Toussaint Louverture, drame de M. Alphonse de Lamartine

Toussaint Louverture, drame de M. Alphonse de Lamartine
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 353-368).

TOUSSAINT LOUVERTURE


DRAME DE M. ALPHONSE DE LAMARTINE.




Pour bien comprendre le caractère de Toussaint Louverture, il faut l’étudier surtout dans les dix années qui précèdent l’expédition du général Leclerc. Sans l’étude attentive de ces dix années, il est impossible de s’expliquer l’autorité absolue dont cet homme singulier était investi, le pouvoir dictatorial qu’il exerçait à Saint-Domingue. Il y avait dans cette nature africaine un mélange de ruse et de persévérance, de perfidie et de grandeur, qui devait lui concilier l’admiration et le dévouement de ses frères en esclavage. Toussaint avait quarante-huit ans quand la France proclama l’émancipation des noirs. Il s’était élevé lentement de la plus infime condition au rang de surveillant. Chargé d’abord de la garde des bestiaux, puis cocher du gérant de M. de Noé, dès qu’il sut lire et signer son nom, il sembla deviner la haute fortune qui lui était réservée. La révolution française le trouva dans une position qui, bien que très modeste, avait pourtant déjà de quoi flatter son orgueil, quand il songeait à son point de départ. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’il ait hésité pendant plusieurs années avant de se prononcer pour la cause qu’il devait défendre plus tard avec tant d’énergie. Toussaint servit dans les rangs de l’armée espagnole contre la république française, qui avait émancipé les noirs, et n’abandonna son premier drapeau que lorsque le général Laveaux lui eut promis de lui laisser dans l’armée française le grade de colonel qu’il avait dans l’armée espagnole. Encouragé par cette promesse, Toussaint passa du côté des Français avec une partie de son régiment ; sa défection entraîna rapidement celle de plusieurs corps de troupes de la même couleur, et Laveaux, pour reconnaître cet important service, lui conféra le grade de général de brigade. Une fois investi de ce titre, qu’il osait à peine espérer, Toussaint ne songea plus qu’à se débarrasser de son bienfaiteur. Laveaux, devinant les projets de Toussaint, le surveillait avec défiance ; mais, une révolte ayant mis le général français aux mains des noirs, Toussaint, à la tête de quelques centaines d’hommes résolus, comprima la révolte et délivra le général. Laveaux nomma Toussaint lieutenant-général, et partagea dès ce moment avec lui le gouvernement du pays. Ce partage ne pouvait contenter son ambition : il fallait à Toussaint l’autorité absolue. Pour s’en saisir, il fit nommer Laveaux représentant, et se trouva enfin maître de Saint-Domingue. Il se débarrassa des commissaires de la convention et du directoire comme il s’était débarrassé de Laveaux, tantôt en portant sur eux les suffrages des électeurs de la colonie, tantôt les forçant à s’embarquer, leur démontrant que leur présence était dangereuse pour la paix publique. La ruse, on le voit, tient autant de place que le courage dans la fortune politique de Toussaint. S’il a payé de sa personne en mainte occasion, s’il s’est montré brave sur le champ de bataille, s’il n’a jamais reculé devant le danger, son épée seule n’eût pas suffi à lui donner le pouvoir souverain qu’il convoitait. Chez ce nègre illettré, qui, dans sa correspondance avec les généraux français, était obligé d’emprunter la plume d’un prêtre espagnol, il y avait autant de finesse, autant de pénétration que chez un diplomate vieilli dans les chancelleries européennes. Suivant d’un œil attentif tous les événemens qui s’accomplissaient en France, toutes les transformations du gouvernement de la métropole, il réglait sa conduite sur les nouvelles qu’il recevait. La convention et le directoire ne l’avaient guère inquiété ; il faisait semblant d’accepter les conseils et le contrôle des commissaires que la France lui envoyait, et savait les réduire à une autorité purement nominale. En apprenant la chute du directoire et la création du consulat, Toussaint devina qu’il lui faudrait bientôt compter avec le maître que la France venait de se donner.

