Traité de la peinture (Cennini)/Préface

Traduction par Victor Mottez.
Jules Renouard et L. Lefort (p. v-xxviii).

PRÉFACE
DU CHEVALIER G. TAMBRONI.

Georges Vasari fut le premier qui parla de Cennino, fils d’Andréa Cennini, né à Colle di Valdelsa, peintre et disciple d’Agnolo, fils de Taddeo, élève de Giotto. Vasari rapporte dans la vie d’Agnolo Gaddi le passage suivant :

« Cennino, fils de Drea Cennini, né à Colle di Valdelsa, apprit la peinture du même Agnolo. Par amour pour son art, il écrivit de sa main un livre, sur la manière de travailler à fresque, à tempera[1], à la colle et à la gomme : en outre, il nous laissa des détails sur l’art du miniaturiste et tous les procédés pour fixer l’or. Ce livre est entre les mains de Giuliano, orfèvre siennois, excellent maître et ami des arts. Au commencement de son livre, Cennino nous donne un traité sur la nature des couleurs minérales et des terres, selon ce que lui apprit Agnolo son maître ; voulant sans doute (parce qu’il ne put parvenir parfaitement à peindre) bien savoir au moins la nature des couleurs, des tempere, des colles, des enduits, et de ces teintes dont nous devons nous garder comme donnant des mélanges dangereux, et en somme beaucoup d’autres avertissements qu’il n’est pas nécessaire de mentionner, toutes ces choses nous étant connues aujourd’hui qu’elles ne sont plus, comme au temps de l’auteur, grands et rares secrets.

» Je n’oublierai pas de faire remarquer qu’il ne fait aucune mention, sans doute parce qu’elles n’étaient pas en usage, de quelques couleurs provenant des terres, telles que la terre rouge obscur, le cinabrese, et certains verts pour la peinture sur verre.

» C’est aussi plus tard qu’on a découvert la terre d’ombre, le jaune dit giallo-santo, les smalts pour la fresque et pour l’huile, et quelques autres jaunes et verts pour l’émail, couleurs dont manquaient les peintres de cette époque. Il traita aussi de la mosaïque, apprit à broyer les couleurs à l’huile pour faire des champs verts, rouges, azurés et autres, des mordants pour l’or. Mais il ne parle pas de l’huile pour la représentation des figures. Outre les ouvrages qu’il fit à Florence avec son maître, il y a de sa main, sous la loge de l’hôpital de Bonifazio Lapi, une Vierge accompagnée de saints si parfaitement colorée, qu’elle s’est jusqu’à nos jours très-bien conservée.

» Cennino, au premier chapitre de son livre, commence par ces paroles : Cennino di Drea Cennini. Suit ce que le manuscrit contient jusqu’au mot nessuno. Puis Vasari ajoute : Telles sont les propres paroles de Cennino, qui pensa que de même que ceux qui traduisent du grec en latin rendent un immense service à ceux qui ne comprennent pas le grec, ainsi fit Giotto, qui, trouvant l’art de la peinture rendu d’une manière mystérieuse, inintelligible (peut-être même ridicule), y substitua une manière belle, facile, agréable, comprise et connue pour bonne par qui a sens et jugement. »

Voilà tout ce qui nous reste de ce peintre écrivain. On désespère ensuite de trouver d’autres traces de sa vie et de ses ouvrages, puisque tous ceux qui voulurent écrire sur lui recopièrent Vasari. Baldinucci le confesse dans cette note si courte qu’il a intitulée Vie de Cennino.

Pour moi j’ai la ferme opinion, et je le prouverai plus tard, que Vasari n’a jamais lu l’ouvrage de cet artiste. Et bien qu’il ait transcrit quelques lignes du premier chapitre, ou il s’occupa peu du reste, ou il le parcourut si rapidement qu’il ne le comprit pas. Je crois qu’il s’en tint en grande partie au dire de l’orfèvre Giuliano. De là suivirent tant d’erreurs, et principalement celles répandues sur la peinture à l’huile. Je traiterai ce sujet plus tard.

Je crois que si l’écrit de Cennino n’a pas jusqu’ici vu la lumière, il faut l’attribuer au peu de cas qu’en fait Vasari, quand il dit : Ed in somma molli altri avvertimenti, de’quali non fa bisogno ragionare essendo oggi notissime tutte quelle cose, che costui ebbe per gran segreti e rarissime in que’tempi. Ce raisonnement, admis comme celui d’un auteur grave et sérieux, ôta le courage à tous ceux qui écrivirent ensuite sur la peinture.

Il faut excepter de cette façon d’agir deux littérateurs distingués, Bandini et Bottari. Le premier, dans son catalogue des manuscrits italiens de la bibliothèque Mediceo-Laurenziana, manifeste un vif désir de voir le manuscrit de Cennino examiné sérieusement, et il dit : Quum male compaçtus sit codex ac multa secreta contineat non contemnenda, dignus est qui ab aliquo bonarum artium cultore diligenti examine perpendatur. Le second dit, dans ses notes sur les Vies des Peintres de Vasari, là où cet auteur, à propos d’Agnolo, parle de Cennino : « Ce serait une chose très-utile que ce livre sur l’art fût remis en lumière, pour nous qui avons sur l’art si peu d’écrivains en langue toscane, comparativement aux Grecs. »

Cette note de Bottari avait depuis longtemps éveillé en moi le désir de connaître cet ouvrage. J’espérais y trouver beaucoup d’éclaircissements sur la manière d’opérer de ces temps-là et sur la nature de leurs couleurs que nous voyons encore aujourd’hui si vives ; sujet de regrets pour nos peintres actuels qui ont laissé perdre la tradition des mélanges et la manière de les mettre en œuvre.

C’était pour moi un continuel sujet d’étonnement de voir, que parmi tant d’écrivains qui avaient défendu ou combattu le sentiment de Vasari, qui attribue à Jean de Bruges l’invention de la peinture à l’huile, après avoir dit que Cennino avait, dans son livre, donné les moyens de broyer les couleurs avec de l’huile, que pas un de ces écrivains n’ait eu l’idée ou le désir de lire attentivement un manuscrit origine de tant de disputes.

