eux, & que l’Hoſtie qui leur eſt la plus agréable, eſt d’avoir des idées exactes de leur nature & de leurs opérations, il travaillera à devenir ſage, ſaint & juſte.

LXI. Les meilleures prémices que l’on puiſſe offrir aux Dieux, ce ſont un eſprit pur & une ame dégagée de paſſions. Si on leur offre quelque autre choſe, il faut que ce ſoit avec recuëillement & zéle. Le motif qui nous fait honorer les Dieux doit être le même, que celui qui nous porte à reſpecter les gens de bien, à leur céder la premiére place, à nous lever lorſque nous les voyons, à leur parler avec égard. Ce n’eſt pas comme s’il s’agiſſoit de payer un impôt. Car on ne doit pas dire aux Dieux :[11] « Si vous vous reſſouvenez de mes bienfaits, Philinus, & que vous m’aimiez, j’en ſuis content ; c’étoit là mon intention » Dieu n’eſt pas content de ces diſpoſitions. C’eſt ce qui a fait aſſûrer à Platon, qu’un homme de bien doit toujours ſacrifier aux Dieux, & continuellement s’approcher d’eux par des priéres, par des offrandes, par des ſacrifices, en un mot par tout le culte que l’on doit à la Divinité. Quant au méchant, le tems qu’il emploie à honorer les Dieux, eſt un tems perdu. L’homme de bien ſçait ce qu’il faut employer en ſacrifices, en offrandes, en prémices, & ce dont il faut s’abſtenir : mais le vicieux qui ne conſulte que ſon humeur, honore les Dieux ſuivant ſes caprices ; ſon culte approche plus de l’impiété que de la piété. C’eſt pourquoi Platon croit que le Philoſophe ne doit point ſuivre les mauvais uſages, parce que cela n’eſt ni agréable aux Dieux, ni utile aux hommes, qu’il doit chercher à en ſubſtituer de meilleurs ; que s’il ne peut pas y réuſſir, il faut du moins qu’il ne prenne aucune part à ce qui eſt mauvais, & que lorſqu’il eſt dans le bon chemin, il doit toujours continuer ſa route, ſans craindre les dangers ni les mauvais diſcours. Il ſeroit effectivement honteux, que tandis que les Syriens s’abſtiennent de poiſſons, les Hébreux de cochons, un grand nombre de Phéniciens & d’Egyptiens de vaches, & que ces peuples ont été ſi attachés à ces uſages, qu’en vain pluſieurs rois ont tenté de les faire changer, & qu’ils ont mieux aimé ſouffrir la mort que de violer leurs Loix, nous tranſgreſſions les Loix de la nature, les préceptes Divins, par la crainte des hommes & de leurs mauvais propos. Certes l’aſſemblée des Dieux & des hommes Divins auroit ſujet de nous regarder avec mépris, s’ils voyoient que nous qui ne ſommes continuellement occupés qu’à mourir aux choſes extérieures, ſoyons devenus les eſclaves des vaines opinions, & que nous appréhendions les dangers qu’il y a à ne nous y pas conformer.

LIVRE TROISIÈME.

I. Nous avons démontré dans les deux premiers Livres que l’uſage de la viande eſt contraire à la tempérance, à la frugalité & à la piété, qui nous conduiſent à la vie contemplative. La perfection de la juſtice eſt renfermée dans la piété envers les Dieux ; & l’abſtinence des viandes contribuant beaucoup à la piété, il n’y a pas ſujet de craindre, que tant que nous conſerverons la piété à l’égard des Dieux, nous violions la juſtice que nous devons aux hommes. Socrate diſoit un jour à ceux qui diſputoient ſi le plaiſir devoit être la fin de l’homme, que quand tous les cochons & les boucs en conviendroient, il n’avoueroit jamais, tant qu’il auroit l’uſage de ſon eſprit, que la vraie félicité conſiſtât dans les plaiſirs des ſens. Pour nous, quand tous les loups & tous les vautours du monde approuveroient l’uſage de la viande, nous ne conviendrions pas que ce fût une choſe juſte ; parce que l’homme ne doit point faire de mal, & doit s’abſtenir de ſe procurer du plaiſir par tout ce qui peut faire tort aux autres. Mais puiſque nous en ſommes ſur la juſtice, que nos adverſaires prétendent ne nous obliger qu’à l’égard de nos ſemblables, & nullement à l’égard des Animaux, nous allons faire voir que les Pythagoriciens ont raiſon, de ſoutenir que toute ame qui eſt capable de ſentiment & ſuſceptible de mémoire, eſt en même tems raiſonnable : ceci étant une fois démontré, il ſuit que les loix de la juſtice nous obligent à l’égard de tous les Animaux. Nous n’expoſerons qu’en abrégé ce qui a été dit à ce ſujet par les Anciens.

II. Il y a deux ſortes de raiſons ſelon les Stoïciens, l’une intérieure & l’autre extérieure. Celle-ci ſe communique au dehors. Il y en a une droite ; il y en a une défectueuſe. Il faut examiner de laquelle les Animaux ſont privés. Eſt-ce de la droite raiſon ? Eſt-ce de la raiſon en général ? Eſt-ce de la raiſon intérieure ? Eſt-ce de la raiſon extérieure ? Il ſemble qu’on veuille leur ôter non ſeulement l’uſage de la droite raiſon, mais auſſi quelque raiſon que ce ſoit, parce qu’autrement ils reſſembleroient aux hommes, chez leſquels à peine y a-t-il un Sage ou deux, ſur qui la raiſon domine toujours. Les autres ſont vicieux, quoiqu’ils aient la raiſon en partage. Mais les hommes portant l’amour propre trop loin, ont décidé que les Animaux étoient privés de toute raiſon. S’il faut cependant dire la vérité, non ſeulement tous les Animaux ont de la raiſon ; mais auſſi il y en a quelques-uns qui la portent juſqu’au plus haut degré de perfection.

III. Puiſqu’il y a deux raiſons, l’une qu’on montre au dehors, & l’autre intérieure, commençons à parler de celle qui ſe fait connoître par les ſons. C’eſt la voix qui s’exprime par l’organe de la langue, qui fait connoître ce qui ſe paſſe au dedans de nous & les paſſions de notre ame. C’eſt de quoi tout le monde ſera obligé de convenir. Peut-on dire que cette voix manque aux Animaux ? N’expriment-ils point ce qu’ils ſentent ; & ne penſent-ils point avant que de s’expliquer ? Car j’entends par la penſée ce qui ſe paſſe intérieurement dans l’ame, avant qu’on l’exprime par la voix. De quelque façon enſuite que l’on parle, ſoit comme les Barbares, ſoit comme les Grecs, ſoit comme les chiens, ſoit comme les boeufs, c’eſt la raiſon qui s’exprime ; & les Animaux en ſont capables. Les hommes converſent entr’eux ſuivant les règles qu’ils ont établies ; & les Animaux ne conſultent dans leur façon de s’exprimer, que les loix qu’ils ont reçues de Dieu & de la nature. Si nous ne les entendons pas, cela ne prouve rien. Car les Grecs n’entendent point le langage des Indiens ; & ceux qui ſont élevés dans l’Attique, ne comprennent rien à la Langue des Scithes, des Thraces, & des Syriens. C’eſt la même choſe pour eux que le cri des grues. Cependant ils écrivent & articulent leur Langue, comme nous écrivons & comme nous articulons la nôtre ; & nous ne pouvons ni articuler, ni lire la Langue des Syriens & des Perſes non plus que celle des Animaux. Nous entendons ſeulement du bruit & des ſons, ſans rien comprendre. Lorſque les Scithes parlent entre eux, il nous ſemble qu’ils ne font que gaſouiller, tantôt hauſſant, tantôt baiſſant la voix ; c’eſt un langage abſolument inintelligible pour nous. Cependant ils s’entendent auſſi bien entre eux, que nous nous entendons nous-mêmes. Il en eſt de même des Animaux. Chaque eſpèce entend le langage de la ſienne ; & ce langage ne nous paraît qu’un ſimple ſon qui ne ſignifie rien, que parce qu’il ne s’eſt encore trouvé aucun homme, qui ait pû nous apprendre la Langue des Animaux & nous ſervir d’interprête. Cependant s’il en faut croire les Anciens & quelques-uns de ceux qui ont vécu du temps de nos pères & même du nôtre, il y a eu des gens qui ont entendu & compris le langage des Animaux. On compte parmi les anciens Melampe & Tireſias avec quelques autres, & parmi les modernes Apollonius de Tyanes. On aſſure de ce dernier qu’étant avec ſes amis, & entendant une hirondelle qui gaſouilloit, il dit qu’elle avertiſſoit ſes compagnes qu’un âne chargé de bled étoit tombé près de la ville, & que le bled étoit répandu par terre. Un de nos amis nous a raconté, qu’il avoit eu un jeune domeſtique qui entendoit le langage des oiſeaux. Il aſſûroit qu’il étoit prophéte, & qu’il annonçoit ce qui étoit près d’arriver ; que cette faculté lui avoit été ôtée par ſa mere, qui appréhendant que l’on n’envoyât ce jeune homme à l’Empereur en préſent, avoit uriné dans ſon oreille lorſqu’il étoit endormi.

IV. Mais laiſſons ces faits à part, à cauſe de l’incrédulité qui n’eſt que trop naturelle. Perſonne, je crois, n’ignore qu’il y a pluſieurs nations, qui ont encore une grande facilité pour entendre la voix de quelques Animaux. Les Arabes entendent le langage des Corbeaux, les Tyrrhéniens celui des aigles ; & peut-être que tous tant que nous ſommes d’hommes, nous entendrions tout ce que diſent les Animaux, ſi un dragon léchoit nos oreilles. La variété & la différence de leurs ſons prouvent aſſez qu’ils ſignifient quelque choſe. Ils s’expriment différemment, lorſqu’ils ont peur, lorſqu’ils s’appellent, lorſqu’ils avertiſſent leurs petits de venir manger, lorſqu’ils ſe careſſent, ou lorſqu’ils ſe défient au combat ; & cette différence eſt ſi difficile à obſerver à cauſe de la multitude des diverſes infléxions, que ceux même qui ont paſſé leur vie à les étudier, y ſont fort embarraſſés. Les Augures qui examinent le croaſſement de la corneille & du corbeau, en ont bien remarqué un très-grand nombre de différens ; mais ils n’ont pas pû les obſerver tous, parce que cela n’eſt pas poſſible aux hommes. Quand les Animaux parlent entre eux, les ſons dont ils ſe ſervent ſont très-ſignificatifs, quoique nous ne les entendions pas. Mais s’ils paroiſſent nous imiter, apprendre la langue Grecque, & entendre ceux qui les gouvernent, qui eſt celui qui peut avoir aſſez peu de bonne foi pour nier qu’ils ſoient raiſonnables, parce qu’il ne les entend pas ? Les corbeaux, les pies, les bouvreuils, les perroquets imitent le langage des hommes, ſe ſouviennent de ce qu’ils ont entendu, & apprennent ce qu’on leur dit. Ils obéiſſent à leurs maîtres. Pluſieurs d’entre eux ont découvert le mal qui s’étoit fait dans la maiſon où on les élevoit. L’hyéne des Indes, appellée par les gens du pays Crocotale, imite ſi parfaitement la voix humaine, ſans avoir été inſtruite, que lorſqu’elle approche des maiſons, elle appelle ceux qu’elle croit pouvoir aiſément enlever, en contrefaiſant la voix de leurs amis, à qui elle ſait bien qu’ils obéiront ; & quoique les Indiens ſoient inſtruits de cette ruſe, ils ſont cependant ſouvent attrapés par la reſſemblance de la voix. Ils ſortent de chez eux, & périſſent ainſi. S’il y a des Animaux qui ne peuvent ni imiter notre langage, ni l’apprendre, cela ne prouve rien ; n’y-a-t-il pas des hommes qui ne peuvent ni imiter, ni apprendre, je ne dis pas les cris des Animaux, mais même les cinq différentes dialectes ? Il y a des Animaux qui ne parlent pas ; mais peut-être eſt-ce pour n’avoir point été inſtruits, ou pour n’avoir pas les organes de la voix ? Nous-mêmes étant près de Carthage, nous avons nourri une perdrix qui avoit volé droit à nous. Elle a été long tems chez nous ; & elle étoit devenue ſi familiére qu’elle nous careſſoit, badinoit avec nous, & répondoit à notre voix, autrement que les perdrix ne s’appellent entre elles.

V. On rapporte que parmi les Animaux qui ſont ſans voix, il y en a d’auſſi obéiſſans à leurs maîtres, qu’aucun domeſtique pourroit l’être. Tel étoit le poiſſon de Craſſus, appellé par les Romains Murene. Il étoit ſi familier avec ſon maître, & ſon maître l’aimoit à un tel point, que lui qui avoit ſupporté avec conſtance la mort de trois de ſes enfants, pleura ſa Murene, lorſqu’elle mourut. On prétend qu’il y a des anguilles dans l’Aréthuſe, & des Coracins dans le Méandre, qui obéiſſent à la voix de ceux qui les appellent. On voit par-là, que les Animaux qui ne font point uſage de leur langue pour exprimer ce qu’ils penſent, ſont cependant affectés des mêmes ſentimens que ceux qui parlent. Ce ſeroit donc une choſe fort déraiſonnable de dire qu’il n’y a de la raiſon que dans le diſcours de l’homme, parce que nous le comprenons ; & qu’il n’y en a point dans le langage des Animaux, parce qu’il nous eſt inintelligible. C’eſt comme ſi les corbeaux ſoutenoient, que leur croaſſement eſt le ſeul langage raiſonnable, & que nous ſommes ſans raiſon, parce qu’ils n’entendent pas ce que nous diſons ; ou comme ſi les habitants de l’Attique prétendoient qu’il n’y a de langue que la leur, & que tous ceux qui ne la parlent point ſont privés de raiſon. Cependant un habitant de l’Attique entendroit plûtôt le croaſſement du corbeau, que la langue des Syriens ou des Perſes. Ce ſeroit donc une abſurdité de décider, qu’une telle eſpèce eſt raiſonnable ou non, parce qu’on entend ce qu’elle dit, ou qu’on ne l’entend point, ou parce qu’elle parle, ou parce qu’elle garde le ſilence. On pourroit par la même raiſon aſſûrer, que l’Etre ſuprême & les autres Dieux ſont dépourvûs de raiſon, puiſqu’ils ne parlent point ; mais les Dieux même en ſe taiſant, indiquent ce qu’ils penſent. Les oiſeaux les entendent plûtôt que les hommes ; & après les avoir entendus, ils rendent aux hommes les volontés des Dieux, autant qu’ils le peuvent : car ce ſont les oiſeaux qui ſervent d’interprêtes aux Dieux. L’aigle l’eſt de Jupiter, l’épervier & le corbeau le ſont d’Apollon, la cigogne l’eſt de Junon, l’aigrette & la chouette le ſont de Minerve, la grue l’eſt de Cérès ; d’autres oiſeaux le ſont des autres Dieux. Ceux parmi nous qui étudient les Animaux & qui les nourriſſent, entendent leur langage. Le chaſſeur comprend à l’aboyement du chien, s’il cherche le liévre, s’il l’a trouvé ; ſi après l’avoir trouvé, il le pourſuit ; s’il l’a pris & s’il s’eſt échappé. Ceux qui conduiſent les vaches, ſavent quand elles ont faim, quand elles ont ſoif, quand elles font fatiguées, quand elles ſont en colère, quand elles cherchent leur veau : le lion par ſon rugiſſement fait entendre qu’il menace ; le loup par ſon hurlement nous indique qu’il eſt malade, & le berger connoît au bélement de la brebis ce qui lui manque.

VI. Ces Animaux entendent auſſi la voix des hommes, ſoit qu’ils ſoient en colére, ſoit qu’ils les carreſſent, ſoit qu’ils les appellent, ſoit qu’ils les chaſſent ; en un mot ils obéiſſent à tout ce qu’on leur ordonne, ce qui leur ſeroit impoſſible, s’ils ne reſſembloient pas à l’homme par l’intelligence. La muſique adoucit certains Animaux, & de ſauvages les rend doux : tels ſont les cerfs, les taureaux & pluſieurs autres. Ceux même qui prétendent que les Animaux n’ont point de raiſon, conviennent que les chiens ſuivent les régles de la Dialectique, & font dans quelques occaſions des Syllogiſmes. Lorſqu’ils pourſuivent une bête, & qu’ils ſont arrivés à un carrefour qui ſe termine à trois chemins, ils raiſonnent ainſi : Elle n’a pû paſſer que par l’une de ces trois routes : or elle n’a paſſé ni par celle-là, ni par celle-ci ; donc c’eſt par cette troiſiéme-ci qu’il faut la pourſuivre. On répondra ſans doute, que c’eſt par un inſtinct naturel que les Animaux agiſſent ainſi, puiſqu’ils n’ont point été inſtruits. Mais ne recevons-nous pas de la nature notre raiſon ? Et, s’il faut croire Ariſtote, il y a des Animaux qui apprennent à leurs petits à faire pluſieurs choſes, & même à former leur voix ; tel eſt le roſſignol. Il ajoute que pluſieurs Animaux apprennent diverſes choſes les uns des autres & des hommes : ce qui eſt confirmé par tous les écuyers, par tous les palefreniers, par les cochers, par les chaſſeurs, par ceux qui ont ſoin des éléphants, des bœufs, des bêtes ſauvages & des oiſeaux. Tout homme raiſonnable conviendra que ces faits prouvent que les Animaux ont de l’intelligence. L’inſenſé & l’ignorant le nieront, parce que la gourmandiſe les empêche de raiſonner. Il ne faut point être étonné de voir tenir de mauvais diſcours à cette eſpéce d’hommes, lorſqu’on les voit mettre en piéces les Animaux avec la même inſenſibilité que ſi c’étoient des pierres. Mais Ariſtote, Platon, Empédocle, Pythagore, Démocrite & tous ceux qui ont recherché la vérité, ont reconnu que les Animaux avoient de la raiſon.

