Toute la lyre/La corde d’airain

Toute la lyre
Toute la lyreOllendorfŒuvres complètes, 34 (p. 293-369).

Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain.
Les Feuilles d'Automne.

À LA FRANCE DE 1872 modifier

Ô France, un ,de tes fils devant toi s'agenouille.
L'humble prêtre de l'art divin que rien ne souille
T'apporte sa tristesse et son austère amour.
Quand toutes les grandeurs d'un pays tour à tour,
Sous l'acharnement vil du sort opiniâtre,
S'écroulent, dans les jours ténébreux, le théâtre,
Qui jadis, riant, grave, orageux ou serein,
Parlait aux nations par deux masques d'airain,
Doit, quand saigne la plaie horrible des frontières,
Ne dire au peuple ému que des choses altières.
,Quand la Patrie en deuil baisse les yeux devant
Sa vieille histoire en cendre, à terre, éparse au vent,
Quand le fier Capitole a fait place au Calvaire,
Nous avons pour devoir le souvenir sévère;,
Et l'homme est par les chants de la muse avili,
S'il y puise une ivresse allant jusqu'à l'oubli.
Désormais, après tant d'angoisse, après les fuites,
Les camps cernés, les murs vendus, les tours détruites,
Et la captivité des sombres légions,
Quand l'Europe nous hait, nous qui la protégions,
Ces hymnes qu'on appelle Ode, Drame, Epopée,
Devront ressembler tous à des fourreaux d'épée;
Si le tigre en ses dents emporte la brebis,
Des resplendissements furieux et subits
Sortiront tout à coup de ces puissants poèmes;
Leurs vers seront grondants, menaçants et suprêmes;


On y sentira sourdre un souffle de combat,
On y verra la gloire en pleurs sur son grabat,
Et ces grandes clameurs auront des voix hautaines
Remuant l'âpre honte au coeur des capitaines
Et leur donnant la rage et la soif de plonger
Leur honneur dans ce flot sublime, le danger;
Et c'est ainsi qu'on sauve un peuple, et que l'on fonde
Dans toi, Paris, dans toi; Rome, une âme profonde.
Ne venez pas ici chercher d'autre plaisir
Que d'entrevoir un glaive et de le ressaisir;
L'art ne doit aux esprits que des fêtes viriles;
Ayons d'affreux jours, soit, mais pas d'instants stériles.
Plus le bonheur décroît, plus le coeur doit grandir;
L'astre accepte la nuit pour y mieux resplendir.
L'étoile, dédaigneuse au fond des cieux funèbres,
A l'augmentation de l'ombre et des ténèbres
Répond par la croissance auguste des rayons.
C'est pourquoi tous ici, tous, qui que nous soyons,
Fils de ceux qui de près virent Berlin et Vienne,
Ne trouvant pas qu'il soit juste et qu'il nous convienne
D'avoir de tels aïeux et de n'y point songer,
Et de laisser leur gloire en gage à l'étranger,
Ayant le sombre ennui d'hommes sur qui l'on marche,
Nous souvenant que c'est à nous de porter l'arche
Et d'être à l'avant-garde altière du progrès,
Nous pensons qu'il est bon d'aiguiser nos regrets,
Et qu'avec un fer rouge il faut toucher nos plaies;
Et que, puisque déjà reverdissent les haies,
Puisque voici venir le mois de mai charmant,
Nous devons regarder le sacré firmament,
Les bois, les champs, le lys, la rose, la pervenche,
Avec cette pensée au coeur: notre revanche!
Si nous nous laissions mettre aux fers par le destin,
Si, tournés vers le soir et non vers le matin,
Nous pouvions, prisonniers, continuer de vivre,
Si nous ne rêvions pas, l'âme de colère ivre,


Chacun de nous ayant sur le front la rougeur
De n'être pas celui qu'on attend, le vengeur;
Ah! si nous n'étions pas pensifs devant tout homme
Qui flétrit son bourreau, se redresse et se nomme,
Et lui prend son épée afin de le tuer,
Si nous pouvions nous taire et nous habituer
A l'opprobre, et montrer, transformation vile,
Qu'on peut être Thersite après qu'on fut Achille,
Si nous donnions raison aux rois riant entre eux,
Si nous découvrions en nous des coeurs affreux
Prêts aux consentements infâmes de la chute,
Si devant le vainqueur criant: Cessons la lutte,
Paix! et restons-en là! nous disions: J'y pensais!
Ah! tout serait fini! de sa tête, ô français,
La France arracherait, sous ses mains indignées,
Ses lauriers, et, parmi ses cheveux, des poignées
D'étoiles, qui s'iraient éteindre dans la nuit!
Non, nous ne serons pas ce qui s'évanouit;
Non, nous ne serons pas le fils qui dégénère,
Et nous saurons hâter le réveil du tonnerre.
Non, nous n'acceptons pas notre honneur obscurci.
Car ce qui fait un peuple illustre, le voici:
C'est le théâtre, c'est la tribune, c'est l'âme
De tout homme allumée à toute pure flamme,
C'est l'essor pour l'esprit, le travail pour le corps,
C'est l'art, c'est la pensée'-et l'ennemi-dehors.

Tant qu'ils sont èn Alsace et qu'ils sont en Lorraine,
Ils sont chez nous. Sur toi, France, leur sabre traîne.
Ils t'ont pris ton bien, France? Eh bien, on le reprend.
Ah! même le plus grand des siècles n'est pas grand
Si quelque ombre-de honte est mêlée à sa gloire.
Avec une aile blanche avoir une aile noire,
Non, France, non! jamais ainsi tu n'as vécu.
Et la paix n'est la paix qu'après qu'on a vaincu.


Ô Grèce! ô Périclès! jours fiers! âge splendide!
Pindare d'un côté, de l'autre Thucydide;
L'idéal du réel devenait le vrai nom,
Et Phidias sculptait le mur du Parthénon;
Hippocrate tâtait le pouls de Démosthènes;
Les peuples s'abreuvaient. de lumière aux fontaines
Qu'on nomme Apollodore, Euripide, Platon;
Le dur Solon, levant sur Thespis son-bâton,
Était mort, et Socrate ôtait les dieux à l'homme;
Athènes vaguement semblait éveiller Rome
Qui répondait dù fond de l'ombre à son appel, -
Et les perses étaient chassés de l'Archipel!
Qui donc a dit: La France tombe!
Demain, on verra tout à coup
La grande pierre de sa tombe
Se lever lentement debout.

Oui, demain, oui, l'heure est prochaine.
Voyez. Elle se dresse, ayant
Dans ses deux poings où pend sa chaîne,
Un tronçon d'épée effrayant.

Oui, l'avenir nous le ramene,
Ce puissant glaive où Dieu clément
A remplacé la lame humaine
Par le céleste flamboiement.
Oh! souhaitons la bienvenue
A ce glaive prodigieux!
Qu'il nous fasse voir dans la nue
Le groupe étoilé des aïeux!

Que son éclair montre à notre âme
Toutes ces faces de géants,
Martel qui terrasse Abdérame,
Jeanne qui délivre Orléans;
Et ces preux, beaux dans leur croyance,
Bayard qui ne plia jamais,
Marceau qui mourut sous Mayence,
Hoche qui fut mort devant Metz!
Qu'on écoute leurs voix bruire,
Et qu'on ne puisse deviner
Si c'est Kléber qu'on entend rire,
Ou le ciel qu'on entend tonner!
Que ce fier glaive de la France
Soit le glaive du genre humain;
Qu'il abolisse la souffrance,
Epée aujourd'hui, soc demain;
Qu'il soit pour tous la délivrance,
Qu'il perce le nuage obscur,
Et qu'il nous rende l'espérance
Ici-bas, et là-haut l'azur!
Que ce glaive crée et foudroie,
Qu'il sème à coups d'éclairs le jour,
Et qu'il en sorte de la joie,
Et qu'il en sorte de l'amour.
Sur toute la terre ravie,
Qu'il allume avec sa clarté
Un sublime orage de vie,
De victoire et de liberté!

Qu'il fauche, le mal comme l'herbe;
Qu'on dise: il a fondé nos droits;
Et qu'il soit à jamais superbe
Par l'immense fuite des rois!

Paris, 19 février 1872.

I APRÈS SEDAN


C'est bien. Essuyez-vous. France; Prusse, lavez
Toi, ton opprobre; toi, ta gloire. Vous avez
Chacune une rougeur au front; la honte épaisse
Sur toi, France; et sur toi, la Prusse, ton espèce
De victoire. César, quel pourboire veux-tu?
Cinq milliards. C'est fait. Empoche. Honneur, vertu,
Pudeur, fraternité, probité, passez, ombres!

L'avenir curieux viendra voir ces décombres
Qu'on appelait jadis justice, droit, raison.
Comme la ronce croît! `Comme la trahison,
La conquête, le vol, le meurtre et les rapines
Prospèrent vite, et sont fécondes en épines,
En nuit noire, en horreur, sur le temple abattu!
Comme un roi; d'or, de pourpre et dé haine vêtu,
Ploie et courbe à son gré la race la plus fière,
Et comme il est facile aux empereurs ,de faire
D'un peuple leur esclave et d'un lion leur chien!
Soyez russe, borusse, anglais, autrichien, -
Soyez lè coq, soyez l'aigle, soyez le cygne,
Votre maître vous tient, et n'a qu'à faire, un signe
Pour qu'il ne reste plus de vous, peuple détruit,


Que des oiseaux de proie et des oiseaux de nuit!
Vous étiez l'Allemagne et vous êtes la Prusse!
Hélas!

S'il existait, pour que j'y comparusse,
Un tribunal de rois, fier, auguste, hideux,
Présidé par ton spectre, ô noir Philippe-deux,
Un sombre. aréopage où siégerait Tibère,
Je dirais: Est-ce là que Satan délibère?
Et j'entrerais. Pourquoi? Pour leur dire: ceci:

-Je ne suis qu'un passant, moi qui.vous parle ici,
Mais regardez-moi bien, vous tous, césars de Rome,
Maîtres du monde, rois, papes, je suis un homme.
Ce que je veux, je viens-vous le crier: Je veux
La paix -pour nous, pour vous, pour nos derniers neveux;
Je veux le vrai, le beau, la fraternité, l'âme
De-Dieu même, l'Amour, ce rayon, cette flamme
 
Formidable, éclairant le bien, brûlant le mal,
Éblouissant tout, l'homme ainsi que l'animal,
Versant la vérité, la douceur, la clémence,
Et visible au plus haut des cieux dans l'ombre immense!
Je veux rouvrir l'éden à tous les grands souhaits;
Je veux la vérité, la justice, et je hais
Les fourbes, les tyrans, les traîtres, les transfuges,
Et c'est moi l'accusé, puisque c'est vous les juges.

II À DES RÉGIMENTS DÉCOURAGÉS modifier



Ô nos pauvres soldats, oui, vous avez fléchi.
Avant que ce Paris sacré soit affranchi,
Avant que notre France auguste soit sauvée,
Avant que l'aigle ait mis à l'abri sa couvée,
Vous avez dit: A bas la guerre, citoyens!
Et nous, qui, sous la bombe et sous les biscayens,
Luttions comme vous, prêts aux plus terribles tâches,
Indignés, nous avons crié: Taisez-vous, lâches!

Eh bien, nous eûmes tort, vous êtes des vaillants.
Hélas! pour généraux avoir des chambellans,
Et pour chefs des valets et pour maîtres des cuistres,
C'est trop, et vous avez subi les jours sinistres.
Au-devant de l'affront vous fûtes envoyés;
Vous avez combattu pour être foudroyés;
Vous vîtes comment croule une gloire détruite,
Et vous avez appris le chemin de la fuite,
O douleur! vous les fils de ceux par qui tonna
Austerlitz, et par qui resplendit Iéna!
Ah! sombres coeurs brisés et qu'emplit l'amertume!
Espérez, ô vaincus! ce n'est pas la coutume
De la France d'avoir longtemps le front courbé.
Après Blenheim, après Rosbach, on est tombé,
Mais on s'est relevé par Ulm et par Arcole.
Subissez le malheur comme on subit l'école;
Couvez l'âpre courroux des coeurs humiliés.
Soit. Pour un instant, fils de France, vous pliez,


Hélas, et vous avez fait un pas en arrière;
Mais vous n'en rentrerez que d'une âme plus fière
Dans notre antique gloire et dans nos vieux chemins.

Ils défaillaient aussi, les grands soldats romains;
Et quand César passait, ces mécontents épiques
Lui demandaient la paix en abaissant les piques;
Ce qui n'empêchait pas, pourtant nous l'oublions,
Ces hommes de se battre ainsi que des lions,
Et les peuples d'avoir pources légionnaires
Le culte épouvanté qu'on a pour les tonnerres.
Oui, parfois, quand l'élan romain s'interrompit,
Les barbares avaient un moment -de répit,
Et l'on riait de voir s'en retourner aux villes
Les vieux hastati las et blancs et les pupilles
Dont le visage à peine avait un blond duvet.;
Mais bientôt cette armée en qui Rome vivait
Rebouclait sa cuirasse, et rentrait en campagne;
Et partout, en Dacie, en Phrygie, -en Espagne,
Les rois se remettaient à trembler, quand le vent
Leur apportait le bruit de sa marche en avant.

Paris, 8 janvier 1871.

III DESTRUCTION DE LA COLONNE modifier


ACCEPTATION DU TRAITE PRUSSIEN

Quand la géante fut tombée, on approcha.

