Toute la lyre
Œuvres complètes : Toute la lyreOllendorf33 (p. 89-157).


I


Me voici ! c'est moi ! rochers, plages,
Frais ruisseaux, sous l'herbe échappés,
Brises qui tout bas aux feuillages
Dites des mots entrecoupés ;

Nids qu'emplit un tendre murmure,
Branche où l'oiseau vient se poser,
Gouttes d'eau de la grotte obscure
Qui faites le bruit d'un baiser ;

Champs où l'on entend la romance
Du rossignol sombre et secret ;
Monts où le lac profond commence
L'hymne qu'achève la forêt.

Ouvrez-vous, prés où tout soupire ;
Ouvre-toi, bois sonore et doux ;
Celui dont l'âme est une lyre
Vient chanter dans l'ombre avec vous.

17 juillet 1852

II



Je ne vois pas pourquoi je ferais autre chose
Que de rêver sous l'arbre où le ramier se pose ;
Les chars passent, j'entends grincer les durs essieux ;
 
Quand les filles s'en vont laver à la fontaine,
Elles prêtent l'oreille à ma chanson lointaine,
Et moi je reste au fond des bois mystérieux,

Parce que le hallier m'offre des fleurs sans nombre,
Parce qu'il me suffit de voir voler dans l'ombre
Mon chant vers les esprits et l'oiseau vers les cieux.

5 mars. LETTRE==


La Champagne est fort laide où je suis; mais qu'importe,
J'ai de l'air, un peu d'herbe, une vigne à ma porte;
D'ailleurs, je ne suis pas ici pour bien longtemps.
N'ayant pas mes petits près de moi, je prétends
Avoir droit à la fuite, et j'y songe à toute heure.
Et tous les jours je veux partir, et je demeure.
L'homme est ainsi. Parfois tout s'efface à mes yeux
Sous la mauvaise humeur du nuage ennuyeux;
Il pleut; triste pays. Moins de blé que d'ivraie.
Bientôt j'irai chercher la solitude vraie,
Où sont les fiers écueils, sombres, jamais vaincus,
La mer. En attendant, comme Horace à Fuscus,
Je t'envoie, ami cher, les paroles civiles
Que doit l'hôte des champs à l'habitant des villes;
Tu songes au milieu des tumultes hagards;
Et je salue avec toutes sortes d'égards,
Moi qui vois les fourmis, tôi qui vois les pygmées.

Parce que vous avez la forge aux renommées,
Aux vacarmes, aux faits tapageurs et soudains,
Ne croyez pas qu'à Bray-sur-Marne, ô citadins,
On soit des paysans au point d'être des brutes;
Non, on danse, on se cherche au bois, on fait des chutes;
On s'aime; on est toujours Estelle et Némorin;
Simone et Gros Thomas sautent au tambourin;
Et les grands vieux parents grondent quand le dimanche
Les filles vont tirer les garçons par la manche;


Le presbytère est là qui garde le troupeau;
Parfois j'entre à l'église et j'ôte mon chapeau
Quand monsieur le curé foudroie en pleine chaire
L'idylle d'un bouvier avec une vachère.
Mais je suis indulgent plus que lui le ciel bleu,
Diable! et le doux. printemps, tout céla trouble un peu;
Et les petits oiseaux, quel détestable exemple!
Le jeune mois de mai, c'est toujours le vieux temple
Où, doucement raillés par les merles siffleurs,
Le gens qui s'aiment vont s'adorer dans les fleurs;
Jadis c'était Phyllis, aujourd'hui c'est Javotte,
Mais c'est toujours la femme au mois de mai dévote.
Moi, je suis spectateur, et je pardonne; ayant
L'âme très débonnaire et l'air très effrayant;
Car j'inquiète fort le village. On me nomme
Le sorcier; on m'évite; ils disent: C'est un homme
Qu'on entend parler haut dans sa chambre, le soir.
Or on ne parle seul qu'avec quelqu'un de noir.
C'est pourquoi je fais peur. La maison que j'habite,
Grotte dont j'ai fait. choix pour être cénobite,
C'est l'auberge;ion y boit dans la salle d'en bas;
Les filles du pays viennent, ôtent leurs bas,
Et salissent leurs pieds dans la mare voisine.
La soupe aux choux, c'est là toute notre cuisine;
Un lit et quatre murs, c'est là tout mon logis.
Je vis; les champs le soir sont largement rougis;
L'espace est, le matin, confusément sonore;
L'angélus se répand dans le ciel dès l'aurore,
Et j'ai le bercement des cloches en dormant.
Poésie: un roulier avec un jurement.;
Des poules becquetant un vieux mur en décombre;
De lointains aboiements dialoguant dans l'ombre;
Parfois un vol d'oiseaux sauvages émigrant.
C'est petit, car c'est laid, et le beau seul est grand.
Cette campagne où l'aube à regret semble naître,
M'offre à perte de, vue au loin sous ma fenêtre


Rien, la route, un sol âpre, usé, morne, inclément.
Quelques arbres sont là; j'écoute vaguement
Les conversations du vent avec les branches;
La plaine brune alterne avec les plaines blanches;
Pas un coteau, des prés maigres, peu de gazon;
Et j'ai pour tout plaisir de voir à l'horizon
Un groupe de toits bas d'où sort une fumée,
Le paysage étant plat comme Mérimée.

IV Quand la lune apparaît modifier



Quand la lune apparaît dans la brume des plaines,
Quand l'ombre émue a l'air de retrouver la voix,
 
Lorsque le soir emplit de frissons et d'haleines
Les pâles ténèbres des bois,
Quand le boeuf rentre avec sa clochette sonore
Pareil au vieux poëte, accablé, triste et beau,
Dont la pensée au fond de l'ombre tinte encore
Devant la porte du tombeau,
Si tu veux, nous irons errer dans les vallées,
Nous marcherons dans l'herbe à pas silencieux,
Et nous regarderons les voûtes étoilées.
C'est dans les champs qu'on voit les cieux!
Nous nous promènerons dans les campagnes vertes;
Nous pencherons, pleurant ce qui s'évanouit,
Nos âmes ici-bas par le malheur ouvertes,
Sur les fleurs qui s'ouvrent la nuit!
Nous parlerons tout bas des choses infinies.
Tout est grand, tout est doux, quoique tout soit obscur!
Nous ouvrirons nos coeurs aux sombres harmonies
Qui tombent du profond azur!
C'est l'heure où l'astre brille, où rayonnent les femmes!
Ta beauté vague et pâle éblouira mes yeux.
Rêveurs, nous mêlerons le trouble de nos âmes
A la sérénité des cieux!

La calme et sombre nuit ne fait qu'une prière
De toutes les rumeurs de la nuit et du jour,
Nous, de tous les tourments de cette vie amère
Nous ne ferons que de l'amour!

À l'Assemblée: 15 juin 1849

V Une tempête


Une tempête
Approchait, et je vis, en relevant la tête,
Un grand nuage obscur posé sur l'horizon;
Aucun tonnerre encor ne grondait; le gazon
Frissonnait près de moi; les branches tremblaient toutes,
Et des passants lointains se hâtaient sur les routes.
Cependant le nuage au flanc vitreux et roux
Grandissait, comme un mont qui marcherait vers nous.
On voyait dans des prés s'effarer les cavales,
Et les troupeaux bêlants fuyaient. Par intervalles,
Terreur des bois profonds, des champs silencieux,
Emplissant tout à coup tout un côté des cieux,
Une lueur sinistre, effrayante, inconnue;
D'un sourd reflet de cuivre illuminait la nue,
Et passait, -comme si, sous le souffle de Dieu,
De grands poissons de flamme aux écailles de feu,
Vastes formes dans l'ombre au hasard remuées,
En ce sombre océan de brume et de nuées
Nageaient, et dans les flots du lourd nuage noir
Se laissaient par instants vaguement entrevoir!