VII. Il faut préſentement faire voir que les Animaux ont la raiſon intérieure. Elle différe de la nôtre, ſuivant Ariſtote, non point par ſa nature, mais ſeulement du plus au moins : de même que, ſelon pluſieurs, la nôtre diffère de celle des Dieux, ſeulement en ce que celle des Dieux eſt plus parfaite. Tout le monde convient que les Animaux ont les ſens, les organes & le corps à peu près ſemblables à nous. Ils nous reſſemblent non ſeulement par les paſſions, par les mouvemens de l’ame, mais auſſi par les maladies extraordinaires. Aucun homme ſenſé n’oſera dire, qu’ils ſont privés de raiſon à cauſe de l’inégalité de leurs divers tempéramens, puiſque chez les hommes même on remarque tant de différence dans les familles & dans les nations, & que cette différence ne détruit pas la raiſon. L’âne eſt ſujet au cathare, ainſi que l’homme, & meurt de même, lorſque ce mal tombe ſur les poulmons. Le cheval de même que l’homme crache ſes poumons & devient étique : il eſt ſujet au torticolis, à la goutte, à la fiévre, à la rage ; & l’on dit que pour lors il baiſſe les yeux vers la terre. Lorſqu’une jument eſt pleine, ſi elle ſent l’odeur d’une lampe qui s’éteint, elle avorte de même qu’une femme. Le bœuf & le chameau ont la fiévre, & entrent en fureur. La corneille eſt ſujette à la galle & à la lépre, de même que le chien : celui-ci a la goutte, & devient enragé. Le cochon s’enrhume. Le chien eſt encore plus ſujet au rhume : le rhume même des hommes a tiré ſon nom Grec[12] du chien. Nous connaiſſons les maladies de ces animaux, parce qu’ils vivent avec nous : nous ignorons celles des autres, parce qu’ils ne nous ſont pas familiers. Les animaux que l’on coupe, perdent leurs forces. Les chapons ne chantent plus : leur voix reſſemble à celle de la poule. Il en eſt de même des Eunuques, dont la voix reſſemble à celle des femmes. Il n’eſt pas poſſible de diſtinguer le mugiſſement & les cornes d’un bœuf coupé, d’avec ceux d’une vache. Les cerfs coupés ne jettent plus leurs bois ; ils les gardent toujours, comme les Eunuques conſervent leur poil. Si on coupe un cerf avant qu’il ait ſon bois, il ne lui en vient point : de même que ſi l’on fait Eunuque quelqu’un avant qu’il ait de la barbe, il ne lui en croît point. On voit par-là que les corps de preſque tous les animaux ſont diſpoſés comme les nôtres.

VIII. Voyons après cela s’ils ne nous reſſemblent pas quant aux paſſions de l’ame. Parlons d’abord des ſens. Les animaux les partagent avec l’homme ; car ce n’eſt pas lui ſeul qui goûte les ſaveurs, qui voit les couleurs, qui ſent les odeurs, qui entend le bruit, qui eſt ſenſible au chaud, au froid & à ce qui eſt l’objet de l’attouchement. Les animaux ont ces mêmes ſenſations ; & s’ils les ont, quoiqu’ils ne ſoient pas hommes, pourquoi leur ôteroit-on la raiſon, parce qu’ils ne font pas hommes ? On pourroit dire de même que les Dieux ne ſont pas raiſonnables, puiſqu’ils ne ſont pas hommes. On pourroit nous dépouiller nous-mêmes de la raiſon, puiſque les Dieux ſont raiſonnables, & que nous ne ſommes pas Dieux. Les animaux ont les ſens bien plus parfaits que les hommes. Je ne veux point parler de Lyncée. Il n’eſt[13] ſi fameux que dans la fable. Y a-t-il un homme qui ait la vûe auſſi bonne que le dragon ? D’où vient que les Poëtes ont employé ſon nom, pour exprimer l’action de voir. Quelque élevée dans les airs que ſoit une aigle, le liévre ne peut pas échapper à ſa vûe. Qui a l’ouïe auſſi fine que les grues, qui entendent d’auſſi loin qu’aucun homme peut apercevoir ? Preſque tous les Animaux ont l’odorat beaucoup plus excellent que nous ; de ſorte qu’ils ſentent ce qui nous échappe, & connoiſſent chaque choſe à la piſte : auſſi les hommes ſe laiſſent-ils conduire par les chiens, lorſqu’ils vont à la chaſſe du ſanglier & du cerf. Les animaux ſentent bien plûtôt que nous les influences de l’air. La connoiſſance qu’ils en ont, contribue à nous découvrir le tems qu’il fera dans la ſuite. Les plus habiles Médecins ne diſtinguent pas auſſi exactement les ſaveurs, ne ſavent ni ce qui eſt nuiſible, ni ce qui eſt ſain, ni ce qui peut ſervir de contre-poiſon, auſſi bien que les animaux. Ariſtote prétend que ceux d’entre eux qui ont les ſens les plus parfaits, ſont ceux qui ont le plus d’eſprit. La différence des corps peut les rendre à la vérité plus ou moins ſenſibles, plus ou moins vifs : mais elle ne peut point changer l’eſſence de l’ame ; & comme dans les mêmes eſpèces il y a des corps plus ſains les uns que les autres, des maladies fort différentes, & des diſpoſitions fort oppoſées : auſſi il y a de bonnes & de mauvaiſes ames, & il y a divers degrés de bonté & de méchanceté. Socrate, Ariſtote & Platon n’ont pas été également bons. Cette égalité de bonté ne ſe trouve pas même dans ceux qui ont les mêmes ſentimens. Si nous avons plus d’intelligence que les animaux, ce n’eſt pas une raiſon pour ſoutenir qu’ils n’en ont point : comme on auroit tort de dire que les perdrix ne vôlent pas, parce que les éperviers vôlent mieux qu’elles, ou que ceux-ci ne ſavent pas voler, parce qu’il y en a une eſpèce qui vôle beaucoup mieux que toutes les autres. Il faut bien convenir que l’ame dépend des diſpoſitions du corps ; cependant il ne change point ſa nature : elle agira différemment ſelon les diverſes organiſations du corps dans lequel elle ſe trouve ; & avec un corps différent du nôtre, elle fera des choſes que nous ne pourrions pas faire : mais ſa nature ne changera point pour cela.

IX. Non ſeulement les animaux raiſonnent ; il faut faire voir auſſi qu’ils ont de la prudence. Premiérement ils ſavent ce qu’il y a de foible en eux, & ce qu’il y a de fort. Ils précautionnent leurs parties foibles & ſe ſervent des fortes. La panthére attaque ou ſe défend avec ſes dents, le lion avec ſes dents & ſes ongles, le cheval avec ſon pied, le bœuf avec ſes cornes, le coq avec ſon éperon, le ſcorpion avec ſon aiguillon, les ſerpens d’Egypte avec leur crachat, d’où le nom leur en eſt reſté ; ils aveuglent en crachant ceux qui les attaquent. Les autres animaux ont recours à d’autres défenſes pour leur conſervation. Il y en a qui ſe tiennent éloignés des hommes, & ce ſont ceux qui ſont forts : ceux qui ſont foibles, s’éloignent des bêtes féroces, & s’approchent des hommes ; les uns plus loin, comme les moineaux & les hirondelles qui font les nids dans les toits ; d’autres ſont plus privés, comme les chiens : il y en a qui changent de demeure ſuivant les ſaiſons ; enfin chacun d’eux connoît ce qui lui eſt avantageux. On peut remarquer les mêmes raiſonnemens dans les poiſſons & dans les oiſeaux ; ce qui a été en grande partie recueilli dans les livres, que les Anciens ont écrits ſur la prudence des animaux, parmi leſquels Ariſtote qui a traité cette queſtion avec beaucoup d’éxactitude, aſſûre que tous les animaux ſe conſtruiſent une demeure, où ils vivent en ſûreté.

X. Ceux qui diſent que les animaux font toutes ces choſes naturellement, ne prennent pas garde qu’ils conviennent par-là qu’ils ſont naturellement raiſonnables, ou que la raiſon n’eſt pas naturellement en nous, & n’eſt ſuſceptible d’augmentation que ſuivant que la nature nous a formés. La Divinité eſt raiſonnable, ſans avoir appris à le devenir. Il n’y a point eu de tems où elle ait été ſans raiſon. Elle a été raiſonnable dès ſon éxiſtence ; & l’on ne peut pas dire qu’elle ne ſoit pas raiſonnable, parce qu’elle n’a pas appris à l’être. La Nature a enſeigné pluſieurs choſes aux animaux & aux hommes. L’inſtruction leur en a appris d’autres. Les animaux apprennent pluſieurs choſes les uns des autres. Ils en apprennent auſſi quelques-unes des hommes, comme nous l’avons dit. Ils ont de la mémoire, qui eſt la choſe la plus eſſentielle pour perfectionner le raiſonnement & la prudence. On trouve chez eux de la méchanceté & de l’envie, quoiqu’en moindre degré que chez les hommes. Un Architecte ne poſe point les fondemens d’une maiſon, qu’il ne ſoit de ſang-froid. On ne conſtruit point de vaiſſeau, qu’on ne ſoit en ſanté. Un vigneron ne travaille point à la vigne, quand il ne ſe trouve pas capable de l’attention néceſſaire pour bien faire ſon ouvrage ; & preſque tous les hommes travaillent ivres à la propagation de l’eſpece. Les animaux s’approchent les uns des autres, pour avoir des petits, & la plûpart ne regardent plus leurs femelles lorſqu’elles ſont pleines ; elles ne le ſouffriroient même pas. L’incontinence des hommes n’eſt que trop connue. Parmi les animaux le mâle prend part aux douleurs de la femelle, lorſqu’elle met bas ; tels ſont les coqs : il y a des mâles qui couvent ; les pigeons ſont de ce nombre. Ils examinent l’endroit favorable où la femelle pourra pondre : ils nettoient leurs petits, dès qu’ils ſont nés. Si l’on y fait attention, l’on remarquera que tout ſe fait avec ordre chez les Animaux ; qu’ils vont au devant de ceux qui les nourriſſent, pour les carreſſer ; qu’ils reconnoiſſent chacun leur maître, & que lorſqu’on veut le mal-traiter, ils le lui font entendre.

XI. Qui eſt-ce qui ignore que les Animaux qui vivent enſemble, obſervent entr’eux la juſtice ? C’eſt ce que l’on peut voir dans les fourmis, dans les abeilles, & dans les autres animaux de pareille eſpéce. Qui ne ſçait juſqu’où va la chaſteté des Palumbes à l’égard de leurs mâles ? S’il arrive qu’elles aient été ſurpriſes par un autre mâle, elles ne manquent pas de le tuer, ſi elles en peuvent trouver l’occaſion. Tout le monde à ouï parler de la piété des Cicognes à l’égard de ceux qui leur ont donné le jour. Chaque eſpéce d’Animaux a une vertu éminente & particuliére, que la nature lui a donnée. Il ne faut pas leur ôter la raiſon, parce que c’eſt la nature qui leur donne cette qualité, & qu’ils ne ſe démentent pas. Si nous ne comprenons pas comment cela ſe fait, c’eſt que nous ne pouvons pas entrer dans leurs penſées : mais ce n’eſt pas une raiſon d’attaquer leur raiſon ; car nous ne pouvons pas entrer auſſi dans les raiſons de Dieu ; mais nous jugeons par ſes ouvrages qu’il eſt intelligent & raiſonnable.

XII. Ceux qui conviennent que la juſtice nous lie envers tout ce qui eſt raiſonnable, mais que les Animaux ſauvages ne méritent point notre compaſſion, parce qu’ils font injustes, & n’ont aucune communication avec nous, ne ſont pas mieux diſpoſés à l’égard des Animaux qui vivent avec nous, même à l’égard de ceux qui ne peuvent vivre ſans le ſecours des hommes. Les oiſeaux, les chiens, pluſieurs autres animaux à quatre pieds, comme les chevres, les chevaux, les brebis, les ânes, les mulets, s’ils ſont éloignés de la ſocieté des hommes, ſont dans la néceſſité de périr. La nature, qui en les créant les a rendus utiles aux hommes, a arrangé les choſes de façon que nous avons beſoin d’eux, & qu’il y a une juſtice d’eux à nous & de nous a eux. Il n’eſt pas ſurprenant qu’il y en ait de ſauvages à l’égard des hommes. Car ce que dit Ariſtote eſt vrai : ſi les animaux avoient des vivres en abondance, ils ne ſeroient ſauvages, ni entre eux, ni avec les hommes. C’eſt la néceſſité de la vie, qui les porte à des actions cruelles ; comme auſſi c’eſt en les nourriſſant, que l’on acquiert leur amitié. Si les hommes ſe trouvoient réduits dans les mêmes extrémités que les animaux, ils ſeroient encore plus féroces que ceux qui nous paroiſſent ſauvages. C’eſt ce que on peut prouver par les guerres & par les famines, pendant leſquelles ils ſe mangent les uns les autres ; & même ſans guerre & ſans famine, ils ne craignent pas de manger les animaux familiers qui vivent avec eux.

XIII. On dira peut-être que l’on avoue que les animaux ſont raiſonnables, mais qu’ils n’ont point de convention avec nous. C’eſt parce qu’on les ſuppoſe ſans raiſon, qu’on nie cette convention. On a d’abord décidé qu’ils n’avoient point de raiſon : enſuite les hommes ſont entrés en ſociété avec eux à cauſe du beſoin qu’ils en avoient, mais ſans faire attention s’ils ſont raiſonnables. Voyons s’il n’y a point de convention entr’eux ; & remarquons auparavant, qu’on auroit tort de nier la raiſon à un homme, parce que nous ne ſerions pas en traité avec lui, puiſque nous n’avons fait aucune convention avec la plûpart des hommes. Pluſieurs animaux ſe ſont rendus eſclaves des hommes ; & comme a fort bien dit quelqu’un, tout ingrats que ſont les hommes, les animaux par leur ſageſſe & par leur juſtice ont obligé leurs maîtres de les ſervir, & d’avoir ſoin d’eux. La méchanceté des animaux même prouve qu’ils ont de la raiſon. Les mâles ſont jaloux de leurs femelles, & les femelles de leurs mâles. Il ne leur manque qu’une ſeule méchanceté : d’attaquer ceux qui leur font du bien. Ils ont tant d’amitié & tant de confiance pour leurs bienfaicteurs, qu’ils les ſuivent même lorſqu’on les méne à la mort ou à un péril manifeſte. Et quoique les hommes les nourriſſent pour leur propre utilité, ils les aiment. Les hommes au contraire ne ſont jamais ſi mal intentionnés, que contre ceux qui les nourriſſent, & ne ſouhaitent rien tant que leur mort.

XIV. Les animaux ſont ſi raiſonnables dans leur façon d’agir, que lorſque la gourmandiſe ou la faim les engage à s’approcher du manger où l’on a mis des hameçons, ils y viennent avec réfléxion ; les uns tâchent de ſéparer la nourriture d’avec ce qui leur pourroit faire mal ; il arrive ſouvent qu’ils ſe retirent ſans avoir mangé, parce que la raiſon l’emporte ſur l’appétit : les autres s’en vengent ſur les appas qu’on leur a tendus, en les ſaliſſant de leur urine. Il y en a qui ſont ſi gourmands, que quoiqu’ils ſachent qu’ils ſeront pris, ils ne craignent pas de manger ce qui doit les faire mourir ; ſemblables en cela aux compagnons d’Uliſſe. Quelques animaux ont prouvé par les endroits qu’ils ont choiſis pour leur demeure, qu’ils l’emportoient ſur nous du côté de la prudence. Les êtres qui font leur réſidence dans les régions éthérées, ſont raiſonnables : ceux qui habitent dans l’air participent auſſi à la raiſon. Les animaux aquatiques en ont moins. Les terreſtres ne viennent qu’après. Nous ſommes du nombre de ces derniers, nous qui réſidons dans la partie la plus baſſe du monde ; & ſi nous jugeons de l’excellence des Dieux par les endroits qu’ils habitent, nous devons porter le même jugement des êtres mortels.

XV. Lorſqu’on voit que les Animaux ſont capables de ſe rendre habiles dans les arts en uſage chez les hommes, qu’ils peuvent apprendre à danſer, à mener un char, à ſe battre ſeul à ſeul, à marcher ſur des échaſſes, à écrire, à lire, à jouer de la flûte & de la guitarre, à tirer de l’arc, à monter à cheval, peut-on douter qu’ils n’ayent de la raiſon, puiſque ce n’eſt que par la raiſon que l’on s’exerce dans les arts ? Notre voix ne produit pas-ſeulement un ſon dans leurs oreilles, mais ils comprennent la différence des ſignes ; ce qui ne peut venir que de l’entendement & de la raiſon. Mais, dit-on, ils font mal les actions humaines. Les hommes les font-ils tous bien ? On ne peut pas le dire ; car ſi cela étoit, il n’y auroit dans un combat ni vainqueurs ni vaincus. Ils n’ont, dit-on, ni conſeil, ni aſſemblée, ni ne rendent point de Jugement. Dites-moi comment les hommes agiſſent ; n’y en a-t-il pas pluſieurs qui ſe déterminent avant que d’examiner ? Et comment pourra-t-on prouver que les Animaux ne délibérent point ? Perſonne n’en peut donner la preuve ; & ceux qui ont écrit l’Hiſtoire particulière des Animaux, ont démontré le contraire. Les autres objections qu’on fait contre la raiſon des Animaux, ſont toutes auſſi frivoles. On dit qu’ils n’ont point de villes. Les Scithes qui n’ont d’autres demeures que leurs chars, n’ont point de villes, non plus que les Dieux. Si les Animaux n’ont point de loix écrites, les hommes n’en ont point eû tant qu’ils ont été heureux. On dit qu’Apis fut le premier qui donna des Loix aux Grecs, quand ils commencerent à en avoir beſoin.

