Traduction d’une Ode chinoise
TRADUCTION
ou
livre des vers,
Par M. C. Landresse.
Le Chi-King, ou Livre des vers, est un des principaux ouvrages de la littérature chinoise ; et cependant il n’est guère connu en Europe que par le très-court fragment qu’en a donné sir William Jones, d’après la traduction d’un Chinois nommé Wang-ia-toung, et par les passages répandus dans les divers écrits de Confucius. Le P. De la Charme en a bien, il est vrai, composé une traduction latine, dont il existe plusieurs copies en France ; mais, comme la plupart du tems il fond le commentaire avec le texte, cela devient une véritable paraphrase.
Il serait assez important d’avoir une idée plus précise de ce livre, dont toutes les poésies ont un rapport, plus ou moins direct, avec les mœurs et l’histoire des anciens Chinois. Presque toutes les odes du Chi-King présentent des idées allégoriques. Les noms des personnages sont déguisés dans les unes ; dans d’autres, ils sont conservés dans leur intégrité. Du nombre de ces dernières est celle dont j’offre ici la traduction. C’est la septième ode de la deuxième partie du quatrième livre. Le poète s’y plaint amèrement de l’orgueil de Chi-in, premier ministre de l’empereur Hoan-wang, petit-fils et successeur de Ping-wang, vers l’an 720 avant l’ère chrétienne. Quelques commentateurs, dit le P. De la Charme, prétendent que ce Chi-in, était premier ministre de Yeou-wang, prédécesseur immédiat de Ping-wang, vers l’an 780 avant J.-C.
J’ai fait tous mes efforts pour traduire le plus littéralement possible ; j’ai évité avec soin de transposer les vers ; je me suis surtout appliqué à conserver la brièveté et la concision qui les distinguent, et dont on ne saurait se faire une idée bien exacte. C’est ce qui m’a déterminé à donner une traduction latine, mot à mot, de toute l’ode. J’y ai joint la prononciation des mots, pour faire mieux juger de la prosodie chinoise.
Si je suis parvenu à surmonter quelques difficultés, je n’en suis redevable qu’à la complaisance sans bornes de M. Abel Rémusat, qui a bien voulu me les aplanir. Je m’empresse de payer publiquement à ce savant professeur, le juste tribut de ma reconnaissance, pour tous les avis éclairés qu’il a daigné me donner.Pareil à la montagne escarpée du Midi, qui frappe tous les regards par ses formes agrestes et effrayantes ; tel tu parais, ô Chi-in, homme redoutable et sévère. Tous les yeux sont fixés sur toi ; le cœur du peuple est comme brûlé par la tristesse ; il n’ose plus se livrer à une joyeuse familiarité ; le royaume est prêt de périr, comment ne t’en aperçois-tu pas ?
La montagne escarpée du Midi est couverte de broussailles ; ô Chi-in, homme redoutable et sévère, pourquoi ton cœur est-il sauvage comme elle ? le ciel nous envoie des calamités ; nos troubles augmentent à chaque instant ; le peuple ne sait plus que se plaindre ; et tout cela ne te fait pas changer de conduite !
C’est sur le grand ministre In-chi, que la dynastie des Tcheou se repose du soin du gouvernement. L’administration du royaume est confiée à lui seul ; il est comme le lien qui nous rattache aux autres peuples. Il pourrait en cette qualité, aider l’empereur ; il pourrait prévenir les troubles qui nous désolent. Il ne le fait pas, parce qu’il n’est pas chéri du ciel ; faut-il donc pour cela que nous périssions tous ?
Il ne sait rien voir par lui-même, ni par les siens ; aussi le peuple n’a aucune confiance en eux, parce qu’ils sont incapables de rien examiner ni de rien faire. Qu’ils cessent de tromper l’empereur ; qu’ils règlent enfin leurs passions ; que ces hommes sans talens ne nous exposent plus à d’aussi grands dangers ; que ces gens de rien, beaux-pères et gendres, cessent d’exercer des charges au-dessus de leurs forces.
Le ciel tout-puissant n’est plus juste à notre égard, puisqu’il fait tomber sur nous de si grands malheurs ; le ciel tout-puissant n’a plus pitié de nous, puisqu’il laisse le royaume en proie à tant de troubles. L’empereur est comme le terme où doivent s’arrêter tous ces maux ; lui seul peut bannir la tristesse du cœur de ses sujets ; et lorsqu’il ramènera la paix, ils mettront de côté toute haine et toute colère.
Mais si le ciel ne compatit pas à nos maux, ils ne sauraient avoir de terme. Chaque mois voit renaître de nouvelles calamités ; déjà le peuple est incapable de goûter le repos ; déjà son cœur est comme enivré par la tristesse. Qui pourra pacifier ce royaume ? si l’empereur ne gouverne pas lui-même, la perte du peuple est assurée.
Les chevaux de ce char sont retenus par la crinière ; je regarde de tous côtés, mais de quelque part que je me tourne, je ne vois que des dangers.
Votre perversité est à son comble : le plus souvent on vous voit combattre les uns contre les autres ; et si vous avez un moment de tranquillité, vous l’employez à une joie tumultueuse, comme des gens qui boivent ensemble.
