Traité élémentaire de chimie/Partie 1/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII.


De la décomposition des Oxides végétaux par la fermentation vineuse.


Tout le monde sait comment se font le vin, le cidre, l’hydromel & en général toutes les boissons fermentées spiritueuses. On exprime le jus des raisins & des pommes ; on étend d’eau ce dernier ; on met la liqueur dans de grandes cuves, & on la tient dans un lieu dont la température soit au moins de 10 degrés du thermomètre de Réaumur. Bientôt il s’y excite un mouvement rapide de fermentation, des bulles d’air nombreuses viennent crever à la surface, & quand la fermentation est à son plus haut période, la quantité de ces bulles est si grande, la quantité de gaz qui se dégage est si considérable, qu’on croiroit que la liqueur est sur un brâsier ardent qui y excite une violente ébullition. Le gaz qui se dégage est de l’acide carbonique, & quand on le recueille avec soin, il est parfaitement pur & exempt du mêlange de toute autre espèce d’air ou de gaz.

Le suc des raisins, de doux & de sucré qu’il étoit, se change dans cette opération en une li-queur vineuse qui, lorsque la fermentation est complette, ne contient plus de sucre, & dont on peut retirer par distillation une liqueur inflammable qui est connue dans le commerce & dans les arts sous le nom d’esprit de vin. On sent que cette liqueur étant un résultat de la fermentation d’une matière sucrée quelconque suffisamment étendue d’eau, il auroit été contre les principes de notre nomenclature de la nommer plutôt esprit de vin qu’esprit de cidre, ou esprit de sucre fermenté. Nous avons donc été forcés d’adopter un nom plus général, & celui d’alkool qui nous vient des arabes nous a paru propre à remplir notre objet.

Cette opération est une des plus frappantes & des plus extraordinaires de toutes celles que la Chimie nous présente, & nous avons à examiner d’où vient le gaz acide carbonique qui se dégage, d’où vient l’esprit inflammable qui se forme, & comment un corps doux, un oxide végétal peut se transformer ainsi en deux substances si différentes, dont l’une est combustible, l’autre éminemment incombustible. On voit que pour arriver à la solution de ces deux questions, il falloit d’abord bien connoître l’analyse & la nature du corps susceptible de fermenter, & les produits de la fermentation ; car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, & l’on peut poser en principe que dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant & après l’opération ; que la qualité & la quantité des principes est la même, & qu’il n’y a que des changements, des modifications.

C’est sur ce principe qu’est fondé tout l’art de faire des expériences en Chimie : on est obligé de supposer dans toutes une véritable égalité ou équation entre les principes du corps qu’on examine, & ceux qu’on en retire par l’analyse. Ainsi puisque du moût de raisin donne du gaz acide carbonique & de l’alkool, je puis dire que le moût de raisin = acide carbonique + alkool. Il résulte de-là qu’on peut parvenir de deux manières à éclaircir ce qui se passe dans la fermentation vineuse : la première, en déterminant bien la nature & les principes du corps fermentescible ; la seconde, en observant bien les produits qui en résultent par la fermentation, & il est évident que les connoissances que l’on peut acquérir sur l’un conduisent à des conséquences certaines sur la nature des autres, & réciproquement.

Il étoit important d’après cela que je m’attachasse à bien connoître les principes constituants du corps fermentescible. On conçoit que pour y parvenir je n’ai pas été chercher les sucs de fruits très-composés, & dont une analyse rigoureuse serait peut-être impossible. J’ai choisi de tous les corps susceptibles de fermenter le plus simple ; le sucre dont l’analyse est facile, & dont j’ai déjà précédemment fait connoître la nature. On se rappelle que cette substance est un véritable oxide végétal, un oxide à deux bases ; qu’il est composé d’hydrogène & de carbone porté à l’état d’oxide par une certaine proportion d’oxygène, & que ces trois principes sont dans un état d’équilibre qu’une force très-légère suffit pour rompre : une longue suite d’expériences faites par différentes voies & que j’ai répétées bien des fois, m’a appris que les proportions des principes qui entrent dans la composition du sucre sont à-peu-près les suivantes :

