Tout est bien qui finit bien (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Tout est bien qui finit bien
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
tome VI : Les comédies de l’amour
Paris, Pagnerre, 1869
p. 191-322
La Sauvage apprivoisée Peines d’amour perdues


TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN (23)



PERSONNAGES :
LE ROI DE FRANCE.
LE DUC DE FLORENCE.
BERTRAND, comte de Roussillon.
LAFEU, vieux seigneur.
PAROLES, confident de Bertrand.
LE CLOWN.
SEIGNEUR FRANÇAIS, au service du duc de Florence.
UN INTENDANT.
UN PAGE.
courtisans, officiers, soldats.
LA COMTESSE DE ROUSSILLON, mère de Bertrand.
HÉLÈNE, protégée de la Comtesse.
UNE VIEILLE VEUVE, de Florence.
DIANA, fille de la veuve.
VIOLENTA,
MARIANA,
amies de la veuve.


La scène est tantôt en France, tantôt en Toscane.

SCÈNE I.
[Dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent Bertrand, la comtesse de Roussillon, Hélène et Lafeu, tous en deuil.
LA COMTESSE.

En me séparant de mon fils, j’enterre un second mari.

BERTRAND.

Et moi, en partant, madame, je pleure de nouveau la mort de mon père ; mais je dois obéir au commandement du personnage auguste dont je suis pour le moment le pupille et pour toujours le sujet.

LAFEU.

Dans le roi vous trouverez un époux, madame, et vous, monsieur, un père. Celui dont la bonté a été de tout temps universelle, doit nécessairement conserver cette vertu pour vous, dont le mérite attirerait la bienveillance là où elle fait défaut, bien loin de l’éloigner là où elle abonde.

LA COMTESSE.

Y a-t-il espoir que le roi se rétablisse ?

LAFEU.

Il a congédié ses médecins, madame, après avoir, sous leur direction, épuisé le temps en espérance, sans recueillir de leurs soins d’autre avantage que la perte de toute espérance avec le temps.

LA COMTESSE, montrant Hélène.

Cette jeune dame avait un père… oh ! avait ! quel triste souvenir éveille ce mot !… chez qui la science était presque égale à la probité ; si elle l’avait été tout à fait, il aurait rendu la nature immortelle, et la mort, faute d’ouvrage, aurait eu vacance. Plût à Dieu que, pour le salut du roi, il fût encore vivant ! Je crois que la maladie du roi serait déjà morte.

LAFEU.

Comment appelez-vous l’homme dont vous parlez, madame !

LA COMTESSE.

Il était fameux, messire, dans sa profession, et il l’était à bien juste titre : Gérard de Narbonne !

LAFEU.

En effet, madame c’était un homme supérieur ; le roi parlait de lui tout récemment avec une admiration et un regret profonds ; grâce à son talent, il vivrait encore, si la science pouvait s’opposer à la mortalité.

BERTRAND.

Quel est le mal, mon bon seigneur, qui fait languir le roi ?

LAFEU.

Une fistule, monseigneur.

BERTRAND.

C’est la première fois que j’en entends parler.

LAFEU.

La chose n’est que trop notoire… Est-ce que cette dame est la fille de Gérard de Narbonne ?

LA COMTESSE.

Son unique enfant, monseigneur, et il l’a léguée à mes soins. J’attends d’elle le bel avenir que son éducation promet : elle hérite de dispositions qui embellissent les plus belles qualités ; car là où les talents s’allient à une âme déshonnête, ils deviennent des dons déplorables, ils ne sont plus que des vertus traîtresses, mais, en elle, ils sont rehaussés par la candeur ; elle a une loyauté naturelle qui achève son mérite.

LAFEU.

Vos éloges, madame, tirent d’elles des larmes.

LA COMTESSE.

Cette eau amère est la meilleure dont une jeune fille puisse assaisonner l’éloge reçu par elle… Le souvenir de son père n’approche jamais de son cœur sans que la tyrannie du chagrin retire à ses joues les couleurs de la vie. Assez, Hélène, allons, assez ; on pourrait croire que vous faites paraître plus de douleur que vous n’en éprouvez.

HÉLÈNE.

Si je fais paraître la douleur, c’est que je l’éprouve.

LAFEU.

Une affliction modérée est une dette envers les morts ; une douleur excessive est l’ennemie des vivants.

LA COMTESSE.

Si les vivants combattent résolument la douleur, elle meurt vite de son excès même.

LAFEU.

Comment faut-il entendre cela ?

BERTRAND.

Madame, j’implore vos saintes prières.

LA COMTESSE.

— Sois béni, Bertrand ! et sois le successeur de ton père — par tes actes, comme tes traits ! que ta race et ta vertu — se disputent l’empire en toi, et que ta bonne grâce — égale ta naissance. Aime chacun, fie-toi à peu, — ne fais tort à personne. Arme-toi contre ton ennemi — plutôt de menace que de violence, et garde ton ami — sous la clef de ta propre vie ; qu’on te reproche de te taire, jamais de parler ! Puissent toutes les grâces nouvelles — que le ciel voudra t’accorder ou que mes prières pourront lui arracher — pleuvoir sur ta tête ! Adieu !…

À Lafeu.

Monseigneur, — c’est un courtisan tout novice ; mon bon seigneur, — donnez-lui vos conseils.

LAFEU.

Il peut attendre les meilleurs — de mon dévouement pour lui.

LA COMTESSE.

Le ciel le bénisse !… Adieu, Bertrand. —

Elle sort.
BERTRAND, à Hélène.

Puissent les meilleurs souhaits que peut forger votre pensée se laisser atteindre par vous ! Soyez la consolation de ma mère, votre maîtresse, et prenez grand soin d’elle.

LAFEU.

Adieu, jolie dame, c’est à vous de soutenir le renom de votre père.

Bertrand et Lafeu sortent.
HÉLÈNE, seule.

— Oh ! s’il ne s’agissait que de cela !… Je ne pense pas à mon père, — et d’augustes larmes ont fait plus d’honneur à sa mémoire — que toutes celles que j’ai versées. Comment était-il ? — je l’ai oublié ; mon imagination — ne conserve d’autre image de celle de Bertrand. — Je suis perdue ! Non, il n’y a plus d’existence possible, — si Bertrand est loin de moi. Autant vaudrait — pour moi aimer quelque astre splendide — et songer à l’épouser : il est tellement au-dessus de moi ! — C’est tout au plus à la lumière oblique de ses brillants rayons, — ce n’est pas à sa sphère que je puis aspirer !… — L’ambition de mon amour en est le supplice : — La biche qui voudrait s’unir à un lion — est condamnée à mourir d’amour. C’était si charmant, quoique si douloureux, — de le voir à toute heure et d’être assise à peindre — ses sourcils arqués, son œil d’aigle, ses cheveux bouclés — sur le tableau de mon cœur, de mon cœur trop avide, — de chaque ligne, de chaque trait de son adorable visage ! Mais maintenant il est parti, et ma passion idolâtre n’a plus qu’à sanctifier ses reliques… Qui vient ici ?

Entre Paroles.
HÉLÈNE.

— C’est un homme de sa suite ; je l’aime à cause de lui, — et pourtant je le connais pour un insigne menteur, — je le connais pour un sot presque complet, pour un couard achevé : — mais ces défauts invétérés lui vont si bien — qu’on leur fait bon accueil, tandis que la vertu est, jusque dans ses os d’acier, transie par le vent glacial ; c’est ainsi que souvent nous voyons — le mérite indigent servir la fastueuse bêtise.

PAROLES.

Dieu vous garde, belle reine !

HÉLÈNE.

Et vous aussi, monarque !

PAROLES.

Monarque ? non.

HÉLÈNE.

Reine ? pas davantage.

PAROLES.

Étiez-vous à méditer sur la virginité ?

HÉLÈNE.

Oui. Vous avez un vernis de soldat. Laissez-moi vous faire une question. L’homme est l’ennemi de la virginité : comment pourrions-nous la barricader contre lui ?

PAROLES.

Tenez-le à distance.

HÉLÈNE.

Oui, mais il revient à l’assaut ; et, toute vaillante qu’elle est dans la défense, notre virginité est faible. Révélez-nous donc quelque puissant moyen de résistance.

PAROLES.

Il n’y en a pas ; l’homme, une fois établi devant vous, fera jouer la mine et vous fera sauter.

HÉLÈNE.

Le ciel préserve notre virginité des mines et des explosions ! N’y a-t-il pas quelque stratagème militaire grâce auquel les vierges puissent faire sauter les hommes ?

PAROLES.

La virginité une fois à bas, l’homme n’en sera que plus vite en l’air ; mais, morbleu, quand il retombera à son tour par la brèche que vous aurez ouverte vous-même, vous aurez perdu votre cité. Dans la république de la nature, c’est chose impolitique de préserver la virginité. La perte de la virginité fait la richesse nationale. Jamais vierge ne serait née, s’il n’y avait pas eu d’abord une virginité perdue. Le métal dont vous êtes faite est celui dont on fait les vierges. La virginité, en se perdant, peut se retrouver jusqu’à dix fois ; la conserver, c’est la perdre pour toujours. C’est une compagne trop froide : défaites-vous-en.

HÉLÈNE.

Je veux attendre encore un peu, dussé-je m’exposer à mourir vierge.

PAROLES.

Il n’y a pas grand’chose à dire en sa faveur, elle est contraire à la loi de nature. Parler à l’éloge de la virginité, c’est accuser votre mère : ce qui est la plus flagrante irrévérence. Autant se pendre que mourir vierge : la virginité se suicide ; elle devrait être enterrée sur les grands chemins, loin de toute terre sainte, comme coupable envers la nature d’un attentat désespéré. La virginité engendre les vers, comme le fromage ; elle se consume jusqu’à la dernière rognure et meurt ainsi à force de rassasier son propre appétit. En outre, la virginité est morose, arrogante, vaine, pleine d’égoïsme, péché le plus expressément défendu par les canons. Ne la gardez pas ; vous ne pouvez que perdre avec elle. Délivrez-vous-en ; dans dix ans elle sera décuplée, ce qui est un fort bel intérêt ; et le principal lui-même n’en vaudra guère moins. Défaites-vous-en.

HÉLÈNE.

Que faut-il faire, messire, pour la perdre à son goût ?

PAROLES.

Voyons… morbleu ! on ne peut que mal choisir ; il faut toujours favoriser ce qui ne lui est point favorable… C’est une marchandise qui perd son lustre en magasin ; plus on la garde, moins elle vaut ; débarrassez-vous-en, tandis qu’elle est encore vendable ; profitez du temps où elle est recherchée. La virginité, semblable à un vieux courtisan, porte une toque qui n’est plus de mise ; elle a une parure riche, mais passée de mode, comme ces broches et ces cure-dents qui sont hors d’usage à présent. Une datte mûre fait mieux dans un gâteau ou dans un potage que sur votre figure ; et votre virginité, votre vieille virginité, est comme une de nos poires flétries, laide à voir, sèche au goût ; morbleu ! c’est une poire flétrie, elle était bonne autrefois ; mais à présent, morbleu ! c’est une poire flétrie. Qu’en voulez-vous faire ?

HÉLÈNE.

Je ne veux encore rien faire de ma virginité… — Là-bas, à la cour, votre maître n’aura qu’à choisir entre mille ; — il trouvera quelque maîtresse qui sera pour lui une mère et une amie, — et qu’il appellera son phénix, son capitaine et son ennemie, — son guide, sa déesse, sa souveraine, sa conseillère, sa traîtresse, sa bien-aimée, — son humble ambition, sa fière humiliation, — sa mélodie discordante et son harmonieux désaccord, — sa religion et sa douce perdition ; à qui il prodiguera enfin — les mille petits noms charmants et passionnés — que gazouille l’aveugle Cupidon ! Alors il sera… — Je ne sais ce qu’il sera… Dieu lui soit en aide ! — La cour est une instructive école ; et c’est un homme, lui…

PAROLES.

— Quel homme est-ce ? voyons.

HÉLÈNE.

Un homme à qui je veux du bien. Le malheur est…

PAROLES.

Quel est le malheur ?

HÉLÈNE.

— C’est que nos vœux n’aient pas un corps — qui les rende palpables ! En sorte que nous autres, pauvres créatures, — à qui notre humble étoile ne permet que les souhaits, — nous puissions en faire sentir l’efficacité à nos amis — et manifester des pensées qui, renfermées en nous, — ne nous attirent aucune reconnaissance ! —

Entre un Page.
LE PAGE.

Monsieur Paroles, monseigneur vous appelle.

Le page sort.
PAROLES.

Adieu, petite Hélène ; si je puis me souvenir de toi, je penserai à toi, à la cour.

HÉLÈNE.

Monsieur Paroles, vous êtes né sous une constellation charitable.

PAROLES.

Moi ? sous celle de Mars.

HÉLÈNE.

C’est ce que je crois justement, sous celle de Mars.

PAROLES.

Pourquoi sous celle de Mars ?

HÉLÈNE.

Les guerres vous ont tant surmené, que vous devez être né sous la constellation de Mars.

PAROLES.

Dans sa prédominance.

HÉLÈNE.

Plutôt, je crois, dans son mouvement rétrograde.

PAROLES.

Pourquoi le croyez-vous ?

HÉLÈNE.

Vous savez si bien rétrograder en combattant.

PAROLES.

C’est pour en prendre avantage.

HÉLÈNE.

C’est aussi pour notre avantage que nous fuyons, quand la peur nous promet le salut. Toutefois ce mélange de valeur et de peur qui est en vous est une vertu ailée qui sans doute vous rendra longtemps des services.

PAROLES.

Je suis tellement préoccupé d’affaires que je ne puis te répondre d’une manière piquante. Je reviendrai courtisan parfait, et alors mes leçons naturaliseront chez toi toute ma science, pour peu que tu sois capable de comprendre les conseils d’un courtisan et de saisir les avis que je te jetterai. Autrement, tu dépériras dans une existence ingrate et ton ignorance te perdra. Adieu. Quand tu en auras le loisir, dis tes prières ; quand tu ne l’auras pas, souviens-toi de tes amis, procure-toi un bon mari, et traite-le comme il te traitera ; sur ce, adieu.

Il sort.
HÉLÈNE.

— Souvent, nous avons en nous les remèdes — que nous attendons du ciel. Les destins d’en haut — nous laissent une libre carrière ; ils ne retardent — nos projets, que lorsque nous sommes nous-mêmes inertes. — Quelle est la puissance qui élève mon amour si haut, — et me fait apercevoir ce dont ma vue ne peut se rassasier ? — Souvent les êtres les plus éloignés par la fortune, la nature les rapproche pour les réunir dans le baiser d’une sympathie native. — Les entreprises extraordinaires sont impossibles à ceux — qui en mesurent les difficultés d’après le sens commun et qui s’imaginent — que ce qui n’a pas été ne saurait être. Quelle est celle qui, après avoir fait tous ses efforts — pour prouver son mérite, a échoué dans ses amours ? — La maladie du roi !… Mon projet peut tromper mon espoir ; mais ma résolution est fixée, elle ne m’abandonnera pas.

Elle sort.

SCÈNE II.
[Paris. Dans le palais du roi.]
Fanfare. Entre le Roi de Françe, tenant des lettres à la main et suivi des Seigneurs et des Gentilshommes de sa cour.
LE ROI.

— Les Florentins et les Siennois sont aux prises ; — ils ont combattu avec des chances égales et continuent — une guerre acharnée.

PREMIER SEIGNEUR.

C’est ce qu’on dit, Sire.

LE ROI.

— Et c’est fort croyable. Nous recevons ici la confirmation de cette nouvelle dans une lettre de notre cousin d’Autriche — qui nous avertit que les Florentins vont implorer de nous — de prompts secours. Cet ami si cher — prévient leur demande et semble — désirer de nous un refus,

PREMIER SEIGNEUR.

Son dévouement et sa sagesse, — tant de fois éprouvés par Votre Majesté, réclament de votre part la plus ample considération.

LE ROI.

Il a donné des armes à notre réponse, et Florence est refusée avant d’avoir même demandé. Toutefois, si, parmi nos gentilshommes, il en est qui désirent prendre — du service en Toscane, ils peuvent à leur gré — se ranger d’un côté ou de l’autre.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Cela pourra fort bien servir — d’école à notre noblesse que fait languir le — désir d’action et d’exploits.

LE ROI.

Oui vient ici ?

Entrent Lafeu, Bertrand et Paroles.
PREMIER SEIGNEUR.

— Mon bon Seigneur, c’est le comte de Roussillon, — le jeune Bertrand.

LE ROI, à Bertrand.

Jouvenceau, tu portes la mine de ton père ; — la nature libérale, plus zélée que pressée, — t’a soigneusement formé. Puisses-tu hériter — aussi des qualités morales de ton père ? Sois le bienvenu à Paris.

BERTRAND.

— Mes remercîments et mes hommages à Votre Majesté !

LE ROI.

— Ah ! si j’avais encore la même vigueur de santé — qu’au temps où ton père et moi-même nous fîmes en amis nos premières armes ! Il prit une large part — aux campagnes du temps, et il était — l’élève des plus braves ; il se soutint longtemps ; — mais enfin l’horrible vieillesse se saisit de nous — et épuisa notre activité. Cela me soulage — de parler de votre bon père. Dans sa jeunesse — il avait toute la verve que je puis observer — aujourd’hui dans nos jeunes seigneurs ; mais ceux-ci peuvent plaisanter à leur aise, — leurs railleries ignorées retomberont sur eux-mêmes de tout leur poids, — tant que leur frivolité ne sera pas couverte par une gloire égale à la sienne. — Courtisan achevé, il n’avait ni dédain ni amertume — dans son orgueil et dans son ironie ; ou s’il en avait, — ce n’était qu’après une provocation d’un de ses égaux. Son honneur — horloge de lui-même, lui indiquait la minute exacte — où il devait parler, et sa langue obéissait ponctuellement — au signal. Ceux qui étaient au-dessous de lui, — il les traitait comme des créatures d’un rang supérieur ; — il abaissait sa grandeur éminente à leur humble niveau, — les rendant fiers de son humilité — et s’humiliant devant les pauvres éloges. Voilà l’homme qui — devrait être le modèle de notre jeunesse ; — un tel exemple, bien suivi, lui prouverait que jusqu’ici — elle n’a fait que rétrograder.

BERTRAND.

Sire, son souvenir — est inscrit plus richement dans votre pensée que sur sa tombe ; — et son épitaphe est moins à sa gloire — que votre royal éloge.

LE ROI.

— Ah ! que ne suis-je avec lui ! Il avait coutume de dire… — (il me semble l’entendre encore ; il ne dispersait pas — ses sages paroles dans l’oreille, il les y greffait — pour y grandir et porter fruit) : Que je cesse de vivre… — ainsi intervenait souvent sa douce mélancolie — au dénoûment et à la suite de quelque plaisanterie… — Que je cesse de vivre, disait-il, — quand ma lampe n’aura plus d’huile, plutôt que de servir de lumignon à ces jeunes générations dont l’intelligence — dédaigne tout ce qui n’est pas nouveau, dont le jugement — se borne à engendrer une toilette, et dont la constance — expire avant la mode adoptée par elles ! Tel était son souhait ; — après et d’après lui, tel est aussi le mien. — Puisque je ne puis plus rapporter ni miel ni cire à la ruche, — il est grand temps que j’en sois emporté — pour faire place à d’autres travailleurs.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Vous êtes aimé, Sire ; — et les plus récalcitrants seraient les premiers à vous regretter.

LE ROI.

— Je remplis une place, je le sais… Combien de temps y a-t-il, comte, — que le médecin de votre père est mort ? Il était bien renommé !

BERTRAND.

Il y a quelque six mois, Monseigneur.

LE ROI.

S’il était vivant, j’essayerais encore de lui… — Prêtez-moi un bras… Les autres médecins m’ont — épuisé à force de remèdes… Désormais la nature et la maladie — peuvent se débattre à leur aise. Soyez le bienvenu, comte, — mon fils ne m’est pas plus cher !

BERTRAND.

Je rends grâce à Votre Majesté. —

Ils sortent. Fanfare.

SCÈNE III.
[Dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent la Comtesse, l’Intendant et le Clown.
LA COMTESSE.

Maintenant je vous écoute : que dites-vous de cette jeune dame ?

L’INTENDANT.

Madame, je souhaite que le besoin que j’ai toujours pris de satisfaire vos désirs soit noté dans le journal de mes services passés ; car nous blessons notre modestie et nous ternissons l’éclat de nos mérites en les publiant nous-mêmes.

LA COMTESSE, se tournant vers le clown.

Que fait ici ce maraud ? Décampez, drôle ; les plaintes qui me sont parvenues sur vous, je veux bien ne pas les croire, mais c’est aveuglement de ma part, car, je le sais, vous êtes assez fou pour avoir voulu commettre et assez habile pour avoir accompli toutes ces coquineries.

LE CLOWN.

Vous n’ignorez pas, madame, que je suis un pauvre hère.

LA COMTESSE.

C’est bon, monsieur.

LE CLOWN.

Non, madame, il n’est pas bon que je sois pauvre, quoique la plupart des riches soient damnés. Mais, si Votre Excellence daigne m’autoriser à me mettre en ménage, la femme Isabeau et moi, nous ferons comme nous pourrons.

LA COMTESSE.

Tu veux donc devenir un mendiant ?

LE CLOWN.

Je mendie seulement votre autorisation dans cette affaire.

LA COMTESSE.

Dans quelle affaire ?

LE CLOWN.

L’affaire d’Isabeau et la mienne. Service n’est pas héritage ; et je crois bien que je n’obtiendrai jamais la bénédiction de Dieu avant d’avoir une progéniture de mon corps ; car, comme on dit, les poupons sont bénédiction.

LA COMTESSE.

Dis-moi la raison pour vouloir te marier.

LE CLOWN.

Mon pauvre corps l’exige, madame ; je suis entraîné par la chair ; et il faut marcher quand le diable nous entraîne.

LA COMTESSE.

Sont-ce là toutes les raisons de Votre Révérence ?

LE CLOWN.

À dire vrai, madame, j’ai d’autres raisons telles quelles, des raisons de piété.

LA COMTESSE.

Le monde peut-il les connaître ?

LE CLOWN.

J’ai été, madame, une créature perverse, comme vous et tous ceux qui sont de chair et de sang ; et, en vérité, je me marie pour pouvoir me repentir…

LA COMTESSE.

De ton mariage bien plutôt que de ta perversité.

LE CLOWN.

Je n’ai plus d’amis, madame, et j’espère en avoir par ma femme.

LA COMTESSE.

Drôle ! ces amis-là sont des ennemis.

LE CLOWN.

Vous en jugez à la légère, madame. Ce sont des amis, et de grands amis ! Car ces coquins-là viennent faire pour moi ce dont je suis las ! Celui qui laboure ma terre épargne mon attelage et me laisse recueillir la récolte ; s’il me fait cocu, je le fais ma bête de somme. Celui qui console ma femme soigne ma chair et mon sang ; celui qui soigne ma chair et mon sang, aime ma chair et mon sang ; celui qui aime ma chair et mon sang, est mon ami : ergo, celui qui baise ma femme est mon ami. Si les hommes pouvaient se résigner à être ce qu’ils sont, il n’y aurait rien à craindre dans le mariage. En effet, le jeune Charbon le puritain et le vieux Poysam le papiste, tout différents que sont leurs cœurs en religion, ont la tête pareille. Ils peuvent croiser leurs cornes aussi bien que tous les cerfs du troupeau.

LA COMTESSE.