L’auguste ciel s’est dépouillé de sa justice à notre égard : notre empereur est rongé de soucis cuisans, et cependant vous ne songez pas à réprimer vos passions ; et vous vous indignez contre ceux qui sont justes.
Moi Kia-fou, j’ai composé ces vers, dans l’intention de mettre fin aux malheurs de mon souverain. Qu’il tourne son cœur vers la justice, et alors il pourra gouverner dignement les dix mille royaumes.
Altus ille australis mons ;
Connectuntur lapides asperè, horrendum-in-modum,
Metuende, formidolose Chi-in,
Populi omnes te inspiciunt.
Mœsti-sunt animi perinde-ac-si arderent :
Non audent lætari, confabulari,
Imperii appropinquantem finem, destructionem,
Quid agis, non prospiciens ?
Tsiei pi nan chan ;
’Weï chi yan yan,
He he Chi-in,
Min kin eul tchan ;
Yeou sin jou than ;
Pou kan hi than,
Koue ki tsou, tchan,
Ho young, pou kian.
Altus ille australis mons ;
Est plenus ille vepribus ;
Metuende, formidolose Chi-in,
Non æquus es, cur ?
Cœlum nunc advehit calamitates ;
Malum, turbamenta crescunt valde ;
Populus loquitur nihil lætum ;
Sed nihil refrenat, proh !
In-chi, magnus minister,
Est Tcheou fundamentum.
Constringit imperii justitiam ;
Quatuor partes ille constringit.
Imperatorem ille adjuvaret ;
Yeou chi khi yo,
He he Chi-in ;
Pou phiog ’weï ho ?
Thian fang tsian thso ;
Sang, louan houng to,
Min yan wou kio ;
Thsan mou tchhing tso.
In-chi tai chi,
’Weï Tcheou-tchi ti,
Ping koue-tchi kiun ;
Sse fang chi ’weï,
Thian-tseu chi phi,
Efficeret populus ne conturbaretur ;
Non amatur magno cœlo,
Non decet perire nos omnes.
Nec ipsemet, nec parentes,
Omnes populi non fidunt ;
Nec examinant, nec agunt.
Ne decipiant imperatorem ;
Utantur justitia, utantur tandem,
Non exilibus viris periclitemur.
Homines nihili, soceri, generi,
Ergo abstineant a-gravibus officiis.
Magnum cœlum non æquum,
Pi min pou mi,
Pou tiao bao thian,
Pou i khoung ’o chi.
Fe koung, fe tbsin,
Chu min fe sin ;
Fe wen, fe sse.
We Wang kiun-tsi ;
Chi i , chi i ,
Wou siao yin i,
So so yen ya.
Tse wou wou sse.
Hao thian pou young,
Profundens illas tantas calamitates ;
Magnum cœlum non misericors,
Profundens hæc tanta turbamenta.
Imperator sicut terminus :
Efficiat-ut populus animi lugubria-deponat.
Imperator si placidus,
Odia, iras ille amovebit.
Non misericorde magno cœlo,
Dissentiones non habebunt finem.
Sicut lunæ istæ nascuntur,
Efficiunt-ut populus non quiescat.
Tristis animus ut ebrius.
Quis poterit regnum pacificare ?
Hiang thseu kio young ;
Hao thian pou hoeï ;
Hiang thseu ta li.
Kiun-tseu jou ki :
Pi min sin khi,
Kiun-tseu you i
’Ou nou chi ’weï.
Pou tiao hao thien,
Louan mi yeou ting.
Chi youei sse sing,
Pi min pou ning.
Yeou sin jou tchhing.
Choui ping koue tchhing !
Non ipsemet faciens gubernamentum,
Peribunt lassitudine centum familiæ.
Currus hujus quatuor quadrupedes,
Quatuor quadrupedes cervice deducuntur.
Ego circumspicio quatuor angulos,
Per angustias, nihil-est quo eam.
Semper crescrit vestra nequitia,
Intuentur vos invicem pugnantes ;
Si tranquilli, tunc lætamini,
Sicut simul vinum efrundentes.
Pou tseu’wei tching,
Tso lao pe sing.
Kia pi sse meou,
Sse meou hiang ling.
’O tchen sse fang,
Tso tso mi so tchhing.
Fang meou eul ’o,
Siang eul meou i ;
Ki i, ki i,
Jou siang techheou i.
Magnum cœlum non æquum :
Noster imperator non tranquillus ;
Non refrenatis vestrum animum ;
Urgetis, indignamini illos justos ;
Kia-fou condidi carmina,
Ad finienda imperatoris infortunia,
Tandem converte tuum animum,
Ut contineas decem-millia regna.
Hao thian pou phing :
’O Wang pou ning ;
Pou tchhing khi sin ;
Fou youan ki tching,
Kia-fou tso tsouog
I kieou wang hioung ;
Chi ’o eul sin,
I tchhou wan poung.[1]
- ↑ Il est à remarquer qu’il y a dans cette ode plus de ving-quatre changements de prononciation. Ces altérations sont, comme on le voit, très-fréquentes. Elles ont liu tant pour la consonance que pour la rime. Ainsi, par exemple, le dernier caractère de la dernière strophe doit régulièrement se prononcer pong ; mais ce mot ainsi prononcé ne rimant plus avec hioung, qui est plus haut, on est averti par une note qu’il faut lire poung.