VI Nous marchons; modifier


Nous marchons; il a plu toute la nuit; le vent
Pleure dans les sapins; pas de soleil levant;
Tout frissonne; le ciel, de teinte grise et mate,
Nous verse tristement un jour de casemate.
Tout à coup, au détour du sentier recourbé,
Apparaît un nuage entre deux monts tombé.
Il est dans le vallon comme en un vase énorme,
C'est un mur de brouillard, sans couleur et sans forme.
Rien au delà. Tout cesse. On n'entend aucun son;
On voit le dernier arbre et le dernier buisson.
La brume, chaos morne, impénétrable et vide,
Où flotte affreusement une lueur livide,
Emplit l'angle hideux du ravin de granit.
On croirait que c'est là que le.monde finit
Et que va commencer la nuée éternelle.
Borne où l'âme et l'oiseau sentent faiblir leur aile,
Abîme où le penseur se penche avec effroi,
Puits de l'ombre infinie, oh! disais-je, est-ce toi?
Alors je m'enfonçai dans ma pensée obscure,
Laissant mes compagnons errer à l'aventure.

Pyrénées, 28 août.

VII Le matin, modifier



Le matin, les vapeurs, en blanches mousselines,
Montent en même temps; à travers les grands bois,
 
De tous les ravins noirs, de toutes les collines,
De tous les sommets à la fois!

Un jour douteux ternit l'horizon; l'aube est pâle;
Le ciel voilé n'a plus l'azur que nous aimons,
Tant une brume épaisse à longs flocons s'exhale
Du flanc ruisselant des vieux monts.

On croit les voir bondir comme au temps du prophète,
Et l'on se dit, de crainte et de stupeur saisi:
O chevaux monstrueux! quelle course ont-ils faite,
Que leurs croupes fument ainsi?

Cauterets, 27 août.

VIII Seigneur, modifier



Seigneur, j'ai médité dans les heures nocturnes,
Et je me suis assis, pensif comme un aïeul,
Sur les sommets déserts, dans les lieux taciturnes
Où l'homme ne vient pas, où l'on vous trouve seul;

J'ai de l'oiseau sinistre écouté les huées;
J'ai vu la pâle fleur trembler dans le gazon,
Et l'arbre en pleurs sortir du crêpe des nuées,
Et l'aube frissonner, livide, à l'horizon;

J'ai vu, le soir, flotter les apparences noires
Qui rampent dans la plaine et se traînent sans bruit;
J'ai regardé du haut des mornes promontoires
Les sombres tremblements de la mer dans la nuit;

J'ai vu dans les sapins passer la lune horrible,
Et j'ai cru par moments, muet, épouvanté,
Surprendre l'attitude effarée et terrible
De la création devant l'éternité.

Cauterets, 28 août.

IX ÉGLOGUE


Un journal! Donnez-moi du papier, que j'écrive
Une lettre, et voyez si le facteur arrive.
Il semblé que la poste aujourd'hui tarde un ,peu.
Vent, brouillard, pluie. On est en juin; faites du feu.
Comme ces champs ont l'air bougon et réfractaire! -
Un gros nuage noir est tout près de la terre;
Le jour a le front bas, et les cieux sont étroits;
Et l'on voit dans la rue, en file, trois par trois,
Serrés dans leurs boutons et droits dans leurs agrafes,
Passer des titotlers grisés par des carafes;
Ils sont jeunes, plusieurs ont vingt ans; et pendant
Que, regardant la vie avec un oeil. pédant,
Ils laissent se transir Betsy, Goton et Lise,
L'eau qu'ils boivent leur sort du nez en chants d'église.
Jadis c'était le temps du beau printemps divin;
Silène était dans Vautré et ronflait plein de vin;
Mai frissonnait d'aurore, et des flûtes magiques
Se répondaient dans l'ombre au fond des géorgiques;
L'eau courait, l'air jouait; de son râle étranglé
La couleuvre amoureuse épouvantait Eglé;
Les paons dans la lumière ouvraient leurs larges queues;
Et, lueurs dans l'azur, les neuf déesses bleues


Flottaient entre la terre et le ciel dans le soir,
Et chantaient, et, laissant à travers elles voir
Les étoiles, ces yeux du vague crépuscule,
Elles mêlaient Virgile assis au Janicule,
Moschus dans Syracuse, et les sources en pleurs,
Les troupeaux, les sommeils sous les arbres, les fleurs,
Les bois, Amaryllis, Mnasyle et Phyllodoce,
A leur mystérieux et sombre sacerdoce.

29 mai 1856.

X Le soir calme et profond modifier


Le soir calme et profond se répand sur la plaine.
Ma fille, asseyons-nous. Le couchant jette à peine
Une vague lueur sous l'arche du vieux pont.
 
Une forge lointaine à l'angélus répond.

Le Seigneur sur la cloche et l'homme sur l'enclume
Forgent la même chose, et l'étoile s'allume
Là-haut en même temps qu'ici-bas le foyer.
Notre destin, vois-tu, mon ange, est tout entier
Dans ces deux bruits qui sont deux voix, deux voix austères;
Tous deux conseillent l'homme au milieu des mystères,
Et lui montrent le but, le port, le gouvernail.
La cloche dit: prière! et l'enclume: travail!

15 septembre 1849

XI On devient attentif et rêveur modifier



On devient attentif et rêveur, on s'attend
-A voir passer là-haut quelque groupe éclatant,
Des choeurs éblouissants, des fêtes idéales,
Des archanges menant des pompes triomphales,
Des âmes dans la. gloire et dans l'azur, le soir,
Quand le vent, dans le ciel mystérieux et noir,
Sur l'horizon, chargé de vapeurs remuées,
Bâtit confusément des portes de nuées.

15 août 1847. -Assomption.

XII David, le marbre est saint,



David, le marbre est saint, le bronze est vénérable.
Sous le bois, où grandit le tilleul et l'érable,
Où le chêne tressaille, où les germes vivants,
Comme une bouche ouverts, boivent l'onde et les vents,
Sous le fleuve moiré qui, roulant ses eaux vives,
Décompose en ses flots les ombres de ses rives,
Sous le mont colossal, sous l'énorme plateau
Que Jéhovah tailla de son divin marteau,
Sous les vallons charmants, sous la fraîche prairie,
Ce globe laisse voir à notre rêverie
Et cache en même temps à nos yeux trop charnels
Des métaux glorieux, des granits éternels
Veinés de noirs filons et de zébrures blanches
Comme le sol marbré par les ombres des branches,
Blocs où filtre la sève, où l'eau monte et descend,
Que le fleuve connaît, que la montagne sent,
Et que l'âpre forêt sous sa racine austère
Presse et fait sourdement remuer dans la terre!
Car la chose aime l'être et tout dans tout se fond.
Un esprit bienveillant, intelligent, profond,
Circule dans les. champs, dans l'air, dans l'eau sonore;
Et la création sait ce que l'homme ignore!