Tu seras donc toujours mauvaise langue et calomniateur, coquin ?

LE CLOWN.

Je suis prophète, madame, et je dis la vérité par le plus court chemin.

Fredonnant :

Car je répéterai la ballade
Que tous trouveront véridique :
Le mariage advient par destinée ;
Le coucou chante par nature.

LA COMTESSE.

Décampez, monsieur ; je vous dirai deux mots tout à l’heure.

L’INTENDANT.

Voudriez-vous, madame, lui dire d’appeler Hélène ? C’est d’elle que j’ai à vous parler.

LA COMTESSE.

Drôle, dis à ma dame de compagnie que je voudrais lui parler ; c’est Hélène que je veux dire.

LE CLOWN, chantant.

Quoi ! dit-elle, est-ce là ce beau visage qui fut cause
Que les Grecs saccagèrent Troie ?
Folle action ! action folle ! car Pâris
Était la joie du roi Priam !
Sur ce, elle soupira en s’arrêtant,
Sur ce, elle soupira en s’arrêtant,
Et prononça cette sentence :
Pour neuf mauvaises s’il en est une bonne,
Pour neuf mauvaises s’il en est une bonne,
C’est qu’il en est encore une bonne sur dix.

LA COMTESSE.

Comment, une bonne sur dix ? vous corrompez la chanson, drôle.

LE CLOWN.

Une bonne femme sur dix ! je purifie la chanson, au contraire ! Puisse le bon Dieu rationner ainsi le monde chaque année ! Pour ma part, je ne me plaindrais pas d’avoir la dîme des femmes, si j’étais le recteur. Une sur dix ! oui-dà, s’il pouvait seulement nous naître une bonne femme à l’apparition de chaque comète ou à chaque tremblement de terre, la loterie humaine serait bien améliorée ! Il serait plus facile à un homme de s’arracher le cœur que d’attraper une bonne femme.

LA COMTESSE.

Voulez-vous sortir, messire drôle, et faire ce que je vous commande ?

LE CLOWN.

Dieu veuille qu’un homme puisse obéir aux commandements d’une femme, sans faire le mal !… L’honnêteté chez moi a beau ne pas être puritaine, elle se refuse à mal faire ; elle porte le surplis de l’humilité sur la robe noire d’un cœur indépendant… Je pars, décidément : il s’agit de faire venir Hélène ici.

Le clown sort.
LA COMTESSE.

Eh bien, j’écoute.

L’INTENDANT.

Je sais, madame, que vous aimez profondément votre dame de compagnie.

LA COMTESSE.

Oui, ma foi : son père me l’a léguée ; et, à défaut d’autre recommandation, elle aurait par elle-même les titres les plus légitimes à tout l’amour que je lui porte. Je lui dois plus que je ne lui donne, et j’entends lui donner plus qu’elle ne demandera.

L’INTENDANT.

Madame, je me trouvais tout à l’heure beaucoup plus près d’elle qu’elle ne l’eût, je crois, désiré. Elle était seule, et se parlait à elle-même, transmettant ses réflexions à son oreille, sans se douter, j’ose le jurer, que ses paroles parvinssent à une pensée étrangère. Son secret était qu’elle aimait votre fils : « La Fortune, disait-elle, n’est point une déesse, puisqu’elle a mis une telle différence entre nos deux conditions ; l’amour n’est point un dieu, puisque son pouvoir ne s’étend que là où les rangs sont égaux ; Diane n’est point la reine des vierges, puisqu’elle a laissé surprendre sa pauvre guerrière, à la première attaque, sans la secourir ou sans vouloir payer sa rançon. » Voilà ce qu’elle disait du ton le plus amèrement douloureux dont jamais vierge se soit exprimée devant moi. J’ai cru qu’il était de mon devoir de vous apprendre cela au plus vite ; puisque, quelque malheur pouvant arriver, vous êtes intéressée à le savoir.

LA COMTESSE.

Vous avez agi honnêtement. Gardez cela pour vous ; bien des présomptions me l’avaient fait soupçonner, mais elles étaient si vacillantes encore que j’étais balancée entre la croyance et le doute. Je vous en prie, laissez-moi ; renfermez ce secret dans votre âme ; je vous remercie de votre honnête sollicitude. Nous reparlerons de cela tout à l’heure.

Sort l’Intendant.

— Il en était ainsi de moi, quand j’étais jeune : — de par la nature, telle est notre condition ; cette épine-là — est inséparablement attachée à la rose de notre jeunesse ; — créatures de sang, nous avons cela dans le sang. — C’est la marque et le sceau de la vraie nature — qu’une énergique passion imprimée dans un jeune cœur. Le souvenir de mes beaux jours passés me rappelle les mêmes fautes. Oh ! alors elles n’en étaient pas pour moi ! — Son regard en est languissant ; à présent je le vois bien.

Entre Hélène.
HÉLÈNE.

— Quel est, votre bon plaisir, madame ?

LA COMTESSE.

Vous savez, Hélène, — que je suis une mère pour vous.

HÉLÈNE.

Mon honorable maîtresse !

LA COMTESSE.

Non, une mère. — Pourquoi pas une mère ? Quand j’ai dit : une mère, — il m’a semblé que vous voyiez un serpent : qu’y a-t-il donc dans une mère — qui vous fasse tressaillir ? Je répète que je suis votre mère, et que je vous mets au nombre de ceux — que mes entrailles ont faits miens. Cela se voit souvent, — l’adoption rivalise avec la nature : le choix produit pour nous — d’une semence étrangère comme un rejeton naturel. Vous ne m’avez jamais coûté de maternelles douleurs, — et pourtant je vous témoigne une maternelle tendresse… — Dieu me pardonne, jeune fille ! Est-ce que cela te tourne le sang — que je me dise ta mère ? Comment se fait-il — que cette messagère orageuse de larmes, cette Iris aux changeantes couleurs encercle ton regard ? — Quoi ! parce que vous êtes ma fille !

HÉLÈNE.

Parce que je ne le suis pas.

LA COMTESSE.

Je dis que je suis votre mère.

HÉLÈNE.

Pardon, madame : — le comte de Roussillon ne peut être mon frère ? — Je suis d’humble, lui d’illustre origine. — Mes parents ne sont pas notables, tous les siens sont nobles. — Il est mon maître, mon cher seigneur ; — je vis sa servante, et je mourrai sa vassale. — Il ne doit pas être mon frère !

LA COMTESSE.

Ni moi votre mère ?

HÉLÈNE.

— Vous êtes ma mère, madame ? Plût à Dieu — (pourvu que monseigneur, votre fils, ne fût pas mon frère) — que vous fussiez vraiment ma mère ! Si même vous étiez notre mère à tous deux, — ce serait pour moi un bonheur qui vaudrait le ciel, — pourvu que je ne fusse pas sa sœur ! Ne serait-il donc pas possible — que je fusse votre fille sans qu’il fût mon frère ?

LA COMTESSE.

Oui, Hélène, vous pourriez être ma belle-fille. — Dieu vous garde d’une telle pensée ! Ces noms de fille et de mère — agissent tant sur votre sang !… Quoi, toute pâle encore ! — mes soupçons ont surpris votre affection. Maintenant je pénètre — le secret de vos goûts solitaires et je découvre — la source de vos larmes amères. Maintenant il est d’une évidence grossière — que vous aimez mon fils… La dissimulation même a honte — de contester la proclamation de la passion — et de dire que tu ne l’aimes pas… Tiens ! tes joues — l’avouent cet amour, et tes yeux, — le voyant si clairement révélé dans toutes tes manières, — l’expriment aussi dans leur langage ; seule, une coupable — et infernale obstination enchaîne ta langue — pour empêcher que la vérité ne soit soupçonnée. Parle, cela est-il ? — Si cela est, dévide-nous ce bel écheveau ; — si cela n’est pas, jure que je me trompe… Dans tous les cas, je te somme, — au nom du ciel, qui peut m’employer à ton bonheur, — de me dire la vérité.

HÉLÈNE.

Bonne madame, pardonnez-moi.

LA COMTESSE.

— Aimez-vous mon fils ?

HÉLÈNE.

Votre pardon, noble maîtresse !

LA COMTESSE.

— Aimez-vous mon fils ?

HÉLÈNE.

Est-ce que vous ne l’aimez pas, madame ?

LA COMTESSE.

— Point de détours. Mon amour pour lui est un attachement — que je laisse voir au monde entier. Allons ! allons ! révélez-moi — l’état de votre cœur ; car votre émotion — vous accuse hautement.

HÉLÈNE, s’agenouillant.

Eh bien, je confesse — ici, à genoux, devant le ciel et vous, qu’ayant vous-même et après le ciel, — votre fils a mon amour ! — Mes parents étaient pauvres, mais honnêtes : ainsi est ma tendresse. — N’en soyez pas offensée, cela ne lui fait pas de mal d’être aimé de moi ; je ne le poursuis — d’aucune présomptueuse avance ; — je ne voudrais pas de lui avant de l’avoir mérité, — et pourtant je ne sais pas comment je puis le mériter jamais, — Je sais que j’aime en vain, que je me débats contre l’espérance ; — n’importe ! le vaste crible a beau fuir, — je ne cesse d’y verser les eaux de mon amour — qui ne cessent de s’y perdre. Ainsi, pareille à l’Indien, — dans ma religieuse erreur, je rends un culte — au soleil qui rayonne sur son adorateur — et ne le connaît que pour l’illuminer. Bien chère madame, — ne me rendez pas en haine l’amour — que j’ai pour celui que vous aimez. Mais vous-même. — dont la vieillesse vénérable atteste la vertueuse jeunesse, si jamais, brûlant d’une flamme aussi pure, — vous avez éprouvé à la fois les plus chastes désirs et la plus tendre passion, en sorte que votre Diane — était en même temps elle-même et l’Amour ; oh ! alors, ayez pitié de la malheureuse qui ne peut s’empêcher — de placer son affection où elle est sûre de la perdre, — qui n’essaie pas de trouver l’objet de sa recherche, — et qui, comme l’énigme, vit du doux mystère où elle expire !

LA COMTESSE.

— N’avez-vous pas depuis quelques jours, parlez franchement, l’intention — d’aller à Paris ?

HÉLÈNE.

Oui, madame.

LA COMTESSE.

Pourquoi ? dites la vérité.

HÉLÈNE.

— Je vais la dire, j’en jure, par la grâce divine ! — Vous le savez, mon père m’a légué certaines recettes — d’une vertu merveilleuse et éprouvée, que ses lectures — et son expérience pratique lui avaient indiquées — comme des spécifiques souverains, et il m’a recommandé en mourant — de conserver dans le secret le plus scrupuleux — ces prescriptions dont l’efficacité intime est beaucoup plus puissante — que ne le ferait croire leur formule. Il y a là, entre autres, — un remède infaillible — contre les maladies de langueur désespérées comme celle — pour laquelle le roi est condamné.

LA COMTESSE.

C’était bien là votre motif — pour aller à Paris, n’est-ce pas ? Parlez,

HÉLÈNE.

— C’est monseigneur votre fils qui m’y a fait penser ; — sans cela Paris, la médecine et le roi — auraient été sans doute bien éloignés — du cours de mes réflexions.

LA COMTESSE.

Mais, Hélène, — si vous offriez au roi vos secours supposés, — croyez-vous qu’il les accepterait ? Lui et ses médecins — sont d’accord pour penser, lui, qu’ils ne peuvent rien à son mal, eux, qu’ils n’y peuvent rien. Quelle confiance auraient-ils — dans une pauvre jeune fille ignorante, quand déjà toute l’école, — au bout de sa science, a abandonné — le danger à lui-même.

HÉLÈNE.

Un pressentiment, — supérieur à la science même de mon père, qui était le plus grand — de sa profession, me dit que cette bonne recette — sera pour moi un patrimoine sanctifié — par les plus heureuses étoiles du ciel ; et si vous daigniez, madame, — me permettre de tenter l’aventure, je m’engagerais, — au risque de ma vie, à guérir Sa Majesté — pour tel jour, à telle heure.

LA COMTESSE.

Le crois-tu ?

HÉLÈNE.

— Oui, madame, décidément.

LA COMTESSE.

— Eh bien, Hélène, tu auras, outre mon affectueux consentement, — les moyens, la suite nécessaires, et mes pressantes recommandations — auprès de mes amis à la cour. Moi, je resterai ici, — et j’implorerai pour ton entreprise la bénédiction de Dieu. — Sois partie dès demain, et sois sûre — d’obtenir de moi tout l’appui possible.

Elles sortent.

SCÈNE IV.
[Paris. Dans le palais du roi.]
Fanfare. Entrent le Roi, suivi de deux jeunes seigneurs qui partent pour la guerre de Florence ; puis Bertrand, Paroles et des gens de service.
LE ROI.

— Adieu, jeune seigneur. Ces principes guerriers, — ne les perdez pas de vue… Et vous aussi, seigneur, adieu. — Partagez mon conseil entre vous ; et si tous deux vous en tirez profit, — le don que vous aurez reçu aura doublé de valeur — en suffisant à tous deux.

PREMIER SEIGNEUR.

Nous espérons, — Sire, revenir soldats éprouvés — et trouver Votre Grâce en bonne santé.

LE ROI.

— Non, non, c’est impossible ; et pourtant mon cœur — ne veut pas se reconnaître atteint par la maladie — qui assiége ma vie. Adieu, jeunes seigneurs : — que je vive ou que je meure, soyez les — dignes fils de la France ; que la haute Italie, — que cette race abâtardie, qui n’a hérité que de la décadence — du dernier empire, voie que vous venez — non pour courtiser la gloire, mais pour l’épouser ; — quand les plus braves éclaireurs reculeront, sachez trouver, vous, ce que vous cherchez, — pour que la renommée vous acclame. Encore une fois, adieu.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

— Que la santé se mette aux ordres de Votre Majesté !

LE ROI.

— Ces filles d’Italie, défiez-vous d’elles ! — Elles disent que nos Français n’ont pas de mots pour refuser — quand elles demandent. Prenez garde d’être captivés — avant même d’avoir pris service.

PREMIER SEIGNEUR.

Nos cœurs recueillent vos avis.

LE ROI.

Adieu.

À un de ses gens.

Venez m’aider.

Le Roi s’étend sur un lit de repos.
PREMIER SEIGNEUR, à Bertrand.

— Ô mon cher seigneur, vous laisser ainsi derrière nous !

PAROLES.

— Ce n’est pas sa faute, l’étincelle…

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Oh ! une si belle campagne !

PAROLES.

— Admirable. J’ai vu ces guerres.

BERTRAND.

— Je reste ici par ordre, et l’on me tient en bride, en disant : — Trop jeune ! l’année prochaine ! c’est trop tôt.

PAROLES.

— Si le cœur t’en dit, enfant, dérobe-toi bravement !

BERTRAND.

— Il faut que je reste attelé ici à un cotillon, je suis condamné à trotter sur la dalle unie, — jusqu’à ce que la gloire soit épuisée toute, et à ne porter qu’une épée — de danseur ! Par le ciel, je me déroberai.

PREMIER SEIGNEUR.

— Ce sera un vol honorable.

PAROLES.

Commettez-le, comte ! —

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Je serai votre complice… Allons, adieu.

BERTRAND.

Je tiens tant à vous que notre séparation est le plus douloureux écartellement.

PREMIER SEIGNEUR, à Paroles.

Adieu, capitaine.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Suave monsieur Paroles !

PAROLES.

Nobles héros, mon épée et les vôtres sont sœurs. Bonnes et brillantes lames ! Un mot, braves métaux ! vous trouverez dans le régiment des Spinii un certain capitaine Spurio, avec sa cicatrice, emblème de guerre, ici sur la joue gauche, c’est cette épée même qui l’a ainsi balafré ; dites-lui que je vis et recueillez ses récits sur mon compte.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Oui certes, noble capitaine.

PAROLES.

Soyez les novices chéris de Mars !

Les seigneurs sortent.
À Bertrand.
Qu’allez-vous faire ?
BERTRAND.

Je reste. Le Roi…

PAROLES.

Traitez ces nobles seigneurs avec une plus ample cérémonie ; vous vous êtes enfermé dans la lice d’un adieu trop froid. Soyez plus empressé près d’eux ; car ils sont l’aigrette même du bon ton ; ils alignent leurs manières, ils mangent, parlent et se meuvent sous l’influence de l’étoile la plus en vogue ; et, quand ce serait le diable qui réglerait la mesure de la mode, ils voudraient encore la suivre. Courez les rejoindre et prenez plus longuement congé d’eux.

BERTRAND.

Oui, je m’en vais le faire.

PAROLES.

Ce sont de dignes compagnons, et qui ont tout l’air de devoir être de vigoureux hommes d’épée.

Bertrand et Paroles sortent.
Lafeu entre et se jette aux pieds du roi.
LAFEU.

— Pardon, monseigneur, pour moi et pour mon message !

LE ROI.

Oui, à condition que tu relèveras !

LAFEU, se redressant.

Eh bien, — vous voyez ici debout un homme qui a payé d’avance son pardon. Je voudrais, — monseigneur, que vous — vous fussiez mis à genoux devant moi pour me demander grâce, afin de — pouvoir, à mon commandement, vous redresser comme je viens de le faire !

LE ROI.

— Je le voudrais aussi, dussé-je, après t’avoir fracassé la tête, — t’en demander pardon !

LAFEU.

Vous frappez à côté, — mon bon seigneur. Voici la question : voulez-vous être guéri — de votre infirmité ?

LE ROI.

Non.

LAFEU.

Ah ! vous ne voulez pas — manger de raisins, mon royal renard ? Pourtant — ce sont de magnifiques raisins, et vous en voudriez, si — vous pouviez y atteindre. J’ai vu un médecin — qui est capable d’inspirer la vie à une pierre, — d’animer un roc, et de vous faire danser la gavotte avec la fougue et la prestesse la plus entraînante ; son simple attouchement — est assez puissant pour ressusciter le roi Pépin, que dis-je ? — pour faire prendre la plume au grand Charlemagne, — et lui faire écrire à elle-même une lettre d’amour.

LE ROI.

Qui, elle ?

LAFEU.

— Eh bien, le médecin, monseigneur. Il est arrivé ici un docteur femelle : — voulez-vous l’admettre ?… J’en jure sur ma foi et sur mon honneur, — s’il m’est permis d’exprimer sérieusement ma pensée — après cet exorde badin, je viens de parler à une personne — dont le sexe, l’âge, le projet, — la sagesse et la résolution m’ont causé une stupéfaction — que je ne puis imputer à ma faiblesse d’esprit. Voulez-vous la voir, Sire — (car c’est là ce qu’elle demande), et savoir son projet ? — Cela fait, riez de moi tout à votre aise.

LE BOI.

Eh bien, mon bon Lafeu, — introduis cette merveille, afin que nous puissions — partager ton étonnement ou le dissiper — en nous en étonnant.

LAFEU.

Ah ! je vous persuaderai, — et cela avant la fin du jour.

Il sort.
LE ROI.

— Il fait toujours de ces longs prologues à des riens !

Lafeu rentre avec Hélène.
LAFEU.

— Allons, avancez.

LE ROI.

Voilà un empressement qui a des ailes.

LAFEU.

— Allons, avancez. Voici Sa Majesté : dites-lui vos intentions. — Vous avez tout l’air d’un conspirateur ; mais les conspirateurs comme vous, — Sa Majesté les redoute rarement. Je suis l’oncle de Cressida, — et je ne crains pas de vous laisser tous deux ensemble. Au revoir.

Il sort.
LE ROI.

— Eh bien, ma belle, est-ce à moi que vous avez affaire ?

HÉLÈNE.

— Oui, mon bon seigneur. Gérard de Narbonne était — mon père, homme renommé dans sa profession.

LE ROI.

— Je l’ai connu.

HÉLÈNE.

— Je ne vous ferai donc pas son éloge : — vous le connaissez, il suffit… Sur son lit de mort, — il me remit plusieurs recettes, une entre autres, — le fruit le plus précieux de sa pratique, — l’œuvre favorite de sa vieille expérience, — qu’il me dit de garder soigneusement comme un troisième œil plus précieux que les deux miens. Je l’ai fait… — Aujourd’hui, apprenant que Votre Majesté est atteinte — de cette affection funeste dont la cure — est le principal honneur du remède légué par mon cher père, — je viens vous l’offrir avec mes services, — dans l’humanité de ma sujétion.

LE ROI.

Nous vous rendons grâces, jeune fille, — mais nous ne pouvons pas croire à une telle guérison, — quand nos plus savants docteurs nous abandonnent, — quand leur collége assemblé a décidé — que l’art, malgré tous ses efforts, ne pourra jamais racheter la nature — de cette situation désespérée… Non, nous ne devons point ternir notre jugement ni corrompre notre confiance — au point de prostituer notre incurable maladie — à l’empirisme ; nous ne devons point — divorcer avec notre renom de sagesse en acceptant — un remède insensé dans un état que nous jugeons irrémédiable.

HÉLÈNE.

— il me suffira d’avoir fait mon devoir pour être payée de mes peines. — Je ne veux pas vous imposer mes services, — et j’implore humblement de votre royale bonté — cette faveur modeste de me faire reconduire.

LE ROI.

— Je ne puis pas t’accorder moins, si je ne veux passer pour ingrat. — Tu as voulu me secourir ; reçois donc les remercîments — que doit un mourant à ceux qui lui souhaitent de vivre. — Mais je sais à fond ce que tu ignores, — je sais le péril ou je suis et tu ne saurais le conjurer.

HÉLÈNE.

— Quel mal y a-t-il à essayer ce que je puis faire, — puisque vous avez renoncé à toute guérison ? — Celui qui achève les plus grandes œuvres — les accomplit souvent par le plus faible ministre. — Ainsi les saintes Écritures nous montrent la sagesse chez l’enfance, — quand les sages ne sont que des enfants. De grands fleuves ont coulé — de simples sources, et de grandes mers ont été mises à sec, — après que les plus grands avaient nié ces miracles. — Souvent la prévision manque le but, au milieu des plus belles promesses ; et souvent elle l’atteint, au milieu — des plus froides espérances, quand le désespoir est à son comble.

LE ROI.

— Je ne dois pas t’écouter. Adieu, obligeante fille. — Tes peines, restées inutiles, doivent trouver en toi-même leur paiement ; — car les offres non agréées recueillent des remercîments pour tout salaire.

HÉLÈNE.

— Ainsi le mérite inspiré est rebuté d’un mot ! — Il n’en est pas de celui qui connaît toutes choses — comme de nous qui mesurons nos conjectures sur des apparences ; — c’est donc de notre part présomption suprême que — de prendre l’intervention du ciel pour l’action des hommes. — Ah ! Sire, donnez votre consentement à ma tentative ; — mettez à l’épreuve, non pas moi, le ciel ! — Je ne suis pas de ces imposteurs qui se font fort — d’atteindre ce qu’ils savent inaccessible ; mais, sachez-le, je le crois, et j’en suis sûre, — mon art n’est pas impuissant, ni votre mal incurable.

LE ROI.

— As-tu donc tant de confiance ? Dans quel espace de temps — espères-tu me guérir ?

HÉLÈNE.

— Si la Grâce suprême m’accorde cette grâce, — avant que les chevaux du soleil aient deux fois promené — sa torche enflammée dans le cercle diurne ; avant que l’humide Hespérus ait deux fois éteint sa lampe léthargique — dans les vapeurs sombres de l’Occident ; avant que le sablier du pilote lui ait indiqué vingt-quatre fois — l’écoulement furtif des minutes ; ce qu’il y a d’infirme en vous s’envolera de la parti saine, — la santé revivra dégagée, et la maladie se dégagera pour mourir.