Je ne serais pas loin de croire que Borghini ait connu l’œuvre de Cennino, bien qu’il ne fasse aucune mention ni de l’œuvre ni de l’auteur, et passe même sous silence la mémoire d’Agnolo Gaddi ; ce silence me paraît équivoque. En lisant son second volume del Riposo, j’ai trouvé copié mot à mot en bien des endroits l’écrit de Cennino, principalement lorsque celui-ci parle de la manière de dessiner avec un stylet d’argent sur tablettes, de l’os pour les blanchir, de la manière de faire les fusains, de teindre les papiers, de les faire transparents, des colles, de la peinture à fresque ou à tempera, et enfin des couleurs. Parmi les raisons qui me conduisirent à soupçonner chez lui quelque artifice, l’une fut de l’entendre parler du papier de coton qui n’était plus en usage de son temps, l’autre est son opinion sur le cinabrese : il dit qu’il se fait avec la sinopia, mais n’indique pas la nature de cette couleur et ne la range pas parmi les rouges obscurs. Il se trompe aussi sur le pourpre, qu’il qualifie d’excellente couleur rouge, tandis qu’elle signifie l’oro musiro. (Voir ma note au chap. clix du livre de Cennino.) Celui qui voudra confronter les deux ouvrages verra si je me suis trompé.

Baldinucci semble, il est vrai, avoir été sous l’impulsion d’Ant. Maria Salvini, comme il le déclare dans la vie citée de Cennino, un investigateur plus curieux dudit manuscrit. Car, outre la partie qu’en avait transcrit Vasari, il y joignit le titre et les dernières lignes de l’ouvrage. Il touche aussi légèrement la question de la peinture à l’huile, et transcrit une partie du chap. lxxxix pour démontrer que cet art était venu en Italie des Allemands. « J’entends, dit-il, par Allemands, aussi les Flamands. » Et de-là il examine deux autres passages du manuscrit : l’un sur le mot lapis amatito, et l’autre sur le mot aquarelle, auxquels il donne la préférence sur les mots amatito et aquarelli usités de son temps et depuis. Mais ou il n’eut pas connaissance entière et dissimula ce qu’il avait lu, pour ne pas contredire le Vasari, ou il cita le peu de passages qu’il avait remarqués pour faire croire qu’il avait lu et examiné le tout.

Le seul Bandini, comme il est patent d’après son catalogue, prouve qu’il a minutieusement étudié cet ouvrage : car outre qu’il en transcrit avec soin le commencement et la fin, il dit, comme nous l’avons déjà cité : Ac multa sécréta contincat non contemnenda. Ces mots sont une preuve manifeste que plus que personne il l’a lu et pesé.

Enfin, le célèbre abbé Lanzi fit consulter le manuscrit de Cennino par l’abbé Moreni. Mais il paraît que celui-ci le fit légèrement ; car loin d’avoir transcrit la fin du chap. lxxxix, laissé à moitié par Baldinucci, il rapporta à Lanzi seulement ceci : « Dans les chapitres suivants, il dit que cela doit se faire en cuisant l’huile de la graine de lin. » Et Lanzi trompé en déduisit que la méthode de Cennino ne pouvait être celle de Jean de Bruges et n’était applicable qu’aux travaux grossiers. Donc cet auteur si clair n’eut pas non plus connaissance du livre de l’art.

Par la suite, tous les écrivains qui eurent occasion de citer le livre de Cennino le firent sur la foi de ces auteurs, sans aucunement éprouver la légitime et louable curiosité de s’en enquérir par eux-mêmes.

Un jour, causant sur ce sujet avec cette lumière croissante de la littérature italienne, monseigneur Angelo Maï, préfet de la bibliothèque du Vatican, confiant dans la grandeur de son esprit, où je ne sais lequel l’emporte du savoir, de la courtoisie, ou de l’amour ardent pour la gloire de notre nom, je le priai très-respectueusement de vouloir s’informer si le précieux traité de Cennino ne se trouvait pas par hasard caché dans le trésor immense des manuscrits du Vatican. Peu après, il m’annonça l’avoir trouvé dans les codicilles de l’Ottobiana, sous le n° 2974.

Ce fut ainsi que je pus aller lire le plus ancien de nos monuments écrits sur les beaux-arts depuis leur renaissance. Trouvant qu’il contenait des choses très-utiles et toutes perdues aujourd’hui, je réclamai de Monseigneur qu’il m’en permît la publication pour l’avantage de tous. Lui, qui est toute gracieuseté, m’accorda de bon cœur ce que je lui demandai. D’où vient qu’ici je lui en rends grâces publiquement, et pour l’Italie, et pour les artistes, et pour moi qui n’épargnerai ni le soin ni l’étude pour illustrer le nom et l’écrit de Cennino, cherchant à réparer en partie l’ingrat oubli dans lequel fut laissé pendant près de quatre siècles ce savant italien.

Avant toutes choses, je prendrai état de la condition de ce manuscrit, afin que si quelqu’un voulait de nouveau le consulter et comparer, il le puisse faire.

Il est enregistré, comme je l’ai dit, parmi les codicilles de l’Ottobiana, sous le n° 2974 ; et d’après le cachet qui est placé intérieurement, on voit qu’il a appartenu au baron de Stosh. Il est sur papier, et il n’y a pas un siècle qu’il fut recopié sur quelque ancien exemplaire, car il porte la date 1757. D’après les initiales du copiste P. A. W., il semble qu’il n’était pas d’origine italienne. Sur les deux premières pages et en partie sur la troisième sont transcrites les notices que le P. Orlandi et G. Vasari laissèrent sur Cennino. L’écriture est celle du siècle passé, grande et claire. Mais soit que le copiste ne fût pas homme de lettres, et peut-être peu versé dans les secrets de la peinture, soit que le codicille d’après lequel celui-ci fut fait fût écrit en caractères difficiles à déchiffrer, comme le sont communément ceux du quinzième siècle, il est certain qu’il fallut un grand travail pour en rendre la leçon intelligible. Pour cette raison, j’ai voulu le recopier entièrement de ma main pour le méditer, le confronter avec soin, et chercher à suppléer du mieux possible à l’ignorance ou à l’absolue négligence du copiste étranger. Sans cette entreprise, toute fatigue eut été vaine, car, comme on peut le voir, l’ordre, le titre des chapitres, tout y est confus et sans orthographe. J’ai dû beaucoup, pour en fixer la leçon, aux conseils et ouvrages de l’abbé Girolamo Amati et Salvatore Betti, noms chers à la république des lettres et mes amis. Je dirai aussi que pour les notes ou en marge ou placées après le texte, on voit que cet exemplaire fut copié sur un autre, qui peut-être avait été confronté et corrigé sur le texte original, mais non de manière à ce que les difficultés les plus grandes fussent vaincues. Car partout apparaît ou le difficile de l’écriture primitive, ou l’incapacité du copiste. Pendant que je rends hommage aux observations d’autrui, je dois mentionner l’opinion du prélat Salvatore Betti, qui considère comme additions aux textes faites par les copistes ces mots doubles sous forme de synonymes que l’on rencontre à chaque pas, comme miolo over becchiere, sinopia over porfido, colla over tempera, etc., etc. Je ne suis pas entièrement de son avis. Je pense plutôt qu’en écrivant, Cennino voulut joindre aux dénominations vulgaires de son pays celles usitées dans la langue élégante et polie des Florentins. Et je suis poussé à le croire par le grand nombre de fois qu’il fait ces répétitions et par sa minutie dans toutes les particularités de son écrit.