XIII Je me fais paysan comme eux. modifier



Je me fais paysan comme eux. Cela te fâche "?
Non. Le cercle où chacun se courbe sur sa tâche,
L'homme tissant la paille et la femme le fil,
Où le travail fait grave et doux chaque profil,
Le soir, près du foyer aux lueurs assoupies,
A l'heure où l'on n'entend que le vol noir des pies,
Et de rares sabots courant dans les sentiers,
Les mains sur les genoux, j'écoute volontiers
Le racontage vrai des amours de village;
 
Comme Pierre et Toinon s'adoraient avant l'âge
Comme Anne était hardie à douze ans, d'envier
Sa soeur Marthe embrassant maître Yvon le bouvier;
Récit réel d'où sort une odeur de feuillées,
Et qui, soudain, au souffle effaré des veillées,
S'envole, comme au vent la bulle de savon
Nuance d'arc-en-ciel, Marthe embrassant Yvon,
Perd toute forme humaine, enfle, et se dégingande,
En conte où Puck badine avec la fée Urgande.

XIV Aux champs modifier


Ce ne sont qu'horizons calmes et pacifiques;
On voit sur les coteaux des chasses magnifiques;
Le reste du pays, sous le ciel gris ou bleu,
Est une plaine avec une église au milieu.
Un lierre monstrueux à tige arborescente
Qui sort de l'herbe, ainsi qu'une griffe puissante,
Comme un des mille bras de Cybèle au front vert,
Semble, en ce champ aride et de ronces couvert,
Avoir un-jour saisi l'église solitaire,
Et la tirer d'en bas lentement dans la terre..
Tour, arcs-boutants, chevet, portail aux larges fûts,
Il cache et ronge tout sous ses rameaux touffus.
Sans doute que dans l'ombre il parle à ces murailles
Et qu'il leur dit: Jadis vous-dormiez aux entrailles
Des collines d'où l'homme arrache incessamment
Le marbre, le granit, l'argile et le ciment.
O pierres, vous devez être lasses d'entendre
Les hommes bourdonner, les orages s'épandre,
 
Et les cloches d'airain gémir dans les clochers.
Redevenez cailloux, galets, débris, rochers!
Dans la terre au flanc noir retombez pêle-mêle!
Rentrez au sein profond de l'aïeule éternelle!

Bondouf, 5 novembre 1846.

XV Nature ! modifier



Nature! âme, ombre, vie! ô figure voilée!
O sphère toujours noire et toujours étoilée!
O mystère aux feuillets d'airain!
Texte écrit dans la nue ainsi que dans les marbres!
Bible faite de flots, de montagnes et d'arbres,
De nuit sombre et d'azur serein!

Souvent, quand minuit sonne aux clochers de la côte,
Tandis que sur la mer, au loin sinistre et haute,
Fuit le navire, ce coursier,
Et qu'au-dessus des mâts penchant au poids des toiles,
Le nuage en passant se déchire aux étoiles
Comme un voile à des clous d'acier;

À cette heure où l'Atlas s'ouvre au tigre qui rentre,
Où le lion rugit dans la fraîcheur de l'antre,
Tandis que l'eau des sources luit,
Et que sur les débris des bas-reliefs de Thèbe
La vieille ombre Ténare et le vieux spectre Érèbe
Entr'ouvrent leurs yeux pleins de nuit;

Pendant qu'Ormuz endort les parsis et les guèbres,
Et que les sphinx camus, laissant dans les ténèbres
Hurler l'hyène et le chacal,
Lisent, dans le désert allongeant leurs deux griffes,
Les constellations, sombres hiéroglyphes
Du noir fronton zodiacal;


Pendant que le penseur, scrutant la nuit sublime,
Et cherchant à savoir ce que lui veut l'abîme,
Ombre d'où nul n'est revenu,
Questionne le bruit, le souffle,. l'apparence,
Et sonde tour à tour la crainte et l'espérance,
Ces deux faces de l'inconnu;

À cet instant profond où l'âme erre éperdue,
Où je ne sais quelle hydre au fond de l'étendue
Semble ramper et se tapir,
Moment religieux où la nature penche,
Phase obscure où. le ciel dans un souffle s'épanche
Et la terre dans un soupir;

À cette heure sacrée et trouble, où l'âme humaine,
Jalouse, avare, impure, avide, lâche, vaine,
Menteuse comme l'histrion,
Étale, abject semeur de ses propres désastres,
Ses sept vices hideux, et le ciel les sept astres
De l'éternel septentrion;
Quand la profonde nuit fait du monde une geôle,
Quand la vague, roulant d'un pôle à l'autre pôle,
Se creuse en ténébreux vallons,
Quand la mer monstrueuse et pleine de huées
Regarde en frissonnant voler dans les nuées
Les sombres aigles aquilons;

Ou plus tard, quand le jour, vague ébauche, commence.
O plaine qui frémit! bruit du matin immense!
Tout est morne et lugubre encor.
L'horizon noir paraît plein des douleurs divines;
Le cercle des monts fait la couronne d'épines,
L'aube fait l'auréole d'or!


Moi, pendant que tout rêve à ces spectacles sombres,
Soit que la nuit, pareille aux temples en décombres,
Obscurcisse l'azur bruni,
Soit que l'aube, apparue au fond des cieux sincères,
Farouche et tout en pleurs, semble sur nos misères
L'oeil effaré de l'infini;

Je songe au bord des eaux, triste; -alors les pensées
Qui sortent de la mer, d'un vent confus poussées,
Filles de l'onde, essaim fuyant,
Que l'âpre écume apporte à travers ses fumées,
M'entourent en silence, et de leurs mains palmées
M'entr'ouvrent le livre effrayant

XVI Un monument romain modifier



Un monument romain dans ce vieux pré normand
Est tombé. Les enfants qui font un bruit charmant
Vont jouer là, vers l'heure où le soleil se montre,
Et quand on va du Havre à Dieppe on le rencontre.
 
Quelque pâtre accroupi sur le bord du chemin
Vous y mène, ou vous suit en vous tendant la main.
Le hameau voisin mêle aux branches ses fumées,
Et l'on entend les coqs chanter dans les ramées.
C'est là, vous dit le pâtre, et vous ne voyez rien.
Des pierres, des buissons. -Mais, en regardant bien,
Si l'on se penche un peu, l'on distingue, dans l'herbe
Où prairial rayonne en sa gaîté superbe,
D'anciens frontons sculptés, bas-reliefs triomphaux,
Monstres chargés de tours et chars ornés de faulx,
Des soldats, qui, sans nuire au vol des hirondelles,
Assiègent sous les fleurs de vagues citadelles;
Et l'on voit, sous les joncs comme sous un linceul,
Le grand César rêvant dans la nuit, triste et seul,
Les daces, noirs profils pleins d'injure et de haine,
L'ombre, et je ne sais quoi qui fut l'aigle romaine.

16 avril 1847.

XVII Les paupières des fleurs, modifier



Les paupières des fleurs, de larmes toujours pleines,
Ces visages brumeux qui, le soir, sur les plaines
De'ssinent-.les vapeurs qui vont se déformant,
Ces profils dont l'ébauche apparaît dans le marbre,
Ces yeux mystérieux ouverts sur les troncs d'arbre,
Les prunelles de l'ombre et du noir firmament
Qui rayonnent partout et qu'aucun mot ne nomme,
Sont les regards de Dieu, toujours surveillant l'homme,
Par le sombre penseur entrevus vaguement.

XVIII L'ÉTÉ À COUTANCES modifier



Ah! l'équinoxe cherche noise
Au solstice, et ce juin charmant
Nous offre une bise sournoise;
L'été de Neustrie est normand!

Notre été chicane et querelle;
Son sourire aime à nous leurrer;
Il se, rétracte; il tonne, il grêle;
Il pleut, manière de pleurer.

