Traité élémentaire de chimie/Partie 1/Chapitre 16

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CHAPITRE XVI.


De la formation des Sels neutres, & des différentes bases qui entrent dans leur composition.


Nous avons vu comment un petit nombre de substances simples, ou au moins qui n’ont point été décomposées jusqu’ici, telles que l’azote, le soufre, le phosphore, le carbone, le radical muriatique & l’hydrogène, formoient en se combinant avec l’oxygène tous les oxides & les acides du règne végétal & du règne animal : nous avons admiré avec quelle simplicité de moyens la nature multiplioit les propriétés & les formes, soit en combinant ensemble jusqu’à trois & quatre bases acidifiables dans différentes proportions, soit en changeant la dose d’oxygène destiné à les acidifier. Nous ne la trouverons ni moins variée, ni moins simple, ni sur-tout moins féconde, dans l’ordre des choses que nous allons parcourir.

Les substances acidifiables en se combinant avec l’oxygène & en se convertissant en acides, acquièrent une grande tendance à la combinaison ; elles deviennent susceptibles de s’unir avec des substances terreuses & métalliques ; & c’est de cette réunion que résultent les sels neutres. Les acides peuvent donc être regardés comme de véritables principes salifians, & les substances auxquelles ils s’unissent pour former des sels neutres, comme des bases salifiables : c’est précisément de la combinaison des principes salifians avec les bases salifiables que nous allons nous occuper dans cet article.

Cette manière d’envisager les acides ne me permet pas de les regarder comme des sels, quoiqu’ils aient quelques-unes de leurs propriétés principales, telles que la solubilité dans l’eau, &c. Les acides, comme je l’ai déjà fait observer, résultent d’un premier ordre de combinaisons ; ils sont formés de la réunion de deux principes simples, ou au moins qui se comportent à la manière des principes simples, & ils sont par conséquent pour me servir de l’expression de Stahl, dans l’ordre des mixtes. Les sels neutres, au contraire, sont d’un autre ordre de combinaisons, ils sont formés de la réunion de deux mixtes, & ils rentrent dans la classe des composés. Je ne rangerai pas non plus, par la même cause, les alkalis[1] ni les substances terreuses, telles que la chaux, la magnésie, &c. dans la classe des sels, & je ne désignerai par ce nom que des composés formés de la réunion d’une substance simple oxygénée & d’une base quelconque.

Je me suis suffisamment étendu dans les chapitres précédens sur la formation des acides, & je n’ajouterai rien à cet égard ; mais je n’ai rien dit encore des bases qui sont susceptibles de se combiner avec eux pour former des sels neutres ; ces bases que je nomme salifiables, sont :

La potasse,
La soude,
L’ammoniaque,
La chaux,
La magnésie,
La baryte,
L’alumine,

Et toutes les substances métalliques.

Je vais dire un mot de l’origine & de la nature de chacune de ces bases en particulier.


De la Potasse.


Nous avons déjà fait observer que lorsqu’on échauffoit une substance végétale dans un appareil distillatoire, les principes qui la composent, l’oxygène, l’hydrogène & le carbone, & qui formoient une combinaison triple dans un état d’équilibre, se réunissoient deux à deux en obéissant aux affinités qui doivent avoir lieu suivant le degré de température. Ainsi à la première impression du feu, & dès que la chaleur excède celle de l’eau bouillante, l’oxygène & l’hydrogène se réunissent pour former de l’eau. Bientôt après une portion de carbone & une d’hydrogène se combinent pour former de l’huile. Lorsqu’ensuite par le progrès de la distillation on est parvenu à une chaleur rouge, l’huile & l’eau même qui s’étoient formées se décomposent ; l’oxygène & le carbone forment l’acide carbonique, une grande quantité de gaz hydrogène devenue libre se dégage & s’échappe ; enfin il ne reste plus que du charbon dans la cornue.