Quoi qu’il en soit, le soin et l’étude, nous l’espérons, ont rendu le manuscrit intelligible. Je dirai enfin qu’il est de cxlii pages in-folio ; que tout l’ouvrage est divisé en clxxi chapitres, et ces chapitres en livres jusqu’à la fin du cinquième, après lequel on ne trouve plus aucune division. Je soupçonne fortement que les divisions par livres et chapitres et que les différentes rubriques du manuscrit ne sont pas originairement de Cennino, mais bien des copistes. La raison que j’en donne est que quelques-unes des rubriques commencent en parlant à la troisième personne. Ainsi le chap. xxxvi : Corne ti dimostra i colori naturali, etc. Et quand on arrive au chap. cxli, ces rubriques ne se trouvent plus. J’ai dû y suppléer pour l’usage des étudiants et leur intelligence plus aisée de l’ouvrage. Il est vrai que l’on rencontre de telles lacunes dans bien des manuscrits anciens, à cause de la coutume où ils étaient de peindre et ornementer les lettres majuscules et les titres. Les copistes les laissaient en arrière, pour pouvoir les faire plus à leur convenance ou les donner à faire à qui était plus habile qu’eux. Il arrivait que souvent, pour une raison ou pour l’autre, les livres restaient inachevés.

Quoi qu’il en soit de toutes les choses que nous venons de dire, elles ont peu ou point d’importance pour l’art, et elles ne nuisent pas à l’ouvrage qui nous découvre entièrement ce qu’était, jusqu’au temps de Cennino, la condition de la peinture, la nature des couleurs et la manière d’opérer de ces vieux maîtres dont les ouvrages furent si respectueusement admirés à l’époque où ils furent faits. Il indique ce qu’on désirait si vivement savoir : comment on dorait sur panneau et dans les livres ; quelles étaient les colles, les tempere, les mordants ; pourquoi ces ouvrages ont résisté au choc de plusieurs siècles et conservent encore aujourd’hui une si grande vivacité de couleur et une dorure si brillante sur bois et sur mur.

Je n’ai jusqu’à présent connaissance que de trois exemplaires de ce codicille. Le premier, dans la bibliothèque Laurentienne de Florence, avec des notes de Baldinucci, de Bandini et de Bottari, sur le rayon lxxviii, n° 24. Le second dans la maison Beltramini di Colle, comme on le voit dans une note à l’index des ouvrages de Baldinucci (édition de Florence), au mot Cennino ; à moins que ce ne soit celui qui passa ensuite à la Laurentienne de Florence ; ce dont Baldinucci, dans son catalogue, ne nous informe pas. De plus, d’après la note citée, il paraîtrait que cet exemplaire est le même que Vasari dit être entre les mains de l’orfèvre siennois Giuliano. Le troisième est celui de l’Ottobiana.

Le livre de Cennino n’est pas seulement utile à l’art, c’est encore une trouvaille sous le rapport du langage. Car bien que le style n’en soit ni cultivé ni fleuri, mais celui d’un écrivain peu versé dans les belles-lettres, cependant cette langue, pleine de mots et d’idiotismes plébéiens qui seraient hors de propos dans un langage universel, contient une foule de mots nouveaux et excellents, surtout pour ce qui concerne l’art, comme l’avait avec sagacité fait remarquer Monsignor Bottari. À la fin de ce livre, je donnerai un index explicatif de ces expressions. Il y aura à se réjouir pour les compilateurs de vocabulaires, et « les philologues s’en serviront à éclaircir des questions qui touchent le fond et l’origine de la langue.

Personne à mon avis n’osera disputer à Cennino, sous le rapport du langage, l’autorité d’un écrivain trecentiste. Car bien qu’il écrivît son livre dans l’année 1437, il est certain qu’il naquit peu après 1350. Vasari n’indique pas l’année de sa naissance, mais il me semble qu’il n’est pas difficile de l’établir à peu près de la façon suivante :

Cennino finit d’écrire son livre de l’art le 31 juillet de l’année 1437. Il y mentionne qu’il avait été douze ans élève d’Agnolo Gaddi, qui mourut en 1387. Supposant encore qu’il ait été avec son maître au moment de sa mort, il avait donc dû se mettre à son service en 1375. Or, en plaçant l’époque où il dut commencer son apprentissage sous Agnolo entre sa douzième et sa dix-septième année, sa naissance remonterait à 1360 environ. Pour peu alors que l’on veuille laisser passer quelques années entre la fin du noviciat de Cennino et la mort d’Agnolo son maître, on se trouve remonter facilement vers 1350. Par conséquent, il vécut au moins quarante ans dans cet âge d’or de notre langage. Ce n’est qu’après un long espace de temps que les hommes changent la manière de parler contractée pendant l’enfance et confirmée pendant l’adolescence et la virilité. Nous savons par expérience combien souvent il nous arrive d’entendre chez les vieillards des mots usités du temps de leur jeunesse qu’ils conservent encore, bien que ces mots soient tout à fait disparus du vocabulaire.

Sous ce rapport encore, je considère comme une chose d’utilité générale la publication du livre de Cennino.

Si le flot des âges va toujours découvrant des choses nouvelles, il en recouvre aussi bien d’anciennes dont peu à peu la mémoire se perd parmi les hommes. Aussi sont mal-avisés ceux qui ne cherchent pas à perpétuer avec la plume au moins les choses utiles, car alors c’est en vain que la postérité en recherche l’origine, le perfectionnement et l’usage. Ceci serait arrivé pour la peinture du xive siècle, qui vécut immédiatement après la renaissance des arts, si Cennino, dans son livre, n’en avait conservé un entier et précieux souvenir.