XVI. C’eſt la gourmandiſe qui a perſuadé aux hommes, que les Animaux n’avoient point de raiſon. Cependant les Dieux & les Sages ont eu pour les animaux la même conſidération, que pour les ſuppliants. Apollon répondant à Ariſtodique de Cumes, lui dit que les moineaux étoient ſes ſuppliants. Socrate juroit par les Animaux ; & avant lui Rhadamanthe. Les Egyptiens les ont crû des Divinités ; ſoit qu’effectivement ils ayent été perſuadés qu’ils étoient des Dieux, ſoit que de deſſein formé ils aient repréſenté les Dieux ſous les figures des bœufs, des oiſeaux & des autres Animaux, afin que les hommes s’abſtinſſent de manger ces animaux, ainſi que leurs ſemblables. Peut-être ont-ils eu encore quelques autres raiſons ſecrettes. Les Grecs attachoient les cornes d’un bélier à la ſtatue de Jupiter, celles d’un taureau à la ſtatue de Bacchus. Ils ont compoſé Pan d’un homme & d’une chevre. Ils ont donné des aîles aux Muſes & aux Sirenes, de même qu’à la Victoire, à Iris, à l’Amour & à Mercure. Pindare dans ſes hymnes a fait reſſembler tous les Dieux pourſuivis par Typhon, non aux hommes, mais aux animaux. Lorſque Jupiter devint amoureux de Paſiphaé, il ſe changea en taureau : il a pris une autre fois la figure d’une aigle & celle d’un cigne. C’eſt pourquoi les Anciens rendoient de ſi grands honneurs aux animaux ; ils les honoroient encore davantage, lorſqu’ils diſoient que Jupiter avoit été nourri par une chevre. C’étoit une loi chez les Crétois, introduite par Rhadamanthe, de jurer par tous les animaux ; & quand Socrate juroit par le chien & par l’oie, ce n’étoit point une plaiſanterie : il ſuivoit les Loix du juſte fils de Jupiter. Il ne badinoit point non-plus, lorſqu’il appelloit les cignes ſes camarades. La fable nous ſignifie auſſi que les animaux ont une ame pareille à la nôtre, lorſqu’elle rapporte que la colére des Dieux a changé des hommes en animaux, dont ils ont enſuite eu compaſſion, & qu’ils ont aimés dans ce dernier état. C’eſt ce qu’on dit des dauphins, des alcions, des roſſignols & des hirondelles.

XVII. Ceux des Anciens qui ont eu le bonheur d’être nourris par des animaux, en ont autant tiré de vanité que de leurs peres. L’un s’eſt vanté d’avoir été nourri par une louve, d’autres par une biche, ou par une chevre ou par des abeilles. Sémiramis a eu des colombes pour nourrices, Cirus un chien, le chantre de Thrace un cigne dont le nom lui eſt reſté. Les ſurnoms que l’on a donnés à Bacchus, à Apollon, à Neptune, à Minerve, à Hécate, ſont tirés des animaux pour leſquels ces divinités avoient de l’inclination : celui de Bacchus vient du belier ; ceux d’Apollon du loup & du dauphin ; ceux de Neptune & de Minerve du cheval ; & ſi l’on donne à Hécate les noms de vache, de chienne, de lionne, on en eſt plus facilement exaucé. Que ſi ceux qui après avoir ſacrifié les Animaux les mangent, ſoutiennent pour ſe juſtifier, qu’ils ſont ſans raiſon, il faut donc auſſi qu’ils diſent que, lorſque les Scithes mangent leurs peres, ils prétendent qu’ils n’ont point de raiſon.

XVIII. Il eſt clair par ce que nous avons dit juſqu’à préſent, & par ce que nous dirons encore dans la ſuite en parcourant les ſentimens des Anciens, que les animaux ſont raiſonnables, & que quoique pluſieurs d’entre eux n’ayent qu’une raiſon imparfaite, ils n’en ſont cependant pas abſolument privés. S’il doit y avoir un commerce de juſtice entre tout ce qui eſt raiſonnable, comme en conviennent ceux contre leſquels nous diſputons, pourquoi n’obſerverions-nous pas les Loix de la juſtice avec les animaux ? Nous ne prétendons pas que l’on doive étendre ce principe juſqu’aux plantes, parce qu’il n’eſt pas facile de concevoir qu’elles aient de la raiſon. Nous mangeons les fruits ; nous ne détruiſons pas pour cela la tige. Quant aux cadavres des animaux, ſi on excepte les poiſſons, nous ne mangeons que ceux que nous avons tués ; & nous commettons à cet égard beaucoup d’injuſtice. Car comme remarque Plutarque, parce que nous avons beſoin de diverſes choſes, & que nous en faiſons uſage, ce n’eſt pas une raiſon d’être injuſte à l’égard de tout ce qui exiſte. La nature nous permet de faire quelque tort, lorſqu’il s’agit de nous procurer le néceſſaire, ſi toutefois on peut appeller tort ce qu’on enlève aux plantes, en leur laiſſant la vie : mais de détruire ou de gâter le reſte pour ſatisfaire les plaiſirs, cela eſt aſſûrément cruel & injuſte, puiſque l’abſtinence de ces choſes ne nous empêcheroit ni de vivre, ni d’être heureux. Si le meurtre des animaux & leur chair nous étoient auſſi néceſſaires pour vivre, que l’air, l’eau, les plantes & les fruits ſans leſquels nous ne pouvons pas vivre, la nature nous auroit mis dans la néceſſité de commettre cette injuſtice : mais ſi pluſieurs Prêtres des Dieux, pluſieurs Rois barbares qui menoient une vie pieuſe, & une infinité d’animaux ne font point uſage de cette nourriture, & cependant vivent conformément à l’intention de la nature, n’eſt-il pas déraiſonnable, quand bien même nous ſerions obligés de faire la guerre à quelques animaux, de ne point vivre en paix avec ceux qui ne nous font point de tort, de n’obſerver la juſtice à l’égard d’aucun, & d’uſer de violence envers tous ? Lorſque les hommes pour leur conſervation ou pour celle de leurs enfants & de leur patrie, enlevent le bien des autres, ravagent les pays & les villes, la néceſſité leur ſert d’excuſe pour pallier leur injuſtice ; mais quiconque fait ces mêmes violences, ou pour s’enrichir, ou pour ſatisfaire à ſes plaiſirs, ou pour ſe procurer des choſes qui ne ſont pas néceſſaires, paſſe pour cruel, brutal & méchant. Quant à ceux qui ſe contentent d’endommager les plantes, de faire uſage du feu & de l’eau, de tondre les brebis, d’en prendre le lait, d’apprivoiſer les bœufs, de les faire travailler pour ſe procurer ce qui eſt néceſſaire à la vie, Dieu ſans doute leur pardonne : mais de tuer les animaux pour ſon plaiſir & par gourmandiſe, cela eſt abſolument injuſte & cruel. Ne devroit-il pas ſuffire que nous nous en ſerviſſions pour les travaux auxquels ils nous ſont néceſſaires ?

XIX. Celui qui penſe que nous ne devrions point nous nourrir de la chair des bœufs, ni ôter la vie aux animaux, pour ſatisfaire notre gourmandiſe, & pour parer nos tables, ne nous ôte rien de ce qui eſt néceſſaire pour la vie, ou utile pour la vertu. Ce ſeroit outrer les choſes, que de comparer les plantes aux animaux ; car ceux-ci ont du ſentiment. Ils ſont ſuſceptibles de douleur, de crainte : on peut leur faire tort, & par conſéquent commettre de l’injuſtice à leur égard. Quant aux plantes, elles ne ſentent point : ainſi on ne peut leur faire ni mal, ni tort, ni injuſtice. On ne peut avoir ni amitié, ni haine pour ce qui n’a point de ſentiment. Les diſciples de Zénon prétendent, que la Juſtice eſt fondée ſur la reſſemblance qu’il y a entre les êtres. N’eſt-il pas abſurde de ſe croire obligé d’obſerver les Loix de la Juſtice avec une infinité d’hommes, qui n’ayant que le ſentiment, ſont dépourvus d’eſprit & de raiſon, ſurpaſſent en cruauté, en colére & en avidité les plus cruels animaux, n’épargnant ni la vie de leurs enfans, ni celle de leurs peres, tyrans ou miniſtres de tyrans ; tandis que l’on ne ſe croit obligé à rien à l’égard du bœuf qui laboure, du chien avec lequel on vit, des animaux qui nourriſſent l’homme de leur lait, & l’habillent de leur toiſon ? En vérité cette contradiction eſt trop ridicule.

XX. Mais y auroit-il de la vraiſemblance dans ce qu’a prétendu Chryſippe, que les Dieux nous avoient fait pour eux & pour nous, & que les animaux avoient été faits pour les hommes ; les chevaux pour combattre avec eux, les chiens pour les aider à chaſſer, les panthéres, les ours & les lions pour leur donner occaſion d’exercer leurs forces ? Le cochon ſuivant ce ſyſtême n’a été fait que pour être tué ; & ce que l’on doit regarder comme une grande faveur des Dieux, ils n’ont eu d’autre intention en le produiſant, que de nous procurer un manger agréable, & afin que nous ayons des jus & des entremets en abondance. Ils ont fait diverſes ſortes d’huitres, & pluſieurs eſpéces différentes d’oiſeaux, imitant en cela les nourrices, & même les ſurpaſſant en bonté. Ils n’ont cherché qu’à nous rendre la vie délicieuſe, & à remplir la terre de plaiſirs & de jouiſſances. Ceux à qui ces principes plairoient, & qui croiroient qu’ils ne ſeroient pas indignes de la Divinité, peuvent examiner les objections qu’a fait a ce ſujet Carnéade. Tout ce qui exiſte dans la nature a quelque utilité, lorſqu’on en fait l’uſage pour lequel il eſt deſtiné : par exemple, ſi le cochon eſt fait pour être tué & pour être mangé, lorſqu’on le tue & qu’on le mange, il a rempli ſa deſtinée, & eſt utile : mais ſi Dieu a fait les animaux pour l’uſage de l’homme, quel uſage faiſons-nous des mouches, des couſins, des chauve-ſouris, des ſcarabées, des ſcorpions, des vipéres ? Quelques uns de ces animaux ſont d’un aſpect déſagréable : il y en parmi eux que l’on ne peut toucher ſans danger ; l’odeur de quelques autres eſt inſupportable : les cris de quelques-uns ſont déplaiſants & affreux ; enfin il y en a dont la rencontre eſt mortelle à ceux qui les trouvent en leur chemin. Pourquoi l’Auteur de la nature ne nous a-t-il point appris de quelle utilité pouvoient être les baleines & les autres monſtres marins, que la venteuſe Amphitrite nourrit dans ſon ſein ? Pour parler ſuivant le langage d’Homère, ſi l’on dit que tout n’a pas été fait pour nous, cette diſtinction ſera un grand ſujet de confuſion & d’obſcurité, & nous aurons bien de la peine à ne pas pécher contre la juſtice, lorſque nous voudrons faire violence à des êtres, qui n’ont peut-être pas été faits pour nous, mais comme nous, pour ſervir aux intentions de la nature. Je ne veux pas dire que ſi l’on décidoit de la juſtice des choſes par l’utilité que l’on en retire, nous ſerions obligés de convenir, que nous avons été faits pour des animaux très-pernicieux, c’eſt-à-dire pour les crocodiles, pour les baleines & pour les dragons ; car nous n’en tirons aucun profit : au lieu qu’eux, lorſqu’ils ſaiſiſſent un homme, ils le mangent ; en quoi ils ne ſont pas plus méchants que nous. C’eſt la néceſſité & la faim qui les portent à cette injuſtice : au lieu que nous, nous tuons la plûpart des animaux pour nous amuſer ; ce qu’il eſt aiſé de prouver par ce qui ſe paſſe dans les amphythéâtres & à la chaſſe ; ce qui fortifie le penchant que nous avons à la cruauté. Ceux qui les premiers ſe ſont portés à ces excès, ont preſque détruit chez les hommes la compaſſion & l’humanité & les Pythagoriciens, par leur douceur à l’égard des bêtes, ont travaillé à rendre les hommes plus humains & plus compatiſſants, & ils y ont beaucoup plus réuſſi que ceux qui penſent différemment d’eux, parce qu’ils accoutumoient les hommes à avoir de l’horreur pour le ſang, & que l’habitude a un grand empire ſur les paſſions.

XXI.[14] La Nature que l’on convient agir toujours ſagement, a donné aux animaux le ſentiment, afin qu’ils cherchaſſent ce qui leur eſt utile, & qu’ils évitaſſent ce qui leur eſt contraire ; ce qu’ils ne peuvent faire que par le ſentiment. Or la faculté de choiſir ce qui eſt avantageux, & de rejeter ce qui eſt pernicieux, ne peut réſider que dans un ſujet capable de raiſonner, de juger, & d’avoir de la mémoire. Ceux à qui vous ôteriez le preſſentiment de l’avenir, la mémoire, les préparatifs, l’eſpérance, la crainte, le déſir, le chagrin, n’ont plus beſoin d’yeux, ni d’oreilles, ni de ſentiment, ni d’imagination. Ces facultés ne pouvant plus leur ſervir, il auroit beaucoup mieux valu en être privé, que d’être dans les peines, dans les chagrins, dans la douleur, & ne pouvoir pas y remédier. Nous avons un diſcours Phyſicien Straton, pour prouver que le ſentiment ſuppoſe néceſſairement de l’intelligence. Il arrive ſouvent que nous parcourons des yeux quelque écrit, ou que nous ne faiſons pas attention à quelque choſe que l’on nous dit, parce que notre eſprit eſt ailleurs, & que revenant a ce qui a été ou lû ou dit, nous y donnons notre application. C’eſt ce qui a fait dire que c’étoit l’eſprit qui voyoit & qui écoutoit, que le reſte étoit aveugle & ſourd ; car les yeux & les oreilles ſont inſenſibles, ſi l’eſprit n’eſt pas affecté. C’eſt pourquoi le Roi Cléomène étant un jour dans un repas, où l’on chantoit une chanſon qui étoit fort applaudie, quelqu’un lui ayant demandé s’il la trouvoit à ſon gré, il répondit que c’étoit aux autres à en dire leur ſentiment, parce que ſon eſprit étoit pour lors dans le Péloponnèſe. C’eſt donc une conſéquence néceſſaire, que dès qu’on a du ſentiment, on a de l’intelligence.

XXII. Mais ſuppoſons que le ſentiment puiſſe faire ſes fonctions ſans l’intelligence. Quand il a rempli ſon objet, qui conſiſte à diſcerner ce qui convient ou ce qui eſt contraire, qui eſt-ce qui s’en reſſouvient ? Qui eſt-ce qui craint ce qui afflige ? Qui eſt-ce qui déſire les choſes utiles ? Qui eſt-ce qui ſonge à ſe les procurer, lorſqu’elles ſont éloignées ? Qui eſt-ce qui ſe prépare des lieux de ſûreté, des retraites ? Qui eſt-ce qui tend des embûches ? Qui eſt-ce qui cherche à échapper à des filets lorſqu’il eſt pris ? C’eſt ce que les Philoſophes ne manquent pas d’examiner juſqu’à l’ennui dans leurs introductions, lorſqu’ils parlent de la réſolution, qui eſt le deſſein de venir à bout d’une choſe, de l’entrepriſe, des préparatifs, de la mémoire qui n’eſt autre choſe que l’attention à quelque choſe qui eſt paſſée, & que le ſentiment nous a rendu autrefois préſente. Or tout cela ſuppoſe le raiſonnement ; & tout cela ſe trouve dans les animaux. Il eſt étonnant qu’on ne faſſe point réfléxion à leurs actions, à leurs mouvemens, dont pluſieurs ont pour principe la colére, la crainte, l’envie & la jalouſie ; ce qui fait que ceux même qui ne penſent pas comme nous, puniſſent leurs chiens & leurs chevaux, lorſqu’ils font quelque faute : en quoi ils ont raiſon, puiſque par-là ils les perfectionnent, en leur donnant par la douleur ce ſentiment que nous appellons repentir. Les animaux ſont ſenſibles aux plaiſirs que l’on goûte par les oreilles & par les yeux. Les cerfs & les chevaux ſont flattés par les ſons des flûtes & des hautbois. Le chalumeau fait ſortir le cancre de ſon trou, comme par une eſpéce de violence. On dit que l’aloſe vient ſur l’eau pour entendre chanter. Quant à ceux qui ſont aſſez déraiſonnables, pour ſoutenir que les animaux ne ſe réjouiſſent, ni ne ſe fâchent, ni ne craignent, ni n’uſent de précautions, ni n’ont point de mémoire, mais qu’il ſemble ſeulement que l’abeille ſe reſſouvienne, que l’hirondelle faſſe des proviſions, que le lion ſe mette en colère, que le cerf ait peur, je ne ſais pas ce qu’ils répondroient à ceux qui leur ſoutiendroient que les animaux ne voient ni n’entendent, mais qu’ils ſemblent ſeulement voir & entendre, qu’ils n’ont point de voix, mais qu’ils paroiſſent en avoir, en un mot qu’ils ne vivent pas mais qu’ils paroiſſent vivre ; car tout homme ſenſé s’appercevra, que ces deux ſuppoſitions ſont également contraires à l’évidence. Mais, dira-t-on, lorſqu’on compare les procédés des hommes avec ceux des animaux, on remarque dans ceux-ci beaucoup d’imperfection, peu de déſir de la vertu, nulle envie de ſe perfectionner, & l’impoſſibilité de parvenir à la fin pour laquelle la nature les a faits, & dont elle leur a donné les premières notions. Mais cela n’eſt point regardé par ces Philoſophes[15] comme une inconſéquence. Ils enſeignent que l’amour paternel eſt le principe de la ſocieté, & le fondement de la juſtice ; & quoiqu’ils ne puiſſent pas douter que les animaux aient une paſſion très-vive pour leurs petits, ils prétendent cependant que nous ne ſommes pas obligés de garder la juſtice avec eux : ils ſe ſervent de l’exemple des mulets, à qui il ne manque rien des parties génitales, qui les employent avec plaiſir, & qui cependant ne peuvent point parvenir à la génération. Voyez s’il n’eſt pas ridicule que ceux qui accuſent les Socrates, les Platons, les Zénons, d’être auſſi méchans, auſſi fols, auſſi injuſtes que les derniers des hommes, ſe plaignent de la méchanceté des bêtes, de ce qu’elles ne ſe portent point avec aſſez de vivacité à la vertu : comme ſi c’étoit à la privation abſolue de la raiſon, & non pas à ſa foibleſſe, qu’il fallût attribuer ces imperfections qu’on convient être dans les animaux ; ce qui paraît par la timidité, l’intempérance, l’injuſtice & la méchanceté, que l’on remarque dans pluſieurs d’eux.