LE ROI.

— Sur la garantie de ta conviction, — à quoi t’exposerais-tu ?

HÉLÈNE.

À l’accusation d’impudeur, — à l’infamie publique d’une catin éhontée, — chansonnée par d’odieuses ballades ! Oui, si j’échoue, que mon nom de vierge — soit déshonoré et que, soumise au châtiment des pires, — mon existence se termine dans les plus viles tortures !

LE ROI.

— Il me semble qu’un esprit sublime parle en toi ; — j’entends sa voix puissante par ton faible organe. — Ce que le sens commun repousse comme impraticable, — un sens supérieur le replace dans le possible. — Ta vie est chose précieuse ; car tous les biens qui, dans cette vie, — valent la peine de vivre sont accumulés en toi : — jeunesse, beauté, sagesse, courage, vertu, tous — les dons heureux que peuvent revendiquer le bonheur et le printemps de l’âge ! — Pour hasarder, comme toi, tout cela, il faut avoir — ou une science infinie ou un monstrueux désespoir. — Charmant docteur, je veux essayer du remède que tu m’apportes — et qui t’administre la mort, si je meurs.

HÉLÈNE.

— Si je romps le délai fixé, si je fléchis dans l’accomplissement — de ce que je dis, que je meure maudite, — et je l’aurai mérité. Pas de guérison ? la mort est mon payement ; — mais, si je vous guéris, que me promettez-vous ?

LE ROI.

— Fais ta demande.

HÉLÈNE.

Mais me l’accorderez-vous ?

LE ROI.

— Oui, par mon sceptre et par mes espérances de ciel !

HÉLÈNE.

— Eh bien, tu me donneras, de ta royale main, — le mari, soumis à ta puissance, que je t’indiquerai. — Loin de moi l’arrogante pensée — de le choisir du sang royal de France, — et d’allier mon nom obscur et humble — à aucune branche, à aucun représentant de ta dynastie ; — je ne veux qu’un de tes vassaux que je sois — en droit de te demander, et toi en pouvoir de m’accorder.

LE ROI.

— Voici ma main ; ton engagement une fois observé, — ta volonté recevra de moi une servile exécution. — Fixe toi-même le moment ; car, — résolu à être ton malade, je me repose désormais sur toi. — Je devrais sans doute te questionner davantage ; — mais ma confiance ne gagnerait rien à apprendre rien de plus : — quand je saurais d’où tu viens, qui t’a conduite ici, qu’importe ! Sois — bienvenue sans question et bénie sans réserve !… — Qu’on vienne m’aider ! holà ! quelqu’un !… Si tu es à la hauteur — de ta parole, mes actes égaleront les tiens !

Fanfare. Tous sortent.

SCÈNE V.
[Dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent la Comtesse et le Clown.
LA COMTESSE.

Allons, monsieur, je vais mettre à l’épreuve votre savoir-vivre.

LE CLOWN.

Je me comporterai en homme richement nourri et pauvrement élevé. En somme, il s’agit pour moi de figurer à la cour, rien qu’à la cour !

LA COMTESSE.

Rien qu’à la cour ! oui-dà, de quel endroit faites-vous donc cas, si vous traitez celui-là avec un pareil dédain ? Rien qu’à la cour !

LE CLOWN.

En vérité, madame, si Dieu a doué un homme de quelque civilité, à la cour il peut aisément la mettre à l’écart. Là, celui qui ne sait pas arrondir une jambe, ôter son chapeau, baiser sa main et ne rien dire, n’a ni jambes, ni mains, ni lèvres, ni chapeau ; à parler précisément, un pareil être n’est pas fait pour la cour. Mais, quant à moi, j’ai une réponse qui peut servir en tout cas.

LA COMTESSE.

Ma foi ! ce doit être une bien bonne réponse, si elle va à toutes les questions.

LE CLOWN.

Elle est comme la chaise du barbier qui va à toutes les fesses, fesses pointues, fesses carrées, fesses dodues, n’importe quelles fesses.

LA COMTESSE.

Est-ce qu’effectivement votre réponse va à toutes les questions ?

LE CLOWN.

Comme une pistole à la main d’un procureur, comme votre écu français à votre gueuse enrubannée, comme la bague d’osier de Tibbie à l’index de Tom, comme les crêpes au Mardi Gras, comme la danse Moresque au Premier mai, comme le clou à son trou, comme le cocu à sa corne, comme la gourgandine querelleuse au maroufle tapageur, comme la lèvre de la nonne à la bouche du moine, enfin, comme le pouding à sa peau.

LA COMTESSE.

Tu as une réponse qui va aussi bien à toutes les questions ?

LE CLOWN.

Depuis le duc jusqu’au dernier constable, elle va à toutes les questions.

LA COMTESSE.

Ce doit être une réponse de la plus monstrueuse étendue pour aller ainsi à toutes les demandes.

LE CLOWN.

Une vétille, en vérité, pour le savant qui l’apprécierait congrûment. La voici dans tout son développement. Demandez-moi si je suis un courtisan ; il n’y a pas de mal à apprendre…

LA COMTESSE.

À redevenir jeune, si nous le pouvons. Je consens à être niaise dans ma question, espérant devenir plus spirituelle par votre réponse… Dites-moi, monsieur, êtes-vous un courtisan ?

LE CLOWN.

Seigneur Dieu, monsieur ! voilà une réplique expéditive ! Encore, encore, faites-moi cent questions.

LA COMTESSE.

Monsieur, je suis un pauvre ami à vous qui vous aime.

LE CLOWN.

Seigneur Dieu, monsieur ! (24) Ferme, ferme, ne m’épargnez pas.

LA COMTESSE.

Je pense, monsieur, que vous ne pouvez pas manger d’un plat aussi grossier.

LE CLOWN.

Seigneur Dieu, monsieur ! Allez, mettez-moi à l’épreuve, n’ayez pas peur.

LA COMTESSE.

Vous avez reçu le fouet tout récemment, monsieur, à ce que je crois.

LE CLOWN.

Seigneur Dieu, monsieur ! Ne m’épargnez pas.

LA COMTESSE.

Vous criez : Seigneur Dieu, monsieur ! ne m’épargnez pas, quand on parle de vous donner le fouet ! En vérité, voilà une exclamation fort bien placée ; vous répondriez fort bien aux coups, si vous y étiez condamné.

LE CLOWN.

Jamais de la vie je n’avais eu moins de chance dans mon Seigneur Dieu, monsieur ! Je vois que les choses peuvent servir longtemps, mais pas toujours.

LA COMTESSE.

Je fais un noble usage de mon temps, en vérité, de le passer à rire ainsi avec un fou.

LE CLOWN.

Seigneur Dieu, Monsieur ! Tiens, le voilà qui ressert !

LA COMTESSE.

— C’est assez, monsieur. Maintenant à votre affaire :

Elle lui donne un papier.

Vous remettrez ceci à Hélène, — et vous la presserez de me répondre immédiatement. — Recommandez-moi à mes parents et à mon fils ; — ce n’est pas une grande…

LE CLOWN.

Une grande recommandation auprès d’eux.

LA COMTESSE.

Une grande tâche pour vous : vous me comprenez ?

LE CLOWN.

Très-fructueusement ; je serai là avant mes jambes.

LA COMTESSE.

Revenez vite.

Ils sortent de deux côtés opposés.

SCÈNE VI.
[Paris. La salle du Trône dans le Palais.]
Entrent Bertrand, Lafeu et Paroles.
LAFEU.

On dit qu’il n’y a plus de miracles ; et nous avons des philosophes qui déclarent toutes simples, et toutes ordinaires les choses surnaturelles et inexplicables. Voilà ce qui fait que nous traitons de puérilités les plus redoutables prodiges, en nous retranchant dans une science prétendue, au lieu de nous résigner à une ignorante terreur.

PAROLES.

Oui-dà, c’est la plus rare merveille qui se soit produite dans nos temps modernes.

BERTRAND.

C’est vrai.

LAFEU.

Après avoir, été abandonné des gens de l’art !

PAROLES.

C’est ce que je dis : de Galien et de Paracelse.

LAFEU.

Des maîtres les plus savants et les plus authentiques…

PAROLES.

Justement, c’est ce que je dis.

LAFEU.

Qui le donnaient pour incurable…

PAROLES.

Oui, voilà ! c’est ce que je dis aussi.

LAFEU.

Pour désespéré…

PAROLES.

Justement, pour un homme assuré d’une…

LAFEU.

D’une vie incertaine et d’une mort infaillible.

PAROLES.

C’est cela même ; j’allais le dire.

LAFEU.

Je puis dire vraiment que c’est une nouveauté pour l’univers.

PAROLES.

Certainement ; si vous en voulez la démonstration, vous la lirez dans… Comment appelez-vous donc cet ouvrage-là ?

LAFEU.

« La démonstration de la puissance céleste sur la scène terrestre. »

PAROLES.

C’est exactement ce que j’allais dire.

LAFEU.

Ma foi, le Dauphin lui-même n’est pas plus vigoureux ; je parle sous le rapport…

PAROLES.

Oui, c’est étrange, très-étrange ! le mot est bref, mais il faut toujours y revenir ; et il n’y a qu’un esprit profondement perverti pour ne pas le reconnaître dans ceci…

LAFEU.

La main même du ciel.

PAROLES.

Oui, c’est ce que je dis.

LAFEU.

Par le plus faible…

PAROLES.

Et le plus débile ministre s’est manifestée l’action suprême d’une autorité transcendante, à laquelle nous devons, outre le rétablissement du Roi…

LAFEU.

Une reconnaissance universelle.

PAROLES.

C’est ce que j’allais dire ; vous parlez à merveille. Voici le Roi.

Entrent le Roi et Hélène, puis des gens de service.
LAFEU.

Tout gaillard, sur ma parole !… Je m’engage à en aimer mieux les jeunes filles, tant qu’il me restera une dent dans la bouche. Eh ! mais il est capable de danser avec elle une courante !

PAROLES.

Mort du vinaigre ! n’est-ce pas là Hélène ?

LAFEU.

Vive Dieu ! je le crois.

LE ROI.

— Qu’on mande devant moi tous les seigneurs de la Cour !

Un des gens de service sort.
À Hélène.

— Ma bienfaitrice, assieds-toi à côté de ton malade ; — et de cette main vigoureuse où tu as rappelé — la sensation bannie, reçois une seconde fois — la confirmation de ma promesse. — Parle, tu n’as plus qu’à choisir.

Entrent plusieurs Seigneurs qui se rangent devant le Trône, tandis que Lafeu et Paroles se retirent au fond du théâtre pour leur faire place.
LE ROI.

— Belle enfant, promène autour de toi tes regards ; ce tas de jeunes — et nobles célibataires est à ma disposition ; — j’ai sur eux la puissance souveraine et l’autorité paternelle : — fais ton choix librement ; tu as le droit de choisir et ils n’ont pas celui de refuser.

HÉLÈNE.

— Que les chances de l’amour accordent à chacun de vous une maîtresse belle et vertueuse ! — Oui, à chacun de vous, hormis un seul !

LAFEU, au fond du théâtre, à Paroles.

— Je donnerais mon cheval bai, tout harnaché, — pour n’être pas plus édenté que ces jeunes gens et n’avoir pas la barbe plus longue.

LE ROI, à Hélène.

Examine-les bien : — pas un d’eux qui ne soit de noble race !

HÉLÈNE.

Messieurs, — le ciel a, par moi, rendu la santé au roi.

TOUS.

— Nous le savons, et nous en remercions le ciel.

HÉLÈNE.

Je suis une simple vierge, et ma plus grande richesse, — je le déclare, est simplement d’être vierge. — S’il plaît à votre Majesté, je suis prête. — La rougeur, en montant à mes joues, me dit tout bas : — « Je rougis de ce que tu aies à choisir ; mais, si tu éprouves un refus, qu’une pâleur mortelle règne pour toujours sur ton visage ! — Moi, je n’y reparaîtrai jamais. »

LE ROI.

Fais ton choix, et, sache-le bien, — quiconque se soustrait à ton amour, se soustrait au mien.

HÉLÈNE.

— Maintenant, ô Diane, je fuis tes autels, et c’est vers l’impérial Amour, ce Dieu si puissant, — que se pressent mes soupirs…

Au premier seigneur.

Monsieur, consentez-vous à écouter ma requête ?

PREMIER SEIGNEUR.

— Et à vous l’accorder.

HÉLÈNE.

Merci, monsieur ! Je n’ai rien de plus à vous dire. —

Elle se tourne vers le second seigneur.
LAFEU.

J’aimerais mieux courir la chance de son choix que de jouer ma vie sur un coup de dé.

HÉLÈNE, au second seigneur.

— Monsieur, la fierté qui flamboie dans vos beaux yeux, — avant même que j’aie parlé, m’a fait une décourageante réplique. — Puisse l’amour élever votre fortune vingt fois plus haut — que l’humble amour de celle qui fait pour vous ce vœu !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

— Je n’aspire pas à mieux, si vous y consentez.

HÉLÈNE.

Agréez mon vœu, — et puisse le grand Amour l’exaucer ! Sur ce, je prends congé de vous. —

LAFEU, au fond du théâtre, à Paroles.

Est-ce qu’ils la refusent tous ? S’ils étaient mes fils, je les ferais fouetter, ou je les enverrais aux Turc pour en faire des eunuques.

HÉLÈNE, au troisième seigneur.

— Ne soyez pas effrayé si je prends votre main ; je vous estime trop pour vouloir vous nuire. — Que le ciel bénisse vos désirs ! et pour votre lit — puissiez-vous trouver mieux, si jamais vous vous mariez ! —

LAFEU, toujours au fond du théâtre.

Ces garçons-là sont de glace, aucun d’eux ne veut d’elle : à coup sûr, ils sont tous bâtards des Anglais ; ce ne sont pas des Français qui les ont faits.

HÉLÈNE, au quatrième seigneur.

— Vous êtes trop jeune, trop heureux et trop noble — pour vouloir un fils de mon sang.

LE QUATRIÈME SEIGNEUR.

— Charmante, je ne pense pas ainsi. —

LAFEU, montrant Bertrand.

Il reste encore une bonne grappe… Je suis bien sûr que le père de celui-là buvait du vin ; mais, s’il n’est pas un âne, lui, je suis un jouvenceau de quatorze ans : je le connais déjà.

HÉLÈNE, à Bertrand.

— Je n’ose pas dire que je vous prends, mais je me livre, — pour vous servir toute ma vie, — à votre souverain pouvoir… Voilà l’homme !

LE ROI.

— Allons, jeune Bertrand, prends-la ; — elle est ta femme.

BERTRAND.

— Ma femme, Sire ! j’en supplie Votre Altesse, — qu’elle me permette, dans cette affaire, — de m’en rapporter à mes propres yeux.

LE ROI.

Est-ce que tu ne sais pas, Bertrand, — ce qu’elle a fait pour moi ?

BERTRAND.

Oui, mon bon seigneur ; — mais je ne crois pas savoir pourquoi je dois l’épouser.

LE ROI.

— Tu sais qu’elle m’a fait lever de mon lit de douleurs.

BERTRAND.

— Faut-il donc, monseigneur, qu’elle me fasse descendre — parce qu’elle vous a fait lever ! Je la connais bien ; — elle a reçu son éducation aux frais de mon père : — la fille d’un pauvre médecin, ma femme !… que plutôt un opprobre — éternel me dégrade !

LE ROI.

— Le titre qui lui manque pour être honorée par toi, — je puis le créer ! Chose étrange que nos sangs divers — qui, pour la couleur, le poids et la chaleur, une fois versés pêle-mêle, — n’offriraient aucune différence, établissent entre nous — de si vastes distinctions ! Si elle est tout à fait vertueuse et si tu la dédaignes par cette seule raison — qu’elle est la fille d’un pauvre médecin, tu dédaignes — la vertu pour un nom. Va, n’agis point ainsi. — Quand des actes vertueux procèdent d’un rang infime, — le rang est ennobli par la conduite de leur auteur. — Être enflé de titres pompeux et manquer de vertu, — c’est avoir l’honneur hydropique. Le bien — est le bien, sans nom ; le mal de même. — C’est par la qualité qu’il faut classer les choses, — non par l’épithète… Elle est jeune, sage et belle : — c’est là l’héritage direct qu’elle tient de la nature, — et il constitue l’honneur. Il n’a de l’honneur que le rebut, — celui qui se prétend l’enfant de l’honneur — et qui ne ressemble pas à son père. L’honneur du meilleur aloi, — nous le dérivons de nos actes, — et non de nos aïeux. Quant au mot honneur, ce n’est qu’un esclave — prostitué à toutes les tombes ! c’est un trophée menteur — qu’on verra sur le moins digne sépulcre et qui trop souvent se taira — pour laisser la poussière et l’oubli maudit ensevelir — des ossements honorés ! Que te dirai-je ? — Si la vierge te plaît dans cette créature, — je puis créer le reste ; sa vertu et sa personne, — voilà la dot qu’elle apporte ; les titres et la richesse, voilà celle que je lui donne.

BERTRAND.

— Je ne puis l’aimer, et je ne ferai pas d’efforts pour y parvenir.

LE ROI.

— Tu te ferais injure s’il te fallait un effort pour cela.

HÉLÈNE.

— Monseigneur, je suis heureuse que vous soyez guéri ; — ne pensons plus au reste.

LE ROI.

— Mon honneur est en péril ; pour le dégager, — je dois mettre en œuvre ma puissance… Allons, prends sa main, — dédaigneux enfant, indigne d’un si beau don ; — toi qui oses accabler de tes insolents mépris — mon affection et son mérite ; toi qui ne songes pas — que nous n’avons qu’à jeter notre autorité dans la balance — pour que tu pèses moins qu’elle, et qui ignores — que nous pouvons transplanter tes dignités — pour les faire croître où bon nous semble ! Contiens tes mépris, — obéis à notre volonté, qui travaille pour ton bien ; — n’écoute plus ton orgueil ; et sur-le-champ — fais à tes intérêts cette concession d’obéissance — que ton devoir exige et que notre puissance réclame ; — sinon, je te retire ma tutelle pour t’abandonner à jamais — aux vertiges et aux dangers inévitables — de la jeunesse et de l’inexpérience ; et ma vengeance et ma haine, — au nom de la justice, se déchaîneront contre toi — sans pitié. Parle. Ta réponse !

BERTRAND.

— Pardon, mon gracieux seigneur ! Je soumets — mon goût à vos yeux. Quand je considère — quelles vastes créations et quel essaim d’honneurs — vous pouvez évoquer d’un signe, alors, celle qui naguère — tenait une place si infime dans ma pensée trop fière, devient — grâce aux éloges du roi, aussi noble — que si elle l’était de naissance.

LE ROI.

Prends-lui la main, — et dis-lui qu’elle est tienne. Je lui promets — une fortune à la hauteur, — sinon au-dessus de ton rang.

BERTRAND.

Je prends sa main.

LE ROI.

— Que le bonheur, ainsi que la faveur du roi, — sourie à ce contrat ! La cérémonie — nécessaire pour consacrer ce pacte nouveau-né — sera accomplie dès ce soir. Quant à la fête, — elle sera ajournée — jusqu’à la venue des parents absents. Si tu l’aimes, — tu prouveras à ton roi ta dévotion ; sinon, ta désobéissance.

Sortent le roi, Bertrand, Hélène, les seigneurs et les gens de service.
LAFEU, à Paroles.

Écoutez, monsieur ; un mot !

PAROLES.

Que désirez-vous, messire ?

LAFEU.

Votre seigneur et maître a bien fait de se rétracter.

PAROLES.

Se rétracter ! Mon seigneur et maître ?

LAFEU.

Oui ; est-ce que je ne parle pas un langage intelligible ?

PAROLES.

Un langage fort rude et qui ne peut s’entendre sans effusion de sang. Mon maître !

LAFEU.

Seriez-vous l’égal du comte de Roussillon ?

PAROLES.

De quelque comte que ce soit, de tous les comtes, de n’importe quel homme !

LAFEU.

De n’importe quel homme du comte. Le compagnon d’un comte est d’une autre espèce.

PAROLES.

Vous êtes trop vieux, monsieur ; que cela vous suffise, vous êtes trop vieux.

LAFEU.

Je te dirai, faquin, que je m’appelle un homme, et c’est un titre que l’âge ne te procurera pas.

PAROLES.

Ce que j’oserais trop volontiers, je n’ose pas le faire.

LAFEU.

Pendant deux repas, je t’ai pris pour un garçon suffisamment sensé ; tu as fait une narration tolérable de tes voyages ; cela pouvait passer ; mais déjà les banderoles dont tu te pavoisais m’avaient maintes fois porté à croire que tu n’es pas un navire de considérable tonnage. À présent je t’ai trouvé ; quand je te perdrais, peu m’importe. Tu es un gaillard qu’il faudrait reprendre à chaque instant ; et tu n’en vaux pas la peine.

PAROLES.

Si tu n’avais pas pour toi le privilége de l’antiquité !…

LAFEU.

Ne te plonge pas trop avant dans la colère, de peur de trop hâter ta mise à l’épreuve ; et si une fois… Dieu ait pitié de toi, poule mouillée !… Sur ce, ma belle jalousie, adieu ; je n’ai pas besoin de t’ouvrir, je vois à travers toi… Donne-moi ta main.

PAROLES.

Monseigneur, vous me faites un insigne outrage.

LAFEU.

Oui, de tout mon cœur : tu en es digne.

PAROLES.

Je ne l’ai pas mérité, monseigneur.

LAFEU.

Si fait ! tu l’avaleras jusqu’à la lie. Je n’en rabattrai pas un scrupule.

PAROLES.

Soit ! c’est une leçon pour moi.

LAFEU.

Mets-la vite à profit ; car, pour être raisonnable, tu as un rude courant à remonter… Si jamais tu te vois garrotté dans ton écharpe et battu, tu sauras si tu dois tirer vanité de ton esclavage. J’ai envie de te connaître, ou plutôt de t’étudier davantage, afin de pouvoir dire, au besoin : « Voilà un homme que je sais par cœur ! »

PAROLES.

Monseigneur, vous me vexez d’une intolérable façon.

LAFEU.

Je voudrais que ce fût pour toi le tourment de l’enfer et que ma rigueur durât éternellement ; mais les forces m’ont quitté, et je te quitte de même, aussi vite que l’âge me le permet.

Il sort.
PAROLES.

Allons, tu as un fils qui me lavera de cet affront, immonde, vieux, sale, immonde vieillard… Allons, soyons patient ; nul moyen de réprimer ces grands ! Sur ma vie, je l’étrillerai si jamais je le rencontre dans un lieu favorable, fût-il quatre fois noble ! Je n’aurai pas plus de pitié de son âge que je n’en aurais de… Je l’étrillerai, si je le rencontre encore !

Rentre Lafeu.
LAFEU.

Faquin, votre seigneur et maître est marié, voilà une nouvelle pour vous : vous avez une nouvelle maîtresse.

PAROLES.

Je supplie décidément Votre Seigneurie de m’épargner ses outrages. Le comte est mon cher seigneur ; mais mon seul maître est celui que je sers là-haut.

LAFEU.

Qui ? Dieu ?

PAROLES.

Oui, monsieur.

LAFEU.

C’est le diable qui est ton maître. Pourquoi noues-tu tes bras de cette façon et fais-tu de tes manches un haut de chausses ? Les autres valets font-ils ça ? Tu ferais aussi bien de mettre ta partie inférieure où est ton nez. Sur mon bonheur, si j’étais plus jeune seulement de deux heures, je te battrais. Il me semble que tu es un scandale public, et que tout le monde devrait t’étriller. Je crois que tu as été créé exprès pour que les hommes se lâchent sur toi.