Ce fut donc un grand bonheur qu’il vint à l’esprit de notre auteur d’écrire tout ce qu’on lui avait appris sur cet art qui descendait en ligne directe de Giotto par Taddeo Gaddi et Agnolo Gaddi son fils, et qu’il le fit avec tant d’amour, tant d’ordre, tant de clarté dans les plus minutieux détails, qu’il en est étonnant. Il suffit de le lire, comme on peut le voir, pour que l’homme le plus ignorant des choses de la peinture puisse de lui-même, avec le seul secours de ce livre, devenir expert et versé dans toutes les manières de peindre usitées chez les maîtres de ces temps reculés. L’écrit de Cennino est pour ces temps-là, et pour les temps qui suivirent, le traité pratique le plus complet que l’on ait jamais fait. Non content d’enseigner minutieusement tout ce qu’il faut suivre, il ajoute ce qu’il faut éviter ; et son examen attentif après avoir discouru des causes en suit les effets. Il ne lui suffit pas d’avoir démontré comment se font les choses, il faut qu’il descende jusqu’à noter comment se préparent les moyens de les faire. Il prescrit la qualité de la matière, la dimension des instruments, et il avise à chaque pas ce que, selon sa doctrine, il faut préférer. Encore n’est-il pas exclusif dans ses préceptes : il remarque les méthodes employées par les autres maîtres, bien qu’il ne les croie pas bonnes à suivre.

Parmi tous ceux qui écrivirent des traités sur l’art de la peinture, Gio-Battista Armenini di Faenza, peintre florissant dans le milieu du xvie siècle, fut le seul qui s’approcha de Cennino et donna des préceptes sur les pratiques. Vasari passe assez légèrement sur cette partie. Tous les autres, désireux de subtiliser et métaphysiquer, entrèrent dans des discussions sur les idées et perdirent de vue l’objet principal. Car, on peut le dire, plus on a voulu s’étendre sur le sublime et le fantastique, plus l’art s’est affaibli : sa puissance lui vient plus de la pratique que de la théorie. Nous voyons que Raphaël et tant d’autres maîtres principaux ne puisèrent à d’autres sources qu’à celles de la nature et de la pratique, et que ceux qui ont tant parlé du beau et de l’idéal n’ont ensuite rien produit qui vaille les œuvres de ces grands hommes.

Reparlons d’Armenini. Il ne connut certainement pas le livre de Cennino, car dans la préface de son œuvre il dit : « La peinture n’a encore eu personne qui recueillît et réunît en un seul volume, pour l’utilité du monde, les avertissements et préceptes, etc. » Et plus loin : « Je le fais d’autant plus volontiers que personne à ce que je sache ne l’a démontré distinctement et ne l’a mis en écrit avant moi. » À vrai dire, on doit lui savoir gré de sa peine, bien que son livre ne soit ni aussi clair ni aussi plein de préceptes que celui de notre auteur. De deux choses cependant je ne puis l’absoudre : l’une, d’avoir ingratement et de vilaine manière parlé de ces vieux et vénérables artistes qui vécurent depuis Giotto jusqu’à Pérugin ; l’autre, d’avoir voulu lui aussi s’embrouiller dans la métaphysique de l’art, et noyer peu d’idées dans un déluge de mots.

Je ne m’arrêterai pas à parler du traité de Francesco Bisagni, qui ne fit que donner, pour la plus grande partie de son œuvre, comme sien l’ouvrage d’Armenini. Et ici je me trouve bien de n’avoir à parler que des auteurs italiens.

En lisant le livre de Cennino, on voit que Vasari a raison de dire que ce qu’il renferme était tenu dans ces temps antiques pour de très-rares secrets. À chaque pas l’on a les preuves de la jalousie avec laquelle les maîtres préservaient leur science. Ils ne la communiquaient à leurs élèves que peu à peu et par degrés. Dans cet enseignement, il fallait que les jeunes gens qui voulaient apprendre se missent d’abord en servitude, comme on le voit dans le chap. ii : « Et ainsi ils se préparent avec amour et obéissance, se soumettant à la servitude pour arriver à la perfection. » Là est l’origine du mot créature (creato), que Vasari et d’autres écrivains donnent aux élèves des vieux maîtres, qui de l’espagnol passa dans la langue italienne comme synonyme de serviteur. En deux endroits, Cennino répète que Taddeo Gaddi fut disciple de Giotto pendant vingt-quatre ans, et que lui le fut d’Agnolo pendant douze ans. Dans le chap. civ, il parle du temps qu’il croit nécessaire pour apprendre l’art et le détermine à treize ans : une année entière pour dessiner, six ans pour apprendre les travaux les plus matériels et grossiers, et six ans encore pour colorer, orner de mordants, faire des draperies d’or et s’habituer au travail sur mur. Je crois que l’ancienne tradition des maîtres se conservait parmi les élèves, à cause du soin minutieux que l’on mettait à leur apprendre peu à peu la pratique des moyens matériels. De là, une boutique de peintre devait être d’un accès difficile à tous ceux qui n’étaient pas initiés dans l’école, et là non-seulement se conduisaient les ouvrages sous le rapport du dessin et de la couleur, mais on y préparait aussi toutes ces choses qui à présent sont abandonnées aux arts qui viennent au secours de la peinture.