XXIII. Celui qui prétendroit, que ce qui ne peut point arriver à la perfection de la raiſon, n’en eſt point ſuſceptible, reſſembleroit à quelqu’un qui ſoutiendroit, que le ſinge n’a point reçu de la nature ſa laideur, ni la tortue ſa lenteur, parce que le ſinge n’eſt pas ſuſceptible de beauté, ni la tortue de vîteſſe, Ils ne font pas attention à une diſtinction qu’il faut faire. La raiſon vient de la nature ; mais la parfaite raiſon vient de l’attention & de l’inſtruction. Tout ce qui eſt animé participe à la raiſon ; & dans toute la multitude des hommes, on n’en peut pas nommer un qui ait atteint la perfection de la raiſon, ou de la ſageſſe. N’y a-t-il pas de la différence entre les façons de voir & de vôler ? Car les éperviers ne vôlent pas de même que les cigales, & les aigles vôlent différemment des perdrix. De même parmi tout ce qui participe à la raiſon, l’on ne remarque pas la même facilité à ſe pouvoir perfectionner. Il y a de ſi fortes preuves que les animaux ſont capables de vivre en ſociété, qu’ils ont du courage, qu’ils ont recours à la ruſe, lorſqu’il eſt queſtion de ſe procurer ce qui leur eſt néceſſaire ; qu’il y en a d’injuſtes, de lâches, de ſtupides ; que l’on a agité une diſpute pour ſavoir ſi les animaux terreſtres l’emportoient ſur ceux de la mer. Il eſt aiſé de faire à ce ſujet des comparaiſons. Les cigognes nourriſſent leurs peres, & les chevaux marins tuent leurs peres pour pouvoir ſaillir leurs meres. Les perdrix agiſſent bien différemment des pigeons. Les mâles des perdrix caſſent les œufs de leurs femelles, parce que celles-ci, tant qu’elles couvent, chaſſent leurs mâles. Les pigeons au contraire partagent avec leurs femelles la peine de couver leurs œufs. Ils portent les premiers la becquée à leurs petits dès qu’ils ſont nés : le mâle bat la femelle lorſqu’elle eſt trop long-temps hors de ſon nid ; & il l’oblige de retourner à ſes oeufs & à ſes petits. Je ne ſais pas pourquoi Antipater, qui reproche aux ânes & aux brebis leur malpropreté, ne parle ni des chats, ni des hirondelles. Les premiers cachent leurs ordures de façon qu’elles ne paroiſſent jamais ; & les hirondelles apprennent à leurs petits à mettre le derriére hors de leurs nids, afin de ne le pas gâter. Pourquoi ne diſons nous pas qu’un arbre eſt plus indocile qu’un autre arbre, comme nous diſons que le chien eſt plus docile que la brebis ; ou qu’un légume ſoit moins brave qu’un autre légume, comme nous diſons que le cerf a moins de courage que le Lion ? Et comme dans les choſes qui n’ont point de mouvement, l’une n’eſt pas plus tardive que l’autre ; & dans celles qui ne rendent point de ſon, l’on ne peut pas dire que l’une ait la voix moins forte que l’autre : auſſi ne dira-t-on que de ce qui a reçû de la nature le don de l’intelligence, celui-ci eſt plus timide, celui-là eſt plus pareſſeux, cet autre eſt plus intempérant, puiſque ces divers dégrés ſuppoſent de l’intelligence. Il ne faut point être étonné, ſi l’homme ſurpaſſe les animaux par ſa facilité d’apprendre, par ſa pénétration, par la juſtice & par les qualités ſociables. Entre les animaux, il y en a pluſieurs qui ont beaucoup d’avantage ſur les hommes par la grandeur, par la vîteſſe, par la pénétration de la vue & par la ſubtilité de l’ouie. Cependant l’homme n’eſt pas pour cela ni ſourd, ni aveugle, ni ſans forces. Nous courons à la vérité moins vîte que les cerfs, nous voyons moins bien que les éperviers. La nature nous a donné des forces & de la grandeur, quoique les éléphans & les chameaux ſoient beaucoup plus forts & plus grands que nous. Nous pouvons faire le même raiſonnement à l’égard de l’intelligence des animaux ; & nous ne devons pas prétendre qu’ils ne penſent point & qu’ils n’ont point de raiſon, parce qu’ils nous ſont inférieurs du côté de la penſée & de la raiſon. Il vaut mieux dire, qu’ils les ont foibles & troubles.

XXIV. Si cela n’avoit déjà été fait pluſieurs fois, nous rapporterions une infinité de faits, qui prouvent l’adreſſe des animaux. Faiſons quelques autres réfléxions. Il ſemble que chaque partie de notre corps, ou chacune de nos puiſſances, ſoit ſuſceptible de quelque dérangement, ou par la mutilation, ou par les maladies, qui empêchent les fonctions auxquelles ces parties & ces puiſſances ſont deſtinées par la nature. Ainſi l’œil peut ceſſer de voir, la cuiſſe peut boiter, la langue peut bégayer, & ces divers défauts ſont affectés à ces ſeuls membres ; car ce qui n’eſt pas fait pour voir, ne peut pas devenir aveugle, ce qui ne doit pas marcher, ne peut pas boiter, & ce qui n’a point de langue, n’eſt point ſuſceptible de bégaïement. Auſſi n’appellera-t on ni fou, ni inſenſé, ni furieux, ce que la nature n’a point fait pour penſer & pour raiſonner. Il n’y a point de faculté, qui ne ſoit ſujette à quelque altération. J’ai ſouvent vû des chiens enragés. On aſſûre que les chevaux, les bœufs & les renards enragent. L’exemple des chiens ſuffit ; car il eſt hors de diſpute & il ſert de preuve que ces animaux penſent, ont de la raiſon, & que ce qu’on appelle rage & fureur chez eux, n’eſt que la raiſon troublée & confondue ; car ils n’ont ni la vûe ni l’oüie altérée : & comme il y auroit de l’abſurdité à nier, qu’un homme qui ſeroit accablé de mélancolie, ou tombé en démence, n’a point ſouffert d’altération ni dans ſon eſprit, ni dans ſon raiſonnement, ni dans ſa mémoire : de même ce ſeroit contredire la vérité, de nier que les chiens enragés ne ſouffrent point de dérangement dans leurs penſées, dans leurs raiſonnemens & dans leur mémoire ; puiſque le trouble où ils ſont, leur fait méconnoître ceux qu’ils aiment le mieux, changer de façon de vivre, & les empêche de voir ce qui ſe préſente devant eux. Voilà les argumens que l’on trouve dans pluſieurs des ouvrages, que Plutarque a écrits contre les Stoïciens & contre les Péripatéticiens.

XXV. Théophraſte emploie le raiſonnement ſuivant. Nous regardons comme parens & comme unis par la nature, ceux qui ſont nés du même pere & de la même mere, ou ceux qui deſcendent des mêmes aïeux. Nous traitons les citoyens de notre ville comme nos alliés parce que nous habitons le même pays, & que nous vivons en ſocieté avec eux. Le Grec eſt allié du Grec, le Barbare l’eſt du Barbare : il y a même une alliance générale entre tous les hommes par l’une de ces deux raiſons, ou parce qu’ils ont les mêmes auteurs, ou parce qu’ils ſont de même eſpece, & que par conſéquent ils ont les mêmes mœurs & le même caractére. Or les mêmes principes des corps ſe trouvent dans tous les animaux. Je ne prétends point parler des premiers élémens, dont les plantes ſont auſſi compoſées, mais de la ſemence des chairs & des liqueurs qui ſont naturelles à tous les animaux. Je parle de leurs ames, qui ſe reſſemblent par les déſirs, par la colére, par le raiſonnement & ſurtout par le ſentiment. Les corps des animaux, de même que leurs ames, ont différens degrés de perfection : mais ce ſont les mêmes principes chez les uns & chez les autres ; ce qui eſt bien prouvé par la reſſemblance de leurs paſſions. Si tout ce que nous venons de dire eſt vrai, il faut convenir que tous les animaux penſent, & que la ſeule différence qui eſt entr’eux & nous, ne conſiſte que dans le genre de vie, de ſorte que nous devons les regarder comme nos alliés. Car comme dit Euripide, ils ont les mêmes nourritures & les mêmes paſſions que nous : le ſang qui coule dans leurs veines eſt de même couleur que le nôtre, ce qui démontre que nous avons les mêmes Auteurs, c’eſt-à-dire le ciel & la terre.

XXVI. Les animaux étant donc ainſi nos alliés, s’il eſt vrai, comme l’a enſeigné Pythagore, qu’ils aient une ame ſemblable à la nôtre, c’eſt à juſte titre que l’on accuſe d’impiété quiconque oſe manger ſon ſemblable ; & quoi qu’il y ait quelques animaux ſauvages, il ne faut pas croire que cela détruiſe l’eſpéce d’alliance qui eſt entre nous & les bêtes. N’y a t il pas chez les hommes des méchans, que leur caractére dépravé porte à nuire à ceux avec leſquels ils vivent ? Nous les faiſons mourir, & nous vivons en ſociété avec les autres : de même s’il y a des animaux féroces, il eſt permis de les tuer, comme l’on tueroit les hommes qui leur reſſemblent ; mais il faut traiter avec bonté ceux qui ſont d’un naturel doux, & il ne faut manger ni les uns ni les autres, comme nous ne mangeons pas les hommes injuſtes. Notre conduite eſt bien peu conforme à la Juſtice. Nous faiſons mourir les animaux familiers, parce qu’il y en a de ſauvages & de féroces, & nous mangeons les familiers, en quoi nous commettons une double injuſtice. Premiérement, en les tuant, ſecondement, en les mangeant. On peut ajouter à tout ceci, que ceux qui diſent que c’eſt détruire la Juſtice que de l’étendre juſqu’aux bêtes, non-ſeulement n’ont pas de vraies idées de la Juſtice, mais ne travaillent que pour le plaiſir, qui eſt l’ennemi capital de la juſtice. Car dès que le plaiſir eſt la fin de nos actions, il ne peut plus y avoir de juſtice. Qui eſt-ce qui ne ſait pas, que l’amour de la Juſtice s’augmente par la privation du plaiſir ? Quiconque s’abſtient de tout ce qui eſt animé, & même des animaux qui ne ſont pas utiles à la ſociété, aura beaucoup plus de répugnance à faire tort à ſes ſemblables ; & mieux il ſera diſpoſé vers les animaux en général, plus il conſervera d’amitié pour les eſpéces particuliéres. Mais celui qui reſtreint les devoirs de la Juſtice à l’homme ſeul, eſt toujours ſur le point de commettre quelque injuſtice. La table de Pythagore étoit plus agréable que celle de Socrate. Celui-ci diſoit, que la faim étoit le meilleur de tous les aſſaiſonnemens ; & Pythagore prétendoit, que le repas le plus ſatisfaiſant étoit de ne faire tort à perſonne, & de ne s’écarter jamais de la Juſtice. Ceux qui ne veulent point manger des animaux, n’ont aucune part aux injuſtices qui ſe commettent à l’occaſion de cette nourriture. Dieu ne nous a pas fait de façon, que pour travailler à notre conſervation nous fuſſions obligés de faire tort aux autres : ou il auroit mis chez nous un principe d’injuſtice. Ceux-là ne me paroiſſent pas avoir une véritable idée de la Juſtice, qui enſeignent qu’on ne doit l’obſerver que pour maintenir la ſociété entre les hommes : autrement on n’entendroit par Juſtice, que l’amour pour le genre humain ; mais elle conſiſte à ne faire aucun tort à ce qui ne nous nuit pas, de ſorte qu’il faut l’étendre à tout ce qui eſt animé. L’eſſence de la Juſtice conſiſte, à faire dominer ce qui n’a point de raiſon par la partie raiſonnable, de ſorte que ce qui n’a point de raiſon, obéiſſe à ce qui en a, moyennant quoi l’homme ne fera jamais tort à qui que ce ſoit. Car dès que les paſſions ſeront retenues, les déſirs réprimés, la colère calmée, la raiſon prendra le deſſus : pour lors l’homme reſſemblera à ce qu’il y a de plus parfait. Or ce qui eſt parfait, ne fait tort à rien. Il ſe ſert de ſa puiſſance, pour conſerver les autres êtres, pour leur faire du bien ; & il n’a beſoin de rien. Pour nous tant que nous voudrons être juſtes, nous ne ferons tort à rien. En tant que mortels, nous manquons de pluſieurs choſes qui nous ſont néceſſaires. L’uſage de ces choſes n’eſt point injuſte ; car quel tort faiſons-nous aux plantes, lorſque nous prenons ce qu’elles rejettent, ou aux fruits, lorſque nous mangeons ceux qui ſont prêts de tomber, ou aux brebis, en prenant leurs laines ? Au contraire nous leur rendons ſervice ; & le ſoin que nous en prenons, nous autoriſe à partager avec elles leur lait. Ainſi quoique l’homme de bien paroiſſe avoir peu d’attention pour ſon corps, il ne commet cependant point d’injuſtice contre lui-même, puiſque par la tempérance il augmente ſes vertus & en devient plus ſemblable à Dieu.

XXVII. Si le plaiſir eſt la fin de l’homme, il eſt impoſſible que la Juſtice ſubſiſte ; elle ne ſubſiſtera jamais qu’autant qu’on s’en tiendra aux premiéres déciſions de la nature, qui ſuffiſent pour rendre l’homme heureux. Les déſirs de la nature déraiſonnable, & de prétendues néceſſités ont introduit l’injuſtice dans le monde. C’eſt de là qu’eſt venu l’uſage de manger les animaux, afin, diſoit-on, de conſerver la nature humaine, & de lui procurer ce dont elle a beſoin. Mais la fin de l’homme devant être de reſſembler à Dieu, il ne peut y parvenir qu’en ne faiſant tort à quoique ce ſoit. Celui qui eſt dominé par ſes paſſions, ſe contente de ne nuire ni à ſes enfants, ni à ſa femme. Il mépriſe les autres devoirs, parce que la partie déraiſonnable qui eſt en lui, tourne toute ſon attention vers les choſes périſſables, & il n’admire qu’elles. Celui au contraire qui eſt dominé par la raiſon, ne fait tort ni au citoyen, ni à l’étranger, ni à quelque homme que ce ſoit, parce qu’il maîtriſe la partie déraiſonnable ; & plus il écoute la raiſon, plus il eſt ſemblable à Dieu. Un homme de ce caractère ne ſe contente pas de ne point faire de tort aux hommes ; il n’en veut pas même faire aux animaux. Il conſerveroit cet eſprit de Juſtice avec les plantes s’il le pouvoit, pour être plus ſemblable à Dieu. Si nous ne pouvons pas porter la perfection juſques là, imitons nos Anciens, & plaignons le défaut de notre nature, qui eſt compoſée de parties ſi diſcordantes, qu’il eſt impoſſible que nous ſoyons entiérement parfaits ; car nous avons des beſoins, auxquels nous ne pouvons remédier que par des choſes étrangéres ; & on eſt d’autant plus pauvre, que l’on a plus de beſoin des choſes extérieures. Plus l’on a de beſoins, moins l’on reſſemble à Dieu. Ce qui reſſemble à Dieu poſſéde les vraies richeſſes. Celui qui eſt riche & qui n’a beſoin de rien, ne fait tort à perſonne. Car dès qu’il fait quelque injuſtice, eût-il toutes les richeſſes de l’Univers, toutes les terres du monde, il eſt pauvre, parce qu’il eſt injuſte, impie & ſujet à toute la méchanceté que la deſcente de l’ame dans la matiére à occaſionnée, depuis qu’elle eſt privée du vrai bien. Tout n’eſt que bagatelles, lorſqu’on s’éloigne de ſon principe. Nous ſommes toujours dans la miſére, lorſque nous ne ſommes pas occupés de celui qui peut ſeul nous raſſaſier, & que nous ne cherchons qu’à ſatisfaire ce qu’il y a de périſſable en nous, ſans faire attention à ce que nous avons de plus noble. L’injuſtice perſuade aiſément ceux qu’elles a ſubjugués, parce qu’elle fournit des plaiſirs à ceux qui la ſuivent. De même que dans le choix d’un genre de vie, celui qui a fait l’épreuve de deux, juge mieux que celui qui n’en connoît qu’un : auſſi lorſqu’il s’agit de choiſir ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut ſuivre, le meilleur juge eſt celui qui a la connoiſſance des choſes élevées, & qui les compare avec celles qui ſont d’un ordre inférieur. Il prendra mieux ſon parti, que celui qui jugera des choſes du premier ordre par celles qui font ſubalternes. Par conſéquent celui qui conſulte la raiſon eſt bien plus en état de ſuivre le bon parti, que celui qui ſe laiſſe conduire par ce qui eſt déraiſonnable en nous. Le premier ſçait ce que c’eſt que la raiſon, & ce qui lui eſt oppoſé, parce qu’avant que d’être raiſonnable, il a paſſé par ce dernier état. L’autre au contraire n’a aucune expérience des choſes raiſonnables. Il perſuade cependant ſes ſemblables. C’eſt un enfant qui joue avec des enfans. Mais, dit-on, ſi tout le monde ſuivoit ces principes, que deviendrions-nous ? Nous en ſerions plus heureux. L’injuſtice ſeroit bannie de chez les hommes, & la juſtice habiteroit chez eux, comme dans le ciel. C’eſt préciſément comme ſi on diſoit, que les Danaïdes ſeroient fort embarraſſées de ce qu’elles feroient, ſi elles n’étoient plus obligées de travailler à remplir leur tonneau percé comme un crible. On demande ce que nous ferions, ſi nous réprimions nos paſſions & nos déſirs, qui ſont la ſource funeſte de tous les maux qui inondent notre vie. Nous imiterions le ſiécle d’or, où l’on étoit véritablement libre. La pudeur, crainte de faire tort, la Juſtice habitoient chez les hommes, parce qu’ils ſe contentoient des fruits de la terre, qui ſans être cultivée leur communiquoit ſes richeſſes avec abondance. Or comme les affranchis acquierent pour eux ce qu’ils acquéroient pour leurs maîtres, avant qu’ils fuſſent libres, ainſi lorſque vous ſerez délivré de la ſervitude du coups & des paſſions, que vous entretenez par toutes les choſes extérieures, vous fortifierez votre intérieur, en ne faiſant uſage que de ce qui vous appartient, & ne prenant point par violence le bien des autres.