La plus grande partie de ces phénomènes se retrouvent dans la combustion des végétaux à l’air libre : mais alors la présence de l’air, introduit dans l’opération trois ingrédients nouveaux, dont deux au moins apportent des changements considérables dans les résultats de l’opération. Ces ingrédiens sont l’oxygène de l’air, l’azote & le calorique. A mesure que l’hydrogène du végétal ou celui qui résulte de la décomposition de l’eau est chassé par le progrès du feu sous la forme de gaz hydrogène, il s’allume au moment où il a le contact de l’air, il reforme de l’eau, & le calorique des deux gaz qui devient libre, au moins pour la plus grande partie, produit la flamme.

Lorsqu’ensuite tout le gaz hydrogène a été chassé, brûlé & réduit en eau, le charbon qui reste brûle à son tour, mais sans flamme ; il forme de l’acide carbonique qui s’échappe, emportant avec lui une portion de calorique qui le constitue dans l’état de gaz ; le surplus du calorique devient libre, s’échappe & produit la chaleur & la lumière qu’on observe dans la combustion du charbon. Tout le végétal se trouve ainsi réduit en eau & en acide carbonique ; il ne reste qu’une petite portion d’une matière terreuse grise, connue sous le nom de cendre, & qui contient les seuls principes vraiment fixes qui entrent dans la constitution des végétaux.

Cette terre ou cendre dont le poids n’excède pas communément le vingtième de celui du végétal, contient une substance d’un genre particulier, connue sous le nom d’alkali fixe végétal ou de potasse.

Pour l’obtenir on passe de l’eau sur les cen-dres ; l’eau se charge de la potasse qui est dissoluble, & elle laisse les cendres qui sont insolubles : en évaporant ensuite l’eau, on obtient la potasse qui est fixe, même à un très-grand degré de chaleur, & qui reste sous forme blanche & concrète. Mon objet n’est point de décrire ici l’art de préparer la potasse, encore moins les moyens de l’obtenir pure : je n’entre même ici dans ces détails que pour obéir à la loi que je me suis faite de n’admettre aucun mot qui n’ait été défini.

La potasse qu’on obtient par ce procédé est toujours plus ou moins saturée d’acide carbonique, & la raison en est facile à saisir : comme la potasse ne se forme, ou au moins n’est rendue libre qu’à mesure que le charbon du végétal est converti en acide carbonique par l’addition de l’oxygène, soit de l’air, soit de l’eau, il en résulte que chaque molécule de potasse se trouve, au moment de sa formation en contact avec une molécule d’acide carbonique, & comme il y a beaucoup d’affinité entre ces deux substances, il doit y avoir combinaison. Quoique l’acide carbonique soit celui de tous les acides qui tient le moins à la potasse, il est cependant difficile d’en séparer les dernières portions. Le moyen le plus habituellement employé consiste à dissoudre la potasse dans de l’eau, à y ajouter deux ou trois fois son poids de chaux vive, à filtrer & à évaporer dans des vaisseaux fermés ; la substance saline qu’on obtient est de la potasse presqu’entièrement dépouillée d’acide carbonique.

Dans cet état, elle est non-seulement dissoluble dans l’eau, au moins à partie égale ; mais elle attire encore celle de l’air avec une étonnante avidité : elle fournit en conséquence un moyen de sécher l’air ou les gaz auxquels elle est exposée. Elle est également soluble dans l’esprit-de-vin ou alkool, à la différence de celle qui est saturée d’acide carbonique, qui n’est pas soluble dans ce dissolvant. Cette circonstance a fourni à M. Berthollet un moyen d’avoir de la potasse parfaitement pure.

Il n’y a point de végétaux qui ne donnent plus ou moins de potasse par incinération ; mais on ne l’obtient pas également pure de tous, elle est ordinairement mêlée avec différens sels qu’il est aisé d’en séparer.

