Traité élémentaire de la peinture/332

Traduction par Roland Fréart de Chambray.
Texte établi par Jean-François DetervilleDeterville, Libraire (p. 273-282).


CHAPITRE CCCXXXII.

Divers préceptes touchant la peinture.

La superficie de tout corps opaque tient de la couleur du milieu transparent qui se trouve entre l’œil et cette superficie ; et plus le milieu est dense, et plus l’espace qui est entre l’œil et la superficie de l’objet est grand, plus aussi la couleur que cette superficie emprunte du milieu est forte.

Les contours des corps opaques sont d’autant moins sensibles, que ces corps sont plus éloignés de l’œil qui les voit.

Les parties des corps opaques sont plus ombrées ou plus éclairées, selon qu’elles sont plus près, ou du corps obscur qui leur fait de l’ombre, ou du corps lumineux qui les éclaire.

La superficie de tout corps opaque participe à la couleur de son objet, mais plus ou moins, selon que l’objet en est plus proche ou plus éloigné, ou qu’il fait son impression avec plus ou moins de force.

Les choses qui se voient entre la lumière et l’ombre, paroissent d’un plus grand relief que celles qui sont de tous côtés dans l’ombre ou dans la lumière.

Lorsque dans un grand éloignement vous peindrez les choses distinctes et bien terminées, ces choses, au lieu de paroître éloignées, paroîtront être proches : c’est pourquoi dans vos tableaux peignez les choses avec une telle discrétion, qu’on puisse connoître leur éloignement ; et si l’objet que vous imitez paroît confus et peu arrêté dans ses contours, représentez-le de la même manière, et ne le faites point trop fini.

Les objets éloignés paroissent, pour deux raisons, confus et peu arrêtés dans leurs contours ; la première est qu’ils viennent à l’œil sous un angle si petit, qu’ils font une impression toute semblable à celle que font les petits objets, tels que sont les ongles des doigts, les corps des insectes, dont on ne sauroit discerner la figure. La seconde est qu’entre l’œil et les objets éloignés, il y a une si grande quantité d’air qu’elle fait corps ; et cette grande quantité d’air a le même effet qu’un air épais et grossier qui par sa blancheur ternit les ombres, et les décolore en telle sorte, que d’obscures qu’elles sont, elles dégénèrent en une couleur bleuâtre, qui est entre le noir et le blanc.

Quoiqu’un grand éloignement empêche de discerner beaucoup de choses, néanmoins celles qui seront éclairées du soleil feront toujours quelque impression ; mais les autres qui ne sont pas éclairées demeureront enveloppées confusément dans les ombres, parce que cet air est plus épais et plus grossier à mesure qu’il approche de la terre : les choses donc qui seront plus basses paroîtront plus sombres et plus confuses, et celles qui sont plus élevées paroîtront plus distinctes et plus claires.

Quand le soleil colore de rouge les nuages sur l’horizon, les corps qui par leur distance paroissent de couleur d’azur, participeront à cette couleur rouge ; de sorte qu’il se fera un mélange d’azur et de rouge, qui rendra toute la campagne riante et fort agréable : tous les corps opaques qui seront éclairés de cette couleur mêlée, paroîtront fort éclatans et tireront sur le rouge, et tout l’air aura une couleur semblable à celle des fleurs de lis jaune.

L’air qui est entre la terre et le soleil, quand il se lève ou se couche, offusquera plus les corps qu’il environne que l’air qui est ailleurs, parce que l’air en ce temps-là est plus blanchâtre entre la terre et le soleil, qu’il ne l’est ailleurs.

Il n’est pas nécessaire de marquer de traits forts toutes les extrémités d’un corps auquel un autre sert de champ ; il doit au contraire s’en détacher de lui-même.

Si un corps blanc et courbe se rencontre sur un autre corps blanc, il aura un contour obscur, et ce contour sera la partie la moins claire de celles qui sont éclairées ; mais si ce contour est sur un champ obscur, il paroîtra plus clair qu’aucun autre endroit qui soit éclairé.

Une chose paroîtra d’autant plus éloignée et plus détachée d’une autre, qu’elle aura un champ plus différent de sa couleur.

Dans l’éloignement, les premiers termes des corps qui disparoissent, sont ceux qui ont leurs couleurs semblables, sur-tout si ces termes sont vis-à-vis les uns des autres ; par exemple, si un chêne est vis-à-vis d’un autre chêne semblable. Si l’éloignement augmente, on ne discernera plus les contours des corps de couleurs moyennes dont l’un sert de champ à l’autre, comme pourroient être des arbres, des champs labourés, une muraille, quelques masures, des ruines de montagnes, ou des rochers ; enfin dans un éloignement extrêmement grand, on perdra de vue les corps qui paroissent ordinairement le plus, tels que sont les corps clairs et les corps obscurs mêlés ensemble.

Entre les choses d’égale hauteur qui sont placées au-dessus de l’œil, celle qui sera plus loin de l’œil paroîtra plus basse ; et de plusieurs choses qui seront placées plus bas que l’œil, celle qui est plus près de l’œil paroîtra la plus basse, et celles qui sont parallèles sur les côtés, iront concourir au point de vue.