Pour cette raison, nous ne devons pas nous étonner de voir notre auteur employer les deux chapitres xn et xiv à enseigner comment s’effacent avec la mie de pain les traits faits au crayon de mine de plomb et comment on doit tailler les plumes ; il fait rétrograder la pensée vers l’enfance de la peinture, et nous rappelle qu’alors les artistes jaloux s’enveloppaient de mystère. Pour confirmer cette opinion, je citerai quelques passages de ce livre. Au chap. x, par exemple, Cennino dit : « Le cinabre est une couleur qui se fait par alchimie, travaillée dans l’alambic. Si tu veux t’en donner la peine, tu en trouveras bien des recettes différentes, surtout chez les frères… » Au chap. xliv, en parlant de la laque, il dit que c’est une couleur artificielle. Il y a plusieurs recettes pour la faire. Et au chap. lxii, où il parle de la façon de faire le bleu d’outremer, il recommande d’en garder le secret : « Tiens-le pour toi, il y a un singulier mérite à le savoir bien faire. » Je crois aussi que Cennino lui-même ignorait bien des choses relatives à l’origine et la nature des couleurs, et que pour cela souvent il évite d’en parler et envoie plus vite le lecteur en acheter de toute faite. Au chap. xlvi, en parlant de la couleur dite giallorino, il démontre évidemment qu’il n’en connaissait pas la fabrication et n’en jugeait que par le poids. « Et je crois, dit-il, que cette couleur est une vraie pierre trouvée dans des parties arides de montagnes. Cependant je te dis que c’est une couleur artificielle, mais non traitée chimiquement. » Son ignorance sur beaucoup de couleurs ne doit pas étonner. Les Vénitiens, qui seuls naviguaient en Orient, faisaient pour toute l’Europe le commerce de l’Asie, et les couleurs entraient pour une bonne part dans ce commerce. On les préparait dans les boutiques de Venise, où il s’en fait encore, et de là on les répandait dans toutes les pharmacies de l’Italie, où les peintres les achetaient. En effet, dans son chap. x, Cennino fait mention de ces petites tablettes qui servaient et servent encore aux miniaturistes, que nous nommons pezzette di Levanti, tablettes du Levant : elles sont d’un rouge approchant le carmin et servent aux femmes pour embellir leur visage.

Pour prouver que Vasari, comme je l’ai dit plus haut, ne lut jamais tout le livre de Cennino, je placerai ici quelques raisons auxquelles je ne pense pas que l’on puisse répondre. Il dit premièrement : « Il ne fait pas mention (Cennino) de certaines couleurs terreuses, qui peut-être n’étaient pas en usage, comme la terre rouge-obscur, le cinabrese, etc. » Cependant les chap. xxxviii et xxxix sont consacrés par l’auteur à la sinopia, ou terre rouge-obscur, et au cinabrese. En second lieu, Vasari ajoute : « Il traite également des mosaïques, etc. » Et Cennino ne dit pas un mot de ce travail. En troisième lieu, le même Vasari enregistre que Cennino a traité du broyage des couleurs à l’huile pour faire des champs rouges, bleus, verts, et d’autre façon, plus des mordants pour dorer, mais non pour peindre la figure. Tandis que six chapitres, du lxxxixe au xcive sont employés à décrire non-seulement la manière de faire l’huile bonne pour les mordants en la cuisant au feu, mais encore en la cuisant au soleil pour peindre sur mur, sur panneau, sur fer, sur pierre, sur verre, et de broyer les couleurs elles-mêmes avec l’huile pour faire des chairs, des vêtements, des montagnes, des arbres, et tout ce que l’on veut. Ce n’est pas encore assez : car Cennino ayant écrit, à la fin de son livre, neuf chapitres pour mouler en plâtre une personne vivante, des têtes, des parties de nu, des monnaies, des sceaux, pour les jeter en métal, Vasari n’en tient aucun compte. D’où il faut conclure qu’il parcourut légèrement les titres des chapitres d’une partie du manuscrit, et que les considérant comme des choses inutiles, il se soucia peu de poursuivre de plus amples recherches dans la totalité de l’ouvrage. Car on ne peut supposer que cet esprit remarquable, si jaloux de l’honneur de sa patrie, qui avait employé tous ses efforts à la porter aux cieux, cherchât à enlever à un concitoyen la juste part de gloire que méritait un écrit d’un si grand mérite. Je n’entends pas ici le blâmer et ternir sa réputation ; je dirai seulement qu’il fut bien fâcheux qu’il n’ait pas considéré plus attentivement l’ouvrage de ce vieux maître ; car peut-être alors on n’eût pas si facilement fait honneur aux étrangers d’une découverte, connue déjà depuis longtemps dans notre belle Toscane et dans toute l’Italie, comme je m’efforcerai de le prouver plus tard.

Pour en revenir maintenant à l’ouvrage, je crois qu’il serait superflu d’en trop dire » Ce serait enlever au lecteur le plaisir des découvertes qu’il peut faire : ce n’est pas une entreprise obscure et difficile, mais au contraire toute de simplicité et de clarté. Et là où j’ai cru devoir mettre quelques notes explicatives du texte, j’ai cherché à être sobre et bref, et à ramener autant que possible le lecteur aux coutumes et pratiques de l’art et aux expressions du temps. Je ne me donne pas comme ayant tout éclairci et annoté ; d’autres pourront encore répandre une nouvelle lumière sur cet unique et précieux traité de la peinture.

Dans l’introduction de son livre, Cennino commence en homme peu lettré qui voulut imiter les écrits de son temps. Ceux-ci toujours commençaient avec la création du monde ; ainsi il s’embarrasse dans un dédale épineux dont il ne sort qu’avec peine et d’une façon assez misérable. Ce qui lui fait honneur, c’est le respect avec lequel il parle de Giotto, de Taddeo et d’Agnolo Gaddi, dont il redit les louanges en plusieurs endroits, comme au chap. iv, où il dit : « Telle est la règle des grands prédécesseurs sous lesquels, etc. » Au chap. lxxii, il dit : « Giotto le grand maître, etc. » Et ainsi ailleurs, où il n’hésite pas à faire hommage de son savoir à ces vieux maîtres, loin de leur frauder sa dette de reconnaissance. Exemple, à mon sens, qu’il faut placer devant les yeux des jeunes étudiants qui se destinent aux arts nobles du dessin, il leur apprendra de quelle utilité sont les conseils que donne notre auteur au chap. iii, sur l’amour, la crainte et l’obéissance dues aux maîtres.

Toute la première partie du livre, composée de trente-quatre chapitres, est dédiée par Cennino aux premiers rudiments du dessin. Après avoir énuméré toutes les parties qui divisent la peinture, il apprend la manière de dessiner sur panneau, en prescrit les dimensions, comment on les prépare avec l’os, de quelle sorte de stylet il faut se servir. Il indique les raisons de la lumière par clairs et obscurs, et son action sur les reliefs. Des tablettes, il passe aux parchemins, aux papiers de coton. Ces derniers étaient alors en grand usage ; on les apportait en Italie du Levant, avant que les papiers faits de chiffons fussent devenus communs. Le vernis a écrire dont il est fait mention au chap. x, était celui qui servait à coucher les papiers de coton, afin qu’ils puissent recevoir l’écriture. Il était fait de poix pulvérisée et broyée telle qu’on l’use encore aujourd’hui. Il apprend ensuite à dessiner à la plume sur papier, et, progressant, il enseigne à teindre les papiers de différentes couleurs, à les rendre transparents pour calquer les dessins des meilleurs maîtres. Il recommande beaucoup de dessiner d’après nature.