On ne peut guère douter que les cendres, autrement dit la terre que laissent les végétaux lorsqu’on les brûle, ne préexistât dans ces végétaux antérieurement à la combustion ; cette terre forme, à ce qu’il paroît, la partie osseuse, la carcasse du végétal. Mais il n’en est pas de même de la potasse ; on n’est encore parvenu à séparer cette substance des végétaux, qu’en employant des procédés ou des intermèdes qui peuvent fournir de l’oxygène & de l’azote, tels que la combustion ou la combinaison avec l’acide nitrique ; en sorte qu’il n’est point démontré que cette substance ne soit pas un produit de ces opérations. J’ai commencé une suite d’expériences sur cet objet, dont je serai bientôt en état de rendre compte.


De la Soude.


La soude est, comme la potasse, un alkali qui se tire de la lixiviation des cendres des plantes, mais de celles seulement qui croissent aux bords de la mer, & principalement du kali, d’où est venu le nom d’alkali qui lui a été donné par les arabes : elle a quelques propriétés communes avec la potasse, mais elle en a d’autres qui l’en distinguent. En général ces deux substances portent chacune dans toutes les combinaisons salines des caractères qui leur sont propres. La soude, telle qu’on l’obtient de la lixiviation des plantes marines, est le plus souvent entièrement saturée d’acide carbonique, mais elle n’attire pas, comme la potasse, l’humidité de l’air ; au contraire elle s’y desseche ; ses cristaux s’effleurissent & se convertissent en une poussière blanche qui a toutes les propriétés de la soude, & qui n’en differe que parce qu’elle a perdu son eau de cristallisation.

On ne connoît pas mieux, jusqu’ici les principes constituants de la soude que ceux de la potasse, & on n’est pas même certain si cette substance est toute formée dans les végétaux, antérieurement à la combustion. L’analogie pourroit porter à croire que l’azote est un des principes constituants des alkalis en général, & on en a la preuve à l’égard de l’ammoniaque, comme je vais l’exposer : mais on n’a, relativement à la potasse & à la soude que de légères présomptions qu’aucune expérience décisive n’a encore confirmées.


De l’Ammoniaque.


Comme nous n’avions aucune connoissance précise à présenter sur la composition de la soude & de la potasse, nous avons été obligés de nous borner dans les deux paragraphes précédens à indiquer les substances dont on les retire, & les moyens qu’on emploie pour les obtenir. Il n’en est pas de même de l’ammoniaque, que les anciens ont nommée alkali volatil. M. Berthollet, dans un Mémoire imprimé dans le recueil de l’Académie, année 1784, p. 316, est parvenu à prouver par voie de décomposition que 1000 parties de cette substance en poids étoient composées d’environ 807 d’azote & de 193 d’hydrogène.

C’est principalement par la distillation des matières animales qu’on obtient cette substance ; l’azote qui est un de leurs principes constituans, s’unit à la proportion d’hydrogène propre à cette combinaison, & il se forme de l’ammoniaque : mais on ne l’obtient point pure dans cette opération ; elle est mêlée avec de l’eau, de l’huile, & en grande partie saturée d’acide carbonique. Pour la séparer de toutes ces substances, on la combine d’abord avec un acide tel, par exemple, que l’acide muriatique ; on l’en dégage ensuite, soit par une addition de chaux, soit par une addition de potasse.

Lorsque l’ammoniaque a été ainsi amenée à son plus grand degré de pureté, elle ne peut plus exister que sous forme gazeuse, à la température ordinaire dans laquelle nous vivons ; elle a une odeur excessivement pénétrante. L’eau en absorbe une très-grande quantité, sur-tout si elle est froide & si on ajoute la pression au refroidissement ; ainsi saturée d’ammoniaque, elle a été appelée alkali volatil fluor : nous l’appellerons simplement ammoniaque ou ammoniaque en liqueur, & nous désignerons la même substance, quand elle sera dans l’état aériforme, par le nom de gaz ammoniac.


De la Chaux, de la Magnésie, de la Baryte & de l’Alumine.