Si quelque bey d'Égypte, un khédive, un pacha,
Renversait le pilastre impur de Cléopâtre,
Bon à faire un peu d'ombre à midi pour le pâtre,
On dirait Barbarié et l'on aurait raison.
Or ce trophée était sublime à l'horizon;
Il avait l'air d'un phare éclairant une rive
Les villes du prodige et du rêve, Ninive,
Memphis que fit Menès, Sarde où régna Cyrus,
Sarepta, qu'emplissaient tant d'hommes disparus,
Jéricho, Palenquè, Sofala, Babylone,
N'avaient rien de plus beau que cette âpre colonne;
Ce cippe triomphal qu'un siècle respecta,
Effaçait l'obélisque altier d'Eléphanta,
La borne de Byzance au fond de l'Hippodrome,
Et le pilier de Thèbe et le pilier de Rome.

Cette colonne était toute pleine de voix,
Étant forgée avec des canons pris aux rois;
On entendait le peuple en ce bronze, bruire;
 
Et nous n'avions pas, nous, le droit de la détruire,
Car nos pères l'avaient construite pour nos fils.
Elle représentait, bravant tous les défis,


La révolution de l'Europe, ébauchée
Par leur vertigineuse et vaste chevauchée,
Et l'esprit de Fleurus planant sur Austerlitz,
Et nos drapeaux ayant des rayons dans leurs plis.
En voyant sur la place auguste la spirale
De toute cette gloire énorme et sidérale,
Et ce noir tourbillon de fantômes, tordu,
Fixe et pétrifié sous le vent éperdu,
On songeait. Il semblait que la haute fumée
Sortie en tournoyant de cette fière armée,
N'avait pas, sous le ciel orageux ou serein,
Voulu se dissiper, et. s'était faite airain.

Semblable au moissonneur foulant des gerbes mûres,
Cette colonne avait pour socle un tas d'armures.
Elle offensait les rois et non les nations.
Afin qu'on pût juger les pas que nous faisions,
Elle fixait le point d'où nos pères partirent;
Elle indiquait le lieu d'où les flots se retirent,
Et rattachait. aux jours nouveaux les jours anciens;
Après les grands soldats place aux grands citoyens!
Elle était, dans Paris que le soleil inonde,
Comme un style au milieu de ce cadran du monde,
Et son ombre y: marquait les heures du progrès.

Les rois n'osaient venir la regarder de près.

Hier elle tomba, la grande solitaire.
On a pu mesurer, quand on l'a vue à terre,
Tout ce qu'on peut ôter d'orgueil en un instant
Au siècle le plus sombre et le plus éclatant.


Ceux qui sur ce débris collèrent leur oreille
Entendirent dans l'ombre une rumeur pareille
A l'océan qui parle et se plaint sous les cieux.

Voici ce que disait ce bruit mystérieux:

Vous vous êtes trompés comme se trompait Rome.
Ce que vous avez pris pour la gloire d'un homme,
C'est la gloire d'un peuple, et c'est la vôtre, hélas!
Peuple, quels sont mes torts? les trônes en éclats,
L'Europe labourée en tous sens par la France,
La bataille achevée en vaste délivrance,
Le moyen-âge mort, les préjugés proscrits.
Que me reprochez-vous? le sang, les pleurs, les cris,
Les deuils, et les trop grands coups d'aile des victoires;
D'être une cime où luit l'éclair dans les nuits noires,
De vivre, et d'attester que vos pères ont mis
Leur âme dans l'airain des canons ennemis.
Mon crime, c'est la lutte altière des épées,
Le choc des escadrons, les cuirasses frappées,
Les échelles au mur, les clairons, les assauts.
Les lions sont haïs par vous les lionceaux;
Votre enfance n'a pu supporter ma vieillesse. -
Soit. Je pars avec Ulm et Wagram.; je vous laisse
Avec Sedan. Adieu. Je gêne. Je m'en. vais.
J'aime encor mieux ma. guerre, hélas, que votre paix.

IV La grande République modifier



La grande République a des griffes fatales.
Gare à ceux qui voudraient, sans être les vrais mâles,
Sans être les époux réels et sérieux,
Faire, accepter au fond des bois mystérieux
Leur virilité fausse à la rude femelle!
Pallas demanderait de quoi Davus se mêle;
La géante serait peu tendre au myrmidon
S'il osait essayer un instant d'abandon,
L'ongle altier pourrait bien maltraiter cette nuque;
Ce n'est pas sans danger parfois qu'une perruque,
Eût-elle un aspect fauve et d'âpres épaisseurs,
Prend des airs de crinière aux yeux des connaisseurs;
Je ne conseille pas au sieur Scapiglionè
De faire le lion auprès de la lionne.

Paris, 16 octobre 1871.

V APRÈS L'ÉCROULEMENT DE L'HOMME


Pour venger le passé, pour sauver l'avenir,
O peuple, j'ai senti que je devais punir
Un homme, et qu'il fallait châtier une tête;
 
Et moi, qui dans ma serre ai porté la tempête,
Quand la Justice au front redoutable et sacré
M'a dit: Foudroie, ami! j'ai dit Je le ferai.
Soit. Car ce ne sont pas les aigles, d'ordinaire,
Qui refusent de prendre en leur griffe un tonnerre.
Et j'ai lutté. Ce maître était là sous son dais;
Et je le combattais, et je le regardais;
Il avait tout pour lui, du Volga jusqu'au Tibre,
Tout, l'Allemagne esclave et l'Angleterre libre;
Je lui faisais la guerre à travers cette paix;
Et la foule, à ses pieds, tandis que je frappais,
S'étonnait que quelqu'un osât rester honnête;
L'ignominie était devenue une fête;
Moi, seul au bord des mers, banni, haï de tous,
D'autant plus indigné qu'il était plus absous,
O Guernesey, debout sur tes fières collines,
Je lui jetais d'en haut des feuilles sibyllines;
Les vents les lui portaient, ombre, nuage, affront;
Et lorsqu'elles passaient au-dessus de son front,
Il en sortait un vers ressemblant à la foudre.
Mais maintenant que l'homme infâme est dans la poudre,
Qu'il est à terre, affreux, gisant, et que je vois


Son nom faire partout frémir toutes les voix,
Et les passants marcher sur César misérable,
Fais place, âpre justice, au pardon vénérable,
Ou du moins, si c'est trop de pardonner, permets
Que ma colère en feu reste sur les sommets,
Et ne descende. pas à frapper ce cadavre.
Laisse-moi me tourner vers tout ce qui me navre,
Vers ceux qui maintenant sont puissants, et qui font
Pencher la France au bord de la chute sans fond.
Je lutte, ô Vérité, mais jamais je n'accable.
Le coeur persévérant n'est point l'âme implacable.
L'écrasement de qui n'est plus est puéril.
Le tort ne suffit pas, il me faut le péril.
Pour ceux-là seulement mon courroux est tenace
Qui dans la main ont l'arme et dans l'oeil la menace,
Et dans mon dédain calme et pensif j'engloutis
Les monstres, s'ils sont morts, ou bien s'ils sont petits.
La foudre veut un but, et se trouve inutile
Sur l'hydre inanimée ou l'acarus reptile,
Et le noir justicier, sur les cimes frappant,
Laisse vivre le ver et pourrir le serpent.

VI L'ORGIE DES MEURTRES modifier



Ah çà, je. mets les points sur les i. Soit. J'admets
La guerre, à la rigueur; l'assassinat, jamais.
Avouez qu'il serait étrange que j'aimasse
La tuerie en détail, moi qui l'exècre en masse,
Ou que, la réprouvant en détail, j'eusse un goût
Pour le sang, quand ses flots font déborder l'égout.
Oui, les cadavres sont voilés parles décombres;
Mais l'histoire plus tard saura des choses sombres.
Tu veux en vain couvrir, tablier du boucher,
La Saint-Barthélemy malaisée à cacher;
Les éponges dés gens agenouillés sont vaines
Pour laver le ravin sinistre des Cévennes,
Et toujours il en suinte, un long ruisseau de sang.

L'assassinat a beau prendre un air innocent,
Prouver ce qui n'est pas, nier ce qu'on démontre;
Expliquer ses raisons, dire son Pour et Contre;
Que, si l'on ne mettait personne hors la loi,
Veuillot serait sans tâche et Carrier sans emploi,
(Tâche, n'oubliez pas cet accent circonflexe,
Imprimeurs), qu'on ne peut tenir compte du sexe,
De l'âge, et cætera, car on est fort pressé,
Et la chaux vive est là qui bout dans le fossé,
Que c'est une besogne après tout peu commode,
Qu'il faut se défier du pathos à la mode,
Qu'on voudrait vous y voir, messieurs les mécontents,
Que désormais voilà de l'ordre pour longtemps,


Qu'il faut tout extirper pour que rien ne menace,
Le meurtre a beau jurer ses grands dieux, saint-Ignace,
Fouquier-Tinville, Hébert, de Maistre, Jacques-deux,
C'est en vain qu'il ébauche un sourire hideux,
Il est le crime, issu du peuple et de la Bible,
Et, même pour le bon motif, il est horrible;
Qu'il se nomme Albe, Omar, Cromwell, Bellart, Marat,
Il est-toujours stupide et toujours scélérat.
Quel que soit le parti qui dans l'horreur se vautre,
Malheur au meurtre autant d'un côté Mie de l'autre!
Je trouve Atrée affreux, même tuant Caïn.
Qui que tu sois qui fus bourreau, cache ta main.
.Sache que tu ne peux à, ceci -te soustraire
Qu'un crime n'est jamais commis que sur un; frère,
Et que tôute victime-est soeur du meurtrier.
On distingue entre erreur et forfait, mais trier
 
Parmi les massacreurs, voir la neige ou le sable
Teints de sang, et plaider pour le tigre excusable,
Jamais. Nous n'aurons point pour le meurtre hébété
Ce pardon qui ressemble à la complicité.

Ah! que de Niobés, d'Hécubes et d'Électres!
Hélas! j'entends parler à voix basse les spectres,
Et jusqu'à mon oreille un sourd chuchotement
Des morts, à travers l'ombre, arrive vaguement.
Moi qui ne suis qu'un homme ayant pour loi de plaindre,
De lutter, de ne rien tuer, de ne rien craindre,
Qui vainqueur "m'agenouille et vaincu suis debout,
Ma résolution est d'aller jusqu'au bout.
Je sens en moi la force énorme, l'innocence.
N'avoir pour aucun crime aucune complaisance,
C'est ma loi. Je dis donc à tous la vérité.
A toi Rigault, à toi Galliffet. Probité,
Sincérité, devoir, c'est là toute-mon âme.
Les tueurs rouges ont au front le signe infame,
Mais je hais, comme étant aux rouges ressemblants,
Les fratricides noirs et les assassins blancs.


Je suis le balayeur impartial qui passe
Et jette aux quatre vents farouches de l'espace
Tout ce qui sàuille l'homme ou le peuple ou la loi,
L'assassin de Duval, l'assassin de Darboy,
L'erreur, point d'appui sombre où le crime s'attache,
Haynau, Cissey, Jourdan-coupe-tête et sa hache,
Le prêtre et son missel, le reître et son cimier.
Quelque tas monstrueux que fasse le fumier,
Ne vous figurez pas, messieurs, que je recule.
Je rencontre Augias et j'ai l'humeur d'Hercule.

16 septembre.

VII Oui, l'on a sauvé l'ordre et l'état modifier



Oui, l'on a sauvé l'ordre et l'état, et je crois
Que c'est pour la cinquième ou'la sixième fois;
Le steamer pourvoyeur du bagne est dans nos havres;
On a pendant huit jours enjambé des cadavres,
Des fosses, des mourants; on s'est habitué;
On a très vite fait justice; on a tué
Hommes, femmes, enfants, tout un peu pêle-mêle;
Maintenant sont forçats, mangeant à la-gamelle
Et vêtus des habits de la chiourme, plusieurs
Qui de "la tyrannie étaient les fossoyeurs,
Et dont nous avions vu, du Volga jusqu'à l'Ebre
Et du Tage au Niémen, voler le nom célèbre;
Victoire! On n'a point fait les choses à demi.
Pour sauver la patrie et devant l'ennemi
Paris avait cinq mois eu la rumeur immense
Des forêts que le vent semble mettre en déence;
Il ressemblait au sombre ouragan libyen;
Il a fallu le faire un peu taire; c'est bien.
Nous voilà soulagés; car c'est une souffrance
Qu'une ville acharnée. à délivrer la France;
L'Allemagne nous dit à demi-voix: Merci.
Les cafés sont rouverts, les églises aussi;
La paix sanglante sort de la guerre civile.
Nous avons de plus l'ordre et de moins cette ville.
Des gens auraient aimé peut-être moins de morts;
Mais qu'un cheval ait trop d'écume sur le mors
Quand il a bien couru, n'est-ce pas ordinaire?
La bombe n'y voit pas plus clair que le tonnerre;


Les faux coups sont permis, en de si durs combats
Au Jupiter d'en haut comme aux Jupins d'en bas.
Bref, nous sommes sauvés. De tous les coeurs s'élance
Ce cri d'enthousiasme et de bonheur: Silence.!
Que personne ne pense et qu'on ne parle plus!
Il est temps que la. mer montante ait son reflux,
Et que l'utile vent du tombeau décourage
Toutes ces libertés qui font un bruit d'orage.
Ce siècle a trop d'éclairs, de foudre et. de rayons;
Il est bon, et c'est là ce qu'enfin nouS voyons,
Qu'un poing sauveur, sorti des ténèbres, l'étreigne;
La société veut, la religion règne;
C'est dans le droit divin, c'est dans le syllabus
Qu'est le salut, le peuple étant presque un abus.
De là ce grand succès: l'ombre dans la fournaise;
Quatrevingt-neuf puni de son quatrevingt-treize;
Plus de licence, plus de tumulte, plus rien.
De la butte Montmartre au mont Valérien,
Ce Paris,. bouillonnant comme le flot dans l'urne,
Se tait, et nous avons l'apaisement nocturne;
Le peuple est sous le sabre, heureux, content, muet;
On recommencerait si quelqu'un remuait.
Ces, choses, j',en conviens, ont de quoi satisfaire;
Chacun, en attendant le maître qu'il préfère,
Voit la police faite, et c'est toujours cela;
Et, certe, on n'a pas trop payé cette paix-là
Au prix d'un peu de sang qui sous nos pieds rougeoie;
Pourtant je n'en suis pas devenu. fou de joie.