Mais qu'importe! entre deux orages,
Ses rayons glissent, fiers vainqueurs,
Et la pourpre est dans les nuages,
Et le triomphe est dans les coeurs.

Cette grande herbe est mon empire.
Je suis l'amant mystérieux
De l'âme obscure qui soupire
Au fond des bois, au fond des cieux!

Je suis roi chez les fleurs vermeilles.
Quelle extase d'être mêlé
Aux oiseaux, aux vents, aux abeilles,
Au vague essor du monde ailé!

L'arbre creux vous offre une chaise;
L'iris vous suit de son oeil bleu;
On contemple; il semble qu'on baise
Le bord de la robe de Dieu.

XIX À GUERNESEY



Ces rocs de l'océan ont tout, terreur et grâce,
Cieux, mers, escarpement devant tout ce qui passe,
Bruit sombre qui parfois semble un hymne béni,
Patience à porter le poids de l'infini;
Et, dans ces fiers déserts qu'un ordre effrayant règle,
On se sent croître une aile; et l'âme y devient aigle.

XX GROS TEMPS LA NUIT modifier



Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
 
Et, hennissant sur l'eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l'azur.

L'horizon, que, l'onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L'eau s'emplit d'un bruit énorme
Et monstrueux.

Le flot vient, s'enfuit, s'approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore ;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.
L'océan frappe la terre.
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D'un tel marteau ?


L'Hydre écaillée à l'oeil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.
La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L'éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.

Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème :
Ce que je veux, c'est vous-même,
O matelots !

Le ciel et la mer font rage.
C'est la saison, c'est l'orage,
C'est le climat.
L'ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.

Tout se plaint, l'ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l'eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l'onde,
Léviathan.


Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L'un dit: -L'eau sombre se lève.
L'autre dit: -Le hameau rêve
Au chant du coq.

C'est un vent de l'autre monde
Qui tourmente l'eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l'averse ;
L'éternité bouleverse
L'immensité.

C'est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L'homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.

Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l'ouragan.

2 février 1854.

XXI DANS MA STALLE modifier



Ô vieil antre, devant le sourcil, que tu fronces,
Parmi les joncs sifflants, les épines, les ronces,
Et les chardons, broutés par l'âne positif,
Sous la protection d'un grand chêne attentif
Qui battait la mesure avec sa tête énorme,
Poussait le coude au frêne et faisait signe à l'orme,
Au fond du hallier sombre, où, dans l'arbre entr'ouvert,
La fée, à des coussins de mousse en velours vert,
S'accoude, -une linotte, encor toute petite,
Débutait. Dans le lierre et dans la clématite,
Une fauvette dit: Pas mal! puis fredonna;
Et, rêveur, j'écoutais cette prima donna.

15 octobre 1854.

XXII C'est l'heure



C'est l'heure où le sépulcre appelle la chouette.
On voit sur l'horizon l'étrange silhouette
D'un bras énorme ayant des courbes de serpent;
On dirait qu'il protège, on dirait qu'il répand
On ne sait quel amour terrible dans cette ombre.
C'est Arimane. O ciel, sous les astres sans nombre,
Dans l'air, dans la nuée où volent les griffons,
Dans le chaos confus des branchages profonds,
Dans les prés, dans les monts, dans la grande mer verte,
Dans l'immensité bleue aux "aurores ouverte,
Qu'est-ce donc que l'esprit de haine peut aimer?
Lui qui veut tout flétrir, que fait-il donc germer?
Qu'est-ce que dans l'azur son doigt noir peut écrire?
Sur qui donc fixe-t-il son effrayant sourire?
Que regarde-t-il donc avec paternité?
Fait-il croître un hiver tel qu'on n'ait plus d'été?
Pour les dards dans la nuit fait-il luire les cibles?
Il semble heureux. Il parle aux choses invisibles;
Il leur parle si bas, si doucement, qu'on peut
Entendre le rayon de lune qui se meut
Et la vague rumeur des ruches endormies;
Son fantôme agrandit les ténèbres blêmies;
On ne sait ce qu'il fait, on ne sait ce qu'il dit;
Les loups dressent émus leur tête de bandit;
Iblis parle; et la stryge affreuse, la lémure,
Ainsi qu'une promesse accueillent ce murmure;
Rien n'est plus caressant que cette obscure voix;
Comme un nid d'oiseaux chante et jase dans les bois,

Et comme un sein de vierge au fond d'une humble alcôve
S'enfle et s'abaisse, ainsi chuchote l'esprit fauve,
Celui que. Mahomet nomme le sombre émir;
Et cependant, on voit toute -l'ombre frémir, -
Et la mère en son flanc sent l'enfant qui va naître
S'épouvanter, car l'âme humaine craint peut-être,
Quand une main immense apparaît au zénith,
Moins un dieu qui maudit qu'un démon qui bénit.

V. H. 28 avril 1872.

XXIII SOIR



Septentrion, delta de soleils dans les cieux,
Écrit du nom divin la sombre majuscule;
Vénus, pâle, éblouit le blême crépuscule;
Traînant quelque branchage obscur et convulsif,
Le bûcheron contemple en son esprit pensif
La marmite chauffant au feu son large ventre,
Rit, et presse le pas; l'oiseau dort, le boeuf rentre,
Les ânes chevelus passent, portant leurs bâts;
Puis tout bruit vivant cesse; et l'on entend tout bas
Parler la, folle avoine et le pied-d'alouette.
Tandis que l'horizon se change en silhouette,
Et que les halliers noirs au souffle de la nuit
Tressaillent, par endroits l'eau dans l'ombre reluit,
Et les blancs nénuphars, fleurs où vivent des fées,
Les bleus myosotis, les iris, les nymphées,
Penchés et frissonnants, mirent leurs sombres yeux
Dans de vagues miroirs, clairs et mystérieux.

XXIV Nuit, modifier



Nuit, tu me fais l'effet ce soir, ô nuit glacée,
D'avoir quelque mauvaise et lugubre pensée;
Tu t'avances sans lune, et sans souffle, et sans bruit;
Est-ce donc que tu veux trahir, ô sombre nuit,
Et saisir brusquement dans l'ombre, et, toi qui lâches
Tous les êtres méchants et tous les êtres lâches,
Livrer à quelqùe bec noir; sinistre, enflammé,
L'oiseau qui dort, et qui, confiant, l'oeil fermé,
Son aile recouvrant sa tête délicate,
Tient le tremblant rameau du bon Dieu dans sa patte?

23 mai 1855.

XXV QUAND NOUS QUITTIONS AVRANCHES



Ami, vous souvient-il? quand nous quittions Avranches,
Un beau soleil couchant rayonnait dans les branches.
Notre roue en passant froissait les buissons verts.
Nous regardions tous trois les cieux, les champs, les mers,
Et l'extase un môment fit nos bouches muettes,
Car elle, vous et moi, nous étions trois poëtes.

Doux instants, où le coeur jusqu'aux bords est rempli.
Puis la route tourna, le terrain fit un pli,
L'océan disparut derrière une chaumière.
Cependant tout encore était plein de lumière;
Le soleil grandissait les ombres des passants,
Et faisant briller l'eau des lointains frémissants
Allumait des miroirs sous les rameaux des saules.
Un pont, fait par César quand il vint dans les Gaules,
Montrait à l'horizon son vieux profil romain.
De beaux enfants, pieds nus, couraient dans le chemin;
Nous semions dans leurs mains toute notre monnaie;
Eux, dépouillant le pré, la broussaille et la haie,
Nous lançaient des bouquets aux riantes couleurs;
Nous leur faisions l'aumône, ils nous jetaient des fleurs.
Nous emportions ainsi, tous, notre douce proie,
Eux, un morceau de pain, et nous un peu de joie.