L’auteur ensuite, poussant son élève, l’engage à un genre de vie modéré et à choisir la compagnie qu’il fréquente. Il le fait dessiner avec le charbon d’abord, et arrêter le trait au crayon ensuite. Il lui indique comment il peut mesurer les choses vues dans l’éloignement. Il finit en le mettant à l’aquarelle et à faire des fusins.

Quoi que pensent de tout ceci les artistes modernes, ils ne pourront nier que plusieurs de ces choses ne soient utiles, louables par leur simplicité, et toutes perdues aujourd’hui.

Dans la seconde partie du livre, qui se termine au chap. lxvi, Cennino démontre d’abord le moyen de broyer les couleurs, leur nom, leur nature, notant leur plus ou moins de durée. Celles qu’il faut fuir, celles qui sont bonnes à employer sur panneau. sur mur à fresque à sec, et celles qui conviennent au papier. Son exactitude dans les plus petits détails est un sujet d’étonnement, car il va jusqu’à enseigner comment on unit une couleur avec l’autre pour en produire une troisième. Il apprend à faire les pinceaux de vair d’écureuil et de soie. IL n’y en avait pas d’autres alors. L’observateur sera émerveillé de voir comment, avec une si petite quantité de couleurs, ces maîtres ont pu faire des travaux qui excitent l’envie, soit par leur éclat, soit par leur conservation, après quatre siècles de durée. Si nous, qui croyons les avoir surpassés par nos découvertes en chimie, pouvions voir après un pareil espace de temps ce que seront devenues nos peintures modernes, nous penserions peut-être alors qu’il eût fallu tenir compte de cette antique simplicité. Pour ne parler que de la couleur noire, on voit qu’ils n’en avaient que de cinq espèces, tandis qu’aujourd’hui on en peut compter seize.

La troisième partie du livre commence par enseigner à travailler sur mur à fresque. Il parle des couleurs, de l’enduit, des mesures à prendre et de la manière de dessiner. De là il conduit à colorer selon la méthode enseignée par Giotto à Taddeo Gaddi, et par ce dernier à Agnolo son fils, maître de Cennino ; et ici Cennino remarque qu’Agnolo colorait mieux que son père. Je ne m’étendrai pas sur cette partie de l’ouvrage pour ne pas répéter les préceptes de l’auteur ; je dirai seulement qu’ils sont si clairement et si bien ordonnés dans cet endroit du livre, qu’ils doivent être d’une immense utilité aux artistes vivants qui n’étaient que trop dépourvus de renseignements précis et pratiques sur cette importante manière de peindre. C’est dans cette partie que l’auteur établit la règle des proportions du corps humain avec simplicité et clarté. C’est une chose singulière qu’en parlant du corps de la femme, il dit : « Je me tairai sur la proportion de la femme, car son corps n’a aucune mesure parfaite. » Cette sentence qui, à ce qu’il paraît, était alors commune, peut servir de guide dans le jugement des peintures de cette époque. Il continue ensuite à enseigner la peinture sur mur à fresque et à sec, les mélanges de couleurs, remarquant ceux qui peuvent ou non s’employer à fresque ; il recommande aux artistes l’usage de l’encollage à l’œuf (ou tempera), qui se mélange aux couleurs employées sur mur à sec.

Après avoir démontré la coloration des chairs, l’auteur passe à la manière de conduire les vêtements en toutes couleurs et s’étend particulièrement sur le vêtement d’outremer qui était alors en style figuratif nommé le manteau de Notre-Dame.

Il finit cette troisième partie par une leçon sur l’enluminure des montagnes, arbres, verdures et fabriques. Il donne sur ces dernières des préceptes pour les mettre en perspective, et d’après eux l’on voit que cette science alors était bien pauvre. C’est pour cela que dans les vieux tableaux l’architecture est toujours défectueuse et établie sur des lignes peu raisonnées, parce que ces maîtres mettaient le point visuel trop près et se plaçaient trop sous l’édifice.

Au commencement de la quatrième partie, dans trois chapitres entiers, Cennino enseigne à peindre à l’huile sur mur, sur panneau, sur pierre, sur fer et partout où l’on veut. Il discourt sur le broyage des couleurs, dit que toutes reçoivent l’huile, excepté le blanc de Saint-Jean, et non-seulement parle, comme le remarque Vasari, de la manière de faire des champs, mais bien des vêtements, des chairs, des montagnes, des arbres, etc., et ce qui étonnera le plus, ce sera de voir que ces vieux maîtres peignaient aussi sur le mur avec l’huile cuite au soleil et non au feu. Ce secret, que je sache, n’a jamais été attribué à d’autres qu’à Jean de Bruges ; d’où il est toujours pour moi plus manifeste qu’on n’a jamais lu au-delà du chap. lxxxix de ce livre, ou si quelqu’un lut les cinq suivants, il montra qu’il ne les avait pas compris, comme je le prouverai plus loin.

Dans les huit chapitres qui suivent, l’auteur traite des ornements pour les peintures murales, en or, en étain, avec des reliefs. À ce propos, je noterai un passage du chap. xcvi, où apparaît à mon avis le caractère honnête et religieux de Cennino. Il y persuade qu’il faut toujours employer des couleurs bonnes et fines, surtout dans les figures de Notre-Dame. Outre la réputation qu’il promet à l’artiste, il l’engage encore à le faire pour en obtenir merci et recevoir de Dieu et de Notre-Dame la santé de l’âme et du corps.

Passant ensuite à l’enseignement de la peinture à tempera sur panneau, il donne en huit chapitres toutes les différentes sortes de colles qui sont, dit-il, le fondement de cette partie de l’art. Il vient ensuite à dire comment se préparent les bois des panneaux, eomment ils se recouvrent, c’est-à-dire comment on colle la toile dessus. Ce moyen paraîtra nouveau à beaucoup de gens : dans quelques circonstances on pourra être charmé de savoir qu’il a été pratiqué, puisqu’il suffira à décider si un tableau est antique ou non, car la manière de tendre une toile sur le bois avant de placer l’encollage était un point litigieux chez nos modernes, et le plus souvent on crut que c’était une fraude des marchands. Parlant ensuite de la préparation du plâtre, il enseigne sa nature, sa manipulation, la manière de le placer, comment on le gratte, avec quels instruments ; et de tout ceci il parle longuement jusqu’au chap. cxxii.