Toutefois il se rassura en voyant la guerre se rallumer. Le premier consul avait alors trop d’affaires sur les bras pour songer à Saint-Domingue, et puis, lors même qu’il eût voulu ramener la colonie sous l’autorité de la métropole, la mer n’était pas libre, et les vaisseaux français ne pouvaient pas porter à Toussaint les ordres du premier consul. La signature de la paix d’Amiens changea subitement la face des choses en rouvrant la mer aux navires français, elle remettait les colonies sous la main de la métropole. Toussaint avait trop de sagacité pour ne pas le comprendre, et, dès qu’il connut la paix d’Amiens, il sentit la nécessité de se préparer à la résistance. Il était le premier, il voulait rester le premier, et, malgré toutes les remontrances de ses conseillers, malgré tous les avertissemens de ses amis les plus dévoués, il était fermement résolu à ne rien céder de l’autorité qu’il avait conquise.

De quelle nature était cette autorité ? D’après plusieurs témoignages qui paraissent dignes de foi, elle était sans limites, et ne pouvait se comparer qu’à l’autorité des souverains de l’Asie. Il est arrivé à Toussaint, pour châtier la révolte, de désigner, d’appeler hors des rangs les soldats qu’il jugeait plus coupables que les autres et de leur commander d’aller se faire fusiller ; les soldats s’inclinaient en joignant les mains, et allaient recevoir la mort. Où trouver des exemples d’une telle soumission, si ce n’est en Orient, parmi les vizirs à qui le muet présente le lacet ? Qu’on ne s’y trompe pas cependant, l’autorité despotique de Toussaint n’était pas un caprice du hasard ; elle ne s’explique pas tout entière, comme on pourrait le croire, par l’incontestable supériorité de son intelligence comparée à celle de ses anciens compagnons d’esclavage devenus ses sujets ; elle reposait sur une base plus solide, sur la justice. Si Toussaint, en effet, se montrait sévère, rarement il se montrait injuste. Doué d’une force herculéenne, doublant sa force par la sobriété, par l’activité, dormant deux heures, faisant parfois quarante lieues à cheval dans une seule journée, il châtiait le crime contre les personnes ou les propriétés dès qu’il le connaissait, et cette vigilance prodigieuse donnait à ses arrêts quelque chose de surnaturel. Entre le crime et le châtiaient, il s’écoulait si peu de temps, que les nègres avaient fini par croire que le maître les voyait toujours, à quelque distance qu’il se trouvât. Il encourageait lui-même cette croyance par ses paroles. Il leur disait du haut de la chaire, en promenant sur son auditoire un regard impérieux : Je pars, mais n’oubliez pas que je laisse parmi vous mon œil et mon bras, mon œil pour vous surveiller, mon bras pour vous frapper. Pour ajouter encore au prestige de son autorité, Toussaint s’était composé une généalogie, il se disait petit-fils d’un roi de la côte d’Afrique, et cette généalogie, vraie ou mensongère, était acceptée par ses sujets comme une preuve de sa prédestination. Toussaint, en acceptant l’émancipation de la race africaine dans les colonies françaises, avait cependant obligé tous ses anciens compagnons d’esclavage à reprendre la culture des terres pendant cinq ans, leur assurant le quart des produits. Satisfaits de cette liberté nominale, les nègres étaient rentrés sous le joug, et le régime nouveau auquel Toussaint les soumettait, plus dur que le régime des anciens colons, leur semblait plus facile à supporter, parce qu’ils obéissaient à un homme de leur couleur. Leur orgueil se trouvait flatté en voyant ce que la liberté avait fait d’un Africain, et ils subissaient sans murmurer l’autorité despotique de ce nouveau maître.