Hydrogène 8 parties.
Oxygène 64  
Carbone 28  
 
 
Total 100  
 
 

Pour faire fermenter le sucre il faut d’abord l’étendre d’environ quatre parties d’eau. Mais de l’eau & du sucre mêlés ensemble, dans quelque proportion que ce soit, ne fermenteroient jamais seuls, & l’équilibre subsisteroit toujours entre les principes de cette combinai-son, si on ne le rompoit par un moyen quelconque. Un peu de levure de bière suffit pour produire cet effet & pour donner le premier mouvement à la fermentation : elle se continue ensuite d’elle-même jusqu’à la fin. Je rendrai compte ailleurs des effets de la levure & de ceux des fermens en général. J’ai communément employé dix livres de levure en pâte pour un quintal de sucre, & une quantité d’eau égale à quatre fois le poids du sucre : ainsi la liqueur fermentescible se trouvoit composée ainsi qu’il suit : je donne ici les résultats de mes expériences tels que je les ai obtenus, & en conservant même jusqu’aux fractions que m’a données le calcul de réduction.


Matériaux de la fermentation pour un quintal de sucre.


      liv. onc. gr. gr.
Eau     400 " " "
Sucre     100 " " "
Levure de bière en pâte, Eau 7 3 6 44
composée de Levure seche 2 12 1 28
     
    Total 510 " " "
     



Détail des principes constituans des materiaux de la fermentation.


liv. onc. gr. grains.     liv. onc. gr. grains.
407 3 6 44 Hydrogène 61 1 2 71,40
d’eau composées de Oxygène 346 2 3 44,60
        Hydrogène 8 " " "
100 l. de sucre Oxygène 64 " " "
composées de Carbone 28 " " "
liv. onc. gr. gr. Carbone " 12 4 59,00
2 12 1 28 Azote " " 5 2,94
de levure seche Hydrogène " 4 5 9,30
composées de Oxygène 1 10 2 28,76
           
          Total 510 " " "
           


Récapitulation des principes constituans des matériaux de la fermentation


      liv. on. gr. grains.          
Oxygène de l’eau 340 " " "        
de l’eau...                
...de la levure 6 2 3 44,60 liv. on. gr. grains.
du sucre 64 " " " 411 12 6 1,36
de la levure 1 10 2 28,76        
Hydrogène de l’eau 60 " " "        
de l’eau...                
...de la levure 1 1 2 71,40 69 6 " 8,70
du sucre 8 " " "        
de la levure " 4 5 9,30        
Carbone du sucre 28 " " " 28 12 4 59,00
de la levure " 12 4 59,00
Azote   de la levure           " " 5 2,94
 
    Total           510 " " "
 


Après avoir bien déterminé quelle est la nature & la quantité des principes qui constituent les matériaux de la fermentation, il reste à examiner quels en sont les produits. Pour parvenir à les connoître, j’ai commencé par renfermer les 510 livres de liqueur ci-dessus dans un appareil, par le moyen duquel je pouvois, non-seulement déterminer la qualité & la quantité des gaz à mesure qu’ils se dégageoient, mais encore peser chacun des produits séparément, à telle époque de la fermentation que je le jugeois à propos. Il seroit trop long de décrire ici cet appareil, qui se trouve au surplus décrit dans la troisième partie de cet Ouvrage. Je me bornerai donc à rendre compte des effets.