6 juin.
 

VIII En Belgique



En Belgique (et peut-être, hélas! ailleurs encor!)
La justice, le droit, la loi, c'est un décor;
Pour le peuple il en sort un bras armé d'un glaive;
Mais que quelqu'un d'en haut passe, cela s'enlève;
Le juge est un châssis, Thémis est en carton,
La magistrature âpre et sombre est. un mouton
Sur roulette, et le code est une bergerie;
Pour faire évanouir la fantasmagorie
Il suffit de ce coup de sifflet réussi
Qu'on entend au théâtre, et dans les bois aussi.
Exemple: des gandins avec leurs gourgandines,
Ô Brillat-Savarin, de la cave où tu dînes,
Sortent, et, gais soupeurs, veulent avec raison
Servir l'ordre en mettant à sac une maison;
S'ils ont bu de bon vin, si cette populace
Se compose de gens titrés, d'hommes en place,
De barons, de marquis, de princes, de laquais,
Gueux bien mis, assassins du genre freluquets,
Si ce sont des bandits à la dernière mode,
Incapables de prendre un sou dans ma commode,
Faisant la bouche en coeur, fredonnant un couplet,
Désirant seulement tuer qui leur déplaît,
Nul magistrat ne doit troubler ce badinage.
Si le principal drôle est presque un personnage,
S'ils ont pris le soin d'être en nombre suffisant,
Armés, et contre un seul cinquante, au besoin cent,
S'ils sont prudents, s'ils n'ont à craindre en ce repaire


Que deux petits enfants gardés par un grand-père,
S'il s'agit d'un français quelconque, d'un quidam,
Monsieur Anspach devient bourgmestre de Saardam,
Pas un sergent ne vient, pas un exempt ne bouge;
Çà, croit-on que Kerwin va se fâcher tout rouge
Contre son fils qui fait dans l'ombre un tour charmant?
La policé se change en Belle au bois dormant.
Comme au fond la justice est une simagrée,
Étant admis l'État à qui la chose agrée
Et qui transforme en cippe, en terme, en borne, en pion,
Ce dogue, le gendarme, et ce lynx, l'espion,
Tout se passe le mieux du monde; on laisse faire.
Anspach boit ce vacarme ainsi qu'un somnifère.
Dérange-t-on les géns pour ces misères-là?
Un assaut! tout au plus un meurtre! qu'est cela?
Après tout, c'est bien fait. Amuse-toi, jeunesse.
Dormez, monsieur Berden, ronflez, monsieur Cornesse.
Nous sommes par des lois complaisantes régis.
Crocheter une porte, assiéger un logis!
Bravo'! ces Franquillons ne sont que des bélîtres.
Va-t-on pas ennuyer de gais-casseurs-de vitres
Pour une pierre ayant pu tuer un enfant.?
Garder l'homme attaqué! Non, celui qu'on défend,
C'est l'agresseur.

Alors luit dans l'ombre livide
Une métamorphose où se plairait Ovide,
Et la mythologie aimable reparaît.
Toute une capitale est changée en forêt;
La patrouille enchantée imite l'écrevisse;
Chez Argus souriant Morphée est de service.

Bruxelles, 30 mai 1871.

IX À UN ROI DE TROISIÈME ORDRE modifier



Roi, tu m'as expulsé, me dit-on. Peu m'importe.
De plus, un acarus, dans un journal cloporte,
M'outrage de ta part et de la part du ciel;
Affront royal qui bave en style officiel.
Je ne te réponds pas. J'ai cette impolitesse.
Vois-tu, roi, ce n'est pas grand'chose qu'une altesse.
Ton journaliste et toi, je vous ignore, étant
Fort occupé des fleurs que Dieu dans cet instant
Nous prodigue, et voulant fêter le mois des roses.
D'ailleurs, je ne crois pas que les grands sphinx moroses,
Ni que le sombre écueil hanté par l'alcyon,
Fassent dans l'infini beaucoup d'attention
Les uns au grain de sable et l'autre au jet d'écume.
Qu'un courtisan insulte et qu'un lampion fume,
C'est tout simple; un rêveur n'en est point irrité;
C'est pourquoi je suis calme envers ta majesté.
Tu peux tranquillement décorer ton bourgmestre.
Par la grâce du Dieu que protège de Maistre,
Tu règnes, et ton scribe écrit. Vivez en paix.

J'erre, fauve chasseur, dans les halliers épais;
J'écoute l'aboiement d'une meute idéale;
Je tiens à la grandeur de la bête royale;
Et j'aime à rencontrer de fiers êtres méchants
Afin de rassurer le monde avec mes chants;
 
Je ne suis pas fâché quand des lions m'attaquent;
Des monstres, légions rugissantes, me traquent,


C'est bien, je les attends, songeant sous des cyprès.
Je leur montre les dents quand ils viennent trop près;
J'en. fais, quand il le faut,,. un exemple efficace;
Et l'on peut voir dans l'ombre à mes pieds la carcasse
De l'un d'eux qui, je crois, était un empereur.
Mais j'ai fort peu le temps de me mettre en fureur,
Et j'aime mieux rester tranquille. Je médite
Sur la terre, bénie au fond des cieux, maudite
Au fond des temples noirs par le fakir sanglant;
J'aime dans l'oeuf l'oiseau, le chêne dans le gland,
Dans l'enfant l'avenir, et sitôt que l'aurore.
Commence à nous verser du jour, je dis: Encore!
Et je demande au ciel pour nous, humanité,
Un élargissement immense de clarté;
Les injures qu'on peut me faire sont couvertes
Par l'azur, par le doux frisson des branches vertes,
Par le divin babil des nids mélodieux;
Cette nature a tant d'oreilles et tant d'yeux,
Elle regarde avec tant. de majesté l'homme,
Elle est si bien prodigue et si bien économe
De sa force que tout reçoit, que rien ne perd,
Elle mêle un tel verbe à son puissant concert,
Que je sens le besoin d'être un songeur utile;
Dieu surveille le vent, je surveille mon style,
Car l'orage et le vers seraient de vils moqueurs
Si l'un troublait les flots, si l'autre ouvrait les coeurs
. Sans règle, et s'ils n'avaient pour but, dans l'ombre infâme,
L'un d'assainir la mer, l'autre d'agrandir l'âme;
L'ombre, c'est l'ennemi, je la combats; je veux.
Aux énigmes du sort arracher des aveux,
Leur ôter notre coeur qu'elles ont dans leur serre,
Dissiper l'ignorance, abolir la misère;
Je suis l'esprit sévère, inquiet, froid, hautain,
Et le contradicteur de l'énorme destin;
Je marche sous l'horreur des branchages superbes,
Dans les profondes fleurs et dans les hautes herbes,
Ignorant les pays. interdits à mes pas,

Insulté de si loin que. je ne le sais pas;
J'aime tous les soleils et toutes les patries;
Je suis le combattant des grandes rêveries,
Le songe est mon ami, l'utopie est ma soeur;
Je n'aide haine en moi qu'à force de douceur;
J'écoute, comme un bruit de vagues débordées,
Le murmure confus des futures. idées,
Et je prépare un à ce torrent qui vient;
Je sais que. Dieu promet, ce que. l'avenir tient,
Et j'apprête au progrès sa route dans l'espace;
Je défends les berceaux et les tombeaux, je passe,
Ayant le vrai, le bien, le beau, pour appétits,
Inattentif aux rois quand ils sont trop-petits.

12 juin.

X ALSACE ET LORRAINE modifier



Ô le rêve insensé que font ces misérables!
De qui parlez-vous là? Des rois. Jours exécrables!
Jours que de noirs essaims d'Euménides suivront!
Terre et cieux! que mon nom, synonyme d'affront,
Soit maudit, que ma main se sèche et se flétrisse
Si jamais se taisait ma voix accusatrice! "
Temps hideux! voilà donc comment ces meurtriers,
Eclaboussés de sang du casque aux étriers,
Ivres d'orgueil, de bruit, de clairons, de bannières,
Traitent les nations, leurs pâles prisonnières!.
César brille, une flamme affreuse l'empourprant.
On coupe par morceaux les peuples. On en prend
Ce qu'on veut, ce qui plaît, le bras, le coeur, la tête.
On est un tas d'oiseaux de proie et de tempête
Se ruant sur l'auguste et sombre genre humain.
On est les chefs de l'ombre et l'on a dans la main
Les rênes des chevaux du sépulcre, on excite
De la voix tous les chiens monstrueux du Cocyte,
Grant, Bismarck et Gladstone et Bancroft l'aboyeur;
Cette prostituée inepte, la frayeur,
Mère des lâchetés, vous aide épouvantée;
Et pour tuer Paris,-ô tentative athée!
Comme jadis Xercès contre Léonidas,
On pousse la marée horrible des soldats,
On gonfle le flot noir des légions sinistres
On est les dieux ayant les démons pour ministres;


Et quand on a commis tous ces crimes, on va
Remercier ce spectre idiot, Jéhovah!,
Puis on chante et l'on rit, sans voir que Cette fête
Où manque le vrai Dieu, déplaît au vrai prophète,
Et que le justicier, Juvénal, d'Aubigné,
Tacite, est là qui rêve et regarde indigné.
On enterre l'argent pillé, les deux provinces,.
Les morts; on a la joie effroyable des princes;
 
On se visite, on s'offre un régiment, on est
Plus souriant que n'est épineux le genêt;
On traîne aux bals charmants ses royales paresses,
Et l'on se fait de tigre à tigre des caresses.
. Quant au sang, laissez-le couler, c'est un torrent.
Et cependant, on a des sophistes, dorant
Ces gloires, ces traités haineux, cette infamie.
Une belle captive est une belle amie
Pourvu qu'elle comprenne et se calme; fermons
L'antre des vents soufflant sur les mers et les monts;
Que du drame sanglant sorte l'idylle agreste;
Paix! quand on a tout pris, on peut laisser le reste.
Bonheur! concorde! Plus de courroux! Plus d'effroi!
Et l'on dit à la France: Allons, apaise-toi,
C'est fini, France. -Eh quoi, de ma mémoire amère,
J'effacerais Strasbourg et Metz! dit cette mère
Ah! j'oublierais plutôt mes deux seins arrachés!

Non, nous n'oublierons pas! Rois, ce que vous cherchez,
Le butin, puis la paix dans la forêt déserte,
Ce que, vous attendez, vous ne l'aurez pas, certe;
Mais ce que vous aurez, vous ne l'attendez pas :
C'est le. gouffre. Avancez ,dans l'ombre pas à pas.
Allez, marchez. Toujours derrière la victoire
L'avenir, livre obscur, réserve pour l'histoire
.Un feuillet, noir ou blanc, qu'on nomme le revers.
Les naufrages profonds devant vous sont ouverts.
Allez, hommes de nuit. Ah! vous êtes superbes,
Vous régnez! ô faucheurs, vous pliez sous vos gerbes


De cadavres, de fleurs, de cyprès, de lauriers,
Conquérants dont seraient jaloux les usuriers!
Mais vous comptez en vain, voleurs de ma Lorraine,
Sur mon peu de mémoire et sur mon peu de haine,
Je suis un, je suis Tous, et ce que je vous dis
Tous les coeurs furieux vous le disent, bandits!
Non, nous n'oublierons pas! Lorraine, Alsace, ô villes,
O chers français, pays sacrés, soyez tranquilles.
Nous ne tarderons point. Le glaive est prêt déjà
Que Judith pâle au flanc d'Holopherne plongea.
Eternel souvenir! Guerre! guerre! Revanche!

Ah! ton peuple vivra, mais ton empire penche,
Allemagne. Ô révolte au fond du tombeau sourd!
O. tocsin formidable au clocher de Strasbourg!
Ossements remués-!'dressement de fantômes!
Czars, princes, empereurs, maîtres du monde, atomes,
Comme ces grands néants s'envolent dans la nuit!
Comme l'éternité des rois s'évanouit!
Des hommes, jeunes, vieux, hurlant, des paysannes,
Des paysans, ayant des faulx pour pertuisanes,
Ah! le jour de la lutte, il en viendra plus d'un!
Metz imitera Lille et Strasbourg Châteaudun;
Vos canons contre vous retourneront leurs gueules,
Les pierres se mettront en marche toutes seules
Et feront des remparts contre vous, et les tours
Vous chasseront, hiboux, milans, corbeaux, vautours!
On verra fourmiller le gouffre des épées;
Alors revivra, fière, au vent des épopées,
La. Révolution debout, le sabre au poing;.
Et, pâles, vous de qui l'avenir ne veut point,
Vous verrez reparaître, ô rois, cette gorgone
A travers le branchage effrayant de l'Argonne;
La France embrassera l'Alsace, embrassera
La Lorraine, ô triomphe! et l'Europe sera!
Et les vengeurs, avec des chants et des huées,-
Plus abondants que l'ombre au puits noir des nuées,


Plus pressés que l'averse en un ciel pluvieux,
Viendront, et je verrai cela, moi qui suis. vieux!