LIVRE QUATRIÈME.

1. Nous avons répondu à preſque toutes les difficultés que font ceux qui admettent la nourriture de la viande. Ce n’eſt véritablement que par intempérance qu’ils prennent ce parti : mais pour ſe juſtifier, ils n’ont pas honte de chercher des prétextes dans la néceſſité, ce qui leur donne lieu de faire beaucoup d’exagérations. Il reſte encore deux queſtions à examiner : l’une eſt, ſi cette nourriture eſt utile ; car c’eſt par là qu’on a ſéduit ceux qui ſe laiſſent dominer par les plaiſirs. L’autre eſt, s’il eſt vrai qu’aucun ſage ni aucune nation ne rejette l’uſage de la chair des animaux. C’eſt à la faveur de cette aſſertion que les hommes ſe ſont prêtés à l’injuſtice. Nous allons faire voir qu’elle eſt contraire à la vérité de l’hiſtoire. Nous répondrons enſuite à la queſtion de l’utilité de cette nourriture & à quelques autres.

II. Nous commencerons par parler de quelques peuples, qui ſe ſont abſtenus de la nourriture des animaux. Les Grecs feront les premiers, parce que nous connaiſſons mieux ceux qui nous ont appris leurs uſages. Dicearque le Péripatéticien, qui eſt un de ceux qui a fait l’abrégé le plus exact des mœurs des Grecs, aſſûre que les anciens qui étoient plus près des Dieux que nous, étoient auſſi meilleurs que nous, qu’ils travailloient à ſe rendre parfaits, de ſorte qu’on les regarde comme faiſant l’âge d’or, comparés aux hommes d’à préſent, qui ſont formés d’une matiére corrompue. Ils ne tuoient rien d’animé. C’eſt pour cela que les Poëtes ont appelé ce ſiécle l’âge d’or. La terre d’elle-même leur produiſoit des fruits en abondance. Tranquilles & menant une vie pacifique, ils travailloient avec leurs compagnons qui étoient tous gens de bien. Dicearque raiſonnant à ce ſujet, prétend que c’eſt ainſi que l’on vivoit du temps de Saturne, ſi l’on doit croire qu’il ait exiſté, & que ce qu’on dit de lui, ne ſoit pas fabuleux ni allégorique. La terre produiſoit ſans être cultivée. Les hommes n’étoient point obligés, d’uſer de précaution pour ſe procurer des vivres. Les Arts étoient inconnus, & on ne ſavoit encore ce que c’étoit que labourer la terre. Il arrivoit de là que les hommes menoient une vie tranquille, ſans travail, ſans inquiétude, & même ſans maladie, s’il faut s’en rapporter à ce que diſent les plus habiles Médecins. Car quelle meilleure recette pour la ſanté que d’éviter les plénitudes auxquelles ils n’étoient nullement ſujets, n’uſant jamais que des alimens moins forts que leur nature, toujours avec modération malgré l’abondance, comme s’ils en avoient eû diſette ? C’eſt pourquoi l’on ne voyoit chez eux ni guerre, ni ſédition. Il n’y avoit aucune raiſon qui pût occaſionner chez eux des différends ; de ſorte que toute leur vie ſe paſſoit dans le repos & dans la tranquillité. Ils ſe portoient bien, ils vivoient en paix, & s’aimoient. Leurs deſcendants étant devenus ambitieux, éprouverent de grands malheurs, & regretterent avec raiſon le genre de vie de leurs ancêtres. Le proverbe, aſſez de gland, qui fut en uſage dans la ſuite, prouve la frugalité des premiers tems, & la facilité de ſe procurer des vivres ſur le champ ; car il y a apparence que c’eſt celui qui a donné l’origine à ce proverbe, qui a changé la première façon de vivre. Vint enſuite la vie paſtorale, pendant laquelle on fit plus d’acquiſition que l’on n’avoit de beſoins, & l’on toucha aux animaux. On remarqua qu’il y en avoit qui ne faiſoient point de mal, que d’autres étoient méchans & dangereux. On chercha à apprivoiſer les premiers, & à ſe défaire des autres. Ce fut pendant ce ſiécle que la guerre s’introduiſit chez les hommes. Ce n’eſt pas moi qui avance ces faits : on peut les voir dans les Hiſtoriens. Il y avoit déjà des richeſſes, dont on faiſoit beaucoup d’eſtime ; on chercha à ſe les enlever, & pour y réuſſir on s’attroupoit. Les uns attaquoient, & les autres ſe défendoient, pour conſerver ce qu’ils avoient. Peu de tems après les hommes faiſant réflexion ſur ce qu’ils croyoient être de leur utilité, en vinrent au troiſiéme genre de vie, c’eſt-à-dire, à l’agriculture. Voilà ce que nous apprend Dicearque, lorſqu’il traite des mœurs des anciens Grecs, & qu’il fait l’hiſtoire de l’heureuſe vie des premiers tems, à laquelle contribuoit beaucoup l’abſtinence des viandes. Il n’y avoit point de guerre, parce que l’injuſtice étoit bannie de deſſus la terre. Enſuite parut la guerre avec l’avidité, & l’on commença à faire violence aux animaux. C’eſt pourquoi on ne peut-être trop ſurpris de la hardieſſe de ceux qui ont oſé avancer, que l’abſtinence des animaux eſt la mère de l’injuſtice, puiſque l’hiſtoire & l’expérience nous apprennent, que dès qu’on eut commencé à les tuer, le luxe, la guerre & l’injuſtice s’introduiſirent dans le monde.

III. Ce qui ayant été remarqué par Lycurgue le Lacédémonien, il fit des Règlemens tels, que quoique l’uſage de manger des animaux fût déjà reçû, on ne fut pas dans la néceſſité de recourir à cette nourriture. Il aſſigna à chaque Citoyen une part, non pas en troupeaux de boeufs, de brebis, de chévres, de chevaux, ou en argent, mais en terre, qui rapportoit à chaque homme ſoixante & dix meſures d’orge, douze à chaque femme, & d’autres fruits à proportion. Il étoit perſuadé, que ces alimens ſuffiſoient pour ſe conſerver en parfaite ſanté, & que les hommes n’en avoient pas beſoin d’autres. On dit que long-temps après parcourant la Laconie au retour d’un voyage qu’il avoit fait, voyant les blés coupés depuis peu, & les aires égales, il ſe mit à rire, & dit à ceux qui étoient avec lui, que la Laconie paraiſſoit être un pays qui venoit d’être partagé tout nouvellement entre pluſieurs freres. Dès qu’il ſe propoſoit de bannir le luxe de Sparte, il falloit qu’il abolît la monnaie d’or & d’argent, & que celle de fer fût ſeule en uſage. Le poids en étoit grand, & la valeur petite, de ſorte que la matiere qui faiſoit la valeur de dix mines tenoit beaucoup de place, & qu’il falloit deux bœufs pour la traîner. Ce règlement ſupprima pluſieurs eſpéces d’injuſtices à Lacédémone. Car qui auroit voulu ou dérober, ou ſe laiſſer corrompre, ou prendre de force ce que l’on ne pouvoit pas cacher, ce que l’on poſſédoit ſans en être plus eſtimé, & dont l’on ne pouvoit faire aucun uſage en le mettant en piéces[16] ? Les arts inutiles diſparurent avec l’or & l’argent. Il n’y avoit point de commerce entre les Lacédémoniens & les autres peuples de la Grece. Il n’étoit pas facile de tranſporter la monnoye de fer, qui loin d’être eſtimée en Grèce, n’étoit qu’une occaſion de raillerie. Les Lacédémoniens ſe trouvoient donc dans l’impoſſibilité d’acheter des marchandiſes étrangeres, qui entretiennent le luxe. Les vaiſſeaux marchands n’entroient point dans leurs ports ; & l’on ne voyoit point aborder en Laconie ni Sophiſte, ni diſeur de bonne avanture, ni Marchand de filles, ni orfévre, ni jouailler, parce qu’il n’y avoit point d’argent. Le luxe s’anéantit ainſi peu à peu, n’étant plus ſoutenu par ce qui l’excite & l’entretient. Ceux qui étoient plus riches que les autres, ne pouvant faire aucun uſage de leurs richeſſes qui demeuroient comme enſévelies : il arriva de-là que les meubles d’uſage & dont on ne peut pas ſe paſſer, comme les lits, les ſiéges, les tables, étoient très bien faits chez eux ; & le gobelet de Lacédémone appelé Cothon, étoit très eſtimé à l’armée, ainſi que dit Critias. La couleur empêchoit que l’on pût s’appercevoir ſi l’eau qui étoit dedans étoit propre ; & les bords étoient faits de maniére, qu’ils retenoient tout ce qui étoit trouble dans le gobelet, enſorte que ce qui étoit de plus pur en ſortoit. C’étoit une invention de leur Légiſlateur, comme le rapporte Plutarque. Les ouvriers n’étant donc plus occupés à des ouvrages inutiles, employèrent toute leur adreſſe à perfectionner les néceſſaires.

IV. Pour détruire encore davantage le luxe, & anéantir le dé ſir des richeſſes, il fit un troiſiéme réglement très beau. C’eſt celui par lequel il étoit ordonné de manger enſemble, & de ne ſe nourrir que d’alimens ordonnés par la loi. Il étoit défendu de manger chez ſoi ſur des lits ſomptueux, & d’avoir des tables magnifiques, apprêtées par des cuiſiniers pour s’engraiſſer pendant les ténèbres, ainſi que des animaux gourmands, & pour corrompre par ce moyen les mœurs & les corps en ſe livrant à toute ſorte de déſirs, en dormant beaucoup, puis ayant recours aux bains chauds, & paſſant ainſi la vie dans l’indolence, qui devient par ce régime comme une maladie habituelle. Ce qu’il fit donc de mieux, c’eſt d’avoir détruit le déſir des richeſſes par la communauté des repas & par leur frugalité ; car il n’y avoit aucun moyen de faire uſage ni oſtentation de magnificence, le pauvre & le riche mangeant enſemble ; de ſorte que Sparte étoit la ſeule ville du monde, où ce que l’on dit communément de Plutus, qu’il eſt aveugle, ſe trouvât vrai. Il y étoit ſans fonction, comme une ſtatue ſans ame & ſans mouvement. Il n’étoit pas permis de manger chez ſoi, & d’aller au repas commun, n’ayant plus faim. On examinoit avec grand ſoin celui qui ne buvoit ni ne mangeoit ; on lui reprochoit ou ſon intempérance ou ſa délicateſſe, qui lui faiſoit dédaigner les repas publics. Les tables étoient de quinze perſonnes chacune, ou un peu plus un peu moins. Chacun apportoit par mois une meſure de farine, huit pots de vin, cinq mines de fromage, deux & demie de figues, & quelque peu d’argent pour l’apprêt.

V. Ces repas étant auſſi ſages & auſſi ſobres, c’étoit avec raiſon que les enfants y alloient comme à une école de tempérance. Ils entendoient parler des affaires publiques. Ils étoient témoins d’une gayeté digne de gens libres. Ils s’accoutumoient à ſe plaiſanter ſans aigreur & ſans ſe fâcher ; car c’étoit le propre des Lacédémoniens de ſouffrir la raillerie ; ſi celui qui étoit raillé n’étoit pas content, il demandoit grâce, & le railleur auſſitôt ceſſoit. Telles étoient les loix des Lacédémoniens au ſujet des repas, quoiqu’elles fuſſent faites pour la multitude. Ceux qui avoient été élevés à Lacédémone, étoient beaucoup plus braves, plus tempérants, plus attachés à leur patrie que les autres peuples, dont les ames & les corps étoient corrompus. On voit par là que cette république faiſoit profeſſion d’une abſtinence parfaite. Il n’y a que les peuples chez leſquels la corruption regnoit, qui n’avoient aucune répugnance pour manger de la chair. Car ſi nous paſſons aux autres nations qui ont eu un grand reſpect pour les loix ſages, pour l’humanité & pour la piété, nous verrons clairement que l’abſtinence des viandes a été obſervée, ſinon de tous au moins de pluſieurs, pour la conſervation & l’avantage des villes, afin que ceux qui ſervoient les Dieux & leur ſacrifioient pour l’état, puſſent les fléchir & effacer les péchés du peuple : c’eſt ce que fait l’enfant dans les cérémonies des myſtéres lorſqu’il cherche à apaiſer les Dieux pour les initiés, en pratiquant exactement ce qui eſt preſcrit. C’eſt ce que font dans toutes les nations & dans toutes les villes les prêtres qui ſacrifient pour tout le monde, & qui par leur piété déterminent les Dieux à protéger l’État. L’uſage de tous les animaux eſt interdit à certains prêtres. Il y en a qui ne ſont obligés de s’abſtenir de certaines eſpèces. Si donc ceux qui ſont prépoſés pour préſider au ſalut des villes, auxquels le culte des Dieux eſt confié, s’abſtiennent des animaux, qui oſera dire que l’abſtinence des viandes ſoit dangereuſe pour les villes ?

VI. Cheremon le ſtoïcien traitant des prêtres Égyptiens, dit qu’ils étoient regardés comme des philoſophes en Égypte, & qu’ils choiſiſſoient un endroit où ils puſſent s’appliquer tout entiers aux choſes ſacrées. L’ardeur qu’ils avoient pour la contemplation, les engageoit à habiter près des ſtatues des Dieux. Ils étoient dans une ſinguliére vénération. Ils ne quittoient leur ſolitude que les jours de grandes fêtes. Dans les autres temps, il étoit preſque impoſſible d’avoir aucun commerce avec eux. Ceux qui vouloient les aborder devoient d’abord ſe purifier & s’abſtenir de pluſieurs choſes, conformément aux loix ſacrées de l’Égypte. Ils renonçaient à tout travail & à toute ſorte de commerce pour s’appliquer uniquement à la contemplation des choſes divines ; par là ils acquéroient de l’honneur. Ils vivoient dans une conſidération qui leur procuroit une pleine ſûreté. Ils devenoient pieux & ſavants ; car cette application continuelle aux choſes divines les mettoit en état de réfréner leurs paſſions & de mener une vie ſpirituelle. Ils étoient grands partiſans de la frugalité, de la modeſtie dans le vêtement, de la tempérance, de la patience, de la juſtice & du détachement des richeſſes. La difficulté que l’on avoit de les aborder les rendoit plus reſpectables. Dans le temps de leurs purifications, à peine voyoient-ils leurs plus proches. Ils n’avoient de commerce pour lors qu’avec ceux qui ſe purifioient auſſi. Ils habitoient dans des endroits inacceſſibles à ceux qui n’étoient pas purifiés & qui n’étoient deſtinés qu’au ſervice des Dieux. Les autres temps ils voyoient leurs confrères : mais ils n’avoient aucune liaiſon avec ceux qui n’étoient pas initiés dans leurs myſtères. On les voyoit toujours près des ſtatues des Dieux ; ou ils les portoient, ou ils alloient en proceſſion. Ils agiſſoient en tout avec décence & dignité. La vanité n’y avoit aucune part. On remarquoit que la raiſon ſeule les dirigeoit. Leur poſture même prouvoit leur gravité. Ils marchoient avec ordre. Leur regard étoit aſſûré. On ne voyoit point remuer leurs yeux d’une façon égarée. Ils rioient rarement, & leur joie n’alloit même jamais que juſqu’au ſourire. Leurs mains étoient toujours cachées par leurs habits. Chacun d’eux avoit la marque du rang qu’il tenoit dans le ſacrifice car il y avoit chez eux différens ordres. Leur nourriture étoit frugale & ſimple. Les uns ne buvoient point de vin, les autres n’en buvoient que très peu. Ils diſoient qu’il attaquoit les nerfs, qu’il rendoit la tête peſante, ce qui eſt un obſtacle à la recherche de la vérité, enfin qu’il portoit à l’amour. Ils s’abſtenoient de pluſieurs autres choſes. Ils n’uſoient pas même de pain dans le temps de leurs purifications & dans les autres temps où ils en mangeoient, ils le coupoient en petits morceaux, le mêloient avec de l’hyſſope, parce qu’ils prétendoient que par ce mélange il perdoit beaucoup de ſa force. Le plus ſouvent ils ne faiſoient pas uſage d’huile ; & ſi par hazard ils en mettoient dans leurs légumes, c’étoit toujours en petite quantité, & autant ſeulement qu’il en falloit pour en corriger le goût.

