Traité élémentaire de chimie/Partie 1/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.


Considérations sur les Oxides & les Acides à plusieurs bases, & sur la composition des matières végétales & animales.


Nous avons examiné dans le chapitre cinquième & dans le chapitre huitième quel étoit le résultat de la combustion & de l’oxygénation des quatre substances combustibles simples, le phosphore, le soufre, le carbone & l’hydrogène : nous avons fait voir dans le chapitre dixième que les substances combustibles simples étoient susceptibles de se combiner les unes avec les autres, pour former des corps combustibles composés, & nous avons observé que les huiles en général, principalement les huiles fixes des végétaux, appartenoient à cette classe, & qu’elles étoient toutes composées d’hydrogène & de carbone. Il me reste à traiter dans ce chapitre de l’oxygénation des corps combustibles composés, à faire voir qu’il existe des acides & des oxides à base double & triple, que la nature nous en fournit à chaque pas des exemples, & que c’est principalement par ce genre de combinaison qu’elle est parvenue à former avec un aussi petit nombre d’élémens ou de corps simples une aussi grande variété de résultats.

On avoit très-anciennement remarqué qu’en mêlant ensemble de l’acide muriatique & de l’acide nitrique, il en résultoit un acide mixte qui avoit des propriétés fort différentes de celles des deux acides dont il étoit composé. Cet acide a été célèbre par la propriété qu’il a de dissoudre l’or, le Roi des métaux dans le langage alchimique, & c’est de-là que lui a été donnée la qualification brillante d’eau régale. Cet acide mixte, comme l’a très-bien prouvé M. Berthollet, a des propriétés particulières dépendantes de l’action combinée de ses deux bases acidifiables, & nous avons cru par cette raison devoir lui conserver un nom particulier. Celui d’acide nitro-muriatique nous a paru le plus convenable, parce qu’il exprime la nature des deux substances qui entrent dans sa composition.

Mais ce phénomène qui n’a été observé que pour l’acide nitro-muriatique se présente continuellement dans le règne végétal : il est infiniment rare d’y trouver un acide simple, c’est-à-dire qui ne soit composé que d’une seule base acidifiable. Tous les acides de ce règne ont pour base l’hydrogène & le carbone, quelquefois l’hydrogène, le carbone & le phosphore, le tout combiné avec une proportion plus ou moins considérable d’oxygène. Le règne végétal a également des oxides qui sont formés des mêmes bases doubles & triples, mais moins oxygénées.

Les acides & oxides du règne animal sont encore plus composés ; il entre dans la combinaison de la plupart quatre bases acidifiables, l’hydrogène, le carbone, le phosphore & l’azote.

Je ne m’étendrai pas beaucoup ici sur cette matière sur laquelle il n’y a pas long-temps que je me suis formé des idées claires & méthodiques : je la traiterai plus à fond dans des Mémoires que je prépare pour l’Académie. La plus grande partie de mes expériences sont faites, mais il est nécessaire que je les répète & que je les multiplie davantage, afin de pouvoir donner des résultats exacts pour les quantités. Je me contenterai en conséquence de faire une courte énumération des oxides & acides végétaux & animaux, & de terminer cet article par quelques réflexions sur la constitution végétale & animale.

Les oxides végétaux à deux bases sont le sucre, les différentes espèces de gomme que nous avons réunies sous le nom générique de muqueux, & l’amidon. Ces trois substances ont pour radical l’hydrogène & le carbone com-binés ensemble, de manière à ne former qu’une seule base, & portés à l’état d’oxide par une portion d’oxygène ; ils ne diffèrent que par la proportion des principes qui composent la base. On peut de l’état d’oxide les faire passer à celui d’acide en leur combinant une nouvelle quantité d’oxygène, & on forme ainsi, suivant le degré d’oxygénation & la proportion de l’hydrogène & du carbone, les différens acides végétaux.

Il ne s’agiroit plus pour appliquer à la nomenclature des acides & des oxides végétaux les principes que nous avons précédemment établis pour les oxides & les acides minéraux, que de leur donner des noms relatifs à la nature des deux substances qui composent leur base. Les oxides & les acides végétaux seroient alors des oxides & des acides hydro-carboneux : bien plus on auroit encore dans cette méthode l’avantage de pouvoir indiquer sans périphrases quel est le principe qui est en excès, comme M. Rouelle l’avoit imaginé pour les extraits végétaux ; il appeloit extracto-résineux celui où l’extrait dominoit, & résino-extractif celui qui participoit davantage de la résine.

En partant des mêmes principes, & en variant les terminaisons pour donner encore plus d’étendue à ce langage, on auroit pour désigner les acides & les oxides végétaux, les dénominations suivantes :

Oxide hydro-carboneux.
Oxide hydro-carbonique.
Oxide carbone-hydreux.
Oxide carbone-hydrique.
Acide hydro-carboneux.
Acide hydro-carbonique.
Acide hydro-carbonique oxygéné.
Acide carbone-hydreux.
Acide carbone-hydrique.
Acide carbone-hydrique oxygéné.