Vous riez. N'est-ce pas que l'heure est mal choisie,
Rois, pour tant d'espérance et tant de frénésie,
Quand on vide nos sacs d'écus, quand nous avons
Le même sort qu'ont eu jadis les esclavons,
Quand tout notre sang fuit par notre veine ouverte,
Quand vos fusils joyeux ont tous leur branche verte,
Quand tout est gloire, orgueil, force! -Eh bien, vous verrez.
Soit. Les songes ne sont pas encor dédorés
Mais, princes, cette chose étrange, la justice;
Existe; et, quel que soit le château qu'on bâtisse,
Fût-il de marbre, il est d'argile, et son ciment
Périra, s'il n'a pas le droit pour fondement;
Son mur est vain s'il n'est gardé que par le nombre,
Et sa porte de bronze est faite avec de l'ombre.
Vos peuples sont déjà repentants de vous voir
Tant d'ivresse, un tel sceptre aux mains, tant de pouvoir;
Ils vous ont couronnés, ne sachant pas qu'un Louvre
Abrite la rapine et le vol, dès qu'on l'ouvre;
Ils frémissent de voir que vous avez tout pris.
C'est de leur flanc que l'arbre immense du mépris
Sortira comme un chêne horrible sort de terre.

Vous croyez, tout-puissants stupides, qu'on fait taire
L'éternelle clameur des hommes opprimés!
Vous pesez sur les gonds de la nuit, vous fermez
La porte. par où doit venir la grande aurore!
Vous tentez d'étouffer l'aube-auguste et sonore!:
 
Ah! vous vous attaquez au sinistre avenir!
Il vient ressusciter, sauver, aimer, punir!
Tremblez! vous violez la rive inabordable.
Savez-vous les secrets de la nuit formidable?


C'est nous que le matin mystérieux connaît;
Ce qui germe, ce qui s'avance, ce qui naît,
Ce qui pense, est à nous. Donc tremblez, ô despotes.
Tout ce que tu fais, Krupp, tout ce que tu tripotes,
Bismarck, tous les fourneaux, flamboyants entonnoirs,
Où l'âpre forge, souffle avec ses poumons noirs,
Fabriquant des canons, des mortiers, des bombardes,
Tout ce qu'un faux triomphe inspire à de faux bardes,
Rois, je vous le redis, ce décor d'opéra
Pâlira, passera, fuira, s'écroulera

Oui, nous sommes tombés et vaincus, et le Xanthe
Frémissant ne vit pas Ilion plus gisante;
Oui, nous sommés à terre, à bas, brisés, battus
Oui, mais Quatrevingt-douze et ses sombres vertus
Crôissent dans nos enfants, et notre ciel se dore
De ce vieil astre, éclos dans cette jeune aurore;
Leurs fraîches voix sont là chantant les grands défis,
Nous voyons nos aïeux renaître dans nos fils;
Oui, vous l'emportez; mais nul ne trompe et n'évite
L'oeil invisible; et bien qu'un larron marche vite,
Le châtiment boiteux le suit et le rejoint;
Mais mon pays n'est pas assez mort pour ne point
Entendre votre éclat de rire dans sa tombe,
Et cela te réveille, ô France, ô ma colombe,
O ma douce patrie, ô grand aigle effrayant!
Oui, vous croyez que tout finit en balayant,
Et que lorsqu'on a mis dans un coin les décombres,
On peut sur les tombeaux laisser rôder les ombres.
Eh bien non. Car une ombre est une âme. Oui, tyrans,
Nous sommes accablés, dépouillés, expirants,
Nous n'avons plus d'amis, plus d'argent, plus d'armée,
Plus de frontières, mais nous avons la fumée
De nos hameaux brûlés qui vous dénonce tous,
Et qui noircit le ciel contre vous, et pour nous!
Mais l'étoile survit quand. le navire sombre;
Mais quand l'assassiné saigne dans le bois sombre,


Une blême lueur sort du cadavre nu.
Mais le destin pensif s'est toujours souvenu
De la nécessité de punir les coupables;
Mais l'invincible essaim des forces impalpables
Qu'on nomme vérité, devoir, progrès, raison,
Vient vers nous et remplit de rumeur l'horizon;
Mais nous sommes aidés par toute l'âme humaine;
Mais le monde a besoin d'un flambeau qui le mène,
Et vous vous appelez Ténèbres; mais le jour,
Le saint travail, la paix, la liberté, l'amour,
Tout cela conduit l'homme et tient dans le mot France!
Oui, nous sommes le deuil, la chute, la souffrance,
Nul peuple de si bas encor n'est revenu;
Mais nous avons pour nous ce quelqu'un d'inconnu
Dont on voit par moments passer l'ombre sublime
Par-dessus là muraille énorme de l'abîme!

9 novembre 1872

XI LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE modifier


Je ne me trouve pas délivré. Non, j'ai-beau
Me dresser, je me heurte au plafond du, tombeau,
J'étouffe, j'ai sur moi l'énormité terrible.
Si quelque soupirail blanchit la nuit visible,
J'aperçois là-bas Metz, là-bas Strasbourg, là-bas
Notre honneur; et l'approche obscure des combats,
Et les beaux enfants blonds, bercés dans les chimères,
Souriants, et je songe à vous, ô pauvres mères.
Je consens, si l'on veut, à regarder, je vois
Ceux-ci rire, ceux-là chanter à pleine voix,
La moisson d'or, l'été, les fleurs, et la Patrie
Sinistre, une bataille étant sa rêverie.
Avant peu l'Archer noir embouchera le cor;
Je calcule combien il faut de temps encor;
Je pense à la mêlée affreuse des épées.
Quand des frontières sont par la force usurpées,
Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
Avril peut rayonner, le bois peut être vert,
L'arbre peut être plein de nids et de bruits d'ailes;
Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles,
Ont l'air de faire un songe et de frémir parfois,
-Mais les canons muets écoutent une voix
Leur parler bas dans l'ombre, et l'avenir tragique
Souffle à tout cet airain farouche sa logique.


Quoi! vous n'entendez pas, tandis que vous chantez,
Mes frères, le sanglot profond des. deux cités!
Quoi! vous ne voyez pas, foule aisément sereine,
L'Alsace en frissonnant regarder la Lorraine!
-O soeur, on nous oublie! on est content sans nous! -
Non! nous n'oublions pas! nous sommes à genoux
 
Devant votre supplice, ô villes! Quoi! nous croire
Affranchis, lorsqu'on met au bagne notre gloire,
Quand on coupe à la France un pari de son manteau,
Quand l'Alsace au carcan, la Lorraine au poteau,
Pleurent, tordent leurs bras sacrés, et nous appellent,
Quand nos frais écoliers, ivres de rage, épellent
Quatrevingt-douze, afin d'apprendre quel éclair
Jaillit du coeur de Hoche et du front de Kléber,
Et de quelle façon, dans ce siècle où nous sommes,
On fait la guerre aux rois d'où sort la paix des hommes!
Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais
Je n'oublierai Strasbourg et je n'oublierai Metz.
L'horrible aigle des nuits nous étreint dans ses serres,
Villes! nous ne pouvons, nous français, nous vos frères,
Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivez,
Etre que par Strasbourg et par Metz délivrés!
Toute autre délivrance est un leurre; et la honte,
Tache qui croît sans cesse, ombre qui toujours monte,
Reste au front rougissant de notre histoire en deuil,
Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil,
Et pas une cité n'est entière, et j'estime
Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime,
Et que Paris se traîne, humble, amoindri, plaintif,
Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif.
Rien ne nous fait le coeur plus rude et plus sauvage
Que de voir cette voûte infâme, l'esclavage,
S'étendre et remplacer au-dessus de nos yeux
Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux!
Non, je ne suis pas libre. O tremblements de terre!
J'entrevois sur ma tête un nuage, un cratère,


Et l'âpre éruption des peuples, fleuve ardent;
Je râle sous le poids de l'avenir grondant,
J'écoute bouillonner la lave sous-marine,
Et je me sens toujours l'Etna sur la poitrine!

Et puisque vous voulez que je vous dise tout,
Je dis qu'on n'est point grand tant qu'on n'est pas debout,
Et qu'on n'est pas debout tant qu'on traîne une chaîne;
J'envie aux vieux romains leurs couronnes de chêne;
Je veux qu'on soit modeste et hautain; quant à moi,
Je déclare qu'après tant d'opprobre et d'effroi,
Lorsqu'à peine nôs murs chancelants se soutiennent,
Sans me préoccuper si des rois. vont et viennent,
S'ils arrivent du Caire ou bien de Téhéran,
Si l'un est un bourreau, si l'autre est un tyran,
Si ces curieux sont des monstres, s'ils demeurent
Dans une ombre hideuse où des nations meurent,
Si c'est au diable ou bien à Dieu qu'ils sont dévots,
S'ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux,
Je dis que, les laissant se corrompre ou s'instruire,
Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire
Que des guidons qu'agite un lugubre frisson,
Et des clairons sortis à peine de prison,
Tant que je n'aurais pas, rugissant de colère,
Lavé dans un immense Austerlitz populaire
Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants,
Je ne montrerais point notre armée aux passants!

Ô peuple, toi qui fus si beau, toi qui naguère
Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre,
Toi de qui l'envergure effrayante couvrit
Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid,
Toi qui soufflas le vent des tempêtes sur l'onde
Et qui fis du chaos naître l'aurore blonde,


Toi qui seul eus l'honneur de tenir dans ta main
Et de pouvoir lâcher ce grand oiseau, Demain,
Toi qui balayas tout, l'azur, les étendues,
Les espaces, chasseur des fuites éperdues,
Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier,.
O peuple, maintenant, assis sur ton fumier,
Racle avec un tesson le pus de tes ulcères,
Et songe.

La défaite a des conseils sincères;
La beauté du malheur farouche, c'est d'avoir
Une fraternité sombre avec le devoir;
Le devoir aujourd'hui, c'est de se laisser croître,
Sans bruit, et d'enfermer, comme une vierge au cloître,
Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments.
A quoi bon étaler déjà nos régiments?
A quoi bon galoper devant l'Europe hostile?
Ne point faire envoler de poussière inutile
Est sage; un jour viendra d'éclore et d'éclater;
Et je crois qu'il vaut mieux ne pas tant se hâter.

Car il faut, lorsqu'on voit les soldats de la France,
Qu'on dise: -C'est la gloire et c'est la délivrance!
C'est Jemmapes, l'Argonne, Ulm, Iéna, Fleurus!
C'est un tas de lauriers, au soleil apparus!
Regardez. Ils ont fait les choses impossibles.
Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles.
Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fossé. -
En les voyant, il faut qu'on dise: -Ils ont chassé
Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l'ombre;
Cette armée est le roc vainqueur des flots sans nombre,
Et leur nom resplendit du zénith au nadir! -
Il faut que les tyrans tremblent, loin d'applaudir:
 
Il faut qu'on dise: -Ils sont les amis vénérables
Des pauvres, des damnés, des serfs, des misérables,
Les grands spoliateurs des trônes, arrachant
Sceptre, glaive et puissance à quiconque est méchant;


Ils sont les bienvenus partout où quelqu'un souffre.
Ils ont l'aile de flamme habituée au gouffre.
Ils sont l'essaim d'éclairs qui traverse la nuit.
Ils vont, même quand c'est la mort qui les conduit.
Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumière;
Athène en serait folle et Sparte en serait fière. -
Il faut qu'on dise: -Ils sont d'accord avec les cieux!
Et que l'homme, adorant leur pas audacieux,
Croie entendre, au-dessus de ces légionnaires
Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres!

C'est pôurquoi j'attendrai.

Qu'attends-tu? -Je réponds:
J'attends l'aube, j'attends que tous disent: -Frappons!
Levons-nous! et donnons à Sedan pour réplique
L'Europe en liberté! -J'attends la république,
J'attends l'emportement de tout le genre humain!
Tant qu'à ce siècle auguste on barre le chemin,
Tant que la Prusse tient prisonnière la France,
Penser est un affront, vivre est une souffrance,
Je sens, comme Isaïe insurgé pour Sion,
Gronder le profond vers de l'indignation,
Et la colère en moi n'est pas plus épuisable
Que le flot dans la mer immense, et que le sable
Dans l'orageux désert remué par les vents.

Ce que j'attends? J'attends que les os soient vivants!
Je suis spectre, et je rêve, et la cendre me couvre,
Et j'écoute; et j'attends que le sépulcre's'ouvre.
J'attends que dans les coeurs il s'élève des voix,
Que sous les conquérants s'écroulent les pavois,
Et qu'à l'extrémité du malheur, du désastre,
De l'ombre et de la honte, on voie un lever d'astre!


Jusqu'à cet instant-là, gardons superbement,
Ô peuple, la fureur de notre abaissement, -
Et que tout l'alimente et que tout l'exaspère.
Étant petit, j'ai vu quelqu'un de grand, mon père.
Je m'en souviens; c'était un soldat, rien de plus;
Mais il avait mêlé son âme aux fiers reflux,
Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fêtes,
Et l'éclair de son sabre était dans nos tempêtes.
Oh! je ne-vous veux pas dissimuler l'ennui,
A vous; fameux hier, d'êtré obscurs aujourd'hui,
O nos soldats, lutteurs infortunés, phalange
Qu'illumina jadis la gloire sans mélange,
L'étranger à cette heure, hélas! héros trahis,
Marche-sur votre histoire et sur votre pays.;
Oui, vous avez laissé ces reîtres aux mains viles
Voler nos-champs,-voler nos murs, voler nos villes,
Et compléter leur gloire avec nos sacs d'écus;
Oui, vous fûtes captifs, oui, vous êtes vaincus;
Vous êtes dans le puits des chutes insondables;
Mais c'est votre destin d'en sortir formidables,
Mais vous vous dresserez, mais vous vous lèverez,
Mais vous serez ainsi que la faulx dans les prés;
L'hercule celte en vous, la hache sur l'épaule,
Revivra, vous rendrez sa frontière à la Gaule,
Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila,
Schinderhanne et Bismarck, et j'attends ce jour-là!