VII. Il ne leur étoit pas permis de manger, ni de boire de ce qui croiſſoit hors de l’Égypte, ce qui fermoit la porte à une partie conſidérable du luxe. Encore s’abſtenoient-ils des poiſſons même d’Égypte, des bêtes à quatre pieds, ſoit qu’elles n’euſſent qu’un ongle, ſoit qu’elles en euſſent pluſieurs. Ils ne mangeoient pas de celles qui n’avoient point de cornes, ni des oiſeaux carnaciers. Il y en avoit entr’eux pluſieurs, qui s’abſtenoient de tout ce qui étoit animé. Aucun d’eux ne mangeoit rien pendant le temps de ſa purification de ce qui avoit été animé. Pour lors même ils ne faiſoient point uſage des œufs. Ils ne touchoient point aux vaches, ni aux animaux mâles qui étoient jumeaux, ni à ceux qui avoient quelques défauts, ou qui étoient de diverſes couleurs, ou qui avoient quelque difformité, ou qui étoient domptés, comme étant déjà deſtinés aux travaux. Ils ne mangeoient point auſſi de ceux qui avoient quelque rapport de reſſemblance avec ceux que l’on reſpectoit en Égypte, ni ceux qui n’avoient qu’un œil, ni ceux qui avoient du rapport avec l’homme. On avoit fait pluſieurs obſervations, qui appartenoient à l’art de ceux qui étoient prépoſés à marquer les veaux deſtinés aux ſacrifices, ce qui a donné occaſion à divers livres. Les oiſeaux étoient un des principaux objets de leur attention. Ils ne vouloient pas que l’on mangeât des tourterelles. Ils prétendoient qu’il arrivoit ſouvent que l’épervier après avoir pris une tourterelle, s’accouploit avec elle & lui rendoit la liberté comme le prix de ſa complaiſance ; & afin de ne point s’expoſer à manger de celles-là, ils n’en prenoient aucune. C’étoit là leur diſcipline générale. Il y avoit des uſages différens, ſuivant la différence des prêtres & des Dieux, lorſqu’ils ſe purifioient. Quand ils ſe préparoient à leurs cérémonies ſacrées, ils étoient un certain nombre de jours, les uns de quarante-deux, les autres plus, les autres moins, mais au moins ſept jours, pendant leſquels ils s’abſtenoient de tout ce qui étoit animé, même des légumes & du commerce des femmes. Quant aux garçons, même dans les autres temps, ils n’en faiſoient aucun uſage. Ils ſe lavoient trois fois le jour dans de l’eau froide, en ſe levant, avant le dîner, & avant que de ſe coucher. S’il leur arrivoit d’avoir quelque rêve voluptueux, ils ſe baignoient auſſi-tôt après leur réveil. Dans les autres temps, ils n’uſoient pas du bain ſi fréquemment. Leur lit étoit de branches de palmier ; leur oreiller étoit un demi-cilindre de bois bien poli. Ils s’exerçoient pendant toute leur vie à ſupporter la ſoif & la faim, & à manger très-peu.

VIII. Une grande preuve de leur tempérance eſt que ne faiſant aucun exercice, ils n’étoient jamais malades, & qu’ils avoient toute la vigueur dont ils avoient beſoin. Ils ſatisfaiſoient à toutes les fonctions de leur miniſtére, qui ſuppoſoient une force peu commune. Ils étoient occupés la nuit à obſerver les cieux, & quelquefois à ſe purifier. Le jour étoit employé au culte des Dieux. Ils chantoient leurs louanges trois ou quatre fois, le matin & le ſoir, lorſque le ſoleil étoit au milieu de ſa courſe, & lorſqu’il ſe couchoit. Le reſte du tems ils étudioient l’arithmétique & la géométrie : toujours occupés à faire des découvertes & des expériences, ils paſſoient les nuits d’hyver à ces exercices, étudiant auſſi la Philologie, n’ayant aucune attention pour s’enrichir, & ayant ſecoué le joug du luxe qui eſt toujours un mauvais maître. Leur travail aſſidu étoit une preuve de leur patience, & de la modération avec laquelle ils réprimoient leurs déſirs. Ils regardoient comme un des plus grands crimes de voyager hors de l’Egypte, parce qu’ils avoient en horreur les mœurs & le luxe des étrangers. Ils croyoient qu’il n’étoit permis de voyager qu’à ceux qui y étoient contraints pour les affaires du Roi. Ils s’entretenoient continuellement de la néceſſité d’obſerver les coutumes qu’ils avoient reçues de leurs peres ; & pour peu qu’ils fuſſent convaincus de s’en être éloignés, ils étoient dégradés : la vraie méthode de philoſopher étoit chez leurs Prophètes & chez leurs Ecrivains ſacrés. Quant aux autres Prêtres, les porte-cierges & les ſacriſtains, ils menoient une vie pure, mais non pas tout à fait ſi auſtére. C’eſt ainſi que l’écrit un Auteur très ami de la vérité, très-exact & des plus célébres parmi les Stoïciens.

IX. Ceux qui étoient ainſi accoutumés à de pareils exercices, & à ſe rendre la Divinité familiére, étoient perſuadés que l’homme n’étoit pas le ſeul des êtres qui fût rempli de la divinité : ils croyoient que l’ame n’habitoit pas ſeulement dans l’homme, mais qu’il y en avoit une dans preſque toutes les eſpéces des animaux. C’eſt pourquoi ils repréſentoient Dieu ſous la figure des bêtes, même des ſauvages & des oiſeaux, auſſi bien que ſous celle de l’homme. Vous voyez chez eux des Dieux qui reſſemblent à l’homme juſqu’au col, & qui ont le viſage ou d’un oiſeau, ou d’un lion, ou de quelque autre animal. Quelquefois Dieu eſt repréſenté chez eux ayant une tête humaine, & autres parties d’autres animaux. Ils veulent nous faire voir par là que ſuivant l’intention des Dieux, il y a ſociété entre les hommes & les animaux, & que c’eſt en conſéquence de la volonté de ces êtres ſuprêmes, que les animaux ſauvages s’apprivoiſent & vivent avec mous. C’eſt pourquoi le lion eſt reſpecté chez eux comme un Dieu ; & il y a une province de l’Egypte que l’on appelle Léontopolis du nom de cet animal, comme il y en a une autre appelée Buſiris, & une autre que l’on nomme Lucopolis, à cauſe du bœuf & du loup. Ils adoroient la puiſſance de Dieu ſous la figure de différens animaux. Entre les élémens, ils reſpectoient ſurtout l’eau & le feu, comme ayant plus de part à notre conſervation : on les voyoit dans leurs temples ; & encore aujourd’hui à l’ouverture de la chapelle de Sérapis, on lui fait un ſacrifice par le feu & par l’eau. Celui qui chante l’hymne, verſe l’eau & montre le feu ; tandis que celui qui eſt à la porte, adreſſe la parole à Dieu en langue Egyptienne. Ils avoient un reſpect particulier pour tout ce qu’ils croyoient avoir quelque rapport avec ce qui étoit ſacré. Ils adorent un homme dans le canton d’Anubis. On lui ſacrifie & on brûle des victimes ſur ſon autel après quoi il mange ce qui lui a été apprêté. Il n’eſt pas plus permis de manger des animaux que des hommes. Ceux qui ont excellé par leur ſageſſe, & qui ont eu le plus de communication avec la Divinité, ont découvert que quelques animaux ſont plus agréables à certains Dieux que les hommes, comme l’épervier au Soleil. Cet oiſeau eſt tout ſang & tout eſprit. Il prend l’homme en compaſſion : il pleure lorſqu’il rencontre un cadavre, il jette de la terre ſur ſes yeux, dans la perſuaſion où il eſt que la lumière du ſoleil y habite. Ces mêmes hommes ont auſſi remarqué que l’épervier vivoit très-long tems ; qu’après ſa mort il avoit la faculté de prédire l’avenir ; que dés qu’il étoit dégagé de ſon corps, il devenoit très raiſonnable, connaiſſoit ce qui devoit arriver, animoit les ſtatues des Dieux, & mettoit leurs temples en mouvement. Quelque ignorant peu inſtruit dans les choſes divines aura horreur du Scarabée. Les Egyptiens au contraire l’honoroient, comme l’image vivante du Soleil. Tout Scarabée eſt mâle, & jette ſa ſemence dans un endroit humide en forme ſphérique : il la remue de ſes pieds de derriére, en tournant ainſi que fait le Soleil dans le ciel ; & il eſt vingt-huit jours à faire ce même exercice, ce qui eſt le cours périodique de la Lune. Les Egyptiens font d’autres raiſonnemens à peu près dans le même goût ſur le bélier, ſur le crocodile, ſur le vautour, ſur l’ibis, enfin ſur les autres Animaux ; & ce n’eſt qu’à force de réflexions, & par une ſuite de leur profonde ſageſſe, qu’ils en ſont venus à reſpecter les Animaux. Un ignorant n’a pas la moindre idée des raiſons qui ont engagé les Egyptiens à ne point ſuivre le torrent, & à honorer ce que le vulgaire mépriſoit.

X. Ce qui a autant contribué encore que ce que nous venons de dire, à leur donner du reſpect pour les Animaux, c’eſt qu’ils ont découvert que lorſque l’ame des bêtes eſt délivrée de leur corps, elle eſt raiſonnable & prévoit l’avenir, rend des oracles, & eſt capable de faire tout ce que l’ame de l’homme peut faire lorſqu’elle eſt dégagée du corps. C’eſt par cette raiſon qu’ils reſpectoient les Animaux, & s’abſtenoient d’en manger, autant qu’il leur étoit poſſible. Il y avoit beaucoup de raiſons qui déterminoient les Égyptiens à reſpecter les Dieux ſous la forme des Animaux. Nous ſerions trop longs ſi nous voulions les approfondir toutes. Nous nous contenterons de ce que nous en avons déjà dit. Il ne faut cependant point omettre, que lorſqu’ils embaument les corps des gens de condition, ils en ſéparent les entrailles, les mettent dans une caiſſe. Entre pluſieurs cérémonies qu’ils pratiquent en rendant les derniers devoirs aux morts, ils tournent cette caiſſe du côté du Soleil ; & un de ceux qui a embaumé les entrailles fait cette prière qu’Euphante a traduite de l’Egyptien : O Soleil nôtre Seiggneur, & tous les autres Dieux qui donnez la vie aux hommes, recevez-moi, & livrez-moi aux Dieux de l’enfer, avec leſquels je vais habiter. J’ai toujours reſpecté les Dieux de mes peres ; & tant que j’ai vécu dans le monde, j’ai honoré ceux qui ont engendré mon corps. Je n’ai tué aucun homme. Je n’ai point violé de dépôt, ni fait aucune faute irréparable ; & ſi j’ai commis quelque péché dans ma vie, ſoit en mangeant, ſoit en buvant ce qui n’étoit pas permis, ce n’eſt pas moi qui ai péché, mais ceci. Il montroit en même tems la caiſſe dans laquelle étoient les entrailles ; & aprés avoir fini cette priére, il jetoit la caiſſe dans la riviére, & embaumoit le reſte du corps qui étoit regardé comme pur. Les Egyptiens croyoient donc être obligés de ſe juſtifier auprès de la Divinité, pour les fautes qu’ils avoient commiſes par le manger & par le boire.

XI. Parlons préſentement des nations qui ſont plus connues. Les Juifs s’abſtenoient de pluſieurs animaux avant la perſécution qu’ils ſouffrirent ſous Antiochus, qui viola leurs Loix, & enſuite ſous les Romains, lorſque le temple fut pris & qu’il fut acceſſible à tous ceux qui vouloient y entrer. Juſqu’alors l’entrée en avoit été interdite. La Ville même fut détruite. Les Juifs ne faiſoient aucun uſage du cochon ; & encore aujourd’hui ils s’en abſtiennent. Il y avoit chez eux trois ſectes de Philoſophes. Les premiers étoient les Phariſiens, les ſeconds les Saducéens, les troiſièmes les Eſſéniens, les plus reſpectables de tous. Joſeph parle dans pluſieurs endroits de la façon de vivre de ces derniers dans le ſecond Livre de ſon Hiſtoire Juive qui eſt en ſept Livres, dans le dix-huitième de ſes Antiquités qui contiennent dix-huit Livres & enfin dans ſon ſecond Livre contre les Grecs, lequel ouvrage n’en renferme que deux. Les Eſſéniens ſont Juifs d’origine : ils ont beaucoup d’amitié les uns pour les autres, & ils s’aiment beaucoup plus qu’il n’aiment les autres hommes. Ils ont horreur des plaiſirs, comme de quelque choſe de mauvais, & ils font conſiſter la vertu dans la tempérance & dans la victoire ſur les paſſions. Ils dédaignent de ſe marier : mais ils ſe chargent des enfants des autres, pour les élever dans leur façon de vivre ; & ils en uſent avec eux comme s’ils étoient leurs parens. Ils ne condamnent cependant pas le mariage, ni la génération qui en eſt le fruit : mais ils blament beaucoup l’amour immodéré des femmes. Ils mépriſent les richeſſes. C’eſt une choſe admirable, que la façon dont ils vivent en commun. On ne trouve chez eux perſonne, qui ait plus de bien qu’un autre. C’eſt une Loi, que quiconque entre dans cette ſecte, lui donne tous ſes biens, de ſorte qu’il n’y a ni pauvre ni riche parmi eux. Tous leurs biens ſont réunis. On prendroit les Eſſéniens pour des fréres. L’uſage des parfums eſt regardé chez eux comme quelque choſe de honteux ; & ſi quelqu’un avoit été parfumé, même malgré lui, il ſe lave bien tôt. Ils croient qu’il eſt raiſonnable de ne ſe piquer pas d’une propreté trop recherchée, & d’être toujours habillé de blanc. Ils choiſiſſent ceux qui doivent faire leurs affaires ; & on fournit à chacun ſes beſoins ſans aucune diſtinction. Ils n’habitent pas une ſeule Ville : il n’y en a point où il n’y ait pluſieurs de cette ſecte ; & lorſqu’ils arrivent d’ailleurs dans une Ville, ceux de leur parti les préviennent. On ne les laiſſe manquer de rien ; & dès qu’on les voit, ils ſont traités comme s’il y avoit longtemps qu’on les connût : c’eſt pourquoi lorſqu’ils voyagent, ils ne portent rien avec eux, n’étant obligés à aucune dépenſe. Ils ne changent jamais d’habits ny de ſouliers qu’ils ne ſoient déchirés ou uſés par le tems. Ils n’achètent ni ne vendent rien ; mais chacun d’eux donne à ſon confrére ce qui lui manque, & reçoit de lui ce qui lui eſt utile. Il ne leur eſt néanmoins pas défendu de recevoir ſans rien rendre.

XII. Ils ont un reſpect ſingulier pour la Divinité. Avant que le Soleil ſoit levé, ils ne diſent rien de profane ; ils lui adreſſent quelques priéres, qu’ils ont appriſes de leurs péres, comme pour le ſupplier de ſe lever. Leurs directeurs enſuite les envoient travailler aux arts qu’ils ſavent. Ils ſont occupés au travail avec beaucoup d’attention juſqu’à la cinquiéme heure, après laquelle ils s’aſſemblent dans un même endroit : ils vont enſuite ſe laver dans de l’eau froide, couverts d’un voile de lin. Après cette purification, chacun d’eux ſe retire dans ſa cellule. Il n’eſt point permis à ceux qui ne ſont pas de leur ſecte, d’y entrer. Ainſi purifiés ils vont au réfectoire, qui reſſemble à un lieu ſacré ; ils s’aſſoient en gardant un grand ſilence : le boulanger leur donne à chacun leur pain par ordre, & le cuiſinier leur donne un plat, où il n’y a qu’un ſeul mets. Le Prêtre fait la prière, & quoique les vivres dont ils font uſage, ſoient purs, il ne leur eſt pas permis d’y toucher avant que la priére ſoit faite. Lorſque le repas eſt fini, le Prêtre fait une priére : ainſi avant que de manger, & après avoir mangé ils rendent graces à Dieu. Ils quittent enſuite leurs vêtemens qui ſont comme ſacrés, pour retourner à l’ouvrage juſqu’au ſoir : ils obſervent les mêmes cérémonies en ſoupant ; & s’ils ont quelques hôtes, ils les font ſouper avec eux. On n’entend jamais de clameurs dans leurs maiſons ; jamais il n’y a de tumulte : ils parlent chacun avec ordre ; leur ſilence paroît aux étrangers un myſtère redoutable. Ils n’ont pas de peine à l’obſerver, à cauſe de leur abſtinence continuelle & de leur ſobriété, qui fait qu’ils ne boivent & ne mangent préciſément, que ce qui eſt néceſſaire pour vivre. Ceux qui veulent entrer dans cette ſociété n’y ſont pas reçus tout d’un coup : il faut que pendant un an entier ils pratiquent ce même genre de vie dans le dehors. On leur donne une pioche, une ceinture & un habit blanc. Si pendant ce tems-là ils donnent des preuves de leur tempérance, on les initie davantage aux cérémonies de la ſecte. Ils ſont admis aux bains : ils ne ſont cependant pas encore reçûs à manger en commun. On les éprouve encore pendant deux ans ; & après qu’ils ont laiſſé voir qu’ils ſont dignes d’être reçus dans la ſociété, ils y ſont admis.