Bientôt tout se voila du crêpe obscur des soirs.
Nous passions au galop dans les villages noirs.
Des formes s'agitaient sur les vitres rougeâtres;
Des visages pourprés riaient autour des âtres.

Cependant, à travers ces visions-de nuit,
Nos quatre ardents chevaux, dans la poudre et le bruit,
Couraient en secouant leurs sonnettes de cuivre,
Et les chiens aboyants s'essoufflaient à les suivre.

Quand le matin des cieux vint bleuir le plafond,
A l'heure où le regard voit, dans l'éther profond,
Pencher vers l'horizon les sept astres du pôle,-
Elle laissa tomber son front-sur mon épaule,
Et s'endormit; et nous, nous parlions; nous disions
Que, si la Poésie, aux yeux pleins de rayons,
Comme la-Foi sa soeur, règne sur l'âme humaine,
La Sculpture; payenne, a la chair pour domaine;
Car du génie ancien cet art a le secret;
Et, comme Phidias, Jean Goujon adorait
Diane, la déesse aux longs cheveux d'ébène,
Dont les flèches, troublant la montagne thébaine,
Chassent le daim fuyard qui saute le fossé
Et guette, sur ses pieds de derrière dressé.

Juin 1830

XXVI PRINTEMPS


Voici donc les longs jours, lumière, amour, délire !
Voici le printemps, mars, avril au doux sourire,
Mai fleuri, juin brûlant, tous les beaux mois amis ;
Les peupliers, au bord des fleuves endormis,
Se courbent mollement comme de grandes palmes;
L'oiseau palpite au fond des bois tièdes et calmes;
Il semble que tout:rit, et que les arbres verts
Sont joyeux d'être ensemble et se disent des vers.
Le jour naît couronné d'une aube fraîche et tendre,
Le soir est plein d'amour, la nuit, on croit entendre,
A travers l'ombre immense et sous le ciel béni,
Quelque chose d'heureux chanter dans l'infini.

XXVII JARDINS DE LA MARGRAVE SIBYLLE modifier



Le jardin était plein de bonne: compagnie.
Thérèse dans un coin, avec quelque ironie,
Tenait sa cour, menant du bout de l'éventail
Des ducs, des financiers, des prélats, son bétail;
Les terrasses étaient tout en charmille, et mainte
Rhadamire y jasait avec quelque Aramynthe;
 
Dans l'ombre au fond d'un antre un vieux faune courbé
Faisait du bel esprit avec un jeune abbé;
Deux philosophes gris, se prodiguant le geste,
Disputaient, et mêlaient le Phédon au Digeste;
L'un répondait Quia quand l'autre disait Cur;
Les grottes rayonnaient, et, dans le clair-obscur,
On. voyait les bras nus et les gorges de marbre
Des déesses riant parmi les branches d'arbre,
Pendant que des marquis en manteaux espagnols
Leur lisaient des sonnets sifflés des rossignols.

XXVIII Seul dans tes grands bois modifier



Seul dans tes grands bois, seul dans tes grandes pensées,
Tu marches, et les vents, les feuilles balancées,
Les sources, les oiseaux t'approchent sans effroi,
Les vieux arbres pensifs dont l'ombre emplit la cime,
Chantent autour de toi le même hymne sublime
Que ton âme, ô rêveur, chante au dedans de toi!

XXIX CE QUE C'EST QUE DE SORTIR EN EMPORTANT UN NUMÉRO DU CONSTITUTIONNEL



Il fait beau, l'air est pur; le ciel est d'un bleu tendre;
A bas l'hiver. Géronte, adieu; bonjour, Clitandre,
Je ne me le fais pas dire deux fois, l'été
Nous appelle, et l'idylle est mise en liberté;
Ah! je profiterai, certes, de l'ouverture
Des portes, puisque avril nous livre la nature,
Et puisque le printemps nous invite à venir
Entendre les chevaux de l'aurore hennir.
Mon programme est ceci: là-haut des voix divines;
Les fleurs prendront des airs penchés dans les ravines;
Lalagé se mettra des roses sur le front,
Et rira; les rayons des deux sexes pourront
Se mêler; le gazon sera sans pruderie;
Les bois murmureront Ici l'on se marie;
Et l'arbre aura tant d'ombre-et les coeurs tant de feu
Qu'on ne trouvera pas un seul défaut à Dieu;
Pan nous laissera voir sa grande âme attendrie;
La nature sera pleine de rêverie;
Rien ne se gênerà pour vivre et pour aimer;
Par des, chuchotements on s'entendra nommer,
Et l'on croira qu'au fond les oiseaux nous connaissent;
Les cieux,-les eaux; les prés où les églogues naissent,
Seront presque aussi beaux qu'un décor d'opéra
Les papillons feront tout ce qui leur plaira;
Les nids échangeront-tout bas et sous les branches
De libres questions et des réponses franches,


Et je respirerai l'odeur-des liserons,
Et l'ombre sera tiède, et nous mépriserons
Ensemble au fond des bois, ô nymphes de Sicile,
Barbey d'Aurevilly; l'effroyable imbécile.

8 mai.

XXX Seul au fond d'un désert,


Seul au fond d'un désert, avez-vous quelquefois
Entendit des éclats de rire dans les bois?
Avez-vous fui, baigné d'une sueur glacée?
Et, plongeant à demi l'oeil de votre pensée
Dans ce monde inconnu d'où sort la vision,
Avez-vous médité sur la création
Pleine, en ses profondeurs étranges et terribles,
Du noir fourmillement des choses invisibles

7 juillet 1846.

XXXI Cette création,



Cette création, t'a semblée immortelle,
Meurt; mais comment naît-elle? et comment finit-elle?
Oh! quel-oeil sombre a vu des mondes expirer?
Vers le cloaque noir qui doit les engouffrer
Ils voguent presque éteints, ils descendent; ils roulent;
Des flots d'éternité sur leurs orbes s'écroulent;
Et l'agonie affreuse en ses exhalaisons
Engloutit lentement leurs vagues horizons;
Ils passent effrayants dans des lueurs livides;
Ils semblent, dans l'horreur des immensités vides,
Des coques de vaisseaux monstrueux dérivant
Sous on ne sait quel fauve et lamentable vent,
Des crânes de géants, des têtes foudroyées;
Leurs-sinistres rondeurs flottent, demi-noyées;
L'impulsion qui prend ce qui n'est plus vivant
Et qui chasse la larve et la cendre en avant,
Pousse vers le néant ces tragiques masures;
Ils perdent, comme on perd le sang par ses blessures,
Les éléments de l'être en dissolution;
La mort blême sur eux plane, sombre alcyon;
Et, dans l'obscurité qui, sous l'immense brume,
Les couvre de sa noire et formidable écume,
Comme des naufragés qui de l'esquif profond,
Pâles, l'un après l'autre, à la nage s'en vont,
Le temps, le jour, l'espace, et la forme, et le nombre,
Quittent lugubrement ces épaves de l'ombre.