Oui, les hommes d'Eylau vous diront: Camarades!

Et jusque-là, soyez pensifs loin des parades,
Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis,
Et regardez grandir nos fils encor petits.


Je vis désormais, l'oeil fixé sur nos deux villes.

Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles;
Je n'ai plus qu'une joie au monde, leur souci.
Rois, vous avez vaincu, vous avez réussi,
Vous bâtissez, avec toutes sortes de crimes,
Un édifice infâme au haut des monts sublimes.
Vous avez entre l'homme et vous construit un mur,
Soit. Un palais énorme, éblouissant, obscur,
D'où sort l'éclair, où pas une lumière n'entre,
Et c'est un temple, à moins que ce ne soit un antre.

Pourtant, eût-on pour soi l'armée et le sénat,
Ne point laisser de trace après l'assassinat,
Rajuster son exploit, bien laver la victoire,
Nettoyer le côté malpropre de la gloire,
Est prudent. Le sort a des retours tortueux,
Songez-y. J'en conviens, vous êtes monstrueux;
Vous et vos chanceliers, vous et vos connétables,
Vous êtes satisfaits, vous êtes redoutables;
Vous-avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit,
Entrepris le recul du monde vers la nuit;
 
Vous faites chaque jour faire un progrès à l'ombre;
Vous avez, sous le ciel d'heure en heure plus sombre,
Princes, de tels succès à nous faire envier
Que vous pouvez railler le vingt-et-un janvier,
Le quatorze juillet, le dix août, ces journées
Tragiques, d'où sortaient les grandes destinées,
Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau,
Suffit Tour arrêter Jourdan, Brune et Marceau,
Et que vous pouvez rire en vos banquets sonores
De tous nos ouragans, de toutes nôs aurores,


Et des vastes efforts des titans endormis.
Tout est bien; vous vivez, vous êtes bons amis,
Rois, et vous n'êtes point de notre or économes;
Vous en êtes venus à vous donner les hommes
Vous vous faites cadeau d'un peuple, après souper;
L'aigle est fait pour planer et l'homme pour ramper;
L'Europe est le reptile et vous êtes les aigles;
Vos caprices, voilà nos lois, nos droits, nos règles;
La terre encor n'a vu sous le bleu firmament
Rien qui puisse égaler votre assouvissement;
Et le Destin pour vous s'épuise en politesses;
Devant vos majestés et devant vos altesses,
Les prêtres mettent Dieu stupéfait à genoux;
Jamais rien n'a semblé plus éternel que vous;
Votre toute-puissance aujourd'hui seule existe;
Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste
Devine le refus profond de l'avenir;
Car sur tous les bonheurs que vous croyez tenir,
Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines,
Sur tout ce qui compose, ô rois, ô capitaines,
L'amas prodigieux de vos prospérités,
Sur ce que vous rêvez, sur ce que vous tentez,
Sur votre ambition et sur votre espérance,
On voit la grande main sanglante de la France.

29 août 1873. Villa M.

XII Le lionceau songeait modifier



il était tout petit,

Caché muet, pareil au chat qui se blottit,
Loin du soleil, dans l'ombre où les rayons s'émoussent.

Combien faut-il de temps pour que ses ongles poussent?
Il songeait.

Laissez-moi vous dire qùe les rois,
Lugubres, font le mal; foulent aux pieds les dràits,
Les vérités, l'honneur, la vertu, la justice -
Ils font venir le prêtre afin qu'on rebâtisse
L'enfer dans l'âme humaine où Dieu mit la raison;
Et leurs prospérités sont faites de façon
Que la gloire d'un peuple est la honte de l'autre;
Leur grandeur dans les tas d'immondices se vautre,
Leurs sceptres aux plaisirs obscènes sont mêlés,
La bauge aux pourceaux plaît à ces paons étoilés;
Hier, ils souffletaient lés nations meurtries;
Gais, ils jouaient aux dés les robes des patries;
A celui-ci le Nil, à celui-là le Rhin;
Quand.ils. ont sur leur front. mis leur cimier d'airain,
Rien ne peut modérer leurs fureurs, peu calmées
Par des chansons d'église et des. danses d'almées;
Ils ont on ne sait quel appétit monstrueux
D'être horribles; ils sont, les dragons tortueux,
Les hydres, les passants sinistres de l'histoire;
Ils ont pour-eux le deuil, l'échafaud, la victoire,
Tout ce qui rampe et tremble; et les rires hautains;
La famine du peuple assiste à leurs festins;


L'aurore est leur palais, l'ombre est leur forteresse,
Leur faux pouvoir devant l'éternel Dieu se dresse
Dans toute l'impudeur de sa rébellion;
ils,sont dorés, ils sont fangeux.

Grandis, lion!

9 octobre 1873. Paris.

XIII Ô royauté!



Ô royauté! tàs d'ombre! amas d'horreur, d'effroi;
De crime, formidable au peuple, puis au roi,
Aveuglant les yeux qui le voient,
Plein de spectres, semblable aux visions d'Endos!
On n'y distingue rien qu'une couronne d'or
Dont les vagues fleurons flamboient.

Tempête d'ignorance, et de haine, et de nuit,
Où se heurtent chevaux, hommes, glaive qui luit,
Canon grondant, clairon sonore! -
Brume affreuse, pareille aux faces du tombeaù,
Qui fait, comme une bouche éteignant un flambeau,
Souffler l'ouragan sur l'aurore!
 
Lourd nuage, épandu sur les siècles tremblants,
D'où, quand il a pesé sur l'homme deux mille ans,
Et sur le peuple, flot qui roule,
On voit, après le bruit que fait un tombereau,
Sortir soudain le poing sinistre du bourreau
Montrant une tété à la foule!

XIV Quoi donc! modifier


Quoi donc! avoir pour but cette lâcheté, plaire!
Se donner cet emploi noble, auguste, exemplaire,
La flatterie! avoir pour maîtres les passants!
Obéir au vent noir soufflant dans tous les sens!
Être contre, être pour, suivant le baromètre!
Blâmer, puis approuver, défendre, puis permettre,
Non selon le devoir, mais selon le succès!
Parce qu'il est des fous risqûant tous les essais,
Qui violent nos droits au nom de nos principes,
. Laisser faire! Laisser dénaturer les types
De l'honneur, du progrès, du droit, de l'équité!
Vouloir le talion! souffrir, ô Liberté,
Qu'un trousseau de clés pende et sonne à ta ceinture!
Quand dans une ombre énorme et triste on aventure
Toutes les vérités en deuil, dire: C'est bon!
Nier l'astre, admirer la blancheur du charbon,
Déclarer vrai le faux, et l'injustice juste,
Louer Carrier après avoir flétri Procuste!
Vêtir sa conscience au gré de la saison!
Se mettre à la fenêtre et guetter l'horizon,
Regarder se gonfler telle ou telle bannière,
Pour savoir à quelle heure et de quelle manière
On pourrait être vil le plus utilement!
Quoi!.ce principe hier sincère, aujourd'hui ment!
Quoi! toute vérité qui gêne n'est plus vraie!
Si c'est mon intérêt, le cygne est une orfraie,
Peuple, et de ce lion, le droit, je fais mon chien!
Il suffit, pour changer soudain le mal en bien,

Que ce soit un tyran. qui règne, au lieu d'un autre,
C'est un roi, l'on combat; c'est la foule, on se vautre.

Quoi! le penseur aura tonné superbement
Si c'est un empereur qui se sert du supplice,
Si c'est la multitude, il en sera complice!
-Et cet homme indigné sera l'homme ébloui!
O ciel! Après avoir dit non, bégayer oui!
Et, devant l'échafaud, dès que la foule en use,
Mettre un lâche sourire au masque de Méduse!
Voilà donc où la soif de plaire conduirait!
Non! Non! Non! Déserter, pour un sombre intérêt,
Ces vérités que nous français, nous établîmes,
Au peuple honnête et bon et plein d'instincts sublimes,
Mais préférant parfois les bas-fonds aux sommets,
Dire qu'il a raison quand il a tort,: jamais"!
Ah! plutôt qu'accepter de telles servitudes;
L'hoinnie qui parle ici fuirait aux solitudes,
Subirait tout, le froid, la faim; l'exil amer,
L'ennui, la surdité sauvage de la mer,
Tout, loin de la patrie et loin de la lumière,
Et le soir, bûcheron rentrant dans sa chaumière,
Las, pieds nus, à travers les ronces, traînerait
Derrière lui le bois coupé dans la forêt!...

27 avril 1871.

XV Un grand sabre modifier



Un grand sabre serait d'utilité publique:
Est-ce qu'il n'est pas temps d'exterminer la clique
Des songeurs, des rêveurs, des penseurs, des savants,
Et de tous ces semeurs jetant leur graine aux vents,
Et de mettre au pavois celui qui nous fait taire,
Et de souffler sur l'aube, et d'éteindre Voltaire!
Qu'attendez-vous ? Oh! comme il serait beau de voir
Quelque bon vieux tyran faire enfin son devoir,
Couper, tailler, trancher et mettre à vos Molières,
A vos Dantes, à vos Miltons, des muselières!
Nous en avons assez de tous ces bavards-là.
Le mal des hommes vient du premier qui parla.
0n va criant: Progrès! Fraternité! Couragè!
Quel besoin avons-nous de tous ces mots d'orage?
Jadis tout allait bien pourvu qu'on,se tînt coi.
On veut être à présent libre et maître. Pourquoi?
Liberté, c'est tempête. Il faut qu'un bon pilote
Ramène au port, la barque et le peuple à ,l'ilote.
Il faut qu'un belluaire ou qu'un homme d'état
Bride, ce peuple osant commettre l'attentat
De naître, et s'égarant jusqu'à la convoitise
Que montre au lys l'abeille et la chèvre au cytise.
Les révolutions continueront, le bruit
Et le vacarme iront grossissant dans la nuit,
 
Tant que nous n'aurons pas trouvé ce politique.
Reprenons l'ancien temple et l'ancienne boutique;
Revivre le passé nous suffit. Que veut-on?
A quoi sert Diderot? à quoi rime Danton?


Pourquoi Garibaldi trouble-t-il la Sicile?
Votre progrès n'est rien que fatigue imbécile!
Quelle rage avez-vous de marcher en avant?
Trop de tumulte sort de l'homme trop vivant.
L'esprit humain; longtemps calme et sombre, s'agite;
Ne serait-il pas bon qu'on fît rentrer au gîte
Et qu'on remît sous clefs et qu'on paralysât
Ce monstre, secouant sa chaîne de forçat?
Quoi! la.mouche, autrefois loyale et résignée,
Manque au respect qu'on doit aux toiles d'araignée!
Elle tente d'y faire un trou pour s'échapper!
La plèbe ose exister, gouverner, usurper!
Quoi! la vérité sort! la raison l'accompagne!
Vite! Rejetons l'une au puits, et l'autre au bagne!
Pour quiconque ose aller, venir, briser l'écrou,
L'enfer est un cachot avec Dieu pour verrou.
Qu'on y rentre. O révolte affreuse! Quel désordre
Que tous ces ouragans lâchés, tâchant de mordre,
Se ruant sur l'autel, sur la loi, sur le roi!
Oh! quel déplacement tragique de l'effroi!
L'inexorable pleure et les terribles tremblent;
Les vautours effarés aux passereaux ressemblent.
Deuil! horreur! regarder surgir de tous côtés
Un tas de vérités et de réalités,
Voir leur flamme, et songer que peut-être chacune
Apporte on ne sait quelle effrayante rancune,
Et, rayonnante, vient au monde reprocher
Le sceptre, l'échafaud, le glaive et le bûçher!
Oh! tant qu'on n'aura pas mis hors d'état de nuire
Tout ce qui veut créer, chauffer, féconder, luire,
Tant que le vieux bon ordre encourra le péril
De voir brusquement naître un formidable avril,
Tant qu'il sera permis aux folles plumes ivres
De porter les oiseaux et d'écrire les livres,
Tant qu'un homme qui dit j'ai faim! pâle, priant,
Pensif, fera blanchir vaguement l'orient;
Tant que le ciel complice aura la transparence


Qui laisse distinguer aux pauvres l'espérance,
Tant que le va-mi-pieds se croira citoyen,
Je suis de votre avis, bourgeois, aucun moyen
De dormir en repos, et nul coin de navire
Où l'on puisse être seul sauvé quand tout chavire.
Quoi! pas un prêtre, pas un juge, pas un roi,
Qui, tandis que frémit le livre de la loi,
S'il regarde la nuit le ciel noir, ne se sente
Troublé par la lueur du zénith grandissante!
Ceci, c'est. l'utopie, et ceci, le calcul,
Ceci, c'est le progrès sans terme et sans recul,
Voici le beau, le vrai, l'idéal qui prend. forme,
Et le juste, et voici la conscience énorme!
Qui donc pourrait, parmi les enfants de Japhet,
Conjurer le mystère inquiétant qui fait
Que nous voyons tomber dans l'ombre pêle-mêle
Tant de gouttes de lait de l'immense mamelle?
O terreur! tout s'éclaire! il est temps d'en-finir.
Qui sauvera le monde en péril d'avenir ?
Caïn pleure, Judas gémit, Phalaris souffre.
Oh! qu'il serait urgent d'arrêter net le'gouffre
En pleine éruption de lumière; et la paix,
Le progrès, s'évadant des nuages épais,
La science, et, montant là-haut vers le solstice,
L'âme, et cette blancheur céleste, la justice;
Et comme on ferait bien de mettre à la raison
Les astres se levant en foulé à l'horizon!