XIII. Avant que d’être reçus à la table commune, ils font un ſerment terible par lequel ils s’engagent premiérement d’être pieux envers Dieu, enſuite juſtes à l’égard des hommes ; de ne faire jamais tort à perſonne, ni de propos délibéré, ni par l’ordre d’autrui ; de haïr les injuſtes, de prendre toujours le parti des gens de bien, d’être fidelles à tout le monde & ſurtout aux Puiſſances, puiſque c’eſt par la permiſſion de Dieu que nous avons des ſupérieurs. Si celui qui doit être reçû eſt conſtitué en dignité, il jure de ne jamais abuſer de ſon pouvoir, de n’être jamais mieux vétu ni plus orné que ſes inférieurs, d’aimer toujours la vérité, d’avoir de l’éloignement pour les menteurs, de conſerver ſes mains pures de tout larcin, & ſon ame de tout gain injuſte, de n’avoir rien de caché pour ceux de ſa ſecte, de n’en découvrir aucun des ſecrets aux autres, quand même on emploieroit la menace de mort. Ceux qui ſont reçûs, jurent encore de tranſmettre aux autres les dogmes de leur ſecte, tels qu’ils les ont reçus, de s’abſtenir du vol, de conſerver les Livres de leur parti, & les noms des Anges : tels ſont leurs ſermens. Ceux qui y manquent ſont chaſſés de la ſocieté & périſſent miſérablement ; car liés par leurs engagemens & par l’habitude, ils ne peuvent pas prendre de nourriture chez les autres, & réduits à manger de l’herbe, ils meurent bien-tôt de faim : c’eſt pourquoi on les a vûs touchés de pitié à l’égard de ceux qui avoient été chaſſes, & qui étoient réduits à la dernière miſére. Ils les ont reçûs de nouveau, les croyant aſſez punis de leurs fautes, de s’être vûs près de mourir. Ils donnent une pioche à ceux qui ſont prêts d’entrer dans leur ſocieté parce que lorſqu’ils vont aux commodités, ils font une foſſe d’un pied de profondeur, qu’ils couvrent de leur manteau, par reſpect pour les rayons de la Divinité. Ils vivent avec une ſi grande frugalité, qu’ils n’ont beſoin d’aller aux commodités que le ſeptiéme jour ; & ils ſont dans l’uſage de paſſer cette journée à louer Dieu & à ſe repoſer. Ils étoient parvenus par cette habitude de vie à une ſi grande fermeté, que la torture, les roues, le feu, enfin les plus grands tourmens ne purent les contraindre à blaſphémer leur légiſlateur, ou à manger ce que leur coutume leur défendoit. Ils le firent bien voir dans la guerre contre les Romains. On ne les vit point chercher à fléchir leurs bourreaux, ni jetter aucune larme ; au contraire ils rioient dans les plus grands tourmens, & railloient ceux qui les tourmentoient. Ils rendoient l’ame avec tranquillité, bien perſuadés qu’elle ne mourroit pas ; car c’eſt un dogme bien établi chez eux, que les corps ſont mortels, que la matiére eſt ſujette au changement, que les ames ſont immortelles, qu’elles ſont compoſées d’un air très-léger & attirées vers les corps par un mouvement naturel ; & que lorſqu’elles ſont dégagées des liens de la chair, elles ſe regardent comme délivrées d’une longue ſervitude, qu’alors elles ſont dans la joie, & ſe tranſportent vers le ciel. Accoutumés à ce genre de vie, & s’occupant ainſi de la vérité & de la piété, il eſt très vraiſemblable de croire, que pluſieurs d’entre eux ont connu l’avenir, ayant été élevés dès leur tendre jeuneſſe dans la lecture des Livres ſacrés, des écrits des Prophétes, & dans l’uſage de différentes purifications. Rarement ſe trompent-ils dans leurs prédictions. Telle eſt la ſecte des Eſſéniens chez les Juifs.

XIV. Il leur eſt défendu à tous de manger du cochon, du poiſſon ſans écailles que les Grecs appellent cartilagineux, & des Animaux qui n’ont qu’un ongle. Il leur étoit défendu auſſi de tuer ceux qui ſe réfugioient dans leurs maiſons comme ſuppliants, & à plus forte raiſon de les manger. Leur Légiſlateur n’a pas voulu qu’ils tuaſſent le pere & la mere avec les petits. Il leur a ordonné d’épargner, & de ne pas tuer même dans les terres ennemies, les Animaux dont l’homme ſe ſert pour travailler. Il ne craignoit pas que la race de ceux que l’on ne ſacrifie pas, n’augmentât trop & ne cauſât la famine. Il ſavoit que ceux qui peuplent beaucoup, vivent peu de tems, qu’il en meurt un grand nombre, lorſque les hommes n’en ont point de ſoin, & qu’enfin ceux qui multiplient beaucoup, ont parmi les Animaux des ennemis qui les détruiſent. La preuve en eſt, que nous nous abſtenons de pluſieurs, comme des lézards, des vers, des mouches, des ſerpens, des chiens, ſans craindre qu’ils nous affament. D’ailleurs il y a de la différence entre tuer les Animaux, & les manger. Nous en tuons pluſieurs dont nous ne mangeons aucuns.

XV. On rapporte que les Syriens s’abſtenoient autrefois des Animaux, & que par conſéquent ils ne les offroient point aux Dieux en ſacrifice ; qu’ils les ſacrifierent dans la ſuite pour obtenir la fin de quelques maux ; qu’ils furent longtemps ſans en manger. Ce ne fut que dans la ſuite des temps qu’ils en mangerent, ainſi que le rapportent Neanthe de Cyzique & Aſclepiade de Chypre ; ce qui arriva dans le tems de Pygmalion de Phénicie Roi de Chypre, à l’occaſion de la prévarication ſuivante, de laquelle fait mention Aſclepiade, dans l’ouvrage qu’il a écrit ſur la Chypre & la Phénicie. Autrefois l’on ne ſacrifioit rien d’animé aux Dieux. Il n’y avoit aucune Loi à ce ſujet, parce que ces ſacrifices étoient cenſés défendus par la Loi naturelle. On prétend que la première victime qui fut ſacrifiée, ce fut à l’occaſion d’une ame, que l’on demandoit pour une ame. L’hoſtie fut conſumée entiérement. Il arriva dans la ſuite qu’un jour que la victime brûloit, un morceau de la chair tomba à terre : le prêtre le ramaſſa, & s’étant brûlé, il mit ſans y penſer ſes doigts dans ſa bouche pour apaiſer la douleur ; le goût de la viande lui fit plaiſir : il en mangea, & en donna à ſa femme ; ce qui étant venu à la connoiſſance de Pygmalion, il fit précipiter du haut d’un rocher le Prêtre avec la Prêtreſſe, & nomma un autre Prêtre, qui peu de temps après en faiſant le même ſacrifice, mangea auſſi de la chair & fut puni de même. Dans la ſuite ces ſacrifices continuant d’être en uſage, & les Prêtres ne réſiſtant point à la tentation de manger de la viande, on ceſſa de les punir. Quant à l’abſtinence des poiſſons, elle ſubſiſta juſqu’au temps de Ménandre le Comique qui s’exprime ainſi : Prenez les Syriens pour modèle ; quand la gourmandiſe les engage à manger du poiſſon, auſſitôt leurs pieds & leurs mains deviennent enflés : pour apaiſer la Divinité, ils ſe revêtent d’un ſac, ſe mettent ſur du fumier dans un grand chemin, croyant avoir trouvé le moyen de réparer leurs fautes par cet abaiſſement.

XVI. Chez les Perſes on appelle Mages ceux qui s’appliquent aux choſes Divines, & les miniſtres des Dieux : c’eſt ce que ſignifie le terme, mage, dans la Langue du pays. L’ordre des Mages eſt tellement reſpecté en Perſe, que Darius fils d’Hyſtaſpe ordonna que l’on mît ſur ſon tombeau entr’autres titres, qu’il avoit été docteur en magie. Il y avoit de trois ſortes de Mages, ainſi que le rapporte Eubule qui a fait l’Hiſtoire de Mithra en pluſieurs Livres. Les plus parfaits des Mages, ceux qui ſont dans la première claſſe, ne mangent rien d’animé, & ne tuent rien de ce qui a vie. Ils perſiſtent conſtamment à s’abſtenir des Animaux, ſuivant l’ancien uſage. Ceux de la ſeconde claſſe uſent de la viande à la vérité : mais ils ne tuent aucuns des Animaux familiers. Les Mages de la troiſième claſſe en épargnent auſſi quelques-uns. Le dogme de la Métempſicoſe eſt reçû chez ceux de la première claſſe, comme l’indique aſſez ce qui ſe paſſe dans les myſtéres de Mithra ; car pour faire voir le rapport qu’il y a entre nous & les Animaux, ils ont coutume de nous déſigner par le nom des Animaux. Ils appellent lions ceux qui participent à leurs myſtéres. Ils donnent le nom de lionnes aux femmes qui ſont de leur ſecte. Ils appellent corbeaux les miniſtres de leurs myſtéres. Ils en agiſſent de même à l’égard de leurs peres : ils les appellent aîgles & éperviers. Ceux qui entrent dans les myſtéres appellés des lions, prennent la figure de toute ſorte d’Animaux. Pallas en rend raiſon dans l’ouvrage qu’il a fait ſur Mithra. Il y dit que le ſentiment commun eſt, que cela a rapport au cercle du Zodiaque ; mais que la vérité eſt, que les Mages veulent par-là déſigner énigmatiquement & exactement les révolutions des ames humaines, qui ſuivant leur ſentiment, entrent ſucceſſivement dans le corps de divers Animaux. Les Latins donnoient à quelques Divinités le nom des Animaux. Ils appeloient Diane, louve ; le Soleil, taureau, lion, dragon, épervier ; Hécate, cheval, taureau, lionne, chienne : le nom de Phérebate a été donné ſuivant pluſieurs Théologiens à Proſerpine, parce qu’elle nourrit des tourterelles. Cet oiſeau lui eſt conſacré. Les Prêtreſſes de Maïa lui en font une offrande. Maïa eſt la même que Proſerpine ; elle a été ainſi appelée, parce qu’elle eſt la nourrice du genre humain, ainſi que Cérès. On a conſacré le coq à celle-ci : c’eſt pourquoi les Prêtres de cette déeſſe s’abſtiennent des oiſeaux domeſtiques. Il eſt ordonné à ceux qui ſont initiés dans les myſtéres d’Eleuſine de s’en abſtenir auſſi, de même que des poiſſons, des féves, des pêches & des pommes. Ils ont une égale répugnance à toucher le tronc de ces arbres qu’un cadavre[17]. Quiconque a étudié la matiére des viſions, ſçait que l’on doit s’abſtenir de toute ſorte d’oiſeaux, ſi l’on veut être délivré du joug des choſes terreſtres, & trouver une place parmi les Dieux du ciel. Mais la méchanceté, comme nous l’avons déjà remarqué pluſieurs fois, eſt ingénieuſe à faire ſon apologie, ſurtout lorſqu’elle n’a affaire qu’à des ignorants : c’eſt pourquoi ceux qui ne ſont que médiocrement vicieux, regardent comme de vains diſcours, ce que nous avons dit contre l’uſage de la viande. Ils croyent que ce ſont des contes de vieilles, & des propos ſuperſtitieux. Ceux qui ont fait plus de progrès en méchanceté, ſont non ſeulement dans la diſpoſition de parler avec indignité de ceux qui ſont dans notre ſyſtème, mais auſſi de traiter de ſuperſtition & de vanité, la doctrine oppoſée à leur gourmandiſe : mais ils ſont aſſez punis des Dieux & des hommes par ces mêmes diſpoſitions. Pour nous, après avoir encore parlé d’une nation étrangere, célébre par ſa juſtice & par ſa piété, nous paſſerons à d’autres choſes.

XVII. Il y a chez les Indiens diverſes profeſſions. On en voit qui s’appliquent uniquement aux choſes divines. Les Grecs donnent le nom des Gymnoſophiſtes à ceux-ci. Il y en a de deux ſortes. Les Bracmanes ſont les premiers ; enſuite ſont les Samanéens. Les Bracmanes reçoivent de leurs peres par tradition leur doctrine, & cette eſpéce de ſacerdoce. Les Samanéens ſe choiſiſſent parmi ceux qui ſe propoſent de vaquer aux choſes divines. Leur genre de vie a été traité par Bardeſane de Babylone, qui vivoit du tems de nos peres, & qui étoit avec Dendamis & les Indiens qui furent envoyés à l’Empereur. Les Bracmanes ſont tous d’une même famille. Ils ſortent d’un même pere & d’une même mere. Les Samanéens ſont de diverſes familles, toutes cependant indiennes. Le Bracmane n’eſt point ſoumis à l’Empire du Roi. Il ne paie aucun impôt. Quelques-uns de ces Philoſophes habitent ſur les montagnes, d’autres près du Gange. Ceux des montagnes vivent des fruits d’Automne, de lait de vache caillé avec des herbes ; ceux du Gange ne mangent que des fruits d’Automne, dont il y a une très-grande quantité près de ce fleuve. La terre y produit continuellement des fruits nouveaux, & beaucoup de riz qui vient tout ſeul, dont ils font uſage. S’il arrive que les fruits leur manquent, ils regardent comme la derniére intempérance, & même comme une impiété, d’uſer d’aucune autre nourriture, & ſurtout de manger des animaux. Les plus religieux & les plus pieux ſont les plus attachés à ce genre de vie. Ils ſont occupés une partie du jour & la plus grande partie de la nuit à chanter les louanges des Dieux & à les prier. Chacun d’eux a une petite cellule, où il demeure ſeul, autant que cela eſt poſſible. Car les Bracmanes n’aiment pas à habiter en commun, ni à parler beaucoup ; & ſi par hazard cela leur arrive, ils entrent en retraite, & ſont pluſieurs jours ſans parler : ils jeûnent très ſouvent. Les Samanéens, comme nous l’avons déjà dit, ſe prennent au choix. Lorſque quelqu’un veut être reçû dans l’Ordre, il ſe préſente devant les Magiſtrats de la ville : il abandonne ſa Patrie & tous ſes biens ; on le raſe enſuite, pour le dépouiller de tout ce qui eſt ſuperflu ſur le corps. Il prend après cela l’habit, & va chez les Samanéens, ſans retourner ni chez ſa femme, ni chez ſes enfans, s’il en a, & n’en étant pas plus occupé que s’ils ne lui appartenoient pas. Le Roi prend ſoin de leurs enfans, & leur procure ce qui leur eſt néceſſaire. Les parens ſe chargent de la femme : c’eſt ainſi que vivent les Samanéens. Ils demeurent hors des villes. Ils paſſent tout le jour à s’occuper de la Divinité. Ils ont des maiſons & des temples bâtis aux frais du Roi, dans leſquels il y a des œconomes, qui reçoivent ce que le Roi a réglé pour la nourriture de ceux qui y habitent. On leur apprête du ris, du pain, des fruits, des légumes. Ils entrent dans le réfectoire au ſon d’une trompette ; alors ceux qui ne ſont pas Samanéens ſe retirent. Les Samanéens ſe mettent en priére. Tandis qu’ils prient, on entend de nouveau la trompette, & leurs domeſtiques leur apportent à chacun un plat ; car ils ne mangent jamais deux d’un même plat. Dans ce plat il y a du ris ; & ſi quelqu’un d’eux demande quelqu’autre choſe, on lui ſert des légumes & quelques fruits. Après un repas qui dure fort peu de tems, ils retournent aux mêmes occupations qu’ils avoient interrompues. Ils ſont tous ſans femme, & ils ne poſſédent aucun bien. Eux & les Bracmanes ſont en ſi grande vénération, que le Roi vient chez eux pour leur demander en grâce, de faire des priéres pour lui, lorſque le pays eſt attaqué par les ennemis ; & il veut avoir leur avis ſur ce qu’il doit faire.