PAROLES.

Ce traitement est dur et immérité, monseigneur.

LAFEU.

Allons donc, monsieur ! vous avez été battu en Italie pour avoir soustrait un fruit d’un grenadier ; vous êtes un vagabond et non un honnête voyageur, vous êtes plus familier avec les seigneurs et les gens de qualité que le blason de votre naissance et de votre mérite ne vous y autorise. Vous ne méritez pas un mot de plus, sans quoi je vous appellerais manant ! Je vous laisse.

Il sort.
Entre Bertrand.
PAROLES.

Bien, très-bien ! ah ! c’est comme cela… Bien, très bien ! Dissimulons la chose pour quelque temps.

BERTRAND.

— Perdu et condamné à d’éternels soucis !

PAROLES.

Qu’avez-vous, cher cœur ?

BERTRAND.

— Quoi que j’aie juré tout à l’heure devant le prêtre solennel, — je ne l’admettrai pas dans mon lit.

PAROLES.

Quoi ? quoi donc, cher cœur ?

BERTRAND.

— Ô mon Paroles, ils m’ont marié ! — Je pars pour la guerre de Toscane ; jamais je ne l’admettrai dans mon lit !

PAROLES.

— La France est un chenil, elle ne mérite pas — d’être foulée par un homme. À la guerre !

BERTRAND.

— Voici des lettres de ma mère ; quel en est le contenu, — je ne le sais pas encore.

PAROLES.

— Il serait bon de le savoir. En guerre, mon enfant, en guerre ! — Il tient son honneur caché dans une boîte, — celui qui reste au logis à étreindre sa femelle légitime — et à dépenser dans ses bras la moelle virile — avec laquelle il soutiendrait si bien les bonds et le fier élan — de l’ardent coursier de Mars. À d’autres régions ! — La France est une étable ; et nous qui y demeurons, des rosses. — Ainsi, en guerre !

BERTRAND.

— Oui, il le faut… Je la renverrai chez moi ; — j’informerai ma mère de mon aversion pour elle — et de la cause de ma fuite ; j’écrirai au roi — ce que je n’ai pas osé lui dire. Le don qu’il vient de me faire — va m’équiper pour cette campagne italienne — où combattent tant de nobles gens. La guerre, c’est le calme, — à côté du sombre intérieur que nous fait une femme détestée !

PAROLES.

— Ce caprice te durera-t-il ? en es-tu sûr ?

BERTRAND.

— Viens avec moi dans ma chambre, tu me conseilleras. — Je veux la renvoyer sur-le-champ. Demain, — nous partons, moi pour la guerre elle, pour sa triste solitude.

PAROLES.

— Ah ! voilà les balles dont j’admire le bond ; c’est là la vraie musique… C’est trop dur ; — un jeune homme marié ne peut être qu’un homme marri ! — En route donc, et quittez-la bravement, allez ; — le roi vous a fait outrage… Mais chut ! c’est comme cela ! —

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Une autre partie du palais.]
Entrent Hélène, une lettre à la main, et Le Clown.
HÉLÈNE.

Ma mère me parle tendrement… Est-elle bien ?

LE CLOWN.

Elle n’est pas bien, mais pourtant elle a toute sa santé ; elle est très-gaie, mais pourtant elle n’est pas bien ; mais, Dieu soit loué ! elle est très-bien et elle n’a besoin de rien au monde ; mais pourtant elle n’est pas bien.

HÉLÈNE.

Si elle est très-bien, quel est donc le mal qui l’empêche d’être très-bien ?

LE CLOWN.

En vérité, elle est très-bien, à deux choses près.

HÉLÈNE.

Quelles sont ces deux choses ?

LE CLOWN.

L’une, qu’elle n’est pas au ciel, où Dieu veuille l’expédier promptement ! L’autre, qu’elle est sur la terre, d’où Dieu veuille l’expédier promptement !

Entre Paroles.
PAROLES.

Soyez bénie, mon heureuse dame ?

HÉLÈNE.

Je compte, messire, que votre bon vouloir est acquis à mon bonheur.

PAROLES.

Vous avez mes vœux pour qu’il grandisse, et, pour qu’il dure, mes vœux encore…

Au Clown.

Ah ! te voilà, mon drôle. Comment va ma vieille dame ?

LE CLOWN.

Pourvu que vous eussiez ses rides et moi son argent, je voudrais qu’elle fût comme vous dites.

PAROLES.

Hé ! je ne dis rien.

LE CLOWN.

Morbleu, vous n’en êtes que plus sage ; car maintes fois la langue d’un homme décide sa perte. Ne rien dire, ne rien faire, ne rien savoir, ne rien avoir, voilà la plus grande partie de vos qualités, qui sont à peu près l’équivalent de rien.

PAROLES.

Arrière ! tu es un manant.

LE CLOWN.

Vous auriez dû me dire : Tu es un manant en face d’un manant, c’est-à-dire un manant en face de moi : c’eût été la vérité, messire.

PAROLES.

Allons, tu es un fou madré : je t’ai découvert.

LE CLOWN.

Ne serait-ce pas en vous-même, messire, que vous m’auriez découvert ou que du moins on vous aurait dressé à me chercher ? La perquisition, en effet, ne serait pas infructueuse ; vous pourriez aisément découvrir en vous un grand fou, à la grande joie du monde et au redoublement des rires !

PAROLES.

— Un excellent drôle, en vérité, et bien nourri !… — Madame, monseigneur veut partir ce soir même. — Une affaire très-sérieuse l’appelle. — Les grandes obligations, les devoirs de l’amour, — dont le moment réclame envers vous l’accomplissement légitime, — il les reconnaît — mais une abstinence forcée les lui fait ajourner. — Patience ! Dans ce délai vont s’amasser de délicieux baumes — qui se distilleront durant cette longue macération — et causeront plus tard un débordement de joie, — une inondation de plaisir.

HÉLÈNE.

Que veut-il encore ?

PAROLES.

— Que vous preniez immédiatement congé du roi, — et que vous présentiez ce brusque départ comme un acte de votre volonté, — en le colorant du prétexte le plus plausible — que vous pourrez imaginer.

HÉLÈNE.

Que commande-t-il de plus ?

PAROLES.

— Qu’après avoir obtenu congé, vous — attendiez ses ordres ultérieurs.

HÉLÈNE.

En tout je suis soumise à sa volonté.

PAROLES.

— C’est ce que je vais lui dire.

HÉLÈNE.

Je vous en prie.

Au Clown.

Viens, drôle.

Ils sortent

SCÈNE VIII.
[Une autre partie du palais.]
Entrent Lafeu et Bertrand.
LAFEU.

Mais votre Seigneurie, j’espère, ne le regarde pas comme un soldat.

BERTRAND.

Si fait, monseigneur, comme un soldat d’une vaillance éprouvée.

LAFEU.

Vous croyez cela sur sa propre déclaration.

BERTRAND.

Et sur d’autres témoignages incontestables.

LAFEU.

Alors mon cadran va mal ; j’ai pris cette alouette pour une mauviette.

BERTRAND.

Je vous assure, monseigneur, que c’est un homme de grand savoir et de non moindre vaillance.

LAFEU.

Alors j’ai péché contre sa science et transgressé contre sa valeur ; et mon état est d’autant plus dangereux que je ne puis trouver dans ma conscience le moindre remords. Le voici qui vient ; je vous en prie, réconciliez-nous, je veux rechercher son amitié.

Entre Paroles.
PAROLES, bas à Bertrand.

Tout sera fait, monsieur.

LAFEU.

Pourriez-vous me dire, monsieur, quel est son tailleur ?

PAROLES.

Monsieur ?

LAFEU.

Oh ! je le connais bien ; oh ! oui, monsieur. C’est vraiment, monsieur, un bon ouvrier, un fort bon tailleur.

BERTRAND, bas à Paroles.

A-t-elle vu le roi ?

PAROLES.

Oui.

BERTRAND.

Partira-t-elle ce soir ?

PAROLES.

Comme vous voudrez.

BERTRAND.

— J’ai écrit mes lettres, mis sous clef mes trésors, donné mes ordres pour nos chevaux ; et, ce soir, — au moment de prendre possession de la mariée, — je termine avant de commencer… —

LAFEU.

C’est quelque chose qu’un honnête voyageur fait à la fin d’un repas ; mais celui qui ment dans les trois tiers de son récit et qui use d’une vérité connue pour faire passer mille riens, celui-là mérite d’être entendu une fois et battu trois…

À Paroles.

Dieu vous garde, capitaine !

BERTRAND, à Paroles.

Y a-t-il quelque désagrément entre ce seigneur et vous, monsieur ?

PAROLES.

Je ne sais pas ce que j’ai fait pour tomber dans le déplaisir de ce seigneur.

LAFEU.

Vous avez réussi à y tomber tout entier, botté et éperonné, comme le bouffon qui fait la culbute dans le pâté ; et je vous conseille d’en déguerpir au plus vite pour ne pas avoir à expliquer comment vous vous y êtes installé.

BERTRAND, à Lafeu.

Il se peut que vous l’ayez méjugé, monseigneur.

LAFEU.

C’est ce qui m’arrivera toujours, quand je le surprendrais en prières. Adieu, monsieur ; et, croyez-moi, il n’y a point d’amande dans cette coquille légère. L’âme de cet homme est dans ses habits ; ne vous fiez à lui dans aucune affaire de grande conséquence ; j’en ai apprivoisé de pareils, et je connais leur nature.

À Paroles.

Adieu, monsieur ; j’ai parlé de vous mieux que vous ne l’avez mérité et que vous ne le mériterez jamais, à mon avis ; mais nous devons rendre le bien pour le mal.

Il sort.
PAROLES.

Ce seigneur a le cerveau léger, je le jure.

BERTRAND.

C’est ce que je crois.

PAROLES.

Comment ! est-ce que vous ne le connaissez pas ?

BERTRAND.

— Si fait, je le connais bien ; dans l’opinion commune — il est fort estimé… Voici ma chaîne !

Entre Hélène.
HÉLÈNE.

— Comme vous me l’aviez commandé, monsieur, j’ai — parlé au roi et obtenu son congé — pour partir immédiatement ; seulement, il désire — un entretien particulier avec vous.

BERTRAND.

J’obéirai à sa volonté. — Il ne faut pas, Hélène, vous étonner de ma conduite, — qui semble être en si grand disparate avec les circonstances, — ainsi qu’avec le ministère et les fonctions sacrées — qui me sont imposées. Je n’étais point préparé — à un tel événement ; voilà pourquoi vous m’en voyez — si troublé. Ceci m’amène à vous prier — de retourner immédiatement au pays ; — demandez-vous à vous-même plutôt qu’à moi le motif de cette prière. — Mes raisons sont meilleures qu’elles ne le paraissent ; — les affaires qui me réclament sont plus urgentes — qu’elles ne le semblent, à première vue, — à vous qui ne les connaissez pas.

Lui remettant un papier.

Ceci est pour ma mère. — Il se passera deux jours avant que je vous revoie ; sur ce, — je vous laisse à votre sagesse.

HÉLÈNE.

Monsieur, tout ce que je puis dire, — c’est que je suis votre très-respectueuse servante…

BERTRAND.

— Allons, allons, ne parlons plus de cela.

HÉLÈNE.

Et que sans cesse — je m’étudierai à combler — les lacunes que mon humble étoile a laissées en moi, — afin d’être à la hauteur de ma grande fortune.

BERTRAND.

Laissez cela ! Je suis très-pressé. Au revoir. Retournez vite.

HÉLÈNE.

— De grâce, monsieur, excusez-moi…

BERTRAND.

Eh bien, que voulez-vous dire ?

HÉLÈNE.

— Je ne suis pas digne du trésor que je possède, — et je n’ose pas dire qu’il est mien, et pourtant il l’est ; — mais je déroberais bien volontiers, en voleuse timide, — ce que la loi m’adjuge.

BERTRAND.

Que voudriez-vous ?

HÉLÈNE.

— Quelque chose… Moins que cela… Rien, en réalité… — Je ne voudrais pas vous dire ce que je voudrais, monseigneur ; mais si, ma foi ! — Des étrangers, des ennemis se séparent ; ils ne s’embrassent pas…

BERTRAND.

— Ne vous attardez pas, je vous prie. À cheval, vite !

HÉLÈNE.

— Je ne romprai point votre consigne, mon bon seigneur.

BERTRAND, à Paroles.

— Où est le reste de mes gens, monseigneur ?

À Hélène.

Adieu.

Hélène sort.

— Va, rentre chez moi ; moi, je n’y rentrerai jamais, — tant que je pourrai brandir mon épée ou entendre le tambour. — En avant ! fuyons !

PAROLES.

Bravo ! Coragio !

Il sortent.

SCÈNE IX.
[Florence. Dans le palais du duc]
Fanfares. Entre le duc de Florence avec sa suite ; deux seigneurs français et plusieurs autres accompagnent.
LE DUC.

— Ainsi, vous venez d’entendre de point en point — les raisons fondamentales de cette guerre — qui, dans ses graves débats, a déjà fait verser beaucoup de sang, — et en est altérée encore.

PREMIER SEIGNEUR.

La querelle paraît sainte — du côté de Votre Grâce, ténébreuse et inique — du côté de l’ennemi.

LE DUC.

— Aussi sommes-nous très-étonné que notre cousin de France — puisse, dans une cause si juste, fermer son cœur — à nos demandes de secours.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Mon bon seigneur, — je ne puis indiquer les raisons de notre gouvernement — que d’après les données vulgaires, comme un homme non initié — qui échafaude les plus imposants conseils — sur ses imparfaites notions. Je n’ose donc pas — vous dire ce que je pense, puisque je me suis vu, — sur ce terrain de l’incertitude, déçu — dans toutes mes conjectures.

LE DUC.

Que le roi agisse à sa guise !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

— Mais je suis sûr que l’élite de nos jeunes gens, — écœurée d’inaction, arrivera de jour en jour — pour chercher ici un remède.

LE DUC.

Ils seront les bienvenus, — et tous les honneurs auxquels je puis donner essor — se poseront sur eux. Vous connaissez vos postes. — Les premiers chefs tombés tombent pour votre avancement. — À demain, dans la plaine ! —

Fanfares. Ils sortent.

SCÈNE X.
[Dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent la Comtesse et le Clown.
LA COMTESSE.

Tout est arrivé comme je le désirais, sauf qu’il ne revient point avec elle.

LE CLOWN.

Sur ma parole, je tiens mon jeune seigneur pour un homme fort mélancolique.

LA COMTESSE.

Et vos raisons pour cela, je vous prie ?

LE CLOWN.

Par exemple, il regarde sa botte et il chante ; il en rajuste le revers et il chante ; il fait une question et il chante ; il se cure les dents et il chante. Je connais un homme qui, ayant ce tic de mélancolie, a vendu un superbe manoir pour une chanson…

LA COMTESSE, dépliant un papier.

Voyons ce qu’il écrit et quand il compte venir.

LE CLOWN.

Je n’ai plus de goût pour Isabeau depuis que j’ai été à la cour ; notre fretin et nos Isabeaux de la campagne ne sont rien auprès de votre fretin et de vos Isabeaux de la cour. Mon Cupidon a la cervelle fêlée ; et je commence à aimer, comme un vieillard qui aime l’argent, sans ardeur !

LA COMTESSE.

Qu’avons-nous ici ?

LE CLOWN.

Ce que vous avez là.

Il sort.
LA COMTESSE, lisant.

« Je vous envoie une belle-fille ; elle a sauvé le Roi, et moi, elle m’a perdu. Je l’ai épousée, mais non possédée, et j’ai juré que ce Non du moins serait éternel. Vous entendrez dire que je me suis enfui ; sachez-le par moi, avant de l’apprendre par le bruit public. Si le monde est assez vaste, je veux maintenir entre elle et moi une large distance. »

« À vous mon hommage.
« Votre fils infortuné,
BERTRAND. »

— Tu as eu tort, jeune et intraitable étourdi, — de fuir les faveurs d’un si bon roi, — et d’attirer son indignation sur ta tête, en méprisant une fille trop vertueuse — pour être dédaignée d’un empereur. —

Rentre le Clown.
LE CLOWN.

Ô madame ! quelles tristes nouvelles nous arrivent avec ma jeune maîtresse et deux cavaliers !

LA COMTESSE.

Qu’y a-t-il ?

LE CLOWN.

Pourtant, il y a une consolation dans ces nouvelles, il y en a une : votre fils ne sera pas tué sitôt que je l’aurais cru.

LA COMTESSE.

Pourquoi donc serait-il tué ?

LE CLOWN.

Il ne le sera pas, madame, s’il continue à s’enfuir, comme j’apprends qu’il l’a fait. Pour courir des risques, il faut que les combattants ne se débandent pas ; alors seulement il peut y avoir perte d’homme ou naissance d’enfant… Les voici ; ils vous en diront davantage ; pour ma part, tout ce que je sais, c’est que votre fils s’est enfui.

Il sort.
Entrent Hélène et deux gentilshommes.
PREMIER GENTILHOMME, à la Comtesse.

— Dieu vous garde ! madame.

HÉLÈNE.

— Madame, monseigneur est parti, parti pour toujours.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Ne dites pas cela…

LA COMTESSE.

— Armez-vous de patience… Pardon, messieurs… — J’ai éprouvé si souvent les alternatives de la joie et de la douleur — que ni l’une ni l’autre ne peuvent plus, au premier choc, — m’efféminer… Où est mon fils, je vous prie ?

DEUXIÈME GENTILHOMME.

— Madame, il est parti pour servir le duc de Florence : — nous l’avons rencontré en route. Nous venons nous-mêmes de ce pays, — et, après avoir remis quelques dépêches à la cour, — nous y retournons.

HÉLÈNE.

— Jetez les yeux sur cette lettre, madame ; voici mon passe-port.

Elle lit.

« Quand tu auras obtenu l’anneau que je porte à mon doigt et qui ne le quittera jamais ; quand tu me montreras un enfant né de tes entrailles et dont je serai le père ; alors appelle-moi ton mari ; mais cet alors, je le nomme jamais. »

— Voilà une terrible sentence !

LA COMTESSE.

— Est-ce vous qui avez apporté cette lettre, messieurs ?

PREMIER GENTILHOMME.

Oui, madame ; — et, en raison de son contenu, nous regrettons nos peines.

LA COMTESSE.

— Je t’en prie, chère dame, reprends courage ; — en accaparant toutes tes douleurs à toi seule, — tu m’en dérobes la moitié. Il était mon fils ; — mais je rature son nom de ma race, — et tu es désormais mon unique enfant… C’est à Florence qu’il va ?

DEUXIÈME GENTILHOMME.

— Oui, madame.

LA COMTESSE.

Pour être soldat ?

DEUXIÈME GENTILHOMME.

— Telle est sa noble intention ; et croyez-moi, — le duc lui conférera tous les honneurs — que réclame son rang.

LA COMTESSE.

Retournez-vous là-bas ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Oui, madame, sur l’aile de la plus rapide diligence.

HÉLÈNE, lisant.

« Jusqu’à ce que je n’aie plus de femme, la France ne me sera rien ! »

— C’est bien amer !

LA COMTESSE.

Y a-t-il cela dans la lettre ?

HÉLÈNE.

Oui, madame.

PREMIER GENTILHOMME.

— Ce n’est sans doute qu’une vivacité de sa main, — à laquelle son cœur n’a point consenti.

LA COMTESSE.

— La France ne lui sera rien jusqu’à ce qu’il n’ait plus de femme ! Ah ! s’il y a ici un être qui vaut mieux que lui, — c’est justement elle ; elle mériterait d’avoir un mari — servi par vingt jeunes impertinents comme lui, — qui la salueraient à toute heure comme leur maîtresse !… Qui donc était avec lui ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Un valet seulement, et un gentilhomme — que j’ai connu jadis.

LA COMTESSE.

Paroles, n’est-ce pas ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Oui, ma bonne dame, lui-même !

LA COMTESSE.

— Un garçon très-taré et plein de vilenie. — Mon fils laisse corrompre son honnête nature — par une telle influence.

PREMIER GENTILHOMME.

En effet, bonne dame, — le gaillard a une surabondance de défauts — auxquels il ferait bien de renoncer.

LA COMTESSE.

— Vous êtes les bienvenus, messieurs ; — je vous prie, quand vous verrez mon fils, — de lui dire que son épée ne pourra jamais reconquérir — l’honneur qu’il a perdu : au surplus, je vous prierai — de vous charger d’une lettre pour lui.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Nous sommes à votre service, madame, — pour cette mission comme pour toute autre affaire sérieuse.

LA COMTESSE.

— J’accepte vos courtoisies, mais à condition d’échange. — Voulez-vous venir ?

Sortent la Comtesse et les Gentilshommes.
HÉLÈNE, seule.

Jusqu’à ce que je n’aie plus de femme, la France ne me sera rien ! — La France ne lui sera rien, jusqu’à ce qu’il n’ait plus de femme ! — Tu n’en auras plus, Roussillon, tu n’en auras plus en France : — reprends donc ici tous tes droits. Pauvre seigneur ! C’est moi — qui te chasse de ton pays et qui expose — tes membres délicats à l’événement — d’une guerre sans merci ! C’est par moi — que tu es banni d’une cour joyeuse où tu — étais le point de mire des plus beaux yeux, pour devenir la cible — des mousquets enfumés ! Ô vous, messagers de plomb, — qui volez sur l’aile violente de la flamme, — faites fausse route ; percez l’air qui se referme — sans cesse sur vous en chantant, et ne touchez pas mon seigneur !… — L’homme qui tire sur lui, c’est moi qui l’aposte ; — l’homme qui s’élance contre son sein aventureux, — je suis la misérable qui l’excite ! — Et, si je ne le tue pas, c’est moi qui suis la cause — de sa mort ! Ah ! que plutôt — je rencontre le lion carnassier au moment où il rugit — sous la rude étreinte de la faim ! que plutôt — toutes les misères dont dispose la nature — me soient infligées à la fois ! Non, reviens chez toi, Roussillon. — Quitte ces lieux où l’honneur, pour une cicatrice qu’il peut gagner au danger, — risque de perdre une existence ! Je veux partir. — Ma présence ici est ce qui t’éloigne : — est-ce que je peux rester ! Non, non, quand — cette maison serait aérée par les brises du Paradis, — quand on y serait servi par des anges, je veux partir, — afin qu’une rumeur miséricordieuse, en t’apprenant ma fuite, — aille consoler ton oreille !… Viens, nuit ! Jour, disparais ! — car je veux, triste voleuse, me dérober dans les ténèbres !

Elle sort.

SCÈNE XI.
[Un camp devant Florence.]
Fanfares. Entrent le duc de Florence, Bertrand, des seigneurs ; officiers, soldats, et autres.
LE DUC, à Bertrand.

— Tu es général de notre cavalerie ; — grand dans notre espoir, nous répondons par la plus affectueuse confiance — aux promesses de ta fortune.

BERTRAND.

Monsieur, — c’est une charge trop lourde pour mes forces ; toutefois, — nous tâcherons de la soutenir pour votre gloire, — jusqu’à la limite extrême du péril.

LE DUC.

En avant donc, — et que la fortune caresse ton cimier prospère — avec la complaisance d’une maîtresse !

BERTRAND.

C’est aujourd’hui, — grand Mars, que je me mets dans tes rangs ; — soutiens-moi à la hauteur de mes pensées, et tu verras toujours en moi — un amant de ton drapeau, un ennemi de l’amour !

