Traité de la peinture (Cennini)/LXII

lxii.De la nature et manière de faire le bleu d’outremer[1].

Le bleu d’outremer est une couleur noble, belle et plus parfaite qu’aucune autre. On ne peut en faire assez de cas, ni en trop parler. Son excellence m’engage à m’étendre sur ce sujet et à t’expliquer longuement comment elle se fait. Sois attentif, car elle te sera utile et te fera honneur. Grâce à cette couleur et à l’or (qui embellit tous les travaux de notre art) on atteint, soit sur mur, soit sur panneau, un haut degré de splendeur.

D’abord prends une pierre d’azur. Si tu veux connaître la meilleure pierre, choisis celle qui est la plus pleine d’azur, bien qu’elle soit partout tachée comme de cendre. Celle qui a le moins de ces taches cendrées est la meilleure. Prends attention que ce ne soit pas de l’azur d’Allemagne, qui est flatteur à l’œil et ressemble au smalt.

Ecrase-la dans un mortier de bronze couvert, pour que la poudre ne se perde pas. Mets cette poussière sur ta pierre de porphyre, et broie sans eau. Tu auras un tamis couvert comme les apothicaires pour passer les épices ; tu tamiseras et écraseras de nouveau selon tes besoins. Ne perds pas de vue que si tu broies plus fin, l’azur sera plus léger, mais non si beau, si ardent et d’une couleur si noire. La qualité plus légère est plus utile aux miniaturistes et pour faire des vêtements mélangés de blanc. Quand tu as fini ta poudre, prends chez les apothicaires six onces de résine de pin, trois onces de mastic, trois onces de cire neuve pour chaque livre de bleu outremer. Mets toutes ces choses dans une petite marmite neuve, et fais-les fondre ensemble. Alors, à travers un linge de lin blanc, passe-les dans une cuvette de verre. Joins-y une livre de ta poudre de bleu d’outremer, mélange le tout bien ensemble, et fais-en une pâte ou tout soit bien incorporé. Pour pouvoir manier cette pâte graisse-toi bien les mains d’huile de lin. Il faut que tu conserves cette pâte au moins trois jours et trois nuits, la repétrissant un peu chaque jour ; et même tu peux la garder quinze jours, un mois, autant que tu le voudras.

Quand tu désires en retirer l’azur, suis cette méthode : Fais deux bâtons d’un morceau de bois ni trop gros ni trop mince, qui soient longs chacun d’un pied » bien ronds d’un bout à l’autre et bien polis ; alors tu prends ta pâte dans la cuvette de verre ou tu l’as conservée. Tu y ajoutes à peu près une écuelle de lessive tiède ; et avec les deux bâtons, un dans chaque main, tu retournes, presses, mélanges ta pâte de çà et de là, comme on pétrit avec ses mains la pâte pour faire le pain, exactement de la même façon. Quand tu l’as fait, et que tu voies la lessive d’un azur parfait, transvasela dans un bocal de verre : alors reprends une même quantité de lessive, verse-la sur la pâte et remanie avec tes bâtons comme devant. Quand la lessive est redevenue bien bleue, verse-la dans un autre bocal de verre. Remets sur ta pâte une autre lessive, et represse par le même moyen. Si ta lessive est encore bien bleue, verse-la dans un autre vase de verre, et ainsi de suite tant qu’il arrive que la pâte ne teigne plus la lessive. Tu peux alors la jeter, elle n’est plus bonne à rien. Range devant toi sur une table tous ces bocaux par ordre : c’est-à-dire première, seconde, troisième, quatrième opération, selon leur ordre. Remue chacune avec la main pour que l’azur, à cause de son poids. Ne reste pas au fond ; alors tu verras le degrés de bleu des différentes opérations. Pense à part toi combien d’espèces de bleu tu veux faire, trois, quatre, six ou autant que tu le voudras, en notant que les premiers mélanges seront les meilleurs comme la première écuelle vaut mieux que la seconde. Ainsi, si tu as dix-huit bocaux, et que tu veuilles faire trois espèces de bleu, prends six de tes bocaux, mélange-les dans un seul vase, ce sera une sorte de bleu, et ainsi des autres ; mais ne perds pas de vue que les deux premiers bocaux contiennent le meilleur outremer et d’une valeur de huit ducats l’once. Les deux derniers ne valent guère mieux que cendres. Que l’habitude te les fasse distinguer ; et ne va pas, dans la pratique, gâter les bonnes qualités par le mélange des mauvaises. Chaque jour égoute la lessive hors des bocaux, que les bleus puissent se sécher. Quand ils sont bien secs, selon les divisions que tu as faites, mets-les dans un parchemin, dans une vessie ou dans une bourse.

Si la pierre d’outremer n’était pas assez parfaite, et si après l’avoir broyée le bleu ne venait pas bien riche, voici un moyen de lui redonner du ton. Prends un peu de cochenille pilée et un peu de bois de campêche ; cuis-les ensemble. Mais d’abord aie raclé ou gratté avec du verre le bois de teinture, et les cuisant dans la lessive, ajoute un peu d’alun de roche. Quand le tout est en ébullition et d’une couleur de vermillon parfait, avant que tu aies retiré l’azur de son vase (bien séché et purgé de lessive), verse dessus un peu de cette cochenille et de ce bois de campêche, et avec le doigt mélange tout bien ensemble, et laisse reposer tant qu’il soit sec sans être exposé au soleil, au feu ou à l’air. Quand il est sec, mets-le en paquet ou dans une bourse ; laisse-le en paix, il est parfaitement bon.

Tiens-toi pour dit qu’il faut une singulière habileté pour le réussir. C’est plutôt l’affaire des belles jeunes filles que de nous autres hommes ; elles restent continuellement à la maison, sont plus constantes et ont les doigts plus déliés. Méfie-toi des vieilles. Quand il t’arrive de vouloir employer cet azur, prends-en la quantité requise ; si tu veux en faire des vêtements rehaussés de blanc, il faut un peu le broyer sur la pierre accoutumée ; si tu veux seulement en faire des champs, il faut le remanier peu, très-peu, sur la pierre, toujours avec de l’eau claire, bien claire, la pierre bien lavée et bien propre. Si l’azur te paraissait venir un peu lourd, reprends un peu de lessive ou d’eau claire, mets-en dans le vase, et remêle le tout ensemble. Recommence ainsi deux ou trois fois, l’azur sera bien purgé. Je ne te parlerai pas de ses encollages, attendu que plus avant je t’enseignerai les tempere propres à chacune des couleurs sur panneau, sur mur, sur fer, sur papier, sur pierre et sur verre.

  1. La manière actuelle de faire cette couleur est tout à fait différente de celle qu’enseigne Cennino dans ce chapitre. Ce sera aux peintres à en faire l’essai. La méthode de l’auteur a pour elle l’expérience de plusieurs siècles et la beauté de ces draperies bleues que nous voyons encore aujourd’hui merveilleusement resplendissantes, soit sur mur, soit dans leurs tableaux. On doit observer que l’action du feu, a laquelle on soumet aujourd’hui la pierre, doit amener de l’altération dans la partie colorante. (Cav. Tambroni.)