Les colons, rétablis dans leurs propriétés, bénissaient le gouvernement de Toussaint et ne s’étaient jamais sentis protégés plus efficacement. Loin d’appeler de leurs vœux l’intervention de la métropole dans le gouvernement de Saint-Domingue, ils ne souhaitaient, n’espéraient rien de mieux que la dictature qui avait ramené dans l’île la paix, la sécurité, la richesse. Qui pourrait jamais contenir d’une main aussi ferme quatre cent mille noirs et les obliger, tout en proclamant leur liberté, de travailler pour vingt mille blancs et vingt mille mulâtres ? Quel Européen saurait jamais faire ce que Toussaint avait fait ? Jamais la colonie n’avait été si prospère. En chassant les Anglais et les Espagnols, il avait donné à la partie française de nouvelles richesses. Aussi Toussaint était entouré de courtisans ; malgré sa laideur, malgré son âge, les blanches ne dédaignaient pas d’assister à ses fêtes.

Y a-t-il dans un tel personnage l’étoffe d’une composition dramatique ? Cette vie commencée dans la condition la plus infime, qui franchit un à un tous les degrés de l’échelle sociale, qui, après avoir connu le pouvoir souverain, l’ivresse du combat, l’orgueil de la victoire, va s’éteindre dans une forteresse sur une terre étrangère, n’offre-t-elle pas au poète tous les élémens d’intérêt, toutes les ressources qu’il peut souhaiter ? A ne prendre dans Toussaint que l’homme politique, on trouverait déjà dans la biographie que je viens d’esquisser rapidement de quoi émouvoir, de quoi étonner, de quoi enchaîner l’attention. Si on ajoute à ce que j’ai raconté la partie intime, que j’ai négligée à dessein pour montrer plus clairement la partie publique du personnage ; si, en regard de l’ambition qui a dominé toute la vie de Toussaint, on place l’amour paternel, que le premier consul avait appelé au secours de ses négociateurs pour soumettre le dictateur de Saint-Domingue ; si on jette dans les bras de ce soldat sexagénaire ses deux fils Isaac et Placide, envoyés en France, confiés au directoire comme des otages par le colonel Vincent et ramenés par le général Leclerc comme des conseillers, comme des messagers de paix, il me semble que les affections de famille opposées aux passions politiques, le père opposé au guerrier, à l’homme d’état, donnent au sujet une valeur nouvelle.

Avant de revoir ses fils, Toussaint s’était trouvé aux prises avec les affections de famille dans une circonstance moins cruelle, qu’il n’est cependant pas inutile de rappeler. Reconnaissant parmi les rebelles un de ses meilleurs lieutenans, son neveu Moïse, il n’avait pas hésité à l’envoyer devant un conseil de guerre, à sanctionner l’arrêt de mort prononcé contre lui. Il avait sacrifié Moïse pour asseoir plus solidement son autorité. En présence de ses fils, son émotion, quoique profonde, ne réussit pourtant pas à changer sa résolution. Après avoir écouté en silence leurs prières et les conseils de M. de Coasnon, leur précepteur, il leur dit : « Choisissez, mes enfans, entre la France et votre père. » Vainement ils essayèrent de l’effrayer en lui peignant la puissance du premier consul ; malgré les douze mille soldats débarqués par l’escadre française, malgré les premières victoires de l’armée européenne, Toussaint demeura inébranlable et s’en tint à sa première réponse : « Choisissez, mes enfans, entre la France et votre père. » Certes, il y a dans cette nature quelque chose d’héroïque et en même temps de touchant. Quoique l’ambition parle en lui plus haut que le patriotisme, quoiqu’il sache très bien que le général Leclerc ne vient pas pour rétablir l’esclavage, mais pour relever l’autorité de la métropole sur la colonie, cependant il ne demeure pas sourd à la voix de l’amour paternel, car si ses fils, sur la terre de France, étaient des otages, sur la terre d’Haïti ils ne sont que des messagers. Quoi que décide le père, la vie de ses enfans ne court aucun danger, et Toussaint ne l’ignore pas. Par une illusion facile à comprendre chez l’ambitieux, il a fait de sa cause personnelle la cause de sa couleur, et se refuse à reconnaître la suzeraineté de la France. Les prières de ses enfans n’ébranlent pas sa résolution ; mais son obstination n’a rien qui offense les plus doux sentimens de la nature, car la vie de ses enfans n’est pas en péril. Quelque parti qu’ils prennent, leur vie est sauve. S’il leur dit de choisir, ce n’est pas qu’il les aime avec tiédeur ; c’est qu’il s’abuse sur le vrai but de son ambition, c’est qu’il voit dans sa cause la cause d’un peuple entier, et qu’il croirait manquer à sa mission, trahir le rôle que Dieu lui a confié en cédant aux prières qui lui conseillent la soumission. La lutte ainsi posée, ainsi comprise, réunit tous les caractères de la grandeur poétique.