SCÈNE XII.
[Dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent la Comtesse et l’Intendant.
LA COMTESSE.

— Hélas ! pourquoi vous être chargé de cette lettre ? — Ne pouviez-vous deviner qu’elle ferait ce qu’elle a fait, — à cela seul qu’elle m’écrivait ? Relisez-la.

L’INTENDANT.

— « Je vais en pèlerinage à Saint-Jacques ; — un ambitieux amour m’a rendue à ce point pécheresse — que je veux me traîner, pieds nus, sur la froide terre — pour expier mes fautes par un saint vœu. — Écrivez, écrivez, pour que, quittant la sanglante carrière des armes, — mon maître chéri, votre cher fils, vous revienne au plus vite ! — Faites son bonheur dans la paix du foyer, tandis que, loin de lui, — je sanctifierai son nom avec une religieuse ferveur. — Dites-lui de me pardonner ses fatigues passées. — Junon acharnée, je l’ai envoyé, — loin d’une cour d’amis, camper au milieu de ses ennemis, — là où le danger et la mort aboient aux talons de la bravoure ! — Il est trop bon et trop beau pour moi et pour la mort, — pour la mort que je vais embrasser afin de le laisser libre ! »

LA COMTESSE.

— Ah ! que de traits poignants dans ses plus douces paroles ! — Rinaldo, vous n’avez jamais tant manqué de réflexion — qu’en la laissant partir ainsi ; si je lui avais parlé, — je l’aurais détournée de son projet, — ce qu’elle m’a ainsi rendu impossible.

L’INTENDANT.

Pardonnez-moi, madame ; — je n’avais qu’à vous remettre sa lettre avant la nuit — pour qu’on pût encore la rattraper ; mais elle écrit — que toute poursuite serait vaine.

LA COMTESSE.

Quel est donc l’ange — qui bénira cet indigne mari ? Il ne peut prospérer, — à moins que les prières d’Hélène, que le ciel se plaît à entendre — et aime à exaucer, n’obtiennent pour lui un sursis — de la justice suprême… Écrivez, écrivez, Rinaldo, — à ce mari indigne d’une telle femme ; — faites-lui peser à chaque mot un mérite — qu’il juge si léger ; et quant à ma douleur profonde, — si peu sensible qu’il y soit, exprimez-la-lui vivement. — Dépêchez-lui le messager le plus alerte, — quand il apprendra qu’elle est partie, peut-être — reviendra-t-il ; et je puis espérer qu’elle-même, — en apprenant son retour, reviendra vite sur ses pas, — ramenée par le plus pur amour. Lequel des deux — m’est le plus cher, je suis incapable — de le discerner… Procurez-vous le messager. — Mon cœur est accablé, et mon âge est faible. — Un tel malheur voudrait des larmes, et c’est l’inquiétude qui me fait parler.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.
[Sous les murs de Florence.]
Marche militaire au loin. Entrent une vieille veuve de Florence, Diana, Violenta, Mariana et des bourgeois.
LA VEUVE.

Venez donc ; s’ils approchent de la ville, nous perdrons tout le coup d’œil.

DIANA.

On dit que le comte français a rendu les plus honorables services.

LA VEUVE.

Le bruit court qu’il a fait prisonnier le général ennemi, et que de sa propre main il a tué le frère du duc. Nous avons perdu notre peine ; ils ont pris une route opposée. Écoutez ! vous pouvez le reconnaître aux sons de leurs trompettes.

MARIANA.

Allons, retournons chez nous et contentons-nous du récit qu’on nous en fera. Croyez-moi, Diana, tenez-vous en garde contre ce comte français. L’honneur d’une vierge est son titre, et il n’est pas d’héritage aussi riche que la vertu.

LA VEUVE.

J’ai dit à ma voisine comment vous avez été sollicitée par un gentilhomme qui l’accompagne.

MARIANA.

Je connais ce faquin ; peste soit de lui ! un certain Paroles, le sale agent des intrigues du jeune comte… Défiez-vous d’eux, Diana ; avec eux les promesses, les avances, les serments, les cadeaux ne sont que des engins de luxure dissimulés sous d’autres noms. Plus d’une fille a été séduite par eux ; et le malheur est que l’exemple si terrible de la virginité naufragée ne peut empêcher de nouvelles victimes de venir se prendre à la glu qui les menace. Je n’ai pas besoin, j’espère, de vous en dire davantage ; mais la grâce que vous possédez vous gardera, j’espère, où vous êtes, quand vous ne courriez d’autre danger que la perte de votre modestie.

DIANA.

Vous n’avez rien à craindre pour moi.

Entre Hélène, déguisée en pèlerine.
LA VEUVE.

Je l’espère bien. Tenez, voici une pèlerine qui arrive ; je suis sûre qu’elle vient loger chez moi ; c’est là qu’elles se renvoient toutes. Je vais la questionner.

À Hélène.

— Dieu vous garde, pèlerine ! Où allez-vous ?

HÉLÈNE.

— À Saint-Jacques-le-Grand. — Dites-moi où logent les pèlerins, je vous en conjure.

LA VEUVE.

— À l’enseigne de Saint-François, ici, près de la porte de la ville.

HÉLÈNE.

Est-ce là le chemin ?

LA VEUVE.

Oui, certes.

Marche militaire au loin.

Écoutez. — Ils viennent par ici… Si vous voulez attendre, sainte pèlerine, — que les troupes soient passées, — je vous conduirai où vous devez loger ; — d’autant mieux que je connais, je crois, l’hôtesse — comme moi-même.

HÉLÈNE.

Est-ce vous-même ?

LA VEUVE.

S’il vous plaît, pèlerine.

HÉLÈNE.

— Merci, j’attendrai ici votre loisir.

LA VEUVE.

— Vous venez, je crois, de France ?

HÈLÈNE.

En effet.

LA VEUVE.

— Vous allez voir ici un de vos compatriotes — qui a rendu de dignes services.

HÈLÈNE.

Son nom ? je vous prie.

DIANA.

— Le comte de Roussillon. Le connaissez-vous ?

HÈLÈNE.

— Bien que par ouï-dire, comme un très-noble jeune homme ! — je ne le connais pas de vue.

DIANA.

Quel qu’il soit, — il s’est bravement comporté… Il s’est sauvé de France, dit-on, parce que le roi l’aurait marié — contre son gré. Croyez-vous cela ?

HÈLÈNE.

— Oui, certainement, c’est la pure vérité. Je connais sa femme.

DIANA.

— Il y a un gentilhomme au service du comte — qui fait d’elle de bien grossiers rapports.

HÈLÈNE.

Quel est son nom ?

DIANA.

— Monsieur Paroles.

HÈLÈNE.

Oh ! je suis de son avis. — En fait d’éloges, comparée au grand comte lui-même, elle est trop peu de chose — pour valoir qu’on la nomme. Tout son mérite — est une scrupuleuse vertu que — je n’ai pas entendu contester.

DIANA.

Hélas ! pauvre dame !… — C’est une rude servitude que d’être la femme — d’un mari qui vous déteste.

LA VEUVE.

— Bonne créature ! en quel lieu qu’elle soit, son cœur doit être bien accablé.

Montrant Diana.

Cette jeune fille-là pourrait — lui jouer un bien méchant tour, si elle voulait.

HÉLÈNE.

Que voulez-vous dire ? — Serait-ce que le comte amoureux la sollicite — dans un but illégitime ?

LA VEUVE.

Oui, vraiment ; — et il a recours à tous les agents qui, en pareil cas, — peuvent corrompre le délicat honneur d’une jeune fille ; — mais elle est armée contre lui et elle lui oppose — la plus vertueuse défense.

Entre, tambour battant, enseignes déployées, une colonne de l’armée florentine dont Bertrand et Paroles font partie.
MARIANA.

Que les dieux la protègent !

LA VEUVE.

Les voici, ils arrivent. — Celui-ci est Antonio, le fils aîné du duc ; — celui-là, Escalus.

HÉLÈNE.

Où est le Français ?

DIANA.

Ici, — celui qui a la plume. C’est un très-galant homme. — Je voudrais qu’il aimât sa femme : s’il était plus honnête, — il serait bien plus charmant… N’est-ce pas un beau gentilhomme ?

HÉLÈNE.

Je le trouve fort bien.

DIANA.

— C’est dommage qu’il ne soit pas honnête.

Montrant Paroles.

Voilà le drôle — qui l’entraîne. Si j’étais sa femme, — j’empoisonnerais ce vil coquin.

HÉLÈNE.

Lequel est-ce ? —

DIANA.

Ce singe en écharpe, là… Qu’est-ce donc qui le rend mélancolique ?

HÈLÈNE.

Il a peut-être été blessé dans la bataille.

PAROLES.

Perdre notre tambour ! ah !

MARIANA.

Il est cruellement vexé de quelque chose. Tenez, il nous a aperçues.

LA VEUVE.

Diantre soit de vous !

Elle fait une révérence à Paroles.
MARIANA, à la veuve.

— Et de votre politesse pour un entremetteur !

Bertrand et Paroles s’en vont avec la colonne.
LA VEUVE.

— La troupe est passée : venez, pèlerine, je vais vous mener — à votre auberge. Quatre ou cinq pénitents, — qui ont fait un vœu à Saint-Jacques-le-Grand, — se trouvent déjà chez moi.

HÉLÈNE.

Je vous remercie humblement.

Montrant Mariana et Diana.

Si cette matrone et cette charmante fille consentent — à souper ce soir avec nous, les frais et les remercîments — seront à ma charge, et, pour m’acquitter mieux encore, — je donnerai à cette jeune vierge quelques avis — précieux.

MARIANA ET DIANA.

Nous acceptons bien volontiers votre offre.

Elles sortent.

SCÈNE XIV.
[Le camp florentin.]
Entre Bertrand et deux seigneurs français.
PREMIER SEIGNEUR.

Voyons, mon cher seigneur, mettez-le à l’épreuve ; laissez-le faire à sa guise.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Si votre Seigneurie ne trouve pas en lui un vil poltron, qu’elle n’ait plus d’estime pour moi.

PREMIER SEIGNEUR.

Sur ma vie, monseigneur, c’est de la crème fouettée !

BERTRAND.

Pensez-vous que je me sois à ce point trompé sur lui ?

PREMIER SEIGNEUR.

Croyez-moi, monseigneur, je vous dis ce qui est à ma connaissance directe, et cela sans malice, comme je parlerais d’un de mes parents. C’est un insigne couard, un immense et inépuisable menteur, un hâbleur incessant qui ne possède pas une seule qualité digne des égards de Votre Seigneurie.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Il serait bon que vous le connussiez ; autrement, si vous vous reposez trop sur une valeur qu’il n’a pas, il pourrait bien, dans quelque grave affaire de confiance, vous faire faux bond au milieu du danger.

BERTRAND.

Je voudrais savoir à quelle épreuve le soumettre.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Il n’en est pas de meilleure que de le laisser aller à la recherche de son tambour, expédition que devant vous il s’est bien vanté de faire.

PREMIER SEIGNEUR.

Moi, à la tête d’une troupe de Florentins, je me charge de le surprendre brusquement ; pour cela, j’aurai des hommes que, j’en suis sûr, il ne distinguera pas des ennemis ; nous le garrotterons et nous lui banderons les yeux, de telle sorte qu’il se croira transporté dans le camp ennemi, quand nous le ramènerons à nos tentes. Qu’alors Votre Seigneurie assiste à son interrogatoire : si, pour avoir la vie sauve, sous l’impulsion suprême d’une ignoble peur, il n’offre pas de vous trahir et de donner contre nous tous les renseignements en son pouvoir, en jurant de leur exactitude par le salut de son âme, n’ayez plus la moindre confiance dans mon jugement.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Oh ! pour l’amour du rire, qu’il aille chercher son tambour ! Il dit qu’il a un stratagème pour cela !… Dès que Votre Seigneurie aura vu le fond de son courage et à quel métal se réduira ce prétendu lingot d’or, si vous ne le traitez pas comme un drôle, c’est que votre inclination pour lui est irrémédiable. Le voici.

Entre Paroles.
PREMIER SEIGNEUR, bas à Bertrand.

Oh ! pour l’amour du rire, ne vous opposez pas à son plaisant dessein ; qu’à tout prix il aille chercher son tambour.

BERTRAND, à Paroles.

Eh bien, monsieur, ce tambour vous tient cruellement au cœur ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

N’y pensez plus, que diable ! ce n’est qu’un tambour.

PAROLES.

Qu’un tambour ! ce n’est qu’un tambour ! un tambour ainsi perdu !… Aussi bien, quelle manœuvre excellente ! Charger avec notre cavalerie sur nos propres ailes et enfoncer nos propres troupes !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Le général qui commandait n’est point à blâmer pour cela : c’est un de ces désastres de guerre que César lui-même n’aurait pu prévenir, s’il avait eu le commandement.

BERTRAND.

Allons ! nous n’avons pas trop à nous plaindre de notre succès. La perte de ce tambour n’a pas été à notre honneur, c’est vrai ; mais il est impossible de le ravoir.

PAROLES.

On aurait pu le ravoir.

BERTEAND.

On l’aurait pu, mais on ne le peut plus.

PAROLES.

On le peut encore ; s’il n’était pas vrai que le mérite des actes d’éclat est rarement attribué à leur véritable auteur, je reprendrais ce tambour, lui ou un autre, ou j’y trouverais mon hic jacet.

BERTRAND.

Eh bien, si vous en avez le cœur, monsieur, si vous croyez par quelque mystérieux stratagème pouvoir remettre à sa place naturelle cet instrument d’honneur, faites-en magnanimement l’entreprise et en avant ! j’honorerai cette tentative comme un noble exploit. Si vous réussissez, le duc en parlera et récompensera, d’une manière digne de lui, jusqu’à la dernière syllabe de votre valeur.

PAROLES.

Par le bras d’un soldat, j’entreprendrai la chose.

BERTRAND.

Mais vous n’avez pas le temps de vous endormir.

PAROLES.

Je serai à l’œuvre dès ce soir : je vais pour le moment supputer mes moyens d’action, m’encourager dans ma certitude, et faire mes préparatifs de mort. Vers minuit, attendez-vous à avoir de mes nouvelles.

BERTRAND.

Puis-je hardiment informer Sa Grâce de votre expédition ?

PAROLES.

J’ignore quel en sera le succès, monseigneur, mais je m’engage à la tenter.

BERTRAND.

Je sais que tu es un vaillant ; et je réponds pour toi de l’efficacité de ta bravoure. Au revoir.

PAROLES.

Je n’aime pas l’excès de paroles.

Il sort.
PREMIER SEIGNEUR.

Pas plus qu’un poisson n’aime l’eau. N’est-ce pas là, monseigneur, un étrange gaillard ? Se charger avec tant d’assurance d’une entreprise qu’il sait ne pouvoir exécuter, et se condamner à faire une chose, quand il aimerait mieux être damné que de la faire !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Vous ne le connaissez pas, monseigneur, comme nous le connaissons ; il est certain qu’il saura se faufiler dans la faveur d’un homme et, pour une semaine, échapper à maintes révélations, mais, dès que vous l’aurez découvert, vous le tiendrez pour toujours.

BERTRAND.

Bah ! vous croyez qu’il ne fera rien de ce qu’il a si sérieusement promis ?

PREMIER SEIGNEUR.

Rien du tout ; il reviendra avec quelque invention et il vous flanquera deux ou trois mensonges vraisemblables. Mais nous avons mis l’animal aux abois, et ce soir vous verrez sa chute ; car, en vérité, il ne mérite pas l’estime de Votre Seignerie.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Nous allons nous amuser du renard, avant de le dénuder. Il a déjà été roussi par le vieux seigneur Lafeu ; quand il sera dépouillé de sa peau d’emprunt, vous me direz à quel éperlan vous avez affaire. Voilà ce que vous verrez cette nuit même.

PREMIER SEIGNEUR.

Il faut que j’aille préparer mes piéges : il sera pris.

BERTRAND.

Quant à votre frère, il va venir avec moi,

PREMIER SEIGNEUR.

Comme il plaira à Votre Seigneurie ; je vous laisse.

Il sort.
BERTRAND.

— Maintenant je vais vous conduire dans la maison, et vous montrer — la fille dont je vous ai parlé.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

— Mais vous dites qu’elle est honnête.

BERTRAND.

— C’est là son seul défaut. Je ne lui ai parlé qu’une fois, — et je l’ai trouvée merveilleusement froide ; je lui ai envoyé, — par ce même fat dont nous suivons la piste, — des présents et des lettres qu’elle m’a renvoyés ; — et c’est la tout ce que j’ai fait jusqu’ici. C’est une jolie créature. — Voulez-vous venir la voir.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Très-volontiers, monseigneur.

Ils sortent.

SCÈNE XV.
[Florence. Chez la veuve.]
HÉLÈNE.

— Si vous doutez encore que je sois sa femme, — je ne sais plus comment vous en convaincre, — et je perdrai tout le terrain sur lequel je bâtis.

LA VEUVE.

— Quoique ma fortune soit déchue, je n’en suis pas moins bien née, — et je ne connais rien à ces intrigues-là ; — aussi je ne voudrais pas compromettre ma réputation par une action flétrissante.

HÉLÈNE.

Et je ne vous le demanderais pas. — Persuadez-vous bien, d’abord, que le comte est mon mari, — et que tout ce que je vous ai dit sous la foi du secret — est vrai mot pour mot ; alors vous êtes sûre, — en me prêtant l’utile appui que je vous demande, — de ne pouvoir faillir.

LA VEUVE.

Je dois vous croire ; — car vous m’avez donné la solide preuve — que vous avez une grande fortune.

HÉLÈNE.

Prenez cette bourse d’or ; c’est un à-compte sur le prix de votre cordial concours — que je payerai avec usure, — dès que je l’aurai mis à profit. Le comte courtise votre fille, — il fait le siége galant de sa beauté, — et il est résolu à en triompher. Qu’elle accorde enfin son consentement, — en se dirigeant d’après nos instructions ; — lui, emporté par les sens, ne refusera rien — de ce qu’elle lui demandera. Le comte porte une bague — qui a été transmise dans sa maison, — de père en fils, depuis quatre ou cinq générations. — Cette bague, il y attache — une valeur immense ; mais, dans sa folle ardeur, — il la donnera sans marchander en paiement de ce qu’il désire, — quitte à s’en repentir après.

LA VEUVE.

À présent je vois — la portée de votre projet.

HÉLÈNE.

— Vous le voyez, il est bien légitime. Je désire seulement — que votre fille, avant de paraître se rendre, — lui demande cette bague, lui fixe un rendez-vous — et, enfin, me cède sa place, — en s’astreignant à la plus chaste absence. Cela fait, — j’ajouterai pour sa dot trois mille écus — à ce que j’ai déjà donné.

LA VEUVE.

J’y consens. — Enseignez à ma fille comment elle doit se comporter — pour que l’heure et le lieu favorisent une supercherie si légitime. — Chaque soir il arrive — avec des musiques de toutes sortes et des chansons où il fait d’elle — un éloge exagéré. Il ne nous sert de rien — de le chasser de nos fenêtres ; il persiste — comme s’il y allait de sa vie.

HÈLÈNE.

Eh bien, dès ce soir, — tentons le complot. S’il réussit, — il y aura eu, — d’une part, une intention coupable suivie d’une action légitime, — de l’autre, une intention légitime suivie d’un acte légitime. — Et nul des deux n’aura péché, malgré le péché commis. — À l’œuvre !

Ils sortent.

SCÈNE XVI.
[Dans la campagne. Clair de lune.]
Entre le premier seigneur, suivi de cinq ou six soldats. Ils se mettent en embuscade.
PREMIER SEIGNEUR.

Il ne peut venir que par le coin de cette haie. Dès que vous débusquerez sur lui, parlez le plus terrible jargon que vous imaginerez ; quand vous ne le comprendriez pas vous-mêmes, n’importe. Car nous devons tous faire semblant de ne pas le comprendre, excepté un seul de nous, que nous produirons comme interprète.

PREMIER SOLDAT.

Bon capitaine, permettez que je sois l’interprète.

PREMIER SEIGNEUR.

N’as-tu jamais été en rapport avec lui ? Ne connaît-il pas ta voix ?

PREMIER SOLDAT.

Non, monsieur, je vous le garantis.

PREMIER SEIGNEUR.

Dans quel charabias nous répondras-tu ?

PREMIER SOLDAT.

Dans celui que vous me parlerez.

PREMIER SEIGNEUR.

Il faut qu’il nous prenne pour quelque bande d’étrangers à la solde de l’ennemi. Or, il a une teinture de tous les langages circonvoisins ; il faut donc que chacun de nous parle un jargon à sa fantaisie, sans que nous sachions nous-mêmes ce que nous disons. Pourvu que nous paraissions le savoir, cela suffit à notre projet ; la langue du corbeau, n’importe quel croassement, fera l’affaire. Quant à vous, l’interprète, il faut que vous ayez l’air d’un vrai diplomate. Mais, ventre à terre ! le voici qui revient pour tuer deux heures de temps à dormir, et retourner ensuite jurer les mensonges qu’il aura forgés.

Entre Paroles.
PAROLES.

Dix heures ! Dans trois heures il sera temps de rentrer. Qu’est-ce que je dirai que j’ai fait ? Il faut que ce soit une invention très-plausible qui emporte la conviction. Ils commencent à me flairer, et les affronts ont depuis peu frappé trop souvent à ma porte. Décidément ma langue est d’une hardiesse folle ; mais mon cœur, ayant toujours présente devant lui la crainte de Mars et de ses enfants, n’ose pas soutenir les prétentions de ma langue.

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Voilà la première vérité dont ta langue ait jamais été coupable.

PAROLES.

Qui diable m’a poussé à entreprendre le recouvrement de ce tambour, n’ignorent pas l’impossibilité de la chose et sachant que je n’en avais pas l’intention ? Il faut que je me fasse moi-même quelques blessures et que je dise que je les ai reçues dans l’action… Mais de légères ne suffiront pas. Ils me diront : « Quoi ! vous en êtes quitte pour si peu ! » Et je n’ose pas m’en faire de grandes. Alors à quoi bon ? où sera la preuve ?… Langue, il faudra que je vous mette dans la bouche d’une harengère, et que j’en achète une de l’un des muets de Bajazet, si vous m’empêtrez encore dans de pareils périls.

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Est-il possible qu’il sache ce qu’il est, et qu’il soit ce qu’il est ?

PAROLES.

Je voudrais que des entailles à mes vêtements suffisent, ou même la fracture de mon épée espagnole !

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Nous ne pouvons pas vous accorder ça.

PAROLES.

Ou bien la tonsure de ma barbe ! Je dirais ensuite que c’était une ruse de guerre.

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Ça ne prendrait pas.

PAROLES.

Ou bien noyer mes vêtements, et dire que j’ai été dépouillé !

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Ça pourrait à peine servir.

PAROLES.

Si je jurais que j’ai sauté de la fenêtre de la citadelle…

PREMIER SEIGNEUR, à part.

De quelle hauteur ?

PAROLES.

D’une hauteur de trente brasses ?

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Trois grands serments auraient peine à faire croire ça.

PAROLES.

Je voudrais avoir n’importe quel tambour de l’ennemi, je jurerais que c’est moi qui l’ai repris.

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Tu vas en entendre un tout à l’heure.

Roulement de tambour.
PAROLES.

Un tambour de l’ennemi, à présent !

PREMIER SEIGNEUR, se précipitant sur Paroles.

Throca movousus, cargo, cargo, cargo.