La composition de ces quatre terres est absolument inconnue ; & comme on n’est point encore parvenu à déterminer quelles sont leurs parties constituantes & élémentaires, nous sommes autorisés, en attendant de nouvelles découvertes, à les regarder comme des êtres simples : l’art n’a donc aucune part à la formation de ces terres, la nature nous les présente toutes formées. Mais comme elles ont la plupart, sur-tout les trois premières, une grande tendance à la combinaison, on ne les trouve jamais seules. La chaux est presque toujours saturée d’acide carbonique, & dans cet état elle forme la craie, les spaths calcaires, une partie des marbres, &c. Quelquefois elle est saturée d’acide sulfurique, comme dans le gypse & les pierres à plâtre ; d’autres fois avec l’acide fluorique, & elle forme le spath fluor ou vitreux. Enfin les eaux de la mer & des fontaines salées en contiennent de combinée avec l’acide muriatique. C’est de toutes les bases salifiables celle qui est le plus abondamment répandue dans la nature. On rencontre la magnésie dans un grand nombre d’eaux minérales ; elle y est le plus communément combinée avec l’acide sulfurique ; on la trouve aussi très-abondamment dans l’eau de la mer, où elle est combinée avec l’acide muriatique ; enfin elle entre dans la composition d’un grand nombre de pierres.

La baryte est beaucoup moins abondante que les deux terres précédentes ; on la trouve dans le règne minéral combinée avec l’acide sulfurique, & elle forme alors le spath pesant ; quelquefois, mais plus rarement, elle est combinée avec l’acide carbonique.

L’alumine ou base de l’alun a moins de tendance à la combinaison que les précédentes ; aussi la trouve-t-on souvent à l’état d’alumine, sans être combinée avec aucun acide. C’est principalement dans les argiles qu’on la rencontre ; elle en fait, à proprement parler, la base.


Des Substances métalliques.


Les métaux, à l’exception de l’or & quelquefois de l’argent, se présentent rarement dans le règne minéral sous leur forme métallique ; ils sont communément ou plus ou moins saturés d’oxygène, ou combinés avec du soufre, de l’arsenic, de l’acide sulfurique, de l’acide mu-riatique, de l’acide carbonique, de l’acide phosphorique. La docimasie & la métallurgie enseignent à les séparer de toutes ces substances étrangères, & nous renvoyons aux ouvrages qui traitent de cette partie de la Chimie.

Il est probable que nous ne connoissons qu’une partie des substances métalliques qui existent dans la nature ; toutes celles, par exemple, qui ont plus d’affinité avec l’oxygène qu’avec le carbone, ne sont pas susceptibles d’être réduites ou ramenées à l’état métallique, & elles ne doivent se présenter à nos yeux que sous la forme d’oxides qui se confondent pour nous avec les terres. Il est très-probable que la baryte que nous venons de ranger dans la classe des terres, est dans ce cas ; elle présente dans le détail des expériences des caractères qui la rapprochent beaucoup des substances métalliques. Il seroit possible à la rigueur que toutes les substances auxquelles nous donnons le nom de terres, ne fussent que des oxides métalliques, irréductibles par les moyens que nous employons.

Quoi qu’il en soit, les substances métalliques que nous connoissons, celles que nous pouvons obtenir dans l’état métallique, sont au nombre de dix-sept ; savoir :

L’arsenic. Le fer.
Le molybdène. L’étain.
Le tungstène. Le plomb.
Le manganèse. Le cuivre.
Le nickel. Le mercure.
Le cobalt. L’argent.
Le bismuth. Le platine.
L’antimoine. L’or.
Le zinc.  

Je ne considérerai ces métaux que comme des bases salifiables, & je n’entrerai dans aucun détail sur leurs propriétés relatives aux arts & aux usages de la société. Chaque métal sous ces points de vue exigeroit un traité complet, & je sortirois absolument des bornes que je me suis prescrites.


  1. On regardera peut-être comme un défaut de la méthode que j’ai adoptée, de m’avoir contraint à rejeter les alkalis de la classe des sels, & je conviens que c’est un reproche qu’on peut lui faire ; mais cet inconvénient se trouve compensé par de si grands avantages, que je n’ai pas cru qu’il dût m’arrêter.