À quel moment faut-il prendre Toussaint pour le mettre sur le théâtre ? Quoique les trois unités recommandées par le précepteur d’Alexandre soient aujourd’hui traitées avec une dédaigneuse indifférence, je pense qu’il est bon de garder au moins l’unité d’action. Je fais bon marché de l’unité de temps, de l’unité de lieu ; quant à l’unité d’action, elle ne relève de la poétique d’aucun pays ; elle relève du bon sens, de la raison, de l’évidence, de la nécessité. Sans m’arrêter aux exemples éclatans qu’on pourrait invoquer contre ma pensée, je préfère le développement d’une action unique à l’enchaînement, si habile qu’il soit, de tous les épisodes dont se compose la vie d’un homme. Malgré mon admiration profonde pour la Vie et la Mort du roi Jean, j’aime mieux Othello, Roméo et Juliette, dont l’action embrasse un espace plus resserré et concentre plus sûrement l’attention. Je crois donc qu’il faut choisir dans la vie de Toussaint Louverture le moment de sa suprême puissance, c’est-à-dire l’époque du consulat. À ne consulter que la curiosité, qui trop souvent de nos jours domine les œuvres qu’on appelle dramatiques je ne sais trop pourquoi, on pourrait se laisser tenter par les premières années de Toussaint, et vouloir nous le montrer dans l’esclavage, puis soldat dans les rangs de l’armée espagnole. Pour ma part, je ne crois pas que le goût puisse avouer une pareille tentative. Le poète fût-il sûr de trouver pour ces tableaux des couleurs vives et variées, nous aurions encore le droit de le gourmander, car la biographie ne peut être confondue avec la poésie. Toutes les ruses employées par Toussaint pour établir, pour assurer sa puissance, sont des traits de caractère qu’il ne faut pas négliger, qui servent à dessiner sa physionomie. Ce n’est pas une raison pour se croire obligé de mettre sous nos yeux toutes les supercheries qu’il s’est permises, toutes les embûches qui lui ont livré ses ennemis, tous les actes de duplicité dont il s’est glorifié. Depuis le général Hermona jusqu’au colonel Maitland, il a trompé, comme en se jouant, tous ceux qu’il a voulu tromper ; que le poète se souvienne de tous ces mensonges, de toutes ces trahisons, sans tenir à nous montrer qu’il les connaît. Qu’il se contente d’emprunter à la vie entière du personnage tout ce qui peut expliquer son caractère. Que ses études prennent place dans la trame de l’action, sans ostentation, sans jactance. Et si la curiosité y perd quelque chose, le bon sens y gagnera.

Y a-t-il dans le moment que je propose de quoi défrayer les cinq actes d’un poème dramatique ? Est-il possible de tirer deux mille vers de la lutte engagée entre Toussaint et le général Leclerc sans recourir à aucun épisode parasite ? Je le crois fermement, et je n’ai pas besoin d’ajouter que sous le nom d’épisode parasite je ne comprends pas le combat de l’ambition et de l’amour paternel, car ce combat forme une partie essentielle de l’action. Je voudrais voir d’abord Toussaint dans tout l’éclat de sa puissance, au milieu de sa cour, inquiet et pourtant s’applaudissant de la résolution qu’il a prise. Pour demeurer fidèle à la vérité historique, il ne faudrait pas nous montrer le dictateur entouré seulement d’une cour africaine ; les blancs et les blanches devraient avoir leur place dans le palais du maître. Qu’importe que l’orgueil européen soit blessé d’un tel mélange ? C’est une nécessité du sujet qu’il faut accepter. Vers la fin d’une fête, aux premiers rayons du soleil, on signalerait l’approche de l’escadre française, et Toussaint, rassemblant à la hâte ses lieutenans, son état-major, dicterait les réponses à faire aux sommations du général français. Il faut que le spectateur voie Dessalines, Laplume, Maupas, et entende les ordres qu’ils reçoivent. S’il ne les entend pas, il ne conçoit pas une juste idée de la résistance désespérée à laquelle Toussaint s’est décidé.