De là au chap. cxxxi, l’auteur traite du dessin sur panneau préparé au plâtre, comment on relève des frises et autres jolis ornements également en plâtre, avec le vernis ou la cire, à la façon qui se pratiquait dans ces temps-là, et de même sur mur.

En neuf autres chapitres, Cennino nous donne un traité complet de la manière de dorer : comment on met et encolle le bol, comment il se dore et comment l’or se brunit, avec quelle nature de pierres ou de dents ; parmi ces pierres, il enseigne à en faire une de lapis améthiste qui devait être communément en usage chez la majorité des peintres. Tant il avait à cœur la perfection de son art, il descend à dire comment il faut réparer les endroits où l’or n’est pas venu nettement, et conseille pour le bien de l’artiste d’en recommencer le champ tout entier. De là il démontre comment et par quel côté il faut brunir, sans oublier quel or est meilleur pour draperies sur les tableaux, celui pour les cadres, celui pour les petites frises et les ornements minutieux.

Jusqu’au chap. cxliii, on voit traité dans tous ses détails le grainage de l’or, l’épurement des contours de la figure, les draperies d’or, d’argent et de différentes couleurs. Vient ensuite l’application sur mur des étains dorés, la manière de couvrir d’abord avec des couleurs à tempera et de revenir ou glacer avec des couleurs à l’huile ; et certainement ces passages qui se trouvent dans le chap. cxliii et suivants prouvent combien le comte Cicognara fut bien avisé de dire qu’il trouvait dans un tableau à lui appartenant différents genres de peinture.

Avec le même soin et le même amour, Cennino enseigne dans les six chapitres suivants à contrefaire le velours et les draperies sur mur, la soie sur les tableaux et toutes sortes de riches vêtements en bleu d’outremer, or ou pourpre. De là il démontre la peinture à tempera pour les chairs de toutes espèces, à imiter un homme mort ou blessé, toutes les variétés de barbes et de chevelures. Enfin, pour ne rien laisser dont il ne donne des préceptes, il parle de l’enluminure sur mur et sur tableau des eaux, fleuves et poissons.

La coutume de ces temps voulait qu’on enrichît les peintures d’ornements d’or pour lesquels il fallait des mordants. À cela, Cennino emploie trois chapitres sur la nature, l’emploi et l’encollage de ces mordants.

Enfin, en trois autres chapitres, il enseigne comment et quand il est nécessaire de vernir un tableau peint. Ici seulement il me semble avoir failli, ne nous ayant pas conservé la condition du vernis dont on faisait usage dans ce siècle, comme je l’ai noté à la marge du texte.

L’avantage à retirer du chap. clvii et des trois suivants n’est pas médiocre. Ils ont pour sujet la miniature, la dorure sur papier et dans les livres. Plusieurs personnes avaient jugé comme désespérée la découverte des moyens employés par les anciens pour faire ces belles dorures qui ornent encore les pages des manuscrits. Nous devons avoir une grande obligation à notre Cennino qui, avec son écrit merveilleux, a sauvé de l’oubli ce secret de l’art ; et l’on verra comment une grande partie du succès consiste dans la nature du plâtre à employer, dans l’habileté à le polir, dans la pureté et l’épaisseur des feuilles d’or. Le dernier de ces quatre chapitres est employé au broyage de l’or, de l’argent, et à l’encollage pour enluminer. Comme la terre verte, une fois employée, prend difficilement le vernis, l’auteur termine en indiquant le moyen de la vernir dans la perfection.

Le chap. clxi est vraiment curieux. L’auteur nous apprend qu’alors les peintres coloraient le visage humain, et, qui plus est, pour l’unir ils le peignaient à l’huile et au vernis. Or, il ne pourra venir à l’esprit de personne que ce secret ait été celui de Jean de Bruges. Si les peintres de cet âge en étaient arrivés à broyer les couleurs à l’huile assez fin pour un usage aussi délicat, comment auraient-ils eu assez peu de sens pour ne pas savoir imiter sur les tableaux ce qu’ils faisaient sur les visages vivants d’hommes et même de femmes ?

Après avoir terminé tous les préceptes qui conduisent aux différentes parties de l’art de la peinture, Cennino passe comme à une chose utile aux artistes à un petit traité en neuf chapitres sur la manière de mouler une tête vivante et le nu entier d’un autre ou de soi-même ; il enseigne comment on prend les empreintes de médailles, les sceaux, les monnaies, découvre le secret d’une cendre propre à faire les empreintes de petits objets pour ensuite les couler comme les grandes en bronze ou de quelque métal que ce soit. Que si les méthodes qu’il enseigne ne trouvent pas maintenant de partisans, leur connaissance n’en reste pas moins une chose neuve et utile pour le bien et l’histoire de l’art.

Ici Cennino finit le traité pratique et mécanique de toutes les manières de peindre de son temps, traité qui ne fut depuis composé par personne d’autre à partir de la renaissance de l’art jusqu’à nos jours, traité qui manquait à la peinture, vu que les autres, comme je l’ai déjà dit, s’étaient plus occupés de la partie métaphysique que pratique.