25 août 1872. H. H.

XVI AUX HISTORIENS modifier



Soyez juges. Soyez apôtres. Soyez prêtres.
Dites le vrai. Surtout n'expliquez pas les traîtres!
Car l'explication finit-par ressembler
A l'indulgence affreuse; et cela fait trembler.
Ne me racontez pas un opprobre notoire
Comme on raconterait n'importe quelle histoire.
Quelle est la quantité d'assassinat permis,
Jusqu'où peut-on s'entendre avec les ennemis,
Jusqu'où peut-on couper la gorge à la patrie,
L'épaule de Rague est-elle trop flétrie,
Dupont mérite-t-il tout ce qui l'accabla,
Non, non, je ne veux point de ces recherchés-là!
Je frémis, la rougeur au visage me monte.
Voilà tout. Je veux être un ignorant de honte.
Je veux rester stupide et furieux devant
Les coups du sort, les coups de mer, les coups de vent,
Auxquels vient s'ajouter le guet-apens d'un lâche.
Je prends le crime en bloc. Qui me calme, me fâche.
Non, l'histoire n'est point un lavage d'égout.
Historiens, ayez les traîtres en dégoût.
 
Ne rôdez point avec vos lampes dans leur cave;
Ne dites pas: Pourtant ce lâche était un brave;
Ne cherchez pas comment leur forfait se construit
Et s'éclaircit, laissez ces monstres à la nuit.

Où donc en serions-nous si l'on s'expliquait l'homme
Qui tel jour a livré Paris ou trahi Rome!
Discuter, c'est déjà l'absoudre vaguement.
Quoi! vous alléguerez ceci, cela, comment
Il se fait qu'on devient ce misérable étrange!
Quoi! vous m'expliquerez le pourquoi de la fange!
Vous me ferez toucher du doigt que ce soldat,
Ayant le fier devoir de mourir pour mandat,
A pu vendre le peuple et la France et l'armée,
Qu'il a pu devenir, souillant sa renommée,
Transfuge, sans nausée et sans rébellion,
Et qu'un renard était dans la peau du lion!
Vous aurez pour ces faits, dont l'effroi me pénètre,
Des prétextes, qui sait? et des motifs peut-être!
Non! je n'ai pas l'humeur d'écouter vos discours
Quand notre vieil honneur m'appelle à son secours,
Quand le malheur public sous ma fenêtre passe.
Quand l'abject trahisseur vient me demander grâce,
Je suis d'airain, je suis sourd, aveugle et muet;
J'aurais horreur de moi si mon coeur remuait.

Il ne me convient pas, sachez-le, de comprendre
Qu'un homme, ayant l'épée en main, ait pu la rendre;
Je ne veux pas savoir si ce gueux se méprit;
Il ne me convient pas de mettre en mon esprit
L'itinéraire affreux que suit le parricide;
Je ne veux pas qu'un grave écrivain m'élucide,
Avec faits à l'appui, groupés et variés,
Le cerveau de Clouet, le coeur de Dumouriez.
Ma strophe est l'euménide et je poursuis Oreste.
Meurtrier, c'est assez. Ce mot dit tout. Le reste
Est inutile et peut être nuisible. Il faut
Que Juvénal arrive et dresse l'échafaud,
Et qu'Eschyle, dieu noir, justicier olympique,
Frappe le traître avec le plat du glaive épique!
Lorsqu'un fourbe exécré du peuple qu'il perdit,
Un marchand de patrie et d'honneur, un bandit,


Vous prend pour avocats, ô penseurs, lorsqu'il ose
Vous porter son dossier, vous charger de sa cause,
Je suis content de vous si votre plaidoyer,
Justes historiens, consiste à foudroyer.

Toute explication d'un monstre l'atténue;
Je veux la perfidie immonde toute nue.
Le scélérat montré sans voile à tous les, yeux.
Donne un frisson meilleur et m'épouvante mieux.
Pour de certains forfaits clémence est connivence.
Quand dans l'intérieur d'un grand crime j'avance,
Quand dans l'ombre un cadavre auguste est découvert,
Quand il s'agit du flanc de ma mère entr'ouvert,
Quand l'impur ouvrier-.d'une exécrable trame,
Monk livrant un pays, Deutz livrant. une femme,
Coriolan, Leclerc, Pichegru,, m'apparaît,
Quand j'entre dans cette âme et dans cette forêt,
Je tremble, et je veux être, à cette approche noire,
Averti,par le cri terrible de l'histoiré.

Devant l'affront, devant, le traître à son puys,
O deuil! devant les champs paternels envahis,
Devant le râle affreux des cités violées,
Devant le sang versé pour rien dans les mêlées,
Si facile qu'on soit au pardon, non! jamais!
Il faut punir! Devant Baylen, devant Metz,
C'est pour la France en pleurs que notre cceur se serre,
La, lapidation publique est nécessaire;
Aux pavés, tous! frappons! et que l'écrasement
Du bandit soit sous l'ombre et les pierres fumant!
Pas de grâce! il faut être ou vèngeur ou complice;
Et quiconque n'est pas du crime est du suppliée.
Hélas!

Ce que je veux tuer, ce n'est pas lui,
C'est, son crime. Cet homme a failli, s'est enfui,.
Pour l'âme épouvantable et vile,
Pour celui qui livra la porte de la. ville,
Qui donna ses soldats, comme on donne un troupeau,
Qui poignarda la gloire et vendit le drapeau,
Pour cet homme de deuil, de mensonge et de ruse,
Les sombres firmaments n'admettent pas d'excuse.
Après que dans un siècle, où tout semble effacé,
Un si lâche assassin de l'honneur a passé,
On ne tient plus à vivre, on ne sait plus que croire;
Et la vertu, la foi, la probité, l'histoire,,
Sont comme des rayons dans la mer engloutis.

Si l'on voulait mêler-cet homme à ses petits,
La tigresse serait indignée et confuse;
La fauve honnêteté des-antres le refuse
Et ne lui donne point dans les bois frémissants
Place parmi les loups hideux, mais innocents;
A tout perdu!
 
Et toute la nature, étant une patrie,
Abhorre, en sa sauvage et fière rêverie,
Le fourbe autour duquel Satan vient chuchoter
L'astre des cieux n'est pas d'avis qu'on puisse ôter
Sa honte à ce damné dont Caïn est l'ancêtre,
Et veut lé voir infâme après l'avoir vu traître.
Ne faisons point douter les hommes; laissons-leur
L'horreur du meurtrier, du menteur, du voleur,
Ne troublons pas en eux la notion du juste;
Faisons luire à leurs yeux la certitude auguste,
L'héroïsme est un ciel, l'honneur est un azur;


Si vous livrez le peuple au scepticisme obscur,
Il ne sait plus quelle est la lueur qui le mène;
Alors tout flotte; alors la conscience humaine
A des blêmissements pires que la noirceur.

L'esquif dans l'eau diffuse a son avertisseur,
La boussole; il navigue et les hommes ont l'âme.
Laissez-leur ce conseil, laissez-leur cette flamme;
La droiture est leur pôle et le devoir leur nord;
La flotte en pleine mer et le peuple en plein sort,
La vie étant brumeuse et l'ombre étant profonde,
Ont besoin, dans la vaste obscurité de l'onde,
L'une de voir l'étoile et l'autre de voir Dieu.
Dieu, c'est la vérité rayonnant au milieu
Des ténèbres, du doute et de l'idolâtrie;
Et, quand les ennemis sont là, c'est la patrie.

Pour qui vend son pays, ciel noir, pas de pitié!
Ah! ne partageons point le crime par moitié
Entre le hasard louche et l'homme misérable.
Pas de grâce. Imitons l'abîme vénérable
Qui ne se laisse pas détourner de. son but;
Tout forfait doit payer au châtiment tribut;
La justice est la foi de fer que rien ne touche;
La peine a pour épée une flamme farouche;,
Le glaive de cet ange horrible est sans fourreau.
Pas plus que le hibou ne devient passereau,
Pas plus qùe le corbeau ne se change en colombe,
Un perfide ne peut être un juste; et la tombe
Pose et ferme à jamais son couvercle sur lui.
Les peuples, dont l'honneur est le seul point d'appui,
Veulent que le destin sur ce monstre exemplaire
Jette une catastrophe égale à leur colère;
Il convient que Judas ait Judas pour bourreau;
J'approuve le boulet qui terrassa Moreau
Et qui fut ce jour-là ressemblant au tonnerre.


Tout cet inattendù formidable où l'on erré,
Qu'on nomme histoire, où l'ombre a le ciel pour reflet,
C'est l'océan, tremblant, terrible, et, bien qu'il ait
De vagues mouvements de berceau, c'est le gouffre.
L'homme en ces profondeurs travaille, cherche, souffre,
Et l'espérance vole en avant, doux oiseau:
O pilote démon qui trahit le vaisseau!
Malheur au matelot monstrueux qui se traîne
Et fait avec sa vrille un trou dans la carène
Quand lé navire lutte en proie aux aquilons!

Historien, soyez implacable aux félons..
Je me sens inclément quand la patrie expire
Je ne hais point la mort, trouvant la honte, pire
Je ne suis. pas sévère et terrible à demi
Lorsqu'il s'agit de mettre en fuite l'ennemi;
J'exige la fureur, l'effort, la réussite!
Vous tenez le stylet tragique de-Tacite.
Eh bien soyez farouche et dur. Il me déplaît
Que le narrateur fasse un détail trop complet
De la difficulté de combattre, et calcule,
Complaisamment, le lieu, l'heure, le crépuscule,
La distance, le temps de marcher au cànon,
Si les soldats étaient bien disposés ou non,
S'il n'était point venu d'ordre contradictoire;
Je n'aime pas entendre ainsi parler l'histoire.
Et ce tas d'arguments, de motifs, de raisons,
C'est l'encouragement sinistre aux trahisons.
La plaidoirie est sombre et l'excuse est malsaine.
Ah! vous semez Grouchy! vous récoltez Bazaine.

15 janvier 1875

XVII VICTOIRES ET CONQUÊTES DE LA RELIGION modifier



Garaste a triomphé de l'encyclopédie.
Tartufe est grand. L'église avait la maladie;
Elle est en traitement chez le docteur Véron.
Sbrigani joint les mains; Crispin rentre au `giron;
Pasquin est parfumé de myrrhe et de cinname.
Robert Macaire vieux s'est senti dans son âme
Pris de l'ambition d'une honorable fin;
Au paradis Veuillot il s'est fait séraphin.
Il s'y rend fort utile; il ouvre la boutique;
 
Il sait l'art d'ajuster le libelle au cantique;
Et tout bas, il murmure à travers son Credo:
Quand je serai curé, Bertrand sera bedeau.
Ayant, en qualité de regardeur oblique,
Un peu l'inspection de la chose publique,
Il surveille aujourd'hui l'esprit de nouveauté;
Pour lui la presse libre est une obscénité,
Et la. philosophie un tapage nocturne;
Dans l'église le cloître et dans l'art le cothurne,
Dans l'état le sergent de ville; tout est là.
Rien avant Hildebrand, rien après Loyola.
Scapin l'aide. Il déclame: Enfer! crime! hérésies!
Tremblez, âmes déjà plus qu'à moitié roussies!
Honnêtes gens, c'est moi qui vous passe au tamis.
Ayez foi seulement dans le bon Dieu permis.
Songez que je suis là! -Mascarille dit: Gare!
La conscience humaine étant une bagarre,


Il s'en fait conducteur; il sait le droit chemin;
Il veut qu'après l'émeute et les grands coups de main,
Le peuple se repente, ait l'âme d'ennui pleine,
Pleure, et de la Bastille aille à la Madeleine.
Toute la vérité tient dans le Syllabus.
La pensée en dehôrs d'Ignace est un abus,
Et tout ce qui survient n'est qu'erreurs et tumultes;
Debout au marchepied de l'omnibus des cultes,
Barrant la porte, il crie à tout venant: Complet!
Falstaff, dont le menton si gaîment se triplait,
Est dévot. Que sert-il? la messe. Il s'associe
Au dogme, et ses hoquets sentent l'orthodoxie;
Il coud un psaume au bout de son ancien couplet;
Une âme libre ouvrant ses ailes lui déplaît;
Montant la garde autour du missel, ce gros homme
Prêche, et son ventre prend fait et cause pour Rome;
Il dit qu'il ne faut pas laisser sans examen
L'homme communiquer avec l'esprit humain,
Qu'il est bon de tout craindre, et, de peur d'aventure,
De garder l'Éternel derrière une clôture;
Il croit; son estomac s'accouple au sacré-coeur;
Au seuil noir du mystère il s'installe vainqueur,
Prêt à barricader le gouffre avec sa table;
Il consacre au seul culte auguste et véritable
Ce qui reste à ses pieds des bons vins qu'il a bus;
Il emploie à servir les Jéhovahs fourbus
Et les religions mortes ou corrompues,
Tout l'arsenal cassé de ses franches repues;
Il n'entend pas qu'on aille à travers le ciel bleu,
L'ombre immense, en dehors du pape, chercher Dieu;
Il refuse aux penseurs l'air, l'horizon, l'espace,
Plantant, pour empêcher que l'esprit humain passe
Au-delà de la bulle In Caena Domini,
Tous ses culs de bouteille au mur de l'infini.

24 juin 1870.

XVIII Ô sombre femme, modifier


Ô sombre femme, un jour, n'ayant plus de royaume,
Spectre, tu paraîtras devant le grand fantôme;
Et lui, l'être idéal, le seul. être vivant,
Il te dira: -Qu'es-tu?