Il est probable que cette variété de langage sera suffisante pour indiquer toutes les variétés que nous présente la nature, & qu’à mesure que les acides végétaux seront bien connus, ils se rangeront naturellement & pour ainsi dire d’eux-mêmes, dans le cadre que nous venons de présenter. Mais il s’en faut bien que nous soyons encore en état de pouvoir faire une classification méthodique de ces substances ; nous savons quels sont les principes qui les composent, & il ne me reste plus aucun doute à cet égard ; mais les proportions sont encore inconnues. Ce sont ces considérations qui nous ont déterminés à conserver provisoirement les noms anciens ; & maintenant encore que je suis un peu plus avancé dans cette carrière que je ne l’étois à l’époque où notre essai de nomenclature a paru, je me reprocherois de tirer des conséquences trop décidées d’expériences qui ne sont pas encore assez précises : mais en convenant que cette partie de la Chimie reste en souffrance, je puis y ajouter l’espérance qu’elle sera bientôt éclaircie.

Je me trouve encore plus impérieusement forcé de prendre le même parti à l’égard des oxides & des acides à trois & quatre bases, dont le règne animal présente un grand nombre d’exemples, & qui se rencontrent même quelquefois dans le règne végétal. L’azote, par exemple, entre dans la composition de l’acide prussique ; il s’y trouve joint a l’hydrogène & au carbone, pour former une base triple ; il entre également, à ce qu’on peut croire, dans l’acide gallique. Enfin presque tous les acides animaux ont pour base l’azote, le phosphore, l’hydrogène & le carbone. Une nomenclature qui entreprendroit d’exprimer à la fois ces quatre bases, seroit méthodique sans doute ; elle auroit l’avantage d’exprimer des idées claires & déterminées : mais cette cumulation de substantifs & d’adjectifs grecs & latins, dont les Chimistes mêmes n’ont point encore admis généralement l’usage, sembleroit présenter un langage barbare, également difficile à retenir & à prononcer. La perfection d’ailleurs de la science doit précéder celle du langage, & il s’en faut bien que cette partie de la Chimie soit encore parvenue au point auquel elle doit arriver un jour. Il est donc indispensable de conserver, au moins pour un temps, les noms anciens pour les acides & oxides animaux. Nous nous sommes seulement permis d’y faire quelques légères modifications ; par exemple, de terminer en eux la dénomination de ceux dans lesquels nous soupçonnons que le principe acidifiable est en excès, & de terminer au contraire en ique le nom de ceux dans lesquels nous avons lieu de croire que l’oxygène est prédominant.

Les acides végétaux qu’on connoît jusqu’à présent, sont au nombre de treize ; savoir :

L’acide acéteux.
L’acide acétique.
L’acide oxalique.
L’acide tartareux.
L’acide pyro-tartareux.
L’acide citrique.
L’acide malique.
L’acide pyro-muqueux.
L’acide pyro-ligneux.
L’acide gallique.
L’acide benzoïque.

L’acide camphorique.
L’acide succinique.

Quoique tous ces acides soient, comme je l’ai dit, principalement & presqu’uniquement composés d’hydrogène, de carbone & d’oxygène, ils ne contiennent cependant, à proprement parler, ni eau, ni acide carbonique, ni huile, mais seulement les principes propres à les former. La force d’attraction qu’exercent réciproquement l’hydrogène, le carbone & l’oxygène, est dans ces acides dans un état d’équilibre qui ne peut exister qu’à la température dans laquelle nous vivons : pour peu qu’on les échauffe au-delà du degré de l’eau bouillante, l’équilibre est rompu ; l’oxygène & l’hydrogène se réunissent pour former de l’eau ; une portion du carbone s’unit à l’hydrogène pour produire de l’huile ; il se forme aussi de l’acide carbonique par la combinaison du carbone & de l’oxygène ; enfin il se trouve presque toujours une quantité excédente de charbon qui reste libre. C’est ce que je me propose de développer un peu davantage dans le Chapitre suivant.

Les oxides du règne animal sont encore moins connus que ceux du règne végétal, & leur nombre même est encore indéterminé. La partie rouge du sang, la lymphe, presque toutes les sécrétions sont de véritables oxides ; & c’est sous ce point de vue qu’il est important de les étudier.

Quant aux acides animaux, le nombre de ceux qui sont connus se borne actuellement à six ; encore est-il probable que plusieurs de ces acides rentrent les uns dans les autres, ou au moins ne diffèrent que d’une manière peu sensible. Ces acides sont :

L’acide lactique.
L’acide saccho-lactique.
L’acide bombique.
L’acide formique.
L’acide sébacique.
L’acide prussique.

Je ne place pas l’acide phosphorique au rang des acides animaux, parce qu’il appartient également aux trois règnes.

La connexion des principes qui constituent les acides & les oxides animaux, n’est pas plus solide que celle des acides & des oxides végétaux ; un très-léger changement dans la température suffit pour la troubler, & c’est ce que j’espère rendre plus sensible par les observations que je vais rapporter dans le Chapitre suivant.