TOUS, s’élançant.

Cargo, cargo, villianda par corbo, cargo.

PAROLES.

Oh ! rançon ! rançon !

Les soldats l’empoignent et lui bandent les yeux.

Ne me couvrez pas les yeux !

PREMIER SOLDAT.

Boskos thromuldos boskos.

PAROLES.

— Je vois que vous êtes un régiment de muskos, — et je vais perdre la vie faute de savoir votre langue. — S’il y a ici un Allemand, un Danois, un Hollandais, — un Italien ou un Français, qu’il me parle ! — Je lui ferai des révélations qui perdront — les Florentins.

PREMIER SOLDAT.

Boskos vauvado. — Je te comprends et puis parler ta langue. — Kerelybonto. L’ami, — fais un appel suprême à ton Dieu, car dix-sept poignards — sont sur ton sein.

PAROLES.

Oh !

PREMIER SOLDAT.

Oh ! prie ! prie ! prie ! — Manka revania dulche.

PREMIER SEIGNEUR.

Oscorbi dulchos volivorca.

PREMIER SOLDAT.

— Le général consent à t’épargner encore ; — il va t’emmener, les yeux ainsi bandés, — pour recueillir tes renseignements ; peut-être pourras-tu, par une révélation — utile sauver ta vie.

PAROLES.

Oh ! laissez-moi vivre, — et je vous ferai connaître les secrets de notre camp, — nos forces, nos plans ; oui, je vous dirai des choses — qui vous émerveilleront.

PREMIER SOLDAT.

Mais diras-tu la vérité ?

PAROLES.

— Si je ne le fais pas, que je sois damné !

PREMIER SOLDAT.

Acordolinta. — Allons, on t’accorde un sursis.

Il sort emmenant Paroles sous escorte.
PREMIER SEIGNEUR, à un soldat.

— Va dire au comte de Roussillon et à mon frère — que nous avons attrapé le héron, et que nous le tiendrons les yeux bandés — jusqu’à ce que nous ayons de leurs nouvelles.

LE SOLDAT.

J’y vais, capitaine.

PREMIER SEIGNEUR.

— Il va nous trahir tous devant nous-mêmes. — Dis-leur cela.

LE SOLDAT.

Oui, monsieur.

PREMIER SEIGNEUR.

— Jusque-là, je le tiendrai à l’ombre, et sous bonne garde.

Ils sortent.

SCÈNE XVII.
[Florence. Une chambre dans la maison de la veuve.]
Entrent Bertrand et Diana.
BERTRAND.

— On m’a dit que votre nom était Fontibelle.

DIANA.

— Non, mon bon seigneur, je m’appelle Diana.

BERTRAND.

Vous avez un titre de déesse, — et vous le méritez, avec épithète. Mais, jolie âme, — l’amour n’a-t-il aucune influence dans votre belle personne ? — Si la flamme ardente de la jeunesse n’illumine pas votre cœur, — vous n’êtes pas une fille, vous êtes une statue ; — quand vous serez morte, vous serez telle — que vous êtes, car vous êtes froide et impassible ; — et maintenant vous devriez être comme était votre mère — quand votre doux être fut conçu.

DIANA.

— Alors elle était vertueuse.

BERTRAND.

Vous le seriez aussi.

DIANA.

Non, — ma mère ne faisait qu’accomplir un devoir, le même, monseigneur, — qui vous est commandé envers votre femme.

BERTRAND.

Assez, — je t’en prie. Ne lutte pas contre mon vœu. — J’ai été enchaîné à elle ; mais je t’aime, — toi, de par la douce contrainte de l’amour, et tu as pour jamais — droit à tous mes services.

DIANA.

Oui, vous nous servez ainsi, vous autres, — jusqu’à ce que nous vous servions ; mais lorsqu’une fois vous avez nos roses, — vous ne nous laissez plus que les épines pour nous déchirer, — et vous nous raillez de notre dénûment.

BERTRAND.

Que de fois t’ai-je juré !…

DIANA.

— La sincérité n’est pas dans le nombre des serments, — mais dans le simple et candide vœu sincèrement proféré. — Nous ne jurons que par ce qui est sacré, — et nous prenons le Très-Haut à témoin. Mais, dites-moi, je vous prie, — quand même je jurerais par les sublimes attributs de Jupiter — que je vous aime tendrement, en croiriez-vous ma parole, — si vous voyiez que je vous aime criminellement ? Un serment n’est pas valable — si je prends, au nom de celui que je déclare adorer, — l’engagement d’agir contre ses arrêts. Ainsi vos serments — ne sont que des mots, de pauvres protestations auxquelles manque le vrai sceau, — du moins dans mon opinion.

BERTRAND.

Changez d’opinion, changez-en ; — ne soyez pas si saintement cruelle : l’amour est saint — et mon intégrité n’a jamais connu les artifices — dont vous accusez les hommes… Ne résiste plus, mais rends-toi à mes maladifs désirs — pour que j’en sois guéri ; dis que tu es à moi, et toujours — mon amour durera tel qu’il a commencé.

DIANA.

— Je le vois, les hommes comptent, dans ces sortes d’affaires, que nous nous trahirons nous-mêmes… Donnez-moi cette bague.

BERTRAND.

Je te la prêterai, ma chère, mais je n’ai pas le droit — de m’en défaire.

DIANA.

Vous ne voulez pas, monseigneur ?

BERTRAND.

— C’est un gage d’honneur qui appartient à notre maison ; — mes ancêtres me l’ont légué, — et ce serait pour moi le plus grand opprobre du monde — que de le perdre.

DIANA.

Mon honneur est comme votre bague : — ma chasteté est le joyau de notre maison ; — mes ancêtres me l’ont léguée, — et ce serait pour moi le plus grand opprobre du monde — que de la perdre. Ainsi c’est votre propre prudence — qui me donne l’honneur pour champion — contre vos vaines attaques.

BERTRAND.

Eh bien, prends mon anneau. — À toi mon honneur, ma maison, ma vie même ! — Je me laisse commander par toi.

DIANA, prenant la bague que lui remet Bertrand.

— Quand viendra minuit, frappez à la fenêtre de ma chambre. — Je ferai en sorte que ma mère ne puisse entendre. — Mais je vous somme au nom de la loyauté, — dès que vous aurez conquis mon lit encore vierge, — de n’y rester qu’une heure et de ne pas me parler. — J’ai pour cela les raisons les plus puissantes ; et vous les connaîtrez, — lorsque cette bague vous sera restituée… — Cette nuit je mettrai à votre doigt — un autre anneau qui, dans la suite des temps, — devra attester à l’avenir notre union passée. — Adieu jusque-là. Ne manquez pas. Vous avez conquis — une épouse en moi, tout en m’ôtant l’espoir de l’être.

BERTRAND.

— C’est le ciel sur la terre que j’ai conquis, à tes genoux !

Il sort.
DIANA, seule.

— Puissiez-vous vivre assez pour en rendre grâces au ciel et à moi ! — Vous pourriez bien finir par là… — Ma mère m’avait dit la manière dont il me ferait la cour, — comme si elle avait été dans son cœur. Elle dit que tous les hommes — ont les mêmes serments. Il a juré de m’épouser, — quand sa femme serait morte ; et moi, je consens à reposer près de lui, — quand je serai enterrée. Puisque ces Français sont si menteurs, — se marie qui voudra ! Je veux vivre et mourir vierge. — Toutefois, je ne vois aucun mal — à tricher, sous ce déguisement, un gagnant déloyal. —

Elle sort.

SCÈNE XVIII.
[Une tente dans le camp florentin. Sur une table un flambeau allumé]
Entrent les deux seigneurs français, suivis de deux ou trois soldats.
PREMIER SEIGNEUR.

Est-ce que vous ne lui avez pas donné la lettre de sa mère ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Je la lui ai remise, il y a une heure ; il y a dedans quelque chose qui a secoué tout son être ; car, après l’avoir lue, il est devenu presque un autre homme.

PREMIER SEIGNEUR.

Il s’est attiré un blâme mérité en repoussant une épouse si bonne, une si gracieuse dame.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Il a encouru spécialement l’éternel déplaisir du roi, qui aurait tiré pour lui de son harmonieuse bonté toutes les mélodies du bonheur. Je vais vous dire une chose, mais vous la garderez ténébreusement pour vous.

PREMIER SEIGNEUR.

Quand vous l’aurez dite, elle sera morte et j’en serai le tombeau.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Il a corrompu ici, à Florence, une jeune dame du plus chaste renom, et cette nuit il assouvit sa passion par la spoliation de son honneur ; il lui a donné son anneau héréditaire, et il se croit le plus fortuné des hommes par cet impur compromis.

PREMIER SEIGNEUR.

Ah ! Dieu nous garde de nos propres révoltes ! Quand nous sommes nous-mêmes, que sommes-nous !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Des traîtres à nous-mêmes. Et comme dans le cours ordinaire des complots, nous voyons toujours les conspirateurs s’entretenir de leurs espérances jusqu’à ce qu’ils atteignent leur but abhoré, lui, de même, lui qui dans cette action conspire contre sa propre noblesse, il laisse déborder son secret.

PREMIER SEIGNEUR.

N’y a-t-il pas en nous une arrière-pensée bien damnable à trompetter ainsi nos intentions illégitimes ?… Alors nous n’aurons pas sa compagnie ce soir ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Ce ne sera qu’après minuit ; car il est rationné à une heure fixe.

PREMIER SEIGNEUR.

Et cette heure approche rapidement… Pourtant j’aurais été bien aise qu’il assistât à la dissection de son compagnon. Il aurait pu ainsi avoir la mesure de son propre jugement, qui a apprécié si haut ce héros de faux aloi.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Nous ne nous occuperons pas de cet homme avant que le comte arrive ; car sa présence doit être le crève-cœur du misérable.

PREMIER SEIGNEUR.

En attendant, que savez-vous de la guerre ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

J’ai ouï dire qu’il a été fait des ouvertures de paix.

PREMIER SEIGNEUR.

Pour cela, je puis vous l’assurer, la paix est conclue.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Que va faire le comte de Roussillon alors ? Va-t-il voyager ailleurs ou retourner en France ?

PREMIER SEIGNEUR.

Je m’aperçois à cette demande que vous n’êtes pas tout à fait dans sa confidence.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

À Dieu ne plaise, monsieur ! J’aurais une trop grande complicité dans ses actes.

PREMIER SEIGNEUR.

Il y a quelque deux mois, monsieur, sa femme a fui de son château, sous prétexte d’un pèlerinage à Saint-Jacques-le-Grand, sainte entreprise qu’elle a accomplie avec la plus austère dévotion ! Pendant qu’elle résidait là, la délicatesse de sa nature est devenue la proie de sa douleur. Enfin, elle a rendu dans un gémissement le dernier soupir, et maintenant elle chante au ciel.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Comment cela a-t-il été prouvé ?

PEREMIER SEIGNEUR.

Principalement par ses propres lettres qui certifient son histoire jusqu’au moment de sa mort. Sa mort elle-même, qu’il ne lui appartenait pas de raconter, est fidèlement affirmée par le curé de l’endroit.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Le comte a-t-il ces nouvelles ?

PREMIER SEIGNEUR.

Oui, avec toutes les particularités, avec les moindres détails dont puisse être armée la vérité.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Ce qui m’attriste cordialement, c’est qu’il sera satisfait de cela.

PREMIER SEIGNEUR.

Avec quelle hâte nous nous faisons parfois des consolations de nos malheurs !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Avec quelle hâte, parfois aussi, nous noyons notre bonheur dans les larmes !… La grande renommée que sa valeur lui a acquise ici aura à lutter là-bas contre une ignominie aussi éclatante.

PREMIER SEIGNEUR.

La trame de notre vie est tissue à la fois de bien et de mal. Nos vertus seraient fières si nos fautes ne les flagellaient pas ; et nos vices désespéreraient s’ils n’étaient pas relevés par nos vertus…

Entre un Valet.
PREMIER SEIGNEUR.

Eh bien, où est votre maître ?

LE VALET.

Il a rencontré le duc dans la rue et a pris solennellement congé de lui. Sa Seigneurie part demain matin pour la France. Le duc lui a offert des lettres de recommandation pour le roi.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Elles lui seront d’un secours tout juste suffisant, quand elles le recommanderaient avec exagération.

Entre Bertrand.
PREMIER SEIGNEUR.

Le roi est tellement aigri qu’elles ne sauraient être trop édulcorées. Voici Sa Seigneurie… Eh bien, monseigneur, est-ce qu’il n’est pas plus de minuit ?

BERTRAND.

J’ai ce soir dépêché par sommaire décision seize affaires qui chacune eussent occupé un mois à la longue. J’ai pris congé du duc, fait mes adieux à ses proches, enterré ma femme, porté son deuil, écrit a madame ma mère que je reviens, fait mes préparatifs de départ, et, entre ces gros colis, expédié maintes choses plus délicates ; la dernière était la plus importante, mais elle n’est pas encore à sa fin.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Pour peu que l’affaire soit difficile, si Votre Seigneurie veut partir d’ici ce matin, il faut qu’elle se hâte.

BERTRAND.

Je dis qu’elle n’est pas à sa fin, en ce sens que je crains d’en entendre parler plus tard… Ah çà, aurons-nous bientôt le dialogue annoncé entre le fanfaron et le soldat ? Allons, faites comparaître ce paladin postiche qui m’a trompé comme un oracle équivoque.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à des soldats.

Amenez-le…

Des soldats sortent.

Le pauvre gaillard a passé toute la nuit dans les ceps.

BERTRAND.

C’est tout simple : ses talons l’ont mérité pour avoir usurpé si longtemps les éperons. Comment se tient-il ?

PREMIER SEIGNEUR.

Je l’ai déjà dit à Votre Seigneurie, ce sont les ceps qui le tiennent. Mais, pour vous répondre dans le sens que vous entendez, il pleure comme une paysanne qui a répandu son lait. Il a confessé toute sa vie à Morgan, qu’il prend pour un religieux, depuis le temps de ses premiers souvenirs jusqu’au désastreux moment où il a été mis aux ceps. Et que croyez-vous qu’il a confessé ?

BERTRAND.

Rien qui me touche, n’est-ce pas ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Sa confession a été mise par écrit, et il lui en sera donné lecture. S’il y est question de Votre Seigneurie, comme je le crois, il faudra que vous ayez la patience de tout entendre.

Les soldats reviennent, amenant Paroles les yeux bandés.
BERTRAND.

Peste soit de lui !… Un bandeau sur les yeux !… Il ne peut rien dire de moi !… Chut !… chut !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Attention au Colin-Maillard !… Porto tartarossa.

PREMIER SOLDAT, à Paroles.

Il demande pour vous la torture. Qu’êtes-vous prêt à dire sans qu’on y ait recours ?

PAROLES.

J’avoue ce que je sais sans contrainte. Vous m’écraseriez comme chair à pâté que je n’en dirais pas davantage.

PREMIER SOLDAT.

Bosko chimurco.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Boblibindo chicurmurco.

PREMIER SOLDAT, prenant un papier.

Vous êtes clément, général… Notre général vous ordonne de répondre aux questions que je vais vous poser d’après cette note.

PAROLES.

Et j’y répondrai franchement, aussi vrai que j’espère vivre.

PREMIER SOLDAT, lisant.

Demandez-lui d’abord quel est l’effectif de la cavalerie du duc. Que dites-vous à cela ?

PAROLES.

Cinq ou six mille chevaux, mais affaiblis et hors de service. Les troupes sont toutes disséminées, et les chefs sont de pauvres hères, sur ma parole, sur mon honneur, sur ma vie que j’espère garder.

PREMIER SOLDAT.

Écrirai-je votre réponse en ces termes ?

PAROLES.

Oui, je la confirmerai par le serment, quel qu’il soit, que vous me proposerez.

Le soldat écrit.
BERTRAND, bas au premier seigneur.

Tout lui est égal. Quel fieffé coquin !

PREMIER SEIGNEUR, bas à Bertrand.

Vous vous trompez, monseigneur. Le personnage que voici est monsieur Paroles, le vaillant militaire (c’était là sa propre phrase) qui portait toute la théorie de la guerre dans le nœud de son écharpe et toute la pratique dans l’étui de sa dague.

DEUXIÈME SEIGNEUR, bas.

Désormais je ne me fierai plus à un homme sur la propreté de sa lame, et je ne lui croirai plus toutes les qualités parce qu’il portera élégamment son costume.

PREMIER SOLDAT.

Bien, c’est écrit.

PAROLES.

Oui, cinq ou six mille chevaux, je le répète, ou environ… Écrivez environ… Car je veux dire le vérité.

PREMIER SEIGNEUR, bas à Bertrand.

Il est dans ce qu’il dit bien près de la vérité.

BERTRAND, bas au premier seigneur.

Mais je ne lui sais aucun gré d’une franchise de cette nature.

PAROLES, au premier soldat.

J’ai dit pauvres hères, n’oubliez pas.

PREMIER SOLDAT.

Bien, c’est écrit.

PAROLES.

Je vous remercie humblement, monsieur. Une vérité est une vérité, et ce sont des hères merveilleusement pauvres.

PREMIER SOLDAT, lisant.

Demandez-lui de quel effectif est l’infanterie. Que dites-vous à cela ?

PAROLES.

Sur ma foi, monsieur, je dirai la vérité, comme si je n’avais plus que cette heure à vivre. Voyons : Spurio, cent cinquante ; Sébastien, tant ; Corambus, tant ; Jacques, tant ; Guillian, Cosmo, Lodowick et Gratii, deux cent cinquante chacun ; ma propre compagnie, Chitopher, Vaumond, Bentii, deux cent cinquante chacun ; en sorte que l’ensemble, tant en valides qu’en pourris, ne se monte pas, sur ma parole, à quinze mille, dont la moitié n’oserait pas faire tomber la neige de leurs casaques de peur de tomber eux-mêmes en morceaux.

Le premier soldat écrit.
BERTRAND, bas au premier seigneur.

Que lui fera-t-on ?

LE PREMIER SEIGNEUR, bas à Bertrand.

Rien que le remercier.

Bas, au premier soldat.

Interrogez-le sur mon caractère, sur le crédit que j’ai auprès du duc.

PREMIER SOLDAT.

Bon, c’est écrit.

Lisant.

Vous lui demanderez s’il y a dans le camp un certain capitaine Dumaine, un Français ; quelle est sa réputation auprès du duc ; quelle est sa valeur, sa probité, son expérience de la guerre ; et s’il croit qu’il serait impossible, avec des sommes d’or bien pesantes, de l’entraîner à la révolte. Que dites-vous à cela ? Que savez-vous sur ce sujet ?

PAROLES.

Permettez-moi, je vous en conjure, de répondre article par article à l’interrogatoire. Posez-moi chaque question séparément.

PREMIER SOLDAT.

Connaissez-vous ce capitaine Dumaine ?

PAROLES.

Je le connais. Il était apprenti chez un ravaudeur à Paris, et il fut chassé de là pour avoir fait un enfant à la pupille du prévôt (25), pauvre niaise muette qui ne pouvait pas lui dire non.

Le premier seigneur furieux montre le poing à Paroles.
BERTRAND, bas au premier seigneur.

Pardon ! retenez votre bras pour le moment, dût une tuile fatale prévenir votre vengeance en lui tombant sur la tête.

PREMIER SOLDAT.

Maintenant, ce capitaine est-il dans le camp du duc de Florence ?

PAROLES.

Autant que je sache, il y est, le pouilleux !

PREMIER SEIGNEUR, bas à Bertrand.

Çà, ne me regardez pas ainsi ; tout à l’heure nous en entendrons sur le compte de Votre Seigneurie.

PREMIER SOLDAT, à Paroles.

Quelle est sa réputation auprès du duc ?

PAROLES.

Le duc ne le connaît que comme un pauvre officier sous mes ordres ; et l’autre jour, il m’a écrit de le renvoyer du corps. Je crois même que j’ai sa lettre dans ma poche.

PREMIER SOLDAT.

Morbleu, nous allons chercher.

Il s’avance vers Paroles et le fouille.
PAROLES.

À parler sérieusement, je ne sais plus au juste : ou elle est là, ou elle est dans ma tente, en tête d’un dossier, avec les autres lettres du duc.

PREMIER SOLDAT, tirant un papier.

La voici. Voici un papier ; vous en donnerai-je lecture ?

PAROLES.

Je ne sais si c’est cette lettre-là ou non.

BERTRAND, bas au premier seigneur.

Notre interprète va bien.

PREMIER SEIGNEUR.

À merveille.

PREMIER SOLDAT, lisant.

Diane, le comte est un sot, plein d’or…

PAROLES.

Ce n’est pas la lettre du duc, monsieur : c’est un avertissement adressé à une honnête fille de Florence, une nommée Diana, pour qu’elle se défie des séductions d’un certain comte de Roussillon, un petit niais énervelé, mais, malgré tout, très-paillard. Je vous en prie, monsieur, remettez-moi ce papier.

PREMIER SOLDAT.

Non, avec votre permission, je vais d’abord le lire.

PAROLES.

Mon intention ici, je le proteste, était des plus honorables à l’égard de la fille ; car je connaissais le jeune comte pour un petit libertin fort dangereux, une baleine à virginités dévorant le fretin qui s’offre sur sa route.

BERTRAND, à part.

Damné coquin ! double drôle !

PREMIER SOLDAT.

S’il prodigue les serments, dis-lui de verser de l’or et prends ;
Une fois qu’il a consommé, il ne paie jamais l’écot.
Un marché pour bien être conclu doit être déjà à moitié réalisé ;
Réalise d’abord et tu concluras bien.
Il n’acquitte jamais les arrérages, Fais-toi donc payer d’avance.
Et puis, crois-en, Diane, un soldat,
Adresse-toi aux hommes et m’embrasse pas les enfants.
Compte que le comte est un sot, je le sais,
Qui paye d’avance, mais jamais quand il doit.
À toi, comme il te l’a juré à l’oreille.

Paroles.
BERTRAND, à part.

Il sera fusillé dans les rangs de l’armée avec ces vers-là sur le front.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Voilà, seigneur, votre ami dévoué, le savant polyglotte, le soldat armipotent.

BERTRAND, à part.

Jusqu’ici je n’ai eu d’aversion que pour les chats, et maintenant cet homme est un chat pour moi.

PREMIER SOLDAT, à Paroles.

Je m’aperçois, messire, à la mine du général, que nous aurions plaisir à vous pendre.

PAROLES.

Ah ! monsieur, à tout prix, la vie !… Non pas que j’aie peur de mourir ; mais, voyez-vous ? mes péchés sont si nombreux que je voudrais passer à me repentir le reste de mes jours. Laissez-moi vivre, monsieur, dans un cachot, au pilori, n’importe où, pourvu que je vive !

PREMIER SOLDAT.

Nous verrons ce qu’on pourra faire, si vous faites des aveux sans restrictions… Revenons donc à ce capitaine Dumaine. Vous avez répondu quant à sa réputation auprès du duc et quant à sa valeur. Que dites-vous de son honnêteté ?

PAROLES.

C’est un homme, monsieur, qui volerait un œuf dans un sanctuaire ; pour les vols et pour les rapts, il rivalise avec Nessus. Il fait profession de ne pas tenir ses serments et, pour les rompre, il est plus fort qu’Hercule. Il mentira, monsieur, avec une telle volubilité que la vérité vous fera l’effet d’une sotte. L’ivrognerie est sa plus douce vertu : car il se soûle comme un porc, et, une fois endormi, il ne fait guère de mal, si ce n’est aux draps qui l’entourent ; mais on connaît ses habitudes, et on le couche sur la paille. Je n’ai que peu de chose à ajouter, monsieur, sur son honnêteté ; il a tout ce qu’un honnête homme ne doit pas avoir ; et de ce qu’un honnête homme doit avoir, il n’a rien.