Tremblante, comme au vent
La branche morte, hélas, tu diras: -J'étais reine.

- Étais-tu femme?

-Ô Dieu, ma jeunesse sereine
Fut belle et douce aux bras d'un mari triomphant;
J'eus la puissance avec le bonheur; tout enfant,
Je portais un grand sceptre antique et noir de rouille.

- Le sceptre importe peu. Que faisait ta quenouille
Pendant que tout un peuple'à tes pieds se courbait?
Réponds. Qu'as-tu filé?

-La corde du gibet.

24 novembre 1867.

Hier ont été pendus à Manchester les trois fenians Larkin, Alton et Gould.

XIX LA QUESTION SOCIALE modifier



Non, non, non. Ce n'est point par la ruse, vous dis-je,
Que vous aurez raison du gouffre et du prodige;
Les ouragans ne sont en rien déconcertés
Par nos expédients et nos habiletés;
Non, je ne pense pas que l'aquilon s'apaise
Par égard pour Blondin flottant dans son trapèze,
Ni qu'un homme d'état fasse peur à l'éclair.
A force de danser sur une corde en l'air;
 
Le tonnerre n'est pas un chien hargneux qui boite
Et que nos coups de fouet font rentrer dans-sa boîte.
Jésus-Christ, tel qu'il est, dans saint-Luc et saint-Marc,
Voyait la politique autrement que Bismarck
Et voyait la justice autrement que Delangle;
A l'homme qu'on assomme, à l'homme qu'on étrangle,
Il prodiguait les soins du bon samaritain;
Si des vaincus tâchaient d'échapper au destin,
Son temple offrait l'asile à leur fuite tragique;
Si bien qu'on l'aurait, certe, expulsé de Belgique.

Ô mer, à ton niveau fatal tu monteras.
Il n'est pas d'empereurs et pas de magistrats,
II n'est pas de trident, gouffre, il n'est pas de conque,
Qui puissent à ton flot faire un effet quelconque;
L'abîme est la demeure orageuse de Dieu;
On ne calmera pas cet effrayant milieu
Quand même on enverrait des nymphes ingénues


Rire, et jusqu'au nombril s'y montrer toutes nues;
Ce profond océan, le genre humain, connaît
L'instant où le jour meurt, l'heure où l'étoile naît;
Il a sa loi, le flux et le reflux, l'espace,
Il voit le fond de l'ombre où Léviathan passe;
Il croît sur une plage et. sur l'autre il décroît;
Son équateur bouillonne et ses pôles ont froid;
Mais il n'écoute pas monsieur Rouher; il reste
Le vaste flot, tantôt joyeux, tantôt funeste,
Âpre, énorme, impossible à dompter, y mît-on
Bonaparte en Neptune et Devienne en Triton.

Peuple, en ton chaos, noir parfois d'écume immonde,
Le douteur ne voit rien, le penseur trouve un monde.
Tu montes, tu descends, tu remontes; tu n'as
Ni portes, ni verrous, ni clefs, ni cadenas;
Tu vas dans l'infini, liberté formidable!
Dieu te fait navigable et te laisse insondable;
Le sceptique te jette en vain son fil à plomb;
Mer fermée à Pyrrhon, tu t'ouvres à Colomb!

Vianden, 19 juin 1871.

XX Crois-tu donc qu'on sera César sans l'expier modifier


Crois-tu donc qu'on sera César sans l'expier?
Qui donc t'a dit qu'on puisse être, sans récompense,
Epictète qui saigne en même temps qu'il pense?

Rêves-tu que toujours les uns seront en haut,
Rois que le trône fait exempts de l'échafaud,
Prêtres grands par le mal, soldats forts par le crime,
Et les autres en bas, subissant tout l'abîme?
Vois-tu le ciel pencher et crouler quelque part?
Tout a son contrepoids. Comptes-tu, par hasard,
Sans la grande équité qui se révèle et vibre
Et luit de tous côtés dans l'immense équilibre?
Dis, crois-tu que les uns seront mal, d'autres bien,
Que les uns auront tout, les autres n'ayant rien,
Ceux-ci sans pain, ceux-là couvrant de mets leurs tables,
Et qu'il ne viendra point des reflux redoutables?
Attends le dénoûment. La fin mettra le sceau.
Compte sur les retours. Crois-tu que le pourceau,
Formidable mangeur de toute pourriture,
De vos vomissements fera sa nourriture,
Hélas! et souffrira ce tourment sous le ciel
D'ouvrir la bouche au fond de l'égout'éternel,
Et d'être l'être infect souillé par l'être horrible;
Et qu'il ne viendra pas un jour, un jour terrible,
Où le monstre, penché sur tous, resplendissant
De la sombre lueur du monde finissant,
Éclaboussant quiconque a vécu dans l'ordure,
Ceux dont le coeur fut noir, ceux dont l'âme fut dure,
Les prêtres sur l'autel, les rois sous leur cimier,
Dans un hoquet vengeur leur rendra leur fumier!

XXI Jeunes hommes modifier



Jeunes hommes éclos sous l'empire rapace,
Frais, roses et glacés, vous dites quand je passe:
« -Ah çà! qu'est-ce que c'est que cet homme? il est fou.
Les vieux ont pour devoir d'être vieux. Un hibou
N'a pas le droit d'aimer le soleil. A son âge,
Il devrait de l'hiver faire le personnage,
Et ne point se répandre en élans-insensés.

Quoi donc! il dit Encor! quand, nous disons Assez!
Un falot nous suffit; il lui faut l'aube immense.
Il va, criant: Progrès! Fraternité! Clémence!
Enfantillage. Il est à ce point puéril
D'accepter un devoir qui contient un péril.
Il veut la liberté quand il a la vieillesse;
Qu'en fera-t-il? Aïeul, quitte ce qui te laisse,
Quand auras-tu fini d'avoir vingt ans,vieillard?
Il veut le plein midi, nous aimons le brouillard;
 
Au sac d'or qui nous charme, il préfère une idée.
Quand l'homme est vieux, il sied que l'âme soit ridée.
Il veut des droits pour nous qui voulons des écus.
Il pense qu'on a tort d'écraser les vaincus;
Il ne voit pas qu'Octave est couvert par Auguste;
Il en est à ne pas comprendre qu'il est juste
De faire arquebuser par monsieur Galliffet
Les gens dont on a peur, quand même ils n'ont rien fait;
Qu'il faut de bons bourreaux dans la guerre civile;
Et qu'on ne doit pas plus plaindre un peuple, une ville,
Pour quelques va-nu-pieds qu'on a pris, mis sous clé,
Ou tués,qu'on ne plaint un champ qu'on a sarclé.
Cet homme est la démence et nous sommes les sages.


Ah! comme c'était bon, les antiques usages!
Quand verra-t-on les fous, les brouillons, les bavards,
Pendre aux arbres gaîment le long des boulevards?
Quoi! nés d'hier, c'est nous dont la raison éduque
Cette caboche dure, ingénue et caduque!
Il est plein de chimère et plein de vision.
Comme le rossignol et comme l'alcyon,
Il chante dans la nuit et court à la tempête.
Cetté vieille âme semble au combat toujours prête;
Il recommencerait l'exil, s'il le fallait;
II est stupide. Çà, bonhomme, apprends qu'il est
Deux enfances, et sache, Argan; qu'on y retombe;
L'une est près du berceau, l'autre est près de la tombe.
Les pierres, les sifilets, voilà ce qu'on te doit.
Ce n'est pas sans raison qu'on te montre du doigt,
Qu'un bébé fait ta joie, et que ta tête blanche,
Comme vers tes pareils, vers les enfants se penche.
Trop de jeunesse est grave à ton âge; il est bon
De n'être point marmot alors qu'on est barbon;
Chérubin dans la peau de Géronte fait rire.
Nous te le répétons, il faut savoir proscrire,
Frapper, amputer; vaincre, et le bien sort des maux.
Rêveur, laissons un peu de côté les grands mots,
Ne déclamons pas. Vois le fond réel des choses.
Nous acceptons les faits sans en chercher les causes,
Disons la vérité crûment; l'homme est complet
Lorsqu'il est le plus fort; on est riche, on s'y plaît;
Est-ce que ce n'est pas tout simple? On a des rentes,
Elles ne nous sont pas du tout indifférentes;
Plus de champagne à boire et de truffe à manger,
Nous l'avouons tout net, c'est poùr nous un danger;
Donc nous nous défendons, c'est juste. Diogène,
Rageant de voir dîner Trimalcion, le gêne.
La politique est l'art utile d'émonder.
Supprimer, c'est créer; châtrer, c'est féconder.
Quand la sève au printemps déborde et surabonde,
Une serpe a raison de cette vagabonde;

Couper le rameau fou qui fait tort au voisin,
Est sage; un jardinier est-il un assassin?
L'arbre étant surchargé d'un feuillage inutile
Et farouche, on le sauve alors qu'on le mutile;
Qui donc est de trop? nous, gens d'esprit, qui brillons?
Non! mais. les malvenus, les grabats, les haillons,
Les misères, les gueux, ceux que tu recommandes,
Pleutre, et les meurt-de-faim sont les branches gourmandes.
Qu'on les retranche. On a Cayenne pour cela.
Toujours un. peu de sang sur l'ordre ruissela;
Ce n'est pas. notre faute, et sot qui s'apitoie.
Un ouragan balaye, un carnage nettoie.
L'homme d'état réel prend son temps; celui-là,
Adroit, sait être Monck, et, fort, être Sylla.
Quoi donc! ton âge ignore et le nôtre t'enseigne!
Le peuple est un fiévreux qu'il faut:parfois qu'on saigne;
L'homme est habile et grand parmi les souverains
Qui lui lace un gilet de force sur les reins.
Le peuple est ton pégase, il est notre bourrique.
Sans doute il faut savoir user de rhétorique,
Jurer qu'on est du siècle, et qu'on respectera
La liberté, les droits de l'homme, et cætera;
Cela sonne bien; mais toute âme un peu maligne
Finit par s'appuyer sur la troupe de ligne;
On couronne des plans sûrs,-et dans l'ombre prêts,
Par un massacre heureux qu'on fait bénir après.
Le scrupule commence où finit la victoire;
Tels sont les temps, tels sont les coeurs, telle est l'histoire.
N'es-tu donc pas honteux. qu'on t'appelle innocent?
Nous estimons, retiens ceci, le trois pour cent,
Un grand sabre, et Bismarck; le reste, on le méprise. »

Soit, imberbes docteurs, raillez ma barbe grise
Qui pourtant, ne devrait pas faire d'envieux
Oui, c'est vrai, je suis jeune, et vous, vous êtes vieux.

19 août.

XXII RENTRÉE DANS LA SOLITUDE modifier



Ô ses amis d'hier, pas d'aujourd'hui, qu'il trouve
La prudence pour vous bonne, et qu'il vous approuve,
Cela doit vous suffire. Il dit: Reniez-moi,
Et sourit. Il poursuit sa route sans émoi;
 
Il faut bien que le coeur des hommes se révèle.
Croyez-vous que ce soit une chose nouvelle
Pour lui qui reste droit lorsqu'on est à genoux,
De tenir tête aux sots, aux furieux, à vous?
Quand Bonaparte était le maître de la terre,
Devant ce tout-puissant il fut le solitaire.
Braver, lutter, souffrir, ne sont-ce pas ses moeurs?
N'a-t-il pas l'habitude ancienne des clameurs?
N'a-t-il pas; du sommet d'un roc dans les nuées,
Vu vingt ans à ses pieds écumer les huées?
Vingt ans, couronne au front, l'empire n'a-t-il point
A cet homme pensif, d'en bas montré le poing?
Il avait l'oeil hagard des antiques prophètes.
Alors comme aujourd'hui c'était un fou. Donc, faites.
Adieu. Ce qu'il promit, il le tient maintenant,
Et c'est trop fort, il est fidèle, il est gênant.
Reniez-le. Tournez du côté de l'injure;
Tout doit finir. La vie est-elle une gageure?
L'entêtement d'un seul est un reproche à tous.
Le devoir des lions est de vieillir toutous;
Les vents époumonés ont dégonflé leur outre.
Pourquoi s'obstine-t-il, cet homme? Passons outre.

C'est bien. Il reste seul. L'ombre est devant ses pas,
Il connaît le désert et ne s'en émeut pas.
Il s'évanouira de nouveau dans l'abîme.
Soit. Mais, toutes les fois que pour commettre un crimè
Les ennemis publics se feront signe entre eux,
Peuple, toutes les fois qu'un homme désastreux
Dressera contre toi quelque embûche à sa guise,
Toutes les fôis qu'un bruit de couteau qu'on aiguise
Se mêlera sinistre au tumulte confus
Des noirs événements pareils aux bois touffus,
Chaque fôis qu'un vaisseau partira pour Cayenne,
Chaque fois que Paris, la ville citoyenne,
Sera livrée au sabre, et que la liberté
Sentira quelque pointe infâme à son côté,
Chaque fois que des pas tortueux et funèbres
Marcheront vers un but obscur dans les ténèbres,
Alors, dans la nuit lâche où s'éclipsent les lois,
On entendra gronder une lointaine voix,
On verra tout à coup un fantôme apparaître,
Et les hommes distraits reconnaîtront peut-être
Cette ombre à sa tristesse au fond du firmament,
Et cette conscience à son rugissement.

Vianden, juin 1871.