Je ne crois pas possible de partager, sans de graves inconvéniens, l’attention de l’auditoire entre les lieutenans de Toussaint. Il suffit de nous montrer à l’œuvre le plus farouche, le plus cruel de tous, Dessalines. Or, quelle était l’œuvre confiée à Dessalines ? L’incendie de la ville du Cap, dès que les Français auraient mis le pied sur la terre d’Haïti. Je ne conçois pas un poème dramatique dont Toussaint est le héros sans l’incendie du Cap. Cette affreuse résolution, trop fidèlement exécutée, est un trait indispensable dans le tableau de la défense de Saint-Domingue. Que les jansénistes littéraires ne se récrient pas, que les petites maîtresses ne se pâment pas d’effroi, l’incendie du Cap ne doit pas être raconté ; il faut qu’on le voie, il faut qu’on entende les toits se tordre sous la flamme qui les dévore, qu’on suive d’un œil éperdu les mères tremblantes qui emportent leurs enfans à travers les débris de la ville. Qu’on ne dise pas que c’est là un tableau digne tout au plus des théâtres de boulevard, et que la poésie dramatique doit répudier. Quand je demande l’incendie du Cap, je ne prétends pas effacer le poète devant le décorateur. Le spectacle n’est ici que le cadre où le poète doit placer sa pensée. Les colons les plus hardis se décident à se jeter dans les bras de l’armée française ; les plus timides perdent leur temps en délibérations, et sont emmenés dans les mornes par Dessalines. Il y a dans ces scènes déchirantes quelque chose qui ne s’adresse pas aux yeux seulement, et dont le poète peut tirer parti.

L’entrevue de Toussaint et de ses enfans après l’incendie du Cap transporte le spectateur dans un monde d’émotions attendrissantes.

Cette entrevue, qui, par sa nature même, agite profondément tous les cœurs, rapprochée de la tâche terrible confiée à Dessalines, acquiert encore une plus grande puissance. Il faut que le père se montre à nous tout entier, avec ses angoisses, ses défaillances, et que la victoire demeure pourtant à l’ambition cachée sous le manteau du patriotisme. Que M. de Coasnon remette à Toussaint la lettre du premier consul, qui commence par la flatterie et finit par la menace. Qu’il ajoute à cette lettre les promesses de Bonaparte pour lui-même, pour ses fils ; que les enfans à leur tour essaient de fléchir leur père en lui montrant l’inutilité de la résistance, et qu’après l’immuable réponse de Toussaint, Placide retourne au camp français avec M. de Coasnon, tandis qu’Isaac demeure près de son père.

Ici se place fatalement une réminiscence de Mithridate. Le vieux Toussaint entre Isaac et Placide, comme Mithridate entre Pharnace et Xipharès, doit entretenir ses fils de ses projets, de ses espérances. Les Anglais lui ont offert la royauté d’Haïti. S’il l’a refusée pour n’appartenir qu’à lui-même, pour agir plus librement, pour dégager de tout contrôle le pouvoir qu’il a conquis et qu’il veut garder, il n’est pas trop tard pour accepter ce qu’il a refusé : une escadre anglaise peut venir le délivrer. La paix d’Amiens ne sera pas éternelle, ce n’est qu’un armistice ; la France et l’Angleterre ne vivront pas long-temps en bonne amitié, et le vieux Toussaint, avec le secours d’une escadre anglaise, sera roi d’Haïti. Le lecteur devine, sans que je prenne la peine de l’indiquer, tous les développemens heureux, toutes les pensées énergiques, tous les mouvemens passionnés qu’un pareil thème fournit à la poésie.