Une heure ou deux après que le mêlange est fait, sur-tout si la température dans laquelle on opère est de 15 à 18 degrés, on commence à apercevoir les premiers indices de la fermentation : la liqueur se trouble & devient écumeuse ; il s’en dégage des bulles qui viennent crêver à la surface : bientôt la quantité de ces bulles augmente, & il se fait un dégagement abondant & rapide de gaz acide carbonique très-pur accompagné d’écume qui n’est autre chose que de la levure qui se sépare. Au bout de quelques jours, suivant le degré de chaleur, le mouvement & le dégagement de gaz diminue, mais il ne cesse pas entièrement ; & ce n’est qu’après un intervalle de temps assez long que la fermentation est achevée.

Le poids de l’acide carbonique sec qui se dégage dans cette opération est de 35 livres 5 onces 4 gros 19 grains.

Ce gaz entraîne en outre avec lui une portion assez considérable d’eau qu’il tient en dissolution, & qui est environ de 13 livres 14 onces 5 gros.

Il reste dans le vase dans lequel on opère une liqueur vineuse légèrement acide, d’abord trouble, qui s’éclaircit ensuite d’elle-même, & qui laisse déposer une portion de levure. Cette liqueur pèse en totalité 460 livres 11 onces 6 gros 53 grains. Enfin en analysant séparément toutes ces substances, & en les résolvant dans leurs parties constituantes, on trouve après un travail très-pénible les résultats qui suivent, qui seront détaillés dans les mémoires de l’Académie.

Tableau des résultats obtenus par la fermentation.


liv. onc. gr. gr.       liv. onc. gr. gr.
35 5 4 19 d’oxygène   25 7 1 34
d’acide carbonique de carbone   9 14 2 57
408 15 5 14 d’oxygène   347 10 " 59
d’eau composées d’hydrogène   61 5 4 27
        d’oxygène combiné 31 6 1 64
        avec l’hydrogène.
57 11 1 58 d’hydrogène combiné 5 8 5 3
d’alkool sec, avec l’oxygène.
composées d’hydrogène combiné 4 " 5 "
        avec le carbone.
        de carbone   16 11 5 63
2 8     d’hydrogène     2 4 "
d’acide acéteux sec d’oxygène   1 11 4 "
composées de carbone     10 " "
4 1 4 3 d’hydrogène     5 1 67
de résidu sucré d’oxygène   2 9 7 27
composées de carbone   1 2 2 53
        d’hydrogène     2 2 41
1 6 " 50 d’oxygène     13 1 14
de levure seche de carbone     6 2 30
composées d’azote       2 37

     
510 " " "       510 " " "

     



Récapitulation des résultats obtenus par la fermentation


              liv. on. gr. gr.
        de l’eau   347 10 " 59
liv. on. gr. gr. de l’acide carbonique   25 7 1 34
409 10 " 54 de l’alkool   31 6 1 64
d’oxygène de l’acide acéteux   31 6 1 64
        du résidu sucré   2 9 7 27
        de la levure     13 1 14
        de l’acide carbonique   9 14 2 57
28 12 5 59 de l’alkool   16 11 5 63
de carbone de l’acide acéteux     10 " "
        du résidu sucré   1 2 2 53
        de la levure     6 2 30
        de l’eau   61 5 4 27
        de l’eau de l’alkool   5 8 5 3
71 8 6 66 combiné avec le carbone 4 " 5 "
d’hydrogène dans l’alkool
        de l’acide acéteux     2 4 "
        du résidu sucré     5 1 67
        de la levure     2 2 41
    2 37   d’azote       2 37

     
510 " " "       510 " " "

     

Quoique dans ces résultats j’aye porté jusqu’aux grains la précision du calcul, il s’en faut bien que ce genre d’expériences puisse comporter encore une aussi grande exactitude ; mais comme je n’ai opéré que sur quelques livres de sucre, & que pour établir des comparaisons j’ai été obligé de les réduire au quintal, j’ai cru devoir laisser subsister les fractions telles que le calcul me les a données.