XXIII Ô princes insensés! modifier



Ô princes insensés! quoi! ne tremblent-ils pas
D'ouvrir la porte eux-même aux colères d'en bas!
De donner quelque chose à briser à la foule!
D'ébranler, de leurs mains, la maison qui s'écroule!
Et d'appeler en aide à leurs iniquités,
D'appeler au secours de leurs lâchés traités,
De leur pouvoir caduc, de leurs lois menacées,
Le morne paysan plein d'obscures pensées!
Ils ont pu, sans pâlir, voir à leur folle voix,
Sortir des lieux profonds, des masures, des bois,
Pour se répandre en hâte au loin sur des décombres,
Le noir fourmillement des multitudes sombres!

Ô princes insensés! Dieu juste! enseigne-leur
Ta loi, ton but sacré, ta justice!

Ah! malheur!
Malheur dans les hameaux et malheur dans les villes,
Quand parmi nos débats et nos luttes civiles,
Parmi nos passions, nous voyons, ô terreur!
Apparaître soudain la faulx du laboureur,
Qui, terrible et fatale à tous tant que nous sommes,
Quitte les champs de blés et vient faucher les hommes!

Effroyable moisson! calamités! forfaits!
Faulx, d'où la gerbe d'or, l'abondance et la paix
Devaient sortir, hélas, et d'où sort le ravage!
Outil rustique et saint! arme horrible et sauvage!


O croissant, d'où jaillit un large et sombre éclair,
Faulx! symbole du temps, de la mort, de l'enfer,
De tout bras qui moissonne implacable servante,
Dieu! comment n'ont-ils pas frissonné d'épouvante,
Ces rois! quand ils ont vu soudain, au milieu d'eux,
Ton resplendissement formidable et hideux!
Comment n'ont-ils pas eu, le prince et le ministre,
Quelque éblouissement de ta clarté sinistre,
Et n'ont-ils pas dans l'ombre entrevu ton chemin:
Les seigneurs aujourd'hui, les couronnes demain !

XXIV LE POËTE PREND LA PAROLE modifier



J'ai pour muse, en ce monde où souffle un vent terrible
Sur l'homme et le destin, sur la graine et le crible,
 
Et sur les insensés livrés aux furieux,
Une sombre déesse au regard sérieux
Qui, lueur traversant l'ombre visionnaire,
Rôde dans la nuée, et, comme le'tonnerre,
Sent on ne sait quel noir besoin de châtier.
Car elle est juste. Eh quoi! voici le bénitier:
La bénédiction monstrueuse y surnage;
Voici le vrai, le faux, changeant de personnage,
Le mal joyeux; voici les pires qui sont rois,
Les démons sur le trône et les dieux sur la croix,
Voici le Te Deum valet de la bataille;
Voici le meurtre absous s'il est de haute taille
Et devenant vertu par son énormité;
Voici l'épouvantable et double nudité
Grelottant sous le chaume ou riant dans l'orgie;
Voici la plaie au flanc de la terre élargie,
L'exil, le deuil, les pleurs, les héros, les bouchers,
Et sur les paradis des reflets de bûchers;
Voici la sacristie et voilà la mosquée;
Voilà dans la forêt la vérité traquée
Que mordent.tous ces chiens hurlants, les appétits;
Voici'tout le fardeau du mal sur les petits,
Voici partout l'atroce engendré par l'immonde,
Et vous vous étonnez qu'en haut une voix gronde,
Et que parfois dans l'ombre on voie au fond des cieux
Un pâle éclair sortir d'un vers mystérieux!

26 août 1874.

XXV GRANDES OREILLES modifier



C'est un bel attribut, la longueur de l'oreille.
L'oreille longue, au-fond de l'ombre, oscille, veille,
Songe, se couche à plat, se dresse tout debout,
Entend mal, comprend peu, s'épouvante, a du goût,
Frémit au moindre souffle agitant les ramées,
Se plaît dans les salons aux choses mal rimées,
S'émeut pour les tyrans sitôt qu'il en tombe un,
Fuit le poète, craint l'esprit, hait le tribun.
Ayez cette beauté, messieurs. La grande oreille
Avec le crâne altier et petit s'appareille;
En être orné, c'est presque avoir diplôme; on est
Le front touffu sur qui tombe le lourd bonnet ;
On a l'autorité de l'ignorance énorme;
On dit: -Shakspeare est creux, Dante n'a que la forme;
La Révolution est un phare trompeur
Qui mène au gouffre; il est utile d'avoir peur.
De l'effroi qu'on n'a plus on fait de la colère;
Pour glorifier l'ordre, on mêle à de l'eau claire
Des phrases qui du sang ont la vague saveur;
Dès que le progrès marche, on réclame un sauveur;
On vénère Haynau, Boileau, l'état, l'église,
Et la férule; et c'est ainsi qu'on réalise
Pour les Suins, les Dupins, les Cousins, les Parieux,
Les Nisards, l'idéal d'un homme sérieux,
Et qu'on a l'honneur d'être un bourgeois authentique,
Ane en littérature et lièvre en politique.

24 mai 1872.

XXVI À de certains moments, modifier



À de certains moments, l'homme juste est risible.
Tous les archers moqueurs prennent l'honneur pour cible;
Les choses et les mots changent de sens; on est
Barbès, Garibaldi, Baudin, lisez: benêt;
Caton est le Sosie auguste de Jocrisse;
Prudence et dignité se nomment avarice;
Tout est défiguré, calomnié, noirci;
Un front de vierge n'est qu'un masque réussi.
Quoi! vous vous dites pur, vous me croyez donc bête.
Quel est votre motif secret pour être honnête?
Le bien suspect confine au mal; pas de vertu
Qui ne vienne d'un vice immonde qu'on ait eu;
Oh! s'il vivait, celui qu'on mena chez Pilate "
Sanglant, coiffé d'épine et vêtu d'écarlate,
Comme on reprocherait, en glosànt là-dessus,
La Madeleine au Christ et-saint-Jean à Jésus!
Comme on l'appellerait sacrilège, profane,
Fourbe! comme on rirait de ce dieu sur un âne!
Car on a tant d'esprit qu'on est inepte; on dit:
Monk est un paladin, Bayard est un bandit.
Un contresens hideux fausse les âmes viles.
O grandeurs des vieux temps, laissez-nous donc tranquilles!
La déroute, l'orgie, et la peur, sont nos soeurs;
Ceux qu'on nomme héros, nous les nommons poseurs;
Les invincibles sont suivis des incurables.
On entend un jongleur dire, -ô temps misérables! -
Que l'honneur est néant, que la gloire est zéro,
 
Et qu'il hait le martyr autant que le bourreau.

Quoi! Régulus! d'Assas! quoi! des vertus si hautes,
De tels dévoûments, c'est à se tenir les côtes!

Écoutez-les parler: Je dis, et je m'en tords
De rire, que Socrate au fond a tous les torts;
Bien vivre, et de laquais emplir son vestibule,
Cela vaut mieux que d'être Horace ou Thrasybule;
Je préfère, en dépit de Dante le rimeur,
Trimalcion qui soupe à Thraséas qui meurt;
Je contemple Aristide avec insouciance;
Je sens mon estomac plus que ma conscience;
Je ne tiens pas le moins du monde à rayonner,
Et plus qu'un grand exploit j'estime un bon dîner.
Ayons donc le bon sens d'être ce que nous sommes,
Des nains; délivrons-nous du fardeau des grands hommes.
A bas tous ces gens-là! l'orgueil les étouffait;
Votre Léonidas veut faire de l'effet;
Qu'est-ce que Winkelried? un crétin ineffable.
Quant à Guillaume Tell, messieurs, c'est une fable.
Le lion qui mangea Callisthène a bien fait.
Hoche, Marceau, Kléber? J'aime autant Galliffet.
Vivent ceux qui toujours plièrent et fléchirent! -

Et des sages, sortis de Lilliput, déchirent
Toute la vieille histoire où ces grands noms ont lui.
On se sent insulté par la gloire d'autrui.
On excuse Anitus et l'on comprend Zoïle.
Le vrai, le faux, cela se joue à croix ou pile.
On ébauche en l'honneur du tigre un vague chant;
Est-on sûr que Néron, après tout, fût méchant?
L'oiseau de basse-cour fête l'oiseau de proie.
On est abominable et stupide avec joie;
Décroître plaît; c'est. doux et bon d'être petit;
La multitude, ayant pour amour l'appétit,
Craint la contagion des âmes magnanimes;
Duperie et devoir deviennent synonymes;
L'infamie est utile et la probité nuit

Et c'est ainsi qu'on entre en raillant dans la nuit,
O douleur! et qu'on voit s'effacer au solstice
Tous ces astres, le droit, l'idéal, la justice,
C'est ainsi que notre âme abdique, c'est ainsi
Qu'un peuple est lentement par la honte saisi,
C'est ainsi qu'on est monstre après qu'on fut archange,
Que la Rome d'Émile et de Gracchus se change
En la Rome d'Ignace, et que le grand Paris
Tombe de plus que Sparte à moins que Sybaris.


16 août 1873. Auteuil. V. M.

XXVII À VOUS TOUS



Je ne vous cache pas que je pense à nos pères.
Durs au tigre,, ils mettaient le pied sur les vipères;
Ils affrontaient la griffe, ils bravaient les venins,
Et ne craignaient pas plus les géants que les nains.
Ils étaient confiants, ils faisaient de grands songes,
Et par toute l'Europe, au-dessus des mensonges,
Des crimes, des erreurs, ils faisaient sans repos
Flotter ces fiers chiffons qu'on appelle drapeaux;
Quand les rois accouraient vers nous, gueules ouvertes,
Quand, fauve, horrible, éparse en nos campagnes vertes,
Quelque armée arrivait, ils étaient là; souvent
Ils avaient dissipé comme un nuage au vent
Cette armée innombrable et terrible naguère,
Que les fleurs qu'ils mettaient à leur chapeau de guerre
N'avaient pas encore eu le temps de se faner.
Je sais que l'homme fort ne doit pas s'étonner,
Et qu'il est de bon goût d'envoyer des bouffées
De cigare à l'histoire, aux tombeaux, aux trophées;
Boire son vin vaut mieux que répandre son sang;
Je sais que le dédain sied aux coeurs d'à présent ;
Et que des gens d'esprit et de bon sens qu'enivre
Ce but sublime, rire et digérer, bien vivre,
Sont grands, certe, et n'ont point le travers puéril
De vénérer ces vieux qui cherchaient le péril;
Les filles ont des droits, certes, et, je l'avoue,
C'est doux de contempler sur leur gorge et leur joue
Les roses et les lys, et la poudre de riz.


Quel ténor aura-t-on cette année à Paris?
Est-ce de damas rose ou bien de satin mauve
Qu'il faut vêtir sa belle et tendre son alcôve?
Quand passe, éblouissante et faite pour aimer,
Une femme au. front pur et charmant, s'informer
Si cet ange est à vendre et combien on l'achète;
Prier chez Dupanloup et souper chez Vachette;
Croire et jouir hanter des membres du Sénat;
Attendre dos au feu, le sourire incarnat
De l'aurore, attablés à des brelans féroces,
Pendant que nos cochers dorment sur nos carrosses;
Dormir, bâiller, railler, ignorer, être ainsi,
C'est beau, je le répète; et je comprends aussi
Qu'on évite un aïeul comme on fuit un reproche,
Et qu'on soit élégant, et qu'on n'ait dans sa poche,
Tandis que d'autres vont pieds nus sur le pavé,
Que de l'or dans de l'eau de Cologne lavé.
Je ne suis point ingrat pour l'air que je respire
Jusqu'à n'y pas sentir le parfum de l'empire,
Et le Napoléon troisième a fait nos coeurs
Tels qu'ils sont, gracieux, point fanfarons, moqueurs;
Toujours les Sybaris ont bafoué les Romes;
C'est bien. Màis il n'en est pas moins vrai que ces hommes
D'autrefois, peu frottés des savons de Guerlain,
Entrèrent dans Moscou, dans Vienne et dans Berlin;
Qu'ils châtiaient les rois de leurs façons brutales,
Qù'ils étaient familiers avec les capitales;
Qu'ils se plaisaient parfois à d'étranges assauts,
Que leur cavalerie attaquait des vaisseaux,
Les prenait, et donnait aux flottes l'abordage;
Que chacun d'eux, vieillard, enfant, se sentait d'âge
Et d'humeur à servir la France, et qu'à Valmy,
A Jemmape, à Fleurus, ils chassaient l'ennemi
A coups de hache, à coups de sabre, à coups de lance;
Qu'on e'n voyait plus d'un sortir de l'ambulance,
Et, comme à l'Océan retourne l'alcyon,
Revenir au combat, sans faire attention

A la blessure encore ouverte qui suppure;
Qu'ils mangeaient du pain sec et buvaient de l'eau pure,
Qu'ils allaient, qu'ils marchaient, qu'ils ne trouvaient jamais
Les gouffres trop profonds ni trop hauts les sommets;
Qu'ils étaient fraternels aux races orphelines;
Et qu'ils disaient: -Que sont les Alpes? des collines.
Porter l'artillerie à bras sur les hauteurs
Est simple, et le passage est aisé, ces menteurs!
Il n'en est pas moins vrai que ces hommes-là rirent
De tout ce qui nous fait trembler, et qu'ils défirent
Ce que vingt siècles noirs et tristes avaient fait;
Qu'ils battirent Brunswick, Cobourg, Mélas, Clairfait;
Qu'ils dônnaient en spectacle à notre enfance blonde
L'évanouissement superbe du vieux monde,
Que la justice était à l'aise au milieu d'eux,
Qu'ils braquaient le canon sur le passé hideux
Qu'ils n'avaient point de sacs d'argent, ni d'or en piles,
Mais qu'ils faisaient l'Argonne égale aux Thermopyles,
Qù'ils enjambaient le Rhin dont nous nous éloignons,
Et que ce n'étaient pas de petits compagnons.
Sur l'impériale de l'omnibus.

7 septembre 1873.