Dans les paysages qui ont des lointains, les choses qui sont aux environs des rivières et des marais, paroissent moins que celles qui en sont bien éloignées.

Entre les corps d’égale épaisseur, ceux qui seront plus près de l’œil paroîtront moins denses, et ceux qui sont plus éloignés paroîtront plus épais.

L’œil qui aura une plus grande prunelle verra l’objet plus grand : l’expérience s’en fait en regardant quelque corps céleste par un trou d’aiguille fait dans un papier ; car ce trou ne pouvant admettre qu’une petite portion de la lumière de ce corps céleste, ce corps semble diminuer et perdre de sa grandeur apparente, à proportion que le trou par où il est vu est plus petit que son tout, c’est-à-dire, que celui de la prunelle de l’œil.

L’air épaissi par quelques brouillards rend les contours des objets qu’il environne incertains et confus, et fait que ces objets paroissent plus grands qu’ils ne sont en effet : cela vient de ce que la perspective linéale ne diminue point l’angle visuel qui porte à l’œil les images des choses, et la perspective des couleurs, qu’on appelle aérienne, le pousse et le renvoie à une distance qui est en apparence plus grande que la véritable ; de sorte que l’une fait retirer les objets loin de l’œil, et l’autre leur conserve leur véritable grandeur.

Quand le soleil est près de se coucher, les grosses vapeurs qui tombent en ce temps-là épaississent l’air, de sorte que tous les corps qui ne sont point éclairés du soleil, demeurent obscurs et confus ; et ceux qui en sont éclairés, tiennent du rouge et du jaune qu’on voit ordinairement en ce temps-là sur l’horizon. De plus, les choses qui sont alors éclairées du soleil sont très-marquées, et frappent la vue d’une manière fort sensible, sur-tout les édifices, les maisons des villes, et les châteaux de la campagne, parce que leurs ombres sont fort obscures ; et il semble que cette clarté particulière leur vienne tout d’un coup, et naisse de l’opposition qu’il y a entre la couleur vive et éclatante de leurs parties hautes qui sont éclairées, et la couleur sombre de leurs parties basses qui ne le sont pas, parce que tout ce qui n’est point vu du soleil est d’une même couleur.

Quand le soleil est près de se coucher, les nuages d’alentour qui se trouvent les plus près de lui, sont éclairés par-dessous du côté qu’il les regarde, et les autres qui sont en deçà, deviennent obscurs, et paroissent colorés d’un rouge brun ; et s’ils sont légers et transparens, ils prennent peu d’ombre.

Une chose qui est éclairée par le soleil l’est encore par la lumière universelle de l’air, si bien qu’il se forme deux sortes d’ombres, dont la plus obscure sera celle qui aura sa ligne centrale, directement vers le centre du soleil. La ligne centrale de la lumière primitive et dérivée, étant allongée et continuée dans l’ombre, formera la ligne centrale de l’ombre primitive et dérivée.

C’est une chose agréable à voir que le soleil quand il est à son couchant, et qu’il éclaire le haut des maisons, des villes et des châteaux, la cime des grands arbres, et qu’il les dore de ses rayons ; tout ce qui est en bas au-dessous des parties éclairées, demeure obscur et presque sans aucun relief, parce que ne recevant de lumière que de l’air, il y a fort peu de différence entre l’ombre et le jour de ces parties basses, c’est pourquoi leur couleur a peu de force. Entre ces corps, ceux qui s’élèvent davantage et qui sont frappés des rayons du soleil, participent, comme il a été dit, à la couleur et à l’éclat de ses rayons ; tellement que vous devez prendre de la couleur même dont vous peignez le soleil, et la mêler dans les teintes de tous les clairs des autres corps que vous feignez en être éclairés.

Il arrive encore assez souvent qu’un nuage paroîtra obscur sans recevoir aucune ombre d’un autre nuage détaché de lui, et cela arrive selon l’aspect et la situation de l’œil, parce qu’étant près de ce nuage, il en découvre seulement la partie qui est dans l’ombre ; mais d’un autre endroit plus éloigné, il verroit le côté qui est éclairé et celui qui est dans l’ombre.

Entre les corps d’égale hauteur, celui qui sera plus loin de l’œil lui paroîtra le plus bas. Remarquez en la figure suivante que des deux nuages qui y sont représentés, bien que le premier qui est plus près de l’œil soit


plus bas que l’autre, néanmoins il paroît être plus haut, comme on le démontre sur la ligne perpendiculaire A N, laquelle fait la section de la pyramide du rayon visuel du premier et plus bas nuage en M A, et du second, qui est le plus haut en N M, au-dessous de M A. Il peut arriver aussi par un effet de la perspective aérienne, qu’un nuage obscur vous paroisse être plus haut et plus éloigné qu’un autre nuage clair et vivement éclairé vers l’horizon des rayons du soleil, lorsqu’il se lève ou qu’il se couche.