En réfléchissant sur les résultats que présentent les tableaux ci-dessus, il est aisé de voir clairement ce qui se passe dans la fermentation vineuse. On remarque d’abord que sur les cent livres de sucre qu’on a employées, il y en a eu 4 livres 1 once 4 gros 3 grains qui sont restées dans l’état de sucre non décomposé, en sorte qu’on n’a réellement opéré que sur 95 livres 14 onces 3 gros 69 grains de sucre ; c’est-à-dire, sur 61 livres 6 onces 45 grains d’oxygène, sur 7 livres 10 onces 6 gros 6 grains d’hydrogène, & sur 26 livres 13 onces 5 gros 19 grains de carbone. Or en comparant ces quantités on verra qu’elles sont suffisantes pour former tout l’esprit de vin ou alkool, tout l’acide carbonique & tout l’acide acéteux qui a été produit par l’effet de la fermentation. Il n’est donc point nécessaire de supposer que l’eau se décompose dans cette opération : à moins qu’on ne prétende que l’oxygène & l’hydrogène sont dans l’état d’eau dans le sucre ; ce que je ne crois pas, puisque j’ai établi au contraire qu’en général les trois principes constitutifs des végétaux, l’hydrogène, l’oxygène & le carbone étoient entr’eux dans un état d’équilibre ; que cet état d’équilibre subsistoit tant qu’il n’étoit point troublé, soit par un changement de température, soit par une double affinité, & que ce n’étoit qu’alors que les principes se combinant deux à deux formoient de l’eau & de l’acide carbonique.

Les effets de la fermentation vineuse se réduisent donc à séparer en deux portions le sucre qui est un oxide ; à oxygéner l’une aux dépens de l’autre pour en former de l’acide carbonique ; à désoxygéner l’autre en faveur de la première pour en former une substance combustible qui est l’alkool : en sorte que s’il étoit possible de recombiner ces deux substances, l’alkool & l’acide carbonique, on reformeroit du sucre. Il est à remarquer au surplus que l’hydrogène & le carbone ne sont pas dans l’état d’huile dans l’alkool ; ils sont combinés avec une portion d’oxygène qui les rend miscibles à l’eau ; les trois principes, l’oxygène, l’hydrogène & la carbone, sont donc encore ici dans une espèce d’état d’équilibre ; & en effet, en les faisant passer à travers un tube de verre ou de porcelaine rougi au feu, on les recombine deux à deux, & on retrouve de l’eau, de l’hydrogène, de l’acide carbonique & du carbone.

J’avois avancé d’une manière formelle dans mes premiers Mémoires sur la formation de l’eau, que cette substance regardée comme un élément, se décomposoit dans un grand nombre d’opérations chimiques, notamment dans la fermentation vineuse : je supposois alors qu’il existoit de l’eau toute formée dans le sucre, tandis que je suis persuadé aujourd’hui qu’il contient seulement les matériaux propres à la former. On conçoit qu’il a dû m’en coûter pour abandonner mes premières idées ; aussi n’est-ce qu’après plusieurs années de réflexions, & d’après une longue suite d’expériences & d’observations sur les végétaux, que je m’y suis déterminé.

Je terminerai ce que j’ai à dire sur la fermentation vineuse, en observant qu’elle peut fournir un moyen d’analyse du sucre & en général des substances végétales susceptibles de fermenter. En effet, comme je l’ai déjà indiqué au commencement de cet article, je puis considérer les matières mises à fermenter & le résultat obtenu après la fermentation, comme une équation algébrique ; & en supposant successivement chacun des élémens de cette équation inconnus, j’en puis tirer une valeur, & rectifier ainsi l’expérience par le calcul & le calcul par l’expérience. J’ai souvent profité de cette méthode pour corriger les premiers résultats de mes expériences, & pour me guider dans les précautions à prendre pour les recommencer : mais ce n’est pas ici le moment d’entrer dans ces détails sur lesquels je me suis au surplus étendu fort au long dans le Mémoire que j’ai donné à l’Académie sur la Fermentation vineuse, & qui sera incessamment imprimé.