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Je commence à l’aimer pour ceci.

BERTRAND, à part.

Pour cette description de ton honnêteté ? La vérole le prenne ! Pour moi il est de plus en plus un chat.

PREMIER SOLDAT, à Paroles.

Que dites-vous de son expérience pour la guerre ?

PAROLES.

Ma foi, monsieur, il a battu le tambour devant les tragédiens anglais. Je ne voudrais pas le calomnier, mais c’est tout ce que je sais de son talent militaire. Ah ! pourtant, dans ce pays-là, à un endroit appelé Mile-end (26), il a eu l’honneur de servir comme officier recruteur dans la troupe… des saltimbanques. Je voudrais faire à l’homme tout l’honneur possible ; mais quant à ça, je n’en suis pas certain.

PREMIER SEIGNEUR, à part.

Il outre à ce point l’outrage qu’il se rachète par la rareté.

BERTRAND, à part.

Peste soit de lui ! Pour moi c’est toujours un chat.

PREMIER SOLDAT, à Paroles.

Ses qualités étant d’aussi bas prix, je n’ai pas besoin de vous demander si l’or l’entraînerait à la révolte.

PAROLES.

Monsieur pour un quart d’écu il vendra la rente de son salut avec le fonds ; et il déshéritera du ciel tous ses descendants en perpétuelle succession.

PREMIER SOLDAT.

Et son frère, l’autre capitaine Du Maine !

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Pourquoi le questionne-t-il sur moi ?

PREMIER SOLDAT, à Paroles.

Quel homme est-ce ?

PAROLES.

Un corbeau du même nid : pas tout à fait l’égal du premier dans le bien, mais de beaucoup son supérieur dans le mal. Comme couard, il surpasse son frère, quoique son frère passe pour un des plus fieffés. En cas de retraite, il n’est pas de laquais qu’il ne devance ; mais en cas, d’attaque, morbleu ! il a la crampe.

PREMIER SOLDAT.

Si vous avez la vie sauve, vous engagez-vous à trahir les Florentins ?

PAROLES.

Oui, et le capitaine de leur cavalerie, le comte de Roussillon.

PREMIER SOLDAT.

Je vais échanger quelques mots tout bas avec le général et m’informer de sa décision.

PAROLES, à part.

Qu’on ne me parle plus de tambours ! Foin de tous les tambours ! Simplement pour avoir l’air de rendre des services et pour en imposer à la confiance de ce jeune libertin de comte, je me suis jeté dans ce danger-là ! Mais qui aurait pu soupçonner une embuscade là où j’ai été pris ?

PREMIER SOLDAT.

Il n’y a pas de remède, monsieur. Il vous faut mourir. Le général dit qu’ayant si traîtreusement révélé les secrets de votre armée et fait d’aussi odieux rapports sur des hommes du plus noble renom, vous n’êtes bon à rien d’honnête en ce monde : en conséquence vous allez mourir. Allons, bourreau, à bas sa tête ?

PAROLES.

Ô mon Dieu ! monsieur, laissez-moi vivre ou laissez-moi voir ma mort !

PREMIER SOLDAT, lui débandant les yeux.

Voyez-la donc et faites vos adieux à vos amis… Eh bien, regardez autour de vous. Connaissez-vous quelqu’un ici ?

BERTRAND.

Bonjour, noble capitaine !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Dieu vous bénisse, capitaine Paroles !

PREMIER SEIGNEUR.

Dieu vous garde, noble capitaine !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Capitaine, qu’avez-vous à faire dire à monseigneur Lafeu ? Je pars pour la France.

PREMIER SEIGNEUR.

Bon capitaine, voudriez-vous me donner une copie de ce sonnet que vous avez écrit à Diane, en faveur du comte de Roussillon ? Si je n’étais pas un vrai couard, je vous la prendrais de force, mais adieu !

Tous sortent excepté Paroles et le premier soldat.
PREMIER SOLDAT.

Vous êtes ruiné, capitaine : il n’y a plus que votre écharpe dont le nœud tienne encore.

PAROLES.

Qui ne parviendrait-on pas à écraser sous un complot ?

PREMIER SOLDAT.

Si vous pouviez trouver un pays où serait seulement une femme humiliée autant que vous venez de l’être, vous pourriez devenir père d’une nation d’effrontés. Portez-vous bien, monsieur ; je pars pour la France, moi aussi ; nous parlerons de vous là-bas.

Il sort.
PAROLES, seul.

— Eh bien, je rends grâces au ciel : si mon cœur avait été grand, — ceci l’aurait fait éclater… Capitaine, je ne veux plus l’être ; — mais je veux manger et boire et dormir aussi moelleusement — que capitaine au monde. Être tout simplement ce que je suis, — voilà Ie soin qui désormais me fera vivre. Que celui qui se connaît pour un fanfaron — y prenne garde : il arrive toujours un moment — où le fanfaron est reconnu pour un âne. — Rouille-toi, épée ! calmez-vous, rougeurs ! et toi, Paroles, vis en — sûreté dans la honte ! Devenu ridicule, prospère du ridicule ! — Il y a de la place et des ressources pour tout homme ici-bas… — Allons après eux.

Il sort.

SCÈNE XIX.
[Florence. Chez la veuve.]
Entrent Hélène, la veuve et Diana.
HÉLÈNE.

— Afin de vous convaincre que je ne vous ai pas abusée, — un des plus grands princes du monde chrétien — sera ma caution : c’est devant son trône — que je dois m’agenouiller, avant d’accomplir mes projets. — Il fut un temps où je lui rendis un service signalé, — aussi cher que sa vie, un service pour lequel la gratitude — pénétrerait le cœur de pierre d’un Tartare — et en tirerait des actions de grâces. J’ai été dûment informée — que Son Altesse est à Marseille : pour nous rendre à cette place, — un convoi favorable s’offre à nous. Sachez — qu’on me croit morte. L’armée étant débandée, — mon mari retourne au château, et j’espère, le ciel aidant, — et avec la permission de mon seigneur le Roi, — que nous y serons avant notre hôte.

LA VEUVE.

Gentille madame, — vous n’avez jamais eu de servante dont le zèle — ait épousé avec plus d’empressement vos intérêts.

HÉLÈNE.

Ni vous de maîtresse, ou — plutôt d’amie dont les pensées travaillent plus activement — à récompenser votre dévouement. N’en doutez pas, le ciel — m’a suscitée pour doter votre fille, — comme il l’a destinée à m’assister — pour retrouver mon mari… Mais, oh ! que les hommes sont étranges ! — de pouvoir faire un usage si doux de ce qu’ils haïssent, — alors que la confiance lascive de leurs désirs dupés — fait souillure à la nuit noire ! Ainsi la luxure caresse — l’objet abhorré qu’elle prend pour l’objet absent. — Mais nous en reparlerons… Vous, Diana, — soumise à mes pauvres instructions, vous aurez à souffrir — encore pour moi.

DIANA.

Quand je devrais mourir, — pourvu que ce soit avec honneur, je suis prête — à tout souffrir sur votre ordre.

HÉLÈNE.

Ah ! de grâce, — rien qu’un peu de patience ! le temps ramènera l’été, — et alors les églantiers auront des fleurs aussi bien que des épines : — après la piqûre, le parfum !… Partons. — Notre voiture est prête et les délais nous font tort. — Tout est bien qui finit bien : le dénoûment, c’est la couronne : — quelles qu’aient été les vicissitudes, la fin seule est décisive.

Elles sortent.

SCÈNE XX.
[Dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent la Comtesse, Lafeu et le Clown.
LAFEU.

Non, non, non, votre fils a été égaré par un faquin en taffetas dont le funeste safran (27) teindrait de sa couleur toute la jeune pâte d’une nation. Sans lui, votre bru vivrait encore ; et votre fils serait ici, bien mieux servi par le roi que par le frelon à queue rouge dont je parle.

LA COMTESSE.

Que je voudrais ne pas l’avoir connu ! Il a été la mort de la plus vertueuse femme que jamais la nature ait eu la gloire de créer. Eût-elle été formée de ma chair, m’eût-elle coûté les plus tendres gémissements d’une mère, je n’aurais pu lui vouer un amour plus enraciné.

LAFEU.

C’était une bonne dame, c’était une bonne dame : on pourrait cueillir des milliers de salades, sans tomber sur une herbe pareille.

LE CLOWN.

En effet, messire, elle était la marjolaine de la salade ou plutôt l’herbe de grâce.

LAFEU.

Ce ne sont pas là des plantes à salade, imbécile, ce sont des plantes à bouquet.

LE CLOWN.

Je ne suis pas le grand Nabuchodonosor, messire, et je ne me connais guère en herbes.

LAFEU.

Que fais-tu profession d’être ? Coquin ou fou ?

LE CLOWN.

Fou au service d’une femme, messire, et coquin au service d’un homme.

LAFEU.

Explique-toi.

LE CLOWN.

Je soufflerais au mari sa femme et je ferais son service.

LAFEU.

Tu serais alors, en effet, un coquin à son service.

LE CLOWN.

Et j’insinuerais ma marotte à sa femme pour lui rendre service.

LAFEU.

Je te le concède : tu es à la fois un coquin et un fou.

LE CLOWN.

À votre service.

LAFEU.

Non, non, non !

LE CLOWN.

Oui-dà, messire, si je ne puis pas vous servir, je puis servir un prince tout aussi grand que vous.

LAFEU.

Quel prince ? un Français ?

LE GLOWN.

Il a le nom d’un Anglais ; mais sa physionomie enflammée est beaucoup plutôt française qu’anglaise (28).

LAFEU.

Quel est ce prince ?

LE CLOWN.

Le prince Noir, messire ; alias, le prince des ténèbres ; alias, le diable.

LAFEU, lui jetant sa bourse.

Tiens, voici ma bourse ; je ne te la donne pas pour te détacher du maître dont tu parles : sers-le toujours.

LE CLOWN.

Je suis un habitant des bois, messire, qui ai toujours aimé un grand feu ; et le maître dont je parle entretient toujours un bon feu. Mais puisqu’il est le prince du monde, c’est à sa noblesse de résider à sa cour. Quant à moi, je préfère la maison à porte étroite, que je sais trop petite pour que la pompe puisse y pénétrer ; elle est accessible aux humbles ; mais la plupart sont trop frileux, trop délicats, et préfèrent la route fleurie qui mène à la large porte et au grand feu.

LAFEU.

Passe ton chemin ; je commence à être fatigué de toi, et je te le dis d’avance pour que nous ne nous querellions pas. Passe ton chemin, et veille à ce que mes chevaux soient bien traités, sans farce de ta façon.

LE CLOWN.

Si je leur fais une farce, ce ne sera jamais qu’une farce de rosse ; et la nature autorise la farce entre rosses et chevaux.

Il sort.
LAFEU.

Un rusé coquin ! un chenapan !

LA COMTESSE.

C’est vrai. Monseigneur, qui n’est plus, s’en amusait beaucoup. C’est d’après sa volonté sacrée qu’il reste ici, et il s’en fait une patente pour son effronterie. C’est un être fantasque qui court où bon lui semble.

LAFEU.

Il n’y a pas de mal à cela, et je l’en aime… Je voulais donc vous dire qu’ayant appris la mort de cette digne dame et le prochain retour de mon seigneur votre fils, j’ai prié le roi mon maître de lui parler en faveur de ma fille : Sa Majesté, dans sa gracieuse bienveillance, m’avait d’elle-même proposé ce mariage, quand tous deux étaient encore mineurs. Son Altesse m’a promis d’insister de nouveau ; et, pour mettre fin au déplaisir qu’elle a conçu contre votre fils, il n’est pas de moyen plus efficace. Qu’en pense Votre Excellence ?

LA COMTESSE.

J’en suis bien aise, monseigneur, et je désire voir la chose promptement effectuée.

LAFEU.

Son Altesse revient en poste de Marseille aussi vaillante de corps que lorsqu’elle comptait trente ans ; le roi sera ici demain, si je suis bien informé par une personne dont les renseignements m’ont rarement trompé.

LA COMTESSE.

C’est une joie pour moi d’espérer le revoir avant de mourir. J’ai des lettres qui m’annoncent que mon fils sera ici ce soir. J’adjure Votre Seigneurie de rester avec moi jusqu’à ce que leur entrevue ait eu lieu.

LAFEU.

J’étais entrain de me demander, madame, à quel titre je pourrais m’y faire admettre.

LA COMTESSE.

Vous n’avez qu’à revendiquer vos vénérables priviléges.

LAFEU.

J’en ai usé bien à mon aise, madame, mais, grâce à Dieu, ils ne sont pas prescrits encore.

Entre le Clown.
LE CLOWN.

Oh ! madame, voilà monseigneur votre fils qui arrive avec une bande de velours sur la figure ; s’il y a ou non une cicatrice dessous, le velours le sait ; quoi qu’il en soit, c’est une bien belle bande de velours. La joue gauche de monseigneur est une joue à trois poils, mais sa joue droite est tout unie.

LAFEU.

Une blessure noblement reçue, une noble cicatrice est une bonne livrée d’honneur ; la sienne est sans doute de celles-là.

LE CLOWN.

Vous n’en avez pas moins la figure en hachis.

LAFEU.

Allons voir votre fils, je vous prie. Il me tarde de causer avec ce jeune et noble soldat.

LE CLOWN.

Ma foi, ils sont là-bas une douzaine avec de beaux chapeaux délicats et des plumes fort courtoises qui se courbent et saluent tout le monde.

Ils sortent.

SCÈNE XXI.
[Marseille. Devant une hôtellerie.]
Entrent Hélène, la Veuve, Diana et deux valets.
HÉLÈNE.

— Courir ainsi la poste nuit et jour, — cela doit épuiser vos forces. Nous n’y pouvons mais. — Seulement, soyez-en sûres, vous qui, sans distinguer entre les nuits et les jours, — avez fatigué à mon service vos membres délicats, — vous êtes si profondément implantée dans ma gratitude — que rien ne pourra vous en déraciner… Heureux hasard !

Entre un gentilhomme fauconnier (29).
HÉLÈNE.

— Cet homme peut m’avoir une audience de Sa Majesté, — s’il veut employer son pouvoir… Dieu vous garde, monsieur !

LE GENTILHOMME.

Et vous de même !

HÉLÈNE.

— Monsieur, je vous ai vu à la cour de France.

LE GENTILHOMME.

— J’y ai été plus d’une fois.

HÉLÈNE.

— Je présume, monsieur, que vous n’êtes pas déchu — de votre réputation de bienveillance ; — aussi, stimulée par l’aiguillon de circonstances — qui écartent toute cérémonie, je vous sollicite — à un emploi de ces bonnes qualités qui — me rendra à jamais reconnaissante.

LE GENTILHOMME.

Que désirez-vous ?

HÉLÈNE.

— Que vous me fassiez la grâce — de remettre au roi cette pauvre pétition, — et de m’aider de toute votre influence — à parvenir jusqu’à lui.

LE GENTILHOMME.

— Le roi n’est pas ici.

HÉLÈNE.

Pas ici, monsieur !

LE GENTILHOMME.

Non, vraiment. — Il est parti d’ici la nuit dernière, avec une hâte — qui ne lui est pas habituelle.

LA VEUVE.

Dieu ! nous avons perdu nos peines !

HÉLÈNE.

— Tout est bien qui finit bien. — Les circonstances ont beau nous sembler contraires, les moyens insuffisants, n’importe ! — De grâce, où est-il allé ?

LE GENTILHOMME.

— Dans le Roussillon, à ce que j’ai compris ; — je m’y rends moi-même.

HÉLÈNE, lui tendant un papier.

Une prière, monsieur ! — Comme il est probable que vous verrez le roi avant moi, — veuillez remettre ce papier entre ses gracieuses mains. — J’ose dire que vous n’encourrez aucun blâme, — et que, loin de là, vous serez remercié de vos peines. — Je vous rejoindrai, avec toute la promptitude — dont nos moyens nous donneront le moyen.

LE GENTILHOMME, prenant le papier.

Je ferai cela pour vous.

HÉLÈNE.

— Et attendez-vous à en être bien remercié, — quoi qu’il arrive… Remontons à cheval !

À ses gens.

— Allez, allez tout préparer. —

Ils sortent.

SCÈNE XXII.
[Une cour dans le château des comtes de Roussillon.]
Entrent le Clown et Paroles, un papier à la main.
PAROLES.

Mon bon monsieur Lavache, donnez cette lettre à monseigneur Lafeu. J’étais jadis connu de vous plus avantageusement, monsieur, alors que j’avais familiarité avec des habits plus frais ; mais à présent, monsieur, je suis embourbé dans la mauvaise humeur de la Fortune, et je sens un peu fort l’odeur de son fort déplaisir.

LE CLOWN.

Vraiment, le déplaisir de la fortune est infect s’il sent aussi fort que tu dis. Je m’engage à ne jamais manger de poisson de sa friture.

Il se bouche le nez.

Je t’en prie, mets-toi sous le vent.

PAROLES.

Allons, vous n’avez pas besoin de vous boucher le nez, je n’ai parlé que par métaphore.

LE CLOWN.

L’ami, si votre métaphore ne sent pas bon, je prétends me boucher le nez devant elle, comme dans la métaphore de n’importe qui… Je t’en prie, range-toi.

PAROLES.

Je vous en prie, monsieur, remettez ce papier à son adresse.

LE CLOWN.

Pouah !… Éloigne-toi, je te prie !… Moi, donner à un grand seigneur un papier venu de la chaise percée de la Fortune !… Tiens, le voici en personne.

Entre Lafeu.
LE CLOWN, à Lafeu.

Messire, voici un miaou de la Fortune, un chat (mais pas un chat musqué), qui est tombé dans le sale étang des défaveurs de la Fortune et qui, dit-il, en est sorti tout boueux. Je vous en prie, faites ce que vous pourrez pour ce carpillon ; car il a la mine d’un pauvre, misérable, malin, niais et méchant drôle. J’octroie à sa détresse l’aumône de mon sourire, et sur ce je l’abandonne à Votre Seigneurie.

Il sort.
PAROLES.

Monseigneur, je suis un homme que la Fortune a cruellement égratigné.

LAFEU.

Et que voulez-vous que j’y fasse ? Il est trop tard à présent pour lui rogner les ongles. Quel tour de coquin avez-vous donc joué à la fortune, pour qu’elle vous égratigne ainsi, elle qui, en sa qualité d’honnête dame, ne permet pas aux coquins de prospérer longtemps sous son égide ?

Lui donnant une pièce de monnaie.

Voici un quart d’écu pour vous. Que la justice de paix vous réconcilie, vous et la Fortune ! J’ai d’autres affaires.

PAROLES.

Je supplie Votre Honneur d’écouter un simple mot.

LAFEU, lui donnant une autre pièce.

Vous désirez un simple sou de plus : allons, prenez, et économisez votre mot.

PAROLES.

Mon nom, mon bon seigneur, est Paroles.

LAFEU.

C’est donc pour cela que vous demandez à dire au moins un mot… Au diable ma brusquerie ! donnez-moi la main… Comment va votre tambour ?

PAROLES.

Ah ! mon bon seigneur, c’est vous qui avez été le premier à me découvrir.

LAFEU.

Vraiment ! et c’est moi aussi qui ai été le premier à te perdre.

PAROLES.

Il ne tient qu’à vous, monseigneur, de me faire rentrer en grâce, car c’est vous qui avez causé ma chute.

LAFEU.

Fi, coquin ! Veux-tu donc que je fasse tour à tour l’office de Dieu et du diable, te faisant rentrer en grâce après avoir causé ta chute ?

Son de trompettes.

Le roi arrive ; je reconnais sa fanfare… Maroufle, tu viendras me rejoindre ; hier soir j’ai eu de tes nouvelles ; quoique tu sois un fou et un coquin, tu auras de quoi manger… Allons, suis-moi.

PAROLES.

Je loue Dieu de vous.

Ils sortent.

SCÈNE XXIII.
[La grand’salle du château des comtes de Roussillon.]
Fanfares. Entrent le Roi, la Comtesse, Lafeu, des seigneurs, des gardes, etc.
LE ROI.

— Nous avons perdu en elle un joyau ; et notre éclat — en a été appauvri ; quant à votre fils, — égaré par sa folie, il n’a pas eu le bon sens — de l’estimer à sa valeur.

LA COMTESSE.

La chose est passée, mon suzerain ; — et je conjure Votre Majesté de n’y plus voir — qu’une de ces révoltes naturelles, allumées par la jeunesse — alors que son huile et sa flamme, trop fortes pour la raison, — la débordent et propagent l’incendie.

LE ROI.

Ma dame vénérée, — j’ai pardonné et oublié tout, — bien que mes vengeances fussent tournées contre lui, — et n’attendissent plus que le moment d’éclater.

LAFEU.

Voici ce que j’ai à dire, — en suppliant le roi de m’excuser : le jeune comte — a fait à Votre Majesté, à sa mère et à sa femme — une grave offense ; mais c’est à lui-même — qu’il a porté le plus grand préjudice : il a perdu une femme dont la beauté étonnait — les yeux les plus riches d’idéal et dont la parole captivait toutes les oreilles ; — rare perfection que les cœurs les plus indépendants — appelaient humblement souveraine !

LE ROI.

Louer ce qui est perdu, — c’est en rendre la mémoire plus chère… Allons, faites-le venir. — Nous sommes réconciliés, et le premier regard échangé entre nous va tuer — toute récrimination… Qu’il ne demande pas notre pardon ! — L’objet de sa grande offense n’existe plus, — et nous en ensevelissons au plus profond de l’oubli — les cendres brûlantes. Qu’il approche — comme un étranger, non comme un coupable.

À un des gentilshommes.

Mandez-lui — que telle est notre volonté.

LE GENTILHOMME.

J’obéis, mon suzerain.

Il sort.
LE ROI, à Lafeu.

— Que dit-il à l’idée d’épouser votre fille ? Lui avez-vous parlé ?

LAFEU.

— Il a une déférence entière pour votre auguste volonté.

LE ROI.

— Nous aurons donc une noce… J’ai reçu des lettres — qui exaltent sa gloire.

Entre Bertrand.
LAFEU.

Il a une belle mine !

LE ROI, à Bertrand.

— Je ne suis pas un jour monotone : — car tu peux voir en moi le soleil en même temps que la grêle. — Devant les plus brillants rayons — les nuages dispersés se retirent. Montre-toi donc, — le temps est redevenu beau.

BERTRAND.

Qu’à mon repentir profond — mon cher souverain pardonne mes fautes !

LE ROI.

Tout est fini. — Plus un mot des temps écoulés. — Saisissons le moment au vol ; — car nous sommes vieux, et sur nos décisions les plus promptes — le temps, d’un pas furtif et inouï, — glisse avant que nous ayons pu les exécuter.

Montrant Lafeu à Bertrand.

Vous vous rappelez — la fille de ce seigneur ?

BERTRAND.

— Avec admiration, mon prince. J’avais d’abord — jeté mon choix sur elle, sans que mon cœur — osât faire de ma langue un interprète trop hardi. — Sous l’empire de cette première impression, — le mépris me prêta son dédaigneux regard, — qui pour moi faussa les lignes de toute autre beauté, — et me fit voir partout des charmes avilis ou empruntés, — en agrandissant ou en rapetissant toutes les formes — aux proportions les plus hideuses. Voilà comment — celle que tous les hommes vantaient, et que moi-même — j’ai aimée depuis que je l’ai perdue, n’était alors à mes yeux — qu’une poussière qui les blessait.