XXXII Ne vous croyez ni grand, modifier



Ne vous croyez ni grand, ni petit! Contemplez.
Asseyez-vous le soir sous les cieux étoilés,
Sur le penchant d'un mont, près de la mer profonde.
Voyez s'évanouir les écumes sur l'onde;
Voyez sortir des flots les constellations;
Regardez trembler l'algue et fuir les alcyons;
Écoutez les bruits sourds qu'on entend dans cette ombre;

De vos ans écoulés rappelez-vous le nombre;
Laissez votre âme, en deuil de la fuite des jours,
Se fondre au souvenir de vos jeunes amours;

Pleurez, tandis que l'eau murmure sur la grève;
Et puis, songez à Dieu, qui regarde et qui rêve,
Toujours clément, toujours penché, toujours veillant,

À Dieu qui du même oeil égal et bienveillant
Voit la comète ouvrant sa flamboyante queue,
Et l'humble oiseau perdu dans l'immensité bleue.

28 juillet 1846.

XXXIII Dans les ravins



Dans les ravins la route oblique
Fuit -Il voit luire au-dessus d'eux
Le ciel sinistre et métallique
A travers des arbres hideux.

Des êtres rôdent sur les rives;
Le nénuphar nocturne éclôt;
Des agitations furtives
Troublent l'herbe, rident le flot.

Les larges estompes de l'ombre,
Mêlant les lueurs et les eaux,
Ébauchent dans la plaine sombre
L'aspect monstrueux du chaos.

Voici que les spectres se dressent.
D'où sortent-ils? que veulent-ils?
Dieu! de toutes parts apparaissent
Toutes sortes d'affreux profils!

Il marche. Les heures sont lentes.
Il voit là-haut tout en marchant
S'allumer ces pourpres sanglantes,
Splendeurs lugubr`es du couchant.

Au loin, une cloche, une enclume,
Jettent-dans l'air leurs faibles coups.
A ses pieds flotte. dans la brume
Le paysage immense et doux.


Tout s'éteint. L'horizon recule.
Il regarde en ce lointain noir
Se former dans le crépuscule
Les vagues ,figures du soir.

La plaine, qu'une brise effleure,
Ajoute, ouverte au. vent des nuits,
A la solennité de l'heure
L'apaisement de tous les bruits. -

À peine, ténébreux murmures,
Entend-on, dans l'espace mort,
Les palpitations obscures
De ce qui veillé quand tout dort.

Les broussailles, les grès, les ormes,
Le vieux saule, le pan de mur,
 
Deviennent les contours difformes
De je ne sais quel monde obscur.

L'insecte aux nocturnes élytres
Imite le cri des sabbats.
Les étangs sont comme des vitres
Par où l'on voit le ciel d'en bas.

Par degrés, monts, forêts, cieux, terre,
Tout prend l'aspect terrible et grand
D'un monde entrant dans un mystère,
D'un navire dans l'ombre entrant.

XXXIV NUIT modifier



Le ciel d'étain au ciel de cuivre
Succède. La nuit fait un pas.
Les choses de l'ombre vont vivre.
Les arbres se parlent tout bas.

Le vent, soufflant des empyrées,
Fait frissonner dans l'onde où luit
Le drap d'or des claires soirées,
Les sombres moires de la nuit.

Puis la nuit fait un pas encore.
Tout à l'heure, tout écoutait.
Maintenant nul bruit n'ose éclore;
Tout s'enfuit, se cache et se tait.

Tout ce qui vit, existe ou pense,
Regarde avec anxiété
S'avancer ce sombre silence
Dans cette sombre immensité.

C'est l'heure où toute créature
Sent distinctement dans les cieux,
Dans la grande étendue obscure
Le grand Être mystérieux!


II

Dans ses réflexions profondes,
Ce Dieu qui détruit en créant,
Que pense-t-il de tous ces mondes
Qui vont du chaos au néant?

Est-ce à nous qu'il prête l'oreille?
Est-ce aux anges? Est-ce aux démons?
A quoi songe-t-il, lui qui veille
A l'heure trouble où nous dormons?

Que de soleils, spectres sublimes,
Que d'astres à l'orbe éclatant,
Que de mondes dans ces abîmes
Dont peut-être il n'est pas content!

Ainsi que des monstres énormes
Dans l'océan illimité,
Que de créations difformes
Roulent dans cette obscurité!

L'univers, où sa, sève coule,
Mérite-t-il de le fixer?
Ne va-t-il pas briser ce moule,
Tout jeter, et recommencer?

III

Nul asile que la prière!
Cette heure sombre nous fait voir
La création tout entière
Comme un grand édifice n

oir!

Quand flottent les ombres glacées,
Quand l'azur s'éclipse à nos yeux,
Ce sont d'effrayantes pensées
Que celles qui viennent des cieux!

Oh! la nuit muette et livide
Fait vibrer quelque chose en nous!
Pourquoi cherche-t-on dans le vide?
Pourquoi tombe-t-on à genoux?

Quelle est cette secrète fibre?
D'où vient que, sous ce. morne effroi,
Le moineau ne se sent plus libre,
Le lion ne se sent plus roi?
 
Questions dans l'ombre enfouies!
Au fond du ciel de deuil couvert,
Dans ces profondeurs inouïes
Où l'âme plonge, où l'oeil se perd,

Que se passe-t-il de terrible
Qui fait que l'homme, esprit banni,
A peur de votre calme horrible,
O ténèbres de l'infini?

20 mars 1846.

XXXV modifier


L'aube est moins claire, l'air moins chaud, le ciel moins pur ;
Le soir brumeux ternit les astres de l'azur.
Les longs jours sont passés ; les mois charmants finissent.
Hélas ! voici déjà les arbres qui jaunissent !
Comme le temps s'en va d'un pas précipité !
Il semble que nos yeux, qu'éblouissait l'été,
Ont à peine eu le temps de voir les feuilles vertes.

Pour qui vit comme moi les fenêtres ouvertes,
L'automne est triste avec sa bise et son brouillard,
Et l'été qui s'enfuit est un ami qui part.
Adieu, dit cette voix qui dans notre âme pleure,
Adieu, ciel bleu ! beau ciel qu'un souffle tiède effleure !
Voluptés du grand air, bruit d'ailes dans les bois,
Promenades, ravins pleins de lointaines voix,
Fleurs, bonheur innocent des âmes apaisées,
Adieu, rayonnements ! aubes ! chansons ! rosées !

Puis tout bas on ajoute : ô jours bénis et doux !
Hélas ! vous reviendrez! me retrouverez-vous ?

XXXVI modifier



L'espace est noir, l'onde est sombre ;
Là-bas, sur le gouffre obscur,
Brillent le phare dans l'ombre
Et l'étoile dans l'azur.

La nuit pose, pour la voile
Qu'emportent les vents d'avril,
Dans l'espoir sans fin l'étoile,
Le fanal sur le péril.

Deux flambeaux ! double mystère,
Triste ou providentiel !
L'un avertit de la terre,
Et l'autre avertit du ciel.

15 janvier 1855.

XXXVIIÔ poète! modifier


Ô poète! pourquoi tes stances favorites"
Marchent-elles toujours cueillant des marguerites,
Toujours des liserons et toujours des bleuets,
Et vont-elles s'asseoir au fond des bois muets
Laissant sur leurs pieds nus, lavés par les eaux pures,
Ruisseler les. cressons comme des chevelures?
Pourquoi toujours les champs et jamais les jardins?
D'où te viennent, rêveur, ces étranges dédains?
Loin dés buis rehaussant le sable des allées,
Loin du riant parterre aux touffes étoilées,
Bordé d'oeillets en foule empressés à s'ouvrir,
Pourquoi fuir, et pourquoi ne pas faire fleurir
Dans tes vers, où sourit l'heureux printemps qui t'aime,
Le blanc camélia, le jaune chrysanthème?