Il n’y aura pas d’esprit bien placé qui ne s’apitoye à l’idée que l’auteur auquel nous devons ce trésor le composa dans une prison où l’avait jeté la misère à l’âge pénible de quatre-vingts ans. Les prisons delle Stinche, à Florence, étaient destinées à enfermer les prisonniers pour dettes civiles, comme le remarque Bottari, loc. cit. Je ne puis pardonner à Baldinucci la froide indifférence avec laquelle il dit dans la vie de Cennino : « Nous pouvons dire que Cennino fit cet ouvrage sans autre trouble ou occupation d’esprit ou de personne, telle qu’en peut occasionner la pauvreté, puisqu’il se trouve daté delle Stinche, prison de Florence ainsi nommée des premiers prisonniers qui y furent envoyés du château delle Stinche en Valdigreve. » Ce n’est donc pas assez que la misère prive de sa liberté un homme vénérable par ses cheveux blancs, un artiste qui, au dire de Vasari, avait fait à Florence « plusieurs ouvrages avec son maître et une Vierge toute de sa main sous la loge de l’hôpital Bonifazio Lapi, si bien colorée, ajoute Vasari, que jusqu’aujourd’hui elle s’est parfaitement conservée ! » Pendant que son maître laissait à ses fils d’immenses richesses à sa mort, le malheureux élève restait au déclin de la vie à l’état de mendicité, peut-être allant mourir dans une prison ou un hôpital. Je ne puis conjecturer ce qui le réduisit à une telle extrémité. Si je considère son mérite comme peintre, il semble, d’après les témoignages déjà cités, n’avoir pas été un artiste sans valeur. Si je considère son livre sur l’art, je vois qu’il possède une science complète et universelle de toutes les parties de cet art ; et si enfin je considère sa manière d’écrire, ce qui est ordinairement la pierre de touche où s’essaie l’esprit d’un auteur, je vois toujours régner chez lui la modestie, la reconnaissance, le désintéressement, l’honnêteté et la religion. D’où il faut conclure que quelques grands malheurs, quelque maladie ou la vieillesse, le réduisirent à cette terrible position, qu’il supporta avec une grande force d’âme, car dans toute son œuvre pas un mot de plainte contre la mauvaise fortune n’échappe de sa plume. Admirons comment le destin contraire, qui quelquefois poursuit même après la mort, non content de ravoir accablé dans ses vieux jours, tint pendant quatre siècles recouvert du voile de l’obscurité la partie la plus recommandable de son génie, génie qui lui assurera pour toujours une réputation illustre et portera son nom sur les tables de la postérité.

J’ai une profonde conviction que la publication de cet écrit doit être d’un grand avantage aux peintres présents et à venir, surtout pour ce qui concerne la peinture à fresque ; moyen, pour notre honte, tout à fait oublié ou perdu, et l’on ne pourra qu’avoir une grande confiance dans les paroles de Cennino sur cette partie de l’art, quand on réfléchira que Vasari, qui l’avait vu, le tenait pour un grand coloriste. Quant aux autres manières de peindre, il s’en trouvera qui pourront faire leur profit des préceptes de notre auteur.

Je dirai seulement sur la peinture à l’huile, ..........
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Ici nous abandonnons il cavalière Giuseppe Tambroni, renvoyant à son livre ceux qui voudraient lire la fin de sa préface. Elle a pour but de démontrer que l’Italie a été injustement dépouillée par Jean Van Eyck, et qu’à elle seule revient l’honneur d’avoir inventé la peinture à l’huile.

Nous avouons que cette question nous intéresse peu, et qu’elle n’a rien à faire avec le but de cet ouvrage, qui est d’appeler l’attention sur les moyens dont se sont servis les anciens maîtres pour faire ces chefs-d’œuvre que nous admirons encore aujourd’hui. Et qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas ici une question de procédé, un retour respectueux vers les choses anciennes ; c’est l’avenir de la peinture monumentale à tous les points de vue que nous croyons ici en question.

La peinture à l’huile, soit que l’Italie l’ait inventée ou non, a certainement produit bien des chefs-d’œuvre ; mais elle a détruit la peinture monumentale, non-seulement en développant le goût des petites choses et des petits moyens, mais encore en rendant le travail si long et si pénible qu’une grande entreprise semble avec elle impraticable.

Ceux qui savent les difficultés qu’elle entraîne se demandent comment les anciens ont tant fait et trouvé tant à faire ? les artistes n’avaient pas une journée plus longue ; les petits princes et les particuliers, des bourses plus profondes que nos grands États. À cela, Cennino répond : « Nous connaissions la peinture à l’huile, mais nous ne nous en servions pas. Nous avions des moyens prompts et simples. Cette promptitude n’excluait pas la perfection. » Les plafonds des loges de Raphaël sont coupés en trois morceaux, c’est-à-dire trois jours d’exécution[2]. La Messe, on le dit, est en dix-huit morceaux : dix-huit jours. Les tableaux de quinze pieds carrés, d’Agnolo Gaddi, à Santa-Croce, sont divisés en quinze morceaux : quinze jours ; etc., etc. Ce simple exposé renferme toute la question pratique de la peinture monumentale ; il explique tant et de si grands travaux que nous avons peine à les comprendre ; il dit comment des particuliers et les petites républiques d’Italie pouvaient alors ce que de grands empires ne pourraient aujourd’hui,

Que ceci nous excuse même auprès du chev. Tambroni, si nous ne regrettons pas pour l’Italie l’invention de la peinture à l’huile.

S’il nous est permis d’émettre notre pensée, nous dirons plus, nous croyons que la peinture à l’huile a toujours existé, et que Jean de Bruges n’a été que l’inventeur d’un ou de vernis (on ne sait s’il en a inventé un ou plusieurs) qui la rendait solide et brillante, et que son secret est mort avec lui. En effet, pour fixer la peinture sur mur ou sur tableaux, il n’y a que trois moyens : la chaux, les colles et les corps gras. La chaux tirée de la muraille y retourne pour fixer les couleurs ; c’est la fresque, c’est le dernier poli donné à une construction.

Les colles telles que lait, œufs, gommes, peaux, mucilages de toute espèce, font une grande variété, mais qui arrivent toutes au même but : un résultat agréable, sans action contre l’humidité.

Alors, pour remédier à cet inconvénient, viennent les corps gras. Ils ne sont que deux : l’huile et la cire, qui se sont toujours prêté une mutuelle assistance. Comment supposer que l’un ait été connu sans l’autre ?

Là où il y avait préférence, nous nous sommes trop hâtés de conclure qu’il pouvait y avoir ignorance. L’antiquité a préféré pour les tableaux la cire ; en effet, si cette peinture est poreuse, lourde, sans accent, telle que nous la faisons, elle devenait fine, claire et brillante, une fois lustrée comme l’employaient les Grecs.

Si le moyen-âge a préféré la fresque et la tempera, c’est-à-dire les colles, les monuments prouvent combien ils ont eu raison, et l’ouvrage de Cennino établit victorieusement qu’ils ne l’ont pas fait par ignorance.

Laissons donc le chevalier Tambroni s’engager dans une discussion qui n’a aucun intérêt pour nous, et courons au livre de Cennino,

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  1. Ce mot a été conservé en italien, comme désignant particulièrement dans la langue technique l’encollage à l’œuf.
  2. La peinture à fresque se fait par morceaux ; chaque morceau doit être fini le jour où il a été commencé.