LE ROI.

Tu t’es excusé fort bien. — Cet aveu que tu l’as aimée réduit un peu la somme — des comptes que tu as à rendre ; mais l’amour qui vient trop tard — est pareil à une grâce apportée trop lentement — qui se retourne contre son clément signataire comme un amer reproche — criant : « C’est un être innocent qui vient de mourir ! » Notre coupable légèreté — fait bon marché des objets précieux que nous possédons, — et nous n’en apercevons la valeur qu’en apercevant leur tombeau. — Souvent nos déplaisirs, injustes pour nous mêmes, — immolent nos amis et pleurent ensuite sur leurs cendres. — Notre vieille amitié se réveille en gémissant sur le mal qui a été fait, — tandis que notre haine honteuse s’endort dans sa sieste tardive. — Que ceci soit le glas funèbre de cette charmante Hélène, et maintenant oublions-la. Fais offrande de ton amour à la belle Madeleine. — Les consentements les plus importants sont obtenus, et nous resterons ici — pour voir clore ton veuvage par une seconde noce.

LAFEU.

— Approchez, mon fils, vous en qui le nom de ma maison — doit s’absorber. Donnez-moi quelque gage d’amour — dont les étincelles enflamment ma fille — et la fassent vite accourir.

Bertrand détache un anneau de son doigt et le lui remet.

Par ma vieille barbe, — et par tous ses poils, Hélène, qui est morte, — était une suave créature ; c’est un anneau comme celui-ci — qu’en lui disant adieu lorsqu’elle quittait de la cour, — je vis à son doigt.

BERTRAND.

Celui-ci n’a jamais été le sien.

LE ROI, prenant l’anneau.

Çà, laissez-moi le voir, je vous prie ; mon regard, — tandis que je parlais tout à l’heure, s’est maintes fois fixé sur lui… — Cet anneau était à moi ; et, quand je le donnai à Hélène, — je lui dis que, si jamais la fortune lui faisait — une nécessité de ma protection, cet anneau — la lui assurerait. Avez-vous eu donc la ruse de la priver — de sa plus puissante ressource ?

BERTRAND.

Mon gracieux souverain, — quoi qu’il vous plaise de croire, — cet anneau n’a jamais été le sien.

LA COMTESSE.

Mon fils, sur ma vie, — je le lui ai vu porter ; et elle y attachait autant de prix qu’à sa vie.

LAFEU.

Je suis sûr de le lui avoir vu porter.

BERTRAND.

— Vous vous trompez, monseigneur, elle ne l’a jamais vu. — C’est à Florence qu’il me fut jeté d’une fenêtre, — enveloppé dans un papier qui contenait le nom — de celle qui l’avait jeté : c’était une fille noble qui me croyait — libre de tout engagement ; mais quand je lui eus certifié — ma véritable situation et nettement déclaré — que je ne pouvais pas répondre selon les lois de l’honneur — à ses ouvertures, elle s’abstint avec une douloureuse résignation, mais ne voulut jamais — reprendre son anneau.

LE ROI.

Plutus lui-même, — qui sait l’art de transmuter et de multiplier l’or, — n’a pas des mystères de la nature une connaissance plus intime — que moi de cet anneau. C’était le mien, c’était celui d’Hélène ; — peu importe qui vous l’ait donné ! Donc, si vous reconnaissez — avoir pleine conscience de vous-même, — avouez qu’il était à elle, avouez par quelle brutale violence — vous l’avez eu d’elle. Elle avait pris tous les saints à témoin — qu’elle ne l’ôterait jamais de son doigt, — si ce n’est pour vous le donner à vous-même dans le lit, — où vous n’êtes jamais entré, ou bien pour me l’envoyer au moment d’un grand désastre.

BERTRAND.

Elle ne l’a jamais vu.

LE ROI.

— Par l’amour que j’ai de mon honneur, ce que tu dis est faux, — et tu fais naître en moi d’inquiétantes conjectures — que je voudrais bien étouffer. S’il était prouvé — que tu fusses à ce point inhumain… Cela ne se peut pas… — Et pourtant je ne sais… Tu la haïssais mortellement, — et elle est morte : et rien à moins de me fermer — les yeux moi-même, ne peut être plus convaincant pour, moi — que la vue de cet anneau.

Aux Gardes.

Emmenez-le !

Les gardes entourent Bertrand.

— Quoi qu’il arrive, les preuves déjà acquises — absoudront mes craintes du reproche de légèreté, — que mérite bien plutôt ma sécurité excessive… Qu’on l’emmène ! — Nous approfondirons cette affaire.

BERTRAND.

Si vous parvenez à prouver — que cet anneau était celui d’Hélène, vous prouverez aussi aisément — que j’ai fécondé son lit à Florence — où elle n’a jamais été.

Bertrand sort, escorté par les gardes.
Entre le Gentilhomme qu’Hélène a rencontré à Marseille.
LE ROI.

— Je suis absorbé dans d’horribles pensées.

LE GENTILHOMME.

Gracieux souverain, — suis-je à blâmer ou non ? je n’en sais rien : — voici une pétition d’une dame de Florence — qui a manqué de quatre ou cinq relais l’honneur — de vous la remettre en personne. Je m’en suis chargé, — vaincu par la grâce et par la parole douce — de la pauvre suppliante qui elle-même, je le sais, — attend déjà ici vos ordres. L’importance de l’affaire apparaît — à son visage préoccupé ; et elle m’a dit, — en quelques mots gracieux, qu’elle intéressait — Votre Altesse autant qu’elle-même.

Il remet une lettre au roi qui la décachète.
LE ROI, lisant.

« Après maintes promesses solennelles de m’épouser quand sa femme serait morte, je rougis de le dire, il m’a séduite. Maintenant le comte de Roussillon est veuf ; sa foi m’a été donnée en échange de mon honneur. Il s’est évadé de Florence, sans prendre congé de moi, et je l’ai suivi dans son pays pour réclamer justice. Faites-moi réparation, ô roi, cela dépend de vous ; autrement un séducteur triomphe, et une pauvre fille est perdue.

« Diana Capulet. »
LAFEU.

Je veux m’acheter un nouveau gendre à la foire et mettre en vente celui-ci. Je ne veux pas de lui.

LE ROI.

— Les cieux t’ont été favorables, Lafeu, — en amenant cette découverte… Qu’on aille chercher la solliciteuse ! — Dépêchez-vous et ramenez le comte.

Un gentilhomme sort avec des gens de service.
À la Comtesse.

— Je crains bien, madame, que la vie d’Hélène — ne lui ait été criminellement arrachée.

LA COMTESSE.

Eh bien, que justice soit faite des coupables !

Entre Bertrand, entouré de gardes.
LE ROI, à Bertrand.

— Je m’étonne, monsieur, que, les femmes étant pour vous des monstres — qui vous font fuir dès que vous leur avez juré protection conjugale, vous désiriez encore vous marier.

Le Gentilhomme revient amenant Diana et la Veuve.
LE ROI.

Quelle est cette femme ?

DIANA.

— Je suis, monseigneur, une malheureuse Florentine, — qui descends des anciens Capulets. — Ma requête, à ce que j’apprends, vous est déjà connue ; — vous savez donc combien je suis à plaindre.

LA VEUVE.

— Je suis sa mère, Sire. Ma vieillesse et mon honneur — souffrent du mal que nous vous dénonçons, — et tous deux y succomberont, si vous n’y portez remède.

LE ROI.

— Approchez, comte. Connaissez-vous ces femmes ?

BERTRAND.

— Monseigneur, je ne puis ni veux le nier, je les connais. M’accusent-elles d’autre chose ?

DIANA, à Bertrand.

— Pourquoi jetez-vous sur votre femme un regard si étrange ?

BERTRAND.

— Elle ne m’est rien, monseigneur.

DIANA.

Si vous vous mariez, vous donnerez à une autre cette main qui est à moi. — À une autre vous donnerez cette foi sacrée qui est à moi. — Vous me donnerez moi-même qui certes suis à moi ! — Car vos vœux m’ont à ce point incorporée à vous, — que celle qui vous épousera devra m’épouser, — ne pouvant s’unir à vous sans s’unir à nous deux. —

LAFEU, à Bertrand.

Votre réputation n’est pas à la hauteur de ma fille : vous n’êtes pas un mari pour elle.

BERTRAND, au roi.

— Monseigneur, cette femme est une créature folle et désespérée ; — avec qui il m’est parfois arrivé de rire. Que Votre Altesse — ait de mon honneur assez noble opinion — pour le croire incapable de tomber si bas.

LE ROI.

— Mon opinion, monsieur ! vous serez bien avec elle, — quand vos actes vous l’auront conciliée. Puissent les faits placer votre honneur plus haut — qu’il n’est dans mon estime !

DIANA.

Mon bon seigneur, — demandez-lui sous la foi du serment s’il est sûr — de n’avoir pas eu ma virginité.

LE ROI.

— Que lui réponds-tu ?

BERTRAND.

Que c’est une impudente, monseigneur, — une fille de joie commune à tout le camp.

DIANA.

— Il m’outrage, monseigneur. Si j’étais ce qu’il dit, — il m’aurait achetée à un prix vulgaire. — Ne le croyez pas. Oh ! voyez cet anneau — dont l’éclatante beauté et la riche valeur sont — incomparables. — Il l’a donné à une fille publique du camp, — si j’en suis une !

Elle montre une bague à son doigt.
LA COMTESSE.

Il rougit : c’est bien son anneau. — Depuis six générations, ce diamant — transmis par testament de père en fils, — a été porté dans la famille. Elle est sa femme : — ce diamant en est mille fois la preuve.

LE ROI.

N’avez-vous pas dit — que vous aviez vu ici à la cour quelqu’un qui pourrait être appelé en témoignage ?

DIANA.

— C’est vrai, monseigneur, mais il me répugne de produire — un si méchant arbitre ; il se nomme Paroles.

LAFEU.

— J’ai vu cet homme aujourd’hui, si c’est bien un homme…

LE ROI, se tournant vers ses gens.

— Qu’on le trouve et qu’on l’amène.

Des gens de service sortent.
BERTRAND.

À quoi bon ? — Il est connu pour un perfide coquin — sali et gangrené par toutes les impuretés du monde, — dont la nature se révolte rien qu’à dire une vérité. — Serai-je ceci ou cela, pour une parole prononcée — par un homme prêt à tout dire ?

LE ROI.

Elle a une bague qui vient de vous.

BERTRAND.

— Je le crois ; il est certain qu’elle m’a plu, — et que j’ai été poussé à elle par un caprice de jeunesse. — Elle connaissait la distance qui nous sépare ; pour me mieux amorcer — elle a exaspéré mes désirs par la résistance, — sachant bien que tous les obstacles jetés sur la route de la passion — sont autant de stimulants. Enfin, — son art infini en dépit de ses grâces vulgaires, — me réduisit à subir ses conditions ; elle obtint l’anneau, — et moi j’obtins ce que le premier venu — aurait pu acheter au prix du marché.

DIANA.

Je dois me résigner. — Vous qui avez chassé votre première femme, une femme si noble, — vous avez bien le droit d’affamer notre hymen. Encore un mot : — puisque vous manquez de vertu, je consens à perdre un mari. — Envoyez chercher votre anneau, je vous le restituerai, — mais rendez-moi le mien.

BERTRAND.

Je ne l’ai pas.

LE ROI.

— Comment était votre anneau, je vous prie ?

DIANA.

Sire il ressemblait fort — à celui que vous avez au doigt.

LE ROI, tendant la main.

— Connaissez-vous cet anneau ? C’est celui que le comte avait tout à l’heure.

DIANA.

— Et c’est celui que je lui ai donné, étant au lit.

LE ROI.

— Il est donc faux que vous le lui ayez jeté — d’une fenêtre ?

DIANA.

J’ai dit la vérité.

Entre Paroles.
BERTRAND, au roi.

— Monseigneur, j’avoue que cet anneau était à elle.

LE ROI.

— Vous balbutiez singulièrement : une plume vous effare…

Montrant Paroles à Diana.

— Est-ce là l’homme dont vous parlez ?

DIANA.

Oui, monseigneur.

LE ROI, à Paroles.

— Parlez, faquin, mais parlez franchement, je vous l’ordonne, — et ne craignez pas la colère de votre maître, — je la détournerai de vous, si vous vous montrez loyal. — Que savez-vous de lui et de cette femme ? —

Il montre le Comte et Diana.
PAROLES.

N’en déplaise à Votre Majesté, mon maître s’est toujours conduit en gentilhomme honorable ; il a fait ses farces, comme tous les gentilshommes.

LE ROI.

Allons, allons, au fait ! A-t-il aimé cette femme ?

PAROLES.

Ma foi, sire, il l’a aimée. Après ?

LE ROI.

Comment l’a-t-il aimée ?

PAROLES.

Il l’a aimée, sire, comme un gentilhomme aime une femme.

LE ROI.

Comment cela ?

PAROLES.

Il l’a aimée sire, et pas aimée.

LE ROI.

Comme tu es un drôle et pas un drôle… Quel gaillard équivoque !

PAROLES.

Je suis un pauvre homme aux ordres de Votre Majesté.

LAFEU.

Il est bon tambour, monseigneur, mais mauvais orateur.

DIANA.

Savez-vous s’il m’a promis mariage ?

PAROLES.

Ma foi, j’en sais plus que je n’en veux dire.

LE ROI.

Mais ne veux-tu pas dire tout ce que tu sais ?

PAROLES.

Oui, s’il plaît à Votre Majesté. J’ai été leur intermédiaire, comme je l’ai dit. J’ajouterai qu’il l’aimait. Car en vérité il en était fou, et il parlait de Satan, et des limbes, et des furies, et de je ne sais plus quoi. En outre, j’étais assez dans leur confidence pour savoir qu’ils allaient au lit ensemble, qu’il lui avait promis mariage et d’autres détails dont la révélation m’attirerait la malveillance. Aussi ne dirai-je pas ce que je sais.

LE ROI.

Tu as déjà tout dit, à moins que tu ne puisses ajouter qu’ils sont mariés. Mais tu es décidément trop délicat dans ta déposition. Range-toi donc.

À Diana.

— Vous dites que cet anneau était à vous ?

DIANA.

Oui, mon bon seigneur.

LE ROI.

— Où l’avez-vous acheté ? Ou bien qui vous l’a donné ?

DIANA.

— Il ne m’a pas été donné, et je ne l’ai pas acheté.

LE ROI.

— Qui vous l’a prêté ?

DIANA.

Il ne m’a pas été prêté non plus.

LE ROI.

— Où l’avez-vous trouvé alors ?

DIANA.

Je ne l’ai pas trouvé.

LE ROI.

— Si vous ne l’avez obtenu par aucun de ces moyens, comment avez-vous pu le lui donner ?

DIANA.

Je ne le lui ai jamais donné. —

LAFEU.

Cette femme est un gant aisé ; monseigneur : elle va comme on veut.

LE ROI.

— Cet anneau était à moi ; je l’ai donné à la première femme du comte.

DIANA.

— Il a pu être à vous ou à elle, je ne saurais dire.

LE ROI.

— Qu’on emmène cette femme. Elle ne me plaît pas, — Qu’on l’emprisonne, et lui aussi.

À Diana.

— Si tu ne me dis pas où tu as eu cette bague, — avant une heure tu es morte.

DIANA.

Je ne vous le dirai jamais.

LE ROI.

— Emmenez-la !

DIANA.

Je fournirai caution, mon suzerain.

LE ROI.

— À présent je te crois une fille publique.

DIANA.

— Par Jupiter, si j’ai jamais connu un homme, c’est vous.

LE ROI, montrant Bertrand.

— Pourquoi donc l’as-tu accusé tout ce temps ?

DIANA.

— Parce qu’il est coupable, et n’est pas coupable. — Il sait que je ne suis pas vierge, et il le jurait ; — je jurerais que je suis vierge, et il ne le sait pas. — Grand roi, sur ma vie, je ne suis pas une prostituée ! — Ou je suis vierge, ou je suis la femme de ce vieillard.

Elle montre Lafeu.
LE ROI.

— Elle se joue de nos oreilles. En prison cette femme !

DIANA.

— Bonne mère, allez chercher ma caution.

La veuve sort.

Arrêtez, royal sire ; — j’envoie chercher le joaillier à qui appartient l’anneau : — il répondra pour moi… Quant à ce seigneur, — qui m’a abusée comme il le sait bien, — quoiqu’il n’ait jamais eu de tort envers moi, je l’absous. — Il sait bien qu’il a souillé mon lit, — et qu’alors il a fait un enfant à sa femme : — toute morte qu’elle est, elle sent son nourrisson tressaillir. — Or, voici mon énigme : celle qui est morte est vivante ! — Et maintenant voyez l’explication.

La Veuve revient accompagnée d’Hélène.
LE ROI.

Est-ce qu’il n’y a pas un exorciste — qui fausse la fonction légitime de mes yeux ? — Ce que je vois est-il réel ?

HÉLÈNE.

Non, mon bon seigneur. — Vous ne voyez que l’ombre d’une épouse : le nom, mais pas l’être.

BERTRAND.

Si tous deux ! tous deux ! oh ! pardon !

HÉLÈNE.

— Ô mon cher seigneur, quand j’étais comme cette jeune fille, — je vous ai trouvé merveilleusement tendre… Voici votre anneau, — et, tenez, voici aussi votre lettre où il est dit : — Quand tu auras obtenu l’anneau que je porte à mon doigt, — et que tu auras de moi un enfant, etc. Tout cela est arrivé : — voulez-vous être à moi, maintenant que vous êtes doublement conquis ?

BERTRAND.

— Si elle peut m’expliquer cela clairement, — je l’aimerai chèrement toujours, toujours chèrement.

HÉLÈNE.

— Si ce que je dis ne vous est pas démontré avec la clarté de l’évidence, — qu’un divorce mortel s’interpose entre vous et moi !

À la Comtesse.

— Oh ! ma chère mère, est-ce bien vous que je revois ! —

LAFEU.

Mes yeux sentent les oignons ; je vais pleurer tout à l’heure.

À Paroles.

Mon cher Tom Tambour, prête-moi ton mouchoir… C’est cela, je te remercie. Viens me voir ; tu m’amuseras. Surtout laisse-là tes cérémonies ; elles font pitié.

LE ROI, à Hélène.

— Faites-nous connaître de point en point cette histoire, — que la vérité tout unie s’épanche pour nous en plaisir !…

À Diana.

— Si tu es une fleur encore fraîche et immaculée, — fais choix d’un mari et je payerai ta dot : — car je peux deviner que, par ton précieux concours, — tu as sauve-gardé une épouse en te gardant vierge. — Cette aventure et toutes ses péripéties — seront éclaircies pour nous à loisir. — Jusqu’ici tout paraît bien ; et, si la conclusion est aussi heureuse, — les amertumes du passé auront fait valoir les douceurs de l’avenir.

Fanfares.
LE ROI, s’avançant vers les spectateurs.

Le roi n’est plus qu’un mendiant, la pièce une fois jouée.
Tout aura bien fini, si nous parvenons à obtenir
Que vous exprimiez votre satisfaction : en retour de quoi,
Nous ferons chaque jour de nouveaux efforts pour vous plaire…
À nous votre indulgence ! À vous notre défense !
Prêtez-nous vos mains gentilles et prenez nos cœurs.

Tous sortent.


fin de tout est bien qui finit bien.


Notes sur Tout est bien qui finit bien

(23) Tout est bien qui finit bien est une des dix-sept pièces de Shakespeare qui ne furent imprimées qu’après sa mort. Enregistrée au Stationers’ Hall le 8 novembre 1623, cette comédie parut la même année dans la grande édition publiée par Blount et Jaggard ; elle remplit quinze feuillets de l’in-folio, suivant La Sauvage apprivoisée et précédant le Soir des rois (Twelfth night). Les éditeurs, qui ont pris soin de la diviser en cinq actes, ne se sont pas donné la peine de la diviser en scènes.

Aucun document ne permet de fixer l’époque à laquelle cette pièce fut représentée pour la première fois. Mais tout porte à croire, comme l’a conjecturé Malone, qu’elle avait été jouée, sous un autre titre, avant la fin du seizième siècle. Le publiciste Meres, dans un livre qui contient une foule de renseignements précieux sur la littérature au temps d’Élisabeth (Wit’s treasury), a donné la liste des pièces de Shakespeare déjà en vogue avant l’année 1598 ; et, parmi ces pièces, il en désigne une intitulée Love’s labours won (Peines d’amour gagnées) comme contre-partie à cette autre comédie du poëte Love’s labours lost (Peines d’amour perdues).

Aucune œuvre de Shakespeare ne nous étant parvenue sous ce nom, les commentateurs ont conjecturé avec toute apparence de raison que le titre indiqué par Meres, Peines d’amour gagnées, devait s’appliquer primitivement à quelque comédie du maître aujourd’hui connue sous un autre titre. Les critiques d’Angleterre et d’Allemagne ont recherché dans de longues et savantes dissertations, quelle pouvait être cette comédie. Les uns ont voulu que ce fût la Tempête ; les autres que ce fût Tout est bien qui finit bien. Coleridge a appuyé cette dernière conjecture de son immense autorité, et quiconque a fait une étude sérieuse des modifications du style de Shakespeare n’hésitera pas à partager l’opinion émise par l’illustre expert dans ses Literary remains. La Tempête appartient évidemment à la dernière époque shakespearienne ; Tout est bien qui finit bien appartient à cette période de transition qui commence à Roméo et Juliette et qui s’arrête à Othello.

Dès son enfance, Shakespeare avait pu connaître, par la traduction de Paynter, publiée en 1566, le conte de Boccace auquel il a emprunté la fable de sa comédie ; et il est infiniment probable qu’il céda, dès sa jeunesse, aux sollicitations de ce beau sujet. L’œuvre dut donc être composée et jouée avant 1598 ; et le laborieux triomphe obtenu par Hélène sur Bertrand justifiait fort bien ce titre primitif : Peine d’amour gagnées.

Tout est bien qui finit bien a été deux fois dérangé pour la scène anglaise pendant le dix-huitième siècle : la première fois, par un sieur Pilon, pour Haymarket-Théâtre ; la seconde, par Kemble, pour Drury-Lane.

(24) Ô Lord sir ! cette exclamation, paraît-il, était fort en vogue à la cour. Ben Jonson la ridiculise dans une de ses pièces les plus célèbres, Every Man out of his humour.

(25) Les idiots, en Angleterre, étaient sous la tutelle du roi, qui s’emparait de leur fortune et les faisait garder par un prévôt ou shériff, chargé de les nourrir. La pupille d’un prévôt était donc une idiote.

(26) Mile-end green était un carrefour près de la cité de Londres, où était représentée la farce des Chevaliers de la Table ronde.

(27) Au temps de Shakespeare, la fraise des gens à la mode s’empesait avec de l’empois jaune, que Lafeu appelle ici villainous saffron, funeste safran.

(28) Allusion aux ardeurs de la maladie qui avait tué François Ier, et que les docteurs anglais, peu courtois à notre égard, appelaient morbus gallicus.

(29) Le texte original appelle en effet le nouveau venu a gentle astringer, un gentilhomme fauconnier. Mais il est fort probable que le mot astringer est une erreur typographique et que le poëte avait écrit tout simplement a gentle stranger, un gentilhomme étranger.

La Sauvage apprivoisée Peines d’amour perdues
Tout est bien qui finit bien