Et le poète dit: Nous y viendrons un jour.
Versez dans vos jardins plus de joie et d'amour.
La rêverie a peur des portes et des grilles.
La Liberté, parmi les socs et les faucilles,
Chante dans les prés-verts et rit sous le ciel bleu.
L'homme fait le jardin, les champs sont faits par Dieu.

19 juin 1839.

XXXVIII Dans cette ville où rien ne rit



Dans cette ville où rien ne rit et ne palpite,
Comme dans une femme aujourd'hui décrépite,
On sent que quelque chose, hélas! a disparu!
Les maisons ont un air fâché, rogue et bourru;
Les fenêtres, luisant d'un luisant de limace,
Semblent cligner des yeux et faire la grimace,
Et de chaque escalier et de chaque pignon,
Il sort je ne sais quoi de triste et de grognon.
Des portes à claveaux du temps de Loùis treize,
Des bonshommes de pierre avec pourpoint et fraise,
Des cours avec arceaux en anses de panier,
Force carreaux cassés, maint immonde grenier,
Des tours, de grands toits bleus sur des façades rouges,
Ce serait des palais si ce n'était des bouges.
Voilà ce qu'on rencontre à chaque pas, et puis
D'affreux enfants tout nus jouant au bord des puits.
Quelques arbres malsains, tout couverts de verrues,
Percent le long des murs le pavé dans les rues.
Les écriteaux sont pleins d'un gothique alphabet;
Les poteaux à lanterne ont un air de gibet;
Les vastes murs, les toits aigus, les girouettes,
Font sur le ciel brumeux de mornes silhouettes.
C'est surtout effrayant et lugubre le soir.
Le jour, les habitants sont rares. On croit voir
Partout le même vieux avec la même vieille.
Dans ces réduits vitrés en verres de bouteille,
Dans ces trous où jamais le, soleil n'arriva,
On entend bougonner le siècle qui s'en va.

XXXIX À DOS D'ÉLÉPHANT



Supposez Goliath mené par Myrmidon.
Le cornac est tout jeune et la bête est énorme.
Le palanquin tremblant par instant se déforme
Et vous cahote au point de vous estropier
Sous ses rideaux de cuir et son toit de papier.
Un monstre n'a pas moins de roulis qu'un navire;
Comme un vaisseau chancelle un éléphant chavire,
Et vous avez le mal de mer sur Béhémoth.
Le cornac, nain pensif, conseille à demi-mot
Le colosse, et le monstre écoute et ne se trompe
Sur rien, ni sur le gué qu'il sonde avec sa trompe,
Ni sur la route à suivre, et jamais l'éléphant
N'a peur, pourvu qu'il soit conduit par un enfant.

XL SOIR modifier



Ciel! un fourmillement emplit l'espace noir;
On entend l'invisible errer et se mouvoir;
Près de l'homme endormi tout vit dans les ténèbres.
Le crépuscule, plein de figures funèbres,
Soupire; au fond des bois le daim passe en rêvant;
A quelque être,ignoré qui flotte dans le ,vent
La pervenche. murmure, à voix basse: je t'aime!
La clochette bourdonne auprès du chrysanthème
Et lui dit: paysan, qu'as-tu donc à dormir?
Toute la plaine semble adorer et frémir.
L'élégant peuplier vers le saule difforme
S'incline; le buisson caresse l'antre; l'orme
Au sarment frissonnant tend ses-bras convulsifs;
Les nymphæas, pour plaire aux nénuphars pensifs,
Dressent hors du flot noir leurs blanches silhouettes;
Et voici que partout, pêle-mêle, muettes,
S'éveillent, au milieu des joncs ét des roseaux,
Regardant leur ,front pâle au bleu miroir des eaux,
Courbant leur tige, ouvrant leurs yeux, penchant leurs urnes,
Les roses des étangs, ces coquettes nocturnes 51
Des fleurs déesses font des lueurs dans, la nuit,
Et dans les prés, dans l'herbe où rampe un faible bruit,
Dans l'eau, dans. la, ruine informe et décrépite,
Tout un monde charmant et. sinistre palpite.
C'est que là-haut, au fond du ciel mystérieux,
Dans le.soir vaguement splendide et glorieux,
Vénus rayonne, pure, ineffable et sacrée,
Et, vision, remplit. d'amour l'ombre effarée.

6 mars 1854.

XLI UN DESSIN D'ALBERT-DORER



MINUIT

Le frêle esquif'sur la mer sombre
Sombre;
La foudre perce d'un éclair
L'air.
 
C'est minuit. L'eau gémit, le tremble
Tremble,
Et tout bruit dans le manoir
Noir;

Sur la tour inhospitalière;
Lierre,
Dans les fossés du haut donjon,
Jonc;

Dans les cours, dans les colossales
Salles,
Et dans les cloîtres du couvent,
Vent.

La cloche, de son aile attèinte;
Tinte;
Et son bruit -tremble en s'envolant,

Lent.

Le son qui dans l'air se disperse
Perce
La tombe où le mort inconnu,
Nu,

Épélant quelque obscur problème
Blême,
Tandis qu'au loin -le vent mugit;
Gît.

Tous se répandent dans les ombres,
Sombres,
Rois, reines, clercs; soudàrds, nonnains,
Nains.

La voix qu'ils élèvent ensemble
Semble
Le dernier soupir qu'un mourant
Rend.

Les ombres vont au clair de lune,
L'une
En mitre, et l'autre en chaperon
Rond.

Celle-ci qui roule un rosaire
Serre
Dans ses bras un. enfant tremblant,
Blanc.

Celle-là, voilée. et touchante,
Chante
Au bord d'un gouffre où le serpent

Pend.

D'autres, qui dans Pair.se promènent,
Mènent
Par. monts et vaux des palefrois,
Froids.

L'enfant mort, à la pâle joue,
Joue;
Le gnome grimace, et l'Esprit
Rit:

On dirait que le beffroi pleure;
L'heure
Semble dire en traînant son glas:
Las!

Enfant! retourne dans ta tombe!
Tombe
Sous le, pavé des corridors,
Dors!

L'enfer souillerait ta faiblesse.
Laisse
Ses banquets à tes envieux,
Vieux.

C'est aller -au sabbat trop jeune!
Jeûne,
Garde-toi de leurs jeux hideux,
D'eux!

Vois-tu dans la. sainte phalange
L'ange
Qui vient t'ouvrir le paradis,

,.Dis?

Ains la mort nous chasse et nous foule,
Foule
De héros petits et d'étroits
Rois.

Attilas, Césars, Cléopâtres,
Pâtres,
Vieillards narquois et jouvenceaux,
Sots,
 
Bons évêquesà charge d'âmes,
Dames,
Saints docteurs, lansquenets fougueux,
Gueux,
Nous serons un jour, barons, prêtres,
Reîtres,
Avec nos voeux et nos remords
Morts.
Pour moi, quand l'ange qui réclame
L'âme
Se viendra sur ma couche un soir
Seoir;

Alors, quand sous la pierre froide,
Roide;
Je ferai le somme de plomb,
Long;

Ô toi, qui dans mes fautes mêmes,
M'aimes,
Viens vite, si tu te souviens,

Viens
T'étendre à ma droite, endormie,
Mie;
Car on a froid dans le linceul,
Seul.

26 décembre 182 7.

XLII Qui donc mêle au néant de l'homme vicieux modifier



Qui donc mêle au néant de l'homme vicieux
Des vertus de la terre et des lueurs des cieux?
Flambant la nuit plein de ramée,
Ton âtre te ressemble, homme, énigme sans mot;
Les étincelles sont dans sa cendre, et, là-haut,
Les étoiles dans sa fumée.