XVIII. Ils ſont diſpoſés à l’égard de la mort de façon, qu’ils regardent le tems de la vie comme une malheureuſe néceſſité, à laquelle il faut ſe prêter malgré ſoi, pour ſe conformer à l’intention de la nature. Ils ſouhaitent avec empreſſement, que leurs ames ſoient delivrées de leurs corps. Il arrive ſouvent, que lorſqu’ils paraiſſent ſe bien porter, & n’avoir aucun ſujet de chagrin, ils ſortent de la vie : ils en avertiſſent les autres ; perſonne ne les en empêche. Au contraire on les regarde comme très-heureux, & on leur donne quelque commiſſion pour les amis qui ſont morts : tant ils ſont perſuadés que les ames ſubſiſtent toujours, & conſervent entre elles un commerce continuel. Après qu’ils ont reçû les commiſſions qu’on leur a données, ils livrent leurs corps pour être brûlés, parce qu’ils croyent que c’eſt la façon la plus pure de ſéparer l’ame du corps. Ils finiſſent en louant Dieu. Leurs amis ont moins de peine à les conduire à la mort, que les autres hommes n’en ont à voir partir leurs concitoyens pour de grands voyages. Ils pleurent d’être réduits à vivre encore, & ils envient le ſort de ceux, qui ont préféré à cette vie ci la demeure éternelle. Nul de ceux que l’on appelle Sophiſtes, & dont il y a un ſi grand nombre chez les Grecs ne leur vient dire : que deviendrions-nous, ſi tous les hommes nous imitoient ? On ne peut pas les accuſer d’avoir introduit le déſordre dans le monde par ce mépris de la mort ; car outre que tout le monde ne ſuit pas leur éxemple, ceux qui les imitent, ont plus donné de preuves de leur amour pour la juſtice, qu’ils n’ont introduit de confuſion chez les hommes. La loi ne leur a impoſé aucune néceſſité : en permettant aux autres de manger de la viande, elle a laiſſé à ceux-ci la liberté de faire ce qu’ils voudroient. Elle les a reſpectés, comme étant plus parfaits. Les punitions ne ſont pas faites pour eux, parce qu’ils ne connaiſſent pas l’injuſtice. Quant à ceux qui demandent : qu’arriveroit-il ſi tous les hommes imitoient ces Philoſophes ? Il faut répondre ce que diſoit Pythagore : ſi tous les hommes devenoient Rois, qu’en arriveroit-il ? Ce n’eſt pas cependant une raiſon de fuir la royauté. Si tout le monde étoit vertueux, les Magiſtrats & les Loix ſeroient inutiles dans l’Etat. Perſonne n’eſt cependant venu encore à cet excès de folie, de ſoutenir que chaque particulier ne doit pas travailler à ſe rendre vertueux. La Loi tolére pluſieurs choſes dans le vulgaire, qu’elle interdit au Philoſophe & au citoyen vertueux. Elle n’admet point dans la magiſtrature certains artiſans, dont elle permet cependant la profeſſion. Tels font les arts ſerviles, & ceux qui ne ſe concilient pas facilement avec la Juſtice & les autres vertus. Elle ne défend pas au commun des hommes d’avoir commerce avec les courtiſanes : mais en exigeant d’elles une amende, elle fait aſſez voir qu’elle regarde ce commerce honteux pour les honnêtes gens. Elle ne défend point de paſſer ſa vie dans les cabarets ; cependant un homme qui auroit médiocrement ſoin de ſa réputation, ſe le reprocheroit. On doit raiſonner de même à l’égard de l’abſtinence de la chair. Ce qui eſt accordé par tolérance au vulgaire, n’eſt pas permis pour cela à celui qui aſpire à la perfection de la vertu. Le vrai Philoſophe doit ſe conformer aux Loix, que les Dieux, & les hommes qui ſe ſont propoſés les Dieux pour modèles, ont établies. Or les Loix ſacrées des nations & des villes ont recommandé la ſainteté, & interdit l’uſage de toutes les viandes aux Prêtres & de quelques-unes au peuple, ou par piété, ou à cauſe des inconvéniens qui réſultoient de cette nourriture. On ne peut donc rien faire de mieux, que d’imiter les Prêtres, & d’obéir aux Légiſlateurs ; & ſi l’on veut aſpirer à la plus grande perfection, on s’abſtiendra de manger de tous les animaux.

XIX. Il s’en eſt peu fallu que je n’aie omis ce paſſage d’Euripide, qui aſſûre que les Prophétes de Jupiter en Créte s’abſtiennent de manger de la chair des animaux. Voici comme il fait parler le chœur à Minos, Fils d’une Tyrienne de Phénicie, deſcendant d’Europe & du grand Jupiter Roi de Créte fameuſe par cent villes. J’arrive en abandonnant les temples des Dieux conſtruits de chênes, de cyprès par le moyen du fer. Nous menons une vie pure. Depuis le tems que j’ai été fait Prêtre de Jupiter Idéen, je ne prends plus de part aux repas nocturnes des fêtes de Bacchus. Je ne me repais plus de viandes crues ; j’offre des flambeaux à la mere des Dieux : je ſuis Prêtre des Curetes, couvert d’habits blancs. Je m’éloigne des endroits où naiſſent les hommes. Je fuis auſſi les lieux où on les enterre, & je me garde bien de manger de ce qui a eu vie.

XX. Les Prêtres faiſoient conſiſter la pureté à ne point mêler les choſes contraires. Ce mélange-là étoit regardé chez eux comme quelque choſe d’impur. Ils croyoient que la nourriture des fruits étoit conforme à la nature, ce qu’ils ne penſoient pas à l’égard des alimens, que nous procurent les animaux morts. Ils étoient perſuadés que ce qui étoit conforme à la nature, ne pouvoit pas ſouiller, & que l’on ne pouvoit pas tuer les animaux, & ſéparer leurs ames de leurs corps, ſans ſe ſouiller, ni priver de ſentiment ce qui eſt ſenſible, & en faire un cadavre. On ne ſçauroit être pur, qu’on ne renonce à bien des choſes ; & il n’y a de pureté, que dans ceux qui ont uſage des choſes conformes à la nature. Les plaiſirs même de l’amour ſouillent l’ame,[18] ne les eût-on qu’en ſonge, parce que par-là la plus noble partie de nous mêmes eſt emportée par le plaiſir. Les paſſions ſouillent auſſi, parce que lorſque l’ame en eſt agitée, la partie déraiſonnable qui eſt comme la femelle, ſe confond avec la raiſon, qui en eſt comme le mâle. Le mélange des choſes de différentes natures doit être regardé comme quelque choſe d’impur ; d’où vient que dans les teintures qui ſe font par des mélanges, lorſqu’on mêle enſemble différentes eſpéces, cela s’appelle ſouillure. C’eſt pour quoi le Poëte a dit : de même qu’une femme qui ſouille l’ivoire avec la pourpre. Les Peintres donnent le nom de corruption aux mélanges, & dans l’uſage commun, ce qui n’eſt pas mélangé s’appelle pur, ſans corruption, & naturel. L’eau mêlée avec de la terre ſe gâte, & n’eſt point pure. Lorſqu’elle coule, elle rejette tous les corps étrangers. Lorſqu’une eau deſcend d’une ſource qui coule toujours, & qui n’eſt pas bourbeuſe, comme parle Héſiode, la boiſſon en eſt très-ſaine, parce qu’elle eſt claire & ſans mélange. On appelle pure, une femme qui n’a jamais eu commerce avec un homme. La corruption n’eſt autre choſe, que le mélange des contraires. Ainſi joindre ce qui eſt mort avec ce qui eſt vivant, & ſe nourrir de ce qui a eû vie, communique néceſſairement la corruption, de même que le mélange du corps avec l’ame. Dès qu’un homme naît, ſon ame eſt ſouillée par ſon union avec le corps. Lorſqu’il meurt, l’ame eſt auſſi ſouillée, parce qu’elle ſort d’un cadavre. Elle l’eſt encore par la colére, par les déſirs, par les paſſions qui ſont excitées par la nature des alimens ; & de même que l’eau qui coule à travers les rochers, eſt plus pure que celle qui paſſe à travers les terres fangeuſes, puiſqu’elle entraîne avec elle moins de limon : auſſi l’ame qui exerce ſes fonctions dans un corps décharné, qui n’eſt pas rempli des ſucs des chairs étrangéres, ſe gouverne beaucoup mieux, eſt plus parfaite, plus pure, & plus intelligente, comme l’on dit que le thin le plus ſec & le plus piquant, eſt celui qui fournit de meilleur miel aux abeilles. La penſée eſt ſouillée, ou plûtôt celui qui penſe, lorſque la fantaiſie & l’imagination ſe mêlent avec la penſée, & que leurs opérations ſe confondent. La purification conſiſte à ſe ſéparer de toutes ces choſes étrangéres & à ne prendre que des alimens qui laiſſent toujours l’ame dans l’état naturel : comme le vrai aliment de la pierre, de la plante, & du corps, eſt ce qui les conſerve & ce qui les fait augmenter. Autre choſe eſt de ſe nourrir, autre choſe eſt de s’engraiſſer ; autre choſe eſt de ſe procurer les choſes néceſſaires, autre choſe eſt de donner dans le luxe. Il y a différentes fortes de nourritures, & différentes eſpéces à nourrir. Il faut à la vérité tout nourrir : mais il ne faut chercher à engraiſſer que ce qu’il y a de principal en nous. La nourriture de l’ame raiſonnable eſt ce qui conſerve la raiſon & ſon entendement. C’eſt donc là ce qu’il faut chercher à nourrir & à engraiſſer, plûtôt que le corps par l’uſage de la chair. C’eſt l’entendement qui doit être heureux éternellement. Un corps trop gras rend l’ame moins heureuſe, parce qu’il augmente ce qui eſt mortel en nous, & qu’il eſt un obſtacle pour arriver à la vie éternelle. Il ſouille l’ame, qu’il rend pour ainſi dire corporelle, en l’attirant à des choſes étrangéres. La pierre d’Aiman communique ſon ame au fer, qui eſt près d’elle, de ſorte que de très-peſant il devient léger, & accourt à l’Aiman, attiré par les eſprits de cette pierre. Quelqu’un qui ne ſera occupé que de Dieu, cherchera-t-il à ne ſe remplir que des alimens qui nuiſent à la perfection de l’ame ? Ou plûtôt en réduiſant à très-peu de choſes ſon néceſſaire, ne tâchera-t-il pas les unir à Dieu encore plus intimément que le fer ne s’attache l’Aiman ? Plût à Dieu que nous puiſſions, ſans périr, nous abſtenir même des fruits de la terre ! Nous ſerions vraiement immortels, comme dit Homère, ſi nous n’avions beſoin ni de manger, ni de boire : ce Poëte nous avertit par là, que ſi la nourriture nous fait vivre, elle eſt en même tems une preuve de mortalité. Si nous n’avions pas beſoin de nous nourrir, nous ſerions d’autant plus heureux que nous ſerions plus près de l’immortalité. Préſentement que nous ſommes mortels, nous nous rendons encore plus mortels, s’il eſt permis de parler ainſi, par l’uſage que nous faiſons des choſes mortelles. L’ame, ainſi que dit Théophraſte, ne ſe contente pas de payer au corps le loyer de ſon habitation : mais elle s’y livre toute entiére. Il ſeroit à ſouhaiter que nous puſſions vivre ſans boire, ni ſans manger, & ſans que notre corps déperît : pour lors nous approcherions très près de la Divinité. Mais qui ne déplorera le ſort malheureux des hommes, qui ſont enveloppés dans des ténèbres ſi épaiſſes, qu’ils aiment leurs maux, ſe haïſſent eux-mêmes, & celui qui eſt véritablement leur pere ; enſuite ceux qui les avertiſſent de ſortir de cet état d’ivreſſe, dans lequel ils ſont plongés ? Mais en voilà aſſez ſur ce ſujet ; paſſons préſentement à quelques autres queſtions.

XXI. Ceux qui pour répondre aux exemples tirés de diverſes nations que nous avons rapportés nous oppoſent les Nomades, les Troglodytes, les Ichtiophages, ne ſavent pas que c’eſt par néceſſité que ces peuples en ſont venus à manger de la chair : leur pays ne produiſoit aucun fruit, & étoit ſi ſtérile, qu’on n’y voyoit pas même de l’herbe ; ce n’étoit que des fables. Une preuve ſenſible de la méchanceté de leur terrain, c’eſt qu’ils ne pouvoient pas faire de feu, faute de matière combuſtible. Ils mettoient leurs poiſſons ſécher ſur des pierres & ſur le rivage. Ce fut donc par néceſſité qu’ils mangèrent des animaux. Il y a outre cela des nations naturellement ſi féroces, que ce n’eſt point par elles que les gens ſenſés doivent juger de la nature humaine. Autrement on mettroit en queſtion, non ſeulement ſi l’on peut manger des animaux, mais auſſi ſi l’on peut manger des hommes, & faire pluſieurs autres actes de cruauté. On rapporte que les Maſſagètes & les Derbices regardent comme très-malheureux ceux de leurs parens, qui meurent d’une mort naturelle ; & pour prévenir ce malheur, lorſque leurs meilleurs amis deviennent vieux, ils les tuent & les mangent. Les Tibaréniens précipitent ceux qui ſont prêts d’entrer dans la vieilleſſe. Les Hyrcaniens & les Caſpiens les expoſent aux oiſeaux & aux chiens. Les Hyrcaniens n’attendent pas même qu’ils ſoient morts : mais les Caſpiens leur laiſſent rendre le dernier ſoupir. Les Scithes les enterrent vivants ; & ils égorgent ſur le bûcher ceux que les morts ont aimés davantage. Les Bactriens jettent aux chiens les vieillards vivans. Staſanor qu’Alexandre avoit nommé Gouverneur de cette Province, fut ſur le point de perdre ſon gouvernement, parce qu’il voulut abolir cette coutume. Comme ces mauvais exemples ne doivent pas nous faire renoncer aux devoirs de l’humanité, auſſi ne devons-nous pas ſuivre les exemples des nations, que la néceſſité a déterminées à manger de la chair. Nous ferions bien mieux d’imiter les peuples vertueux, qui n’ont cherché qu’à plaire aux Dieux ; car de vivre ſans ſuivre les principes de la prudence, de la ſageſſe, & de la piété, c’eſt plûtôt mourir pendant long tems que mal vivre, ainſi que diſoit Démochares.

XXII. Il nous reſte à rapporter encore quelques témoignages d’hommes célébres en faveur de l’abſtinence. Car un des reproches que l’on nous fait, eſt que nous en manquons. Nous ſavons que Triptolême eſt le plus ancien Légiſlateur des Athéniens. Voici ce qu’en dit Hermippe dans le ſecond Livre des Légiſlateurs. On prétend que Triptolème fit des Loix pour les Athéniens. Le philoſophe Xénocrate aſſûre, qu’il y en a encore trois qui ſubſiſtent à Eleuſine. Les voici : reſpectez vos parens, honorez les Dieux par l’offrande des fruits, ne faites point de mal aux Animaux. Les deux premiéres ſont fondées en bonnes raiſons. Il faut faire tout le bien dont nous ſommes capables, à nos peres & meres. C’eſt leur rendre ce qui leur eſt dû : ils ſont nos bienfaiteurs. C’eſt auſſi un devoir de rendre aux Dieux les prémices des biens qu’ils nous ont donnés. Quant au troiſiéme, Xénocrate eſt en doute de ce que penſoit Triptolême, lorſqu’il ordonnoit de s’abſtenir des animaux. Eſt-ce, dit-il, qu’il croyoit que c’étoit une choſe trop cruelle, de tuer ce qui eſt de même eſpéce que nous ? Ou voyant que les hommes faiſoient mourir, pour ſervir à leur nourriture, les animaux les plus utiles, vouloit-il adoucir leurs mœurs, en eſſayant de les engager à ne faire aucun mal aux animaux qui vivent avec eux, & ſur tout à ceux qui ſont d’un caractére doux ? Peut-être auſſi qu’après avoir ordonné d’offrir aux Dieux les fruits de la terre, il s’eſt imaginé que cette loi ſeroit mieux obſervée, ſi l’on ne ſacrifioit pas des animaux aux Dieux. Xénocrate rapporte pluſieurs autres raiſons de cette loi, qui ne ſont pas trop vraiſemblables. Il nous ſuffit qu’il en réſulte, que Triptolême a défendu de toucher aux animaux. Ceux qui dans la ſuite violerent cette loi, ne le firent que par une grande néceſſité, & ne commirent ce péché que comme malgré eux, ainſi que nous l’avons déjà remarqué. Parmi les loix de Dracon, il y en a une conçue en ces termes. Réglement qui doit être éternellement obſervé par ceux qui habiteront à jamais l’Attique : on reſpectera les Dieux & les Héros du pays ſuivant les loix reçues, chacun ſelon ſon pouvoir ; on publiera leurs louanges ; on leur offrira les prémices des fruits & des gâteaux de toutes les ſaiſons.


Fin du Traité de Porphyre.
  1. Porphyre adreſſe cet Ouvrage à Firmus Caſtricius, ce grand ami de Plotin, dont il eſt parlé avec beaucoup d’éloge dans la vie de ce philoſophe.
  2. Platon, Théetete.
  3. Porphyre parle ici de Rogatien, dont il fait mention dans la Vie de Plotin, c. 7.
  4. Euſebe, Prep. Evan. I, I, p. 29.
  5. Fabricius Bib. Græc. l. II. c. 16. n. 9. T. I. p. 615. Il faut lire Tinnichus, & non Phrinicus : comme on le voit dans les éditions ordinaires de Porphyre.
  6. On ſent aſſez combien ces principes ſont faux. Nos vœux ſont un hommage que la nature pure nous apprend à rendre à Dieu.
  7. Euſebe Prep. Ev. l. 4, p. 173.
  8. Il répond au mois de Juillet.
  9. Euſèbe, Prep. Evang. l. 4. p. 155.
  10. On omet ici quelques étymologies Grecques, qui outre qu’elles ne ſont pas ſuſceptibles de traduction, ne font rien à ce que l’Auteur veut prouver.
  11. Vers d’un Ancien.
  12. Κυνάγχη.
  13. Lyncée étoit un Argonaute, qui avoit la vûe ſi excellente qu’elle pénétroit les choſes les plus ſolides. Ce Lyncée a quelquefois été confondu par les Traducteurs avec le Linx. Dalechamp s’y eſt trompé dans ſa verſion d’Athénée, & Fougerolles dans celle de Porphyre : voyez les obſervations de Menage ſur le ſecond Livre de Malherbe, p. 128.
  14. On a paſſé ici quelques raiſonnemens fort obſcurs & peu concluants, copiés d’après Plutarque dans ſon traité : Quels ſont les animaux qui ont le plus d’eſprit ?
  15. C’eſt-à-dire les Stoïciens. Voyez le traité de Plutarque.
  16. Pour comprendre ceci, il faut ajouter ce qu’on lit dans Plutarque, que les ouvriers avoient ordre de tremper le fer tout rouge dans le vinaigre, pour en émouſſer la pointe & le rendre inutile à tout autre emploi, ce fer ainſi trempé devenant ſi aigre, qu’on ne pouvoir plus ni le battre, ni le forger. Vie de Licurgue.
  17. Thomas Gale dans ſa note ſur le chap. II de la ſec. 4. des myſtéres d’Iamblique, donne un autre ſens à cette phraſe par ce qu’au lieu de στελέχους il lit τολέχους ; & il fait dire à Porphyre que ceux qui étoient initiés aux myſtéres d’Eleuſine, avoient autant de répugnance à toucher une femme en couche qu’un cadavre : mais cette leçon ne paroît pas ſe concilier ſi bien avec ce qui précede, que celle que nous avons ſuivie.
  18. On omet ici quelques raiſonnemens que l’on ne pourroit décemment traduire en François, & qui d’ailleurs ſont très abſurdes.