XLIII O RUS? modifier



Laissons.les hommes noirs bâcler dans leur étable.
Des lois qui vont nous faire un bien épouvantable;
Allons-nous-en aux bois;
Allons-nous-en chez Dieu, dans les prés où l'on aime,
Près des lacs où l'on rêve, et ne sachons pas même
Si des gens. font des lois!

Oh! quand on.peut s'enfuir aux champs, dans le grand songe,
Dans les fleurs, sous les cieux, les hommes de mensonge,
Prêtres, despotes, rois,
Comme c'est peu de chose, et comme ces: maroufles
Sont des fantômes vite effacés dans les souffles,
Les rayons et les voix!

Laissons-les s'acharner à leur folle aventure.
Enfants, allons-nous-en là-haut, dans la nature.
Mai dore le ravin,
Tout rit, les papillons et leur douce poursuite
Passent, l'arbre est en fleur, venez, prenons la fuite
Dans cet oubli divin.
L'évanouissement des soucis de la terre
Est là; les champs. sont purs; là souriait Voltaire,
Là songeait Diderot;
On se sent rassuré par les parfums; les roses
Nous consolent, étant ignorantes des choses
Que l'homme connaît trop.


Là, rien ne s'interrompt, rien ne finit'd'éclore;
Le rosier respiré par Eve embaume encore
Nos deuils et nos amours; -
Et la pervenche est plus éternelle que Rome;
Car ce qui dure peu, monts-et forêts, c'est l'homme;
Les fleurs durent toujours.
La Pyramide après trois mille ans est ,ridée,
Le lys n'a pas un pli. -Ni la fleur, ni l'idée,
Ni le vrai, ni le beau,
N'expirent; Dieu refait sans cesse leur jeunesse;
La mort c'est l'aube, et c'est afin que tout renaisse
Que Dieu fit le tombeau.

Ô splendeur! ô douceur! l'étendue infinie
Est un balancement d'amour et d'harmonie;
 
Contemplons à genoux;
Une voix sort du ciel et dans nos fibres passe;
De là nos chants profonds; le rythme est dans l'espace
Et la lyre est en nous.
Venez, tous mes enfants, tous mes amis! les plaines,
Les lacs, les bois n'ont point de perfides haleines
Et de haineux reflux;
Venez; soyons un groupe errant dans la prairie,
Qui va dans l'ombre avec des mots de rêverie
Et ne sait même plus,

Tant il sent vivre en lui la nature immortelle,
Si la Chambre a quitté Pantin pour Bagatelle,
Versailles pour Saint-Cloud,
Et si le pape enfin daigne rougir la jupe
Du prêtre dont le nom commence comme dupe
Et finit comme loup.

27 mai 1875.

XLIV C'est l'hiver.



C'est l'hiver. Ô villes folles,
Dansez! Dans le bal béant
Tourbillonnent les paroles
De la joie et du néant.

L'homme flotte dans la voie
Où l'homme errant se perdit;
En bas le plaisir flamboie,
En haut l'amour resplendit.

Le plaisir, clarté hagarde
Du faux rire et des faux biens,
Dit au noir passant: Prends garde!
L'amour rayonne et dit: Viens! -

Ces deux lueurs, sur la lame
Guidant l'hydre et l'alcyon,
Nous éclairent; toute l'âme
Vogue à ce double rayon.

Mer!j'ai fui loin des Sodomes;
Je cherche tes grands tableaux;
Mais ne voit-on pas les hommes
Quand on regarde les flots?

Les spectacles de l'abîme
Ressemblent à ceux du cour;
Le vent est le fou sublime,
Le jonc est le-nain moqueur.


Comme un ami l'onde croule;
Sitôt que le jour s'enfuit
La mer n'est plus qu'une foule
Qui querellé dans la nuit;

Le désert de l'eau qui souffre
Est plein de cris et de voix,
Et parle dans tout le gouffre
A toute l'ombre à la fois.

Où donc est la clarté? Cieux, où donc est, la flamme?
Où. donc est 1a lumière éternelle de l'âme?.
Où donc est. le regard. joyeux..qui voit toujours?
Depuis qu'en proie aux deuils, aux luttes, aux amours,
Plaignant parfois l'heureux plus que le misérable,
Je traverse, pensif, la vie impénétrable,
J'ai sans cesse vu l'heure, en tournant pas à pas,
Teindre d'ébène et d'or les branches du compas.
Penché sur la nature, immense apocalypse,
Cherchant cette lueur qui. jamais ne s'éclipse,
Chaque fois que mon oeil s'ouvre après le sommeil,
Hélas! j'ai toujours vu, riant, vainqueur, vermeil,
De derrière la cime et les pentes sans nombre
Et les blêmes versants de la montagne. d'ombre,
Le bleu matin surgir, -disant : Aimez! vivez!
Et rouler devant lui de ,ses deux bras levés -
L'obscurité, bloc triste aux épaisseurs funèbres;
Et, le soir,. j'ai ,toujours, sous le roc des ténèbres,
Tas monstrueux de brume où nul regard ne luit,
Vu retomber le jour, Sisyphe de la nuit. -

7 janvier 1855.


Que dit-il? Dieu seul recueille
Ce blasphème ou ce sanglot;
Dieu seul répond à la feuille,
Et Dieu seul réplique au flot.

XLVI UNITÉ modifier



Veux-tu te figurer le monde?
Coupe un tronc d'arbre dans -les bois.
L'aubier sur sa surface ronde
Offre cent sphères à la fois.
L'oeil peut retrouver chaque orbite
Que la planète d'or habite
Dans les cercles du bois vermeil;
La sève erre en leur zone obscure
Comme Mars, Vénus et Mercure;
Le noeud du centre est le soleil.

XLVII Ô champs mystérieux! modifier


Ô champs mystérieux! Vallons! Eden visible!
Je suis doux comme vous et comme vous paisible!
Oiseaux! j'ai quelque peine à rappeler parfois
Mes strophes qui s'en vont avec vous dans les bois!
Nature! de vos chants ma chanson se compose,
Et je suis votre écho si je suis quelque chose.
Car j'inonde mon âme et mon vers attristé
De votre rêverie et de votre beauté,
J'admire, -et m'emplissant de vos douéeurs secrètes
Je fais ce que je suis avec ce que vous êtes!

XLVIII ARRIVÉE modifier



On arrête. Un falot flambe aux pieds d'une Vierge.
C'est là. -Le voyageur aspire à des draps blancs;
Le cocher cogne, et jure, et crie: Hé, dans l'auberge!
Et le silencé noir s'emplit de chiens hurlants.

L'hôte arrive en chemise avec une pantoufle;
La porte ouvre un battant et l'hôtesse ouvre un oeil;
La chandelle frissonne, et, dans le vent qui souffle,
La servante aux yeux ronds s'effare sur le seuil.

XLIX Chacun choisit un homme, modifier



 
Chacun choisit un homme, et moi j'ai choisi Dieu!
Oui, j'ai, pour l'expliquer à la foule muette,
Pris le plus grand poème et le plus grand poète!
Je ne lis pas du grec ni du latin; je lis
Les horizons brumeux, les soirs doux et pâlis,
Le ciel bleu, le lac sombre où l'étoile se mire;
Je déchiffre le cœur de l'homme, le sourire,
Le soupir, le regard, la voix que nous aimons,
Puis et toujours, les champs, les forêts et les monts,
Et dans mon œuvre grave et parfois solennelle,
Je traduis la nature, épopée éternelle.