Resté seul avec Isaac, Toussaint assemble un conseil de guerre. Puisque l’incendie du Cap, puisque les récoltes livrées aux flammes, puisque la dévastation et la stérilité n’ont pas suffi pour arrêter l’armée française, puisque les soldats noirs ne peuvent tenir en plaine contre les soldats européens, il ne reste plus qu’un parti : se réfugier, se retrancher dans les mornes du Chaos ; organiser dans ce dernier asile une résistance formidable ; embusquer dans les gorges, dans les ravins, des tireurs invisibles dont l’œil soit sûr, dont la main obéisse à l’œil, qui frappent et tuent sans que les rangs éclaircis puissent savoir où adresser leur vengeance. Que chacun des officiers appelés au conseil donne librement son avis ; qu’il indique les points à fortifier, les embuscades les plus sûres, les ravins les plus profonds, les plus escarpés, et que l’auditoire, en écoutant cette terrible délibération, comprenne qu’il s’agit pour Toussaint d’un dernier effort, d’un effort désespéré. Qu’lsaac, malgré les études paisibles au milieu desquelles il a vécu, se sente électrisé, et jure de mourir près de son père.

Enfin Toussaint est retranché dans son dernier asile, dans les mornes du Chaos. Cette forteresse, bâtie par la main de Dieu, semble éloigner non-seulement le danger, mais la pensée même d’un assaut. Quelle armée assez téméraire, assez folle, pour s’aventurer dans ces gorges dont l’œil n’aperçoit pas le fond ? Et pourtant le général Leclerc ordonne l’assaut. Repoussé plusieurs fois, il revient plus déterminé, plus rapide, plus audacieux. Toussaint et ses lieutenans se défendent comme des géans, comme des héros ; mais la discipline et le sang-froid l’emportent sur le courage et la colère. Toussaint essaie en vain de mourir les armes à la main, il est forcé de se rendre. Cette dernière partie de l’action semble appartenir au Cirque-Olympique, et pourtant je ne crois pas que la poésie dramatique doive la dédaigner. Qu’on se rappelle, en effet, l’admirable parti que Shakspeare et Schiller ont su tirer de pareilles données ; ils n’ont pas banni de leurs poèmes les évolutions militaires, et ils ont eu raison, car, si le tumulte d’une bataille convient mieux à l’épopée qu’au théâtre, il n’est pas impossible, au milieu même du fracas des armes, de laisser aux personnages toute leur grandeur, toute leur liberté. C’est pourquoi je pense que le poète peut, sans puérilité, offrir à nos yeux la défense de Toussaint dans les mornes du Chaos : qu’il ne craigne pas de brûler un peu de poudre ; s’il a pris au sérieux la composition de son œuvre, s’il a dessiné à grands traits la physionomie des acteurs, le spectacle, si tumultueux qu’il soit, ne réussira jamais à distraire l’auditoire du but que l’auteur s’est proposé. Le spectacle n’est puéril que lorsque, au lieu d’encadrer la pensée, il la remplace, comme nous l’avons vu trop souvent. Il peut arriver que la foule applaudisse et ne s’aperçoive pas de la méprise ; mais elle se ravise bientôt, et le poète qui s’est trompé au point de substituer le plaisir des yeux à l’enseignement, à l’émotion, qui a oublié le cœur et l’intelligence, reconnaît qu’il a fait fausse voie. Si cette pensée avait besoin d’être démontrée, il nous suffirait d’ouvrir l’histoire littéraire de ces vingt dernières années. Combien d’œuvres applaudies pour le spectacle et aujourd’hui abandonnées, oubliées, parce que l’intelligence et le cœur demeuraient inoccupés en les écoutant !

Certes je n’ai pas la prétention de tracer en quelques lignes le programme d’un poème dramatique. Ma pensée, qu’on le sache bien, est beaucoup plus modeste. J’indique franchement ce que j’aperçois de poétique dans la vie de Toussaint Louverture, ce qui me semble convenir au théâtre. Quant à la mise en œuvre de ces élémens, c’est une question délicate, qui ne peut être résolue sans de mûres réflexions, et que je n’essaie pas de résoudre en ce moment. Comparons maintenant l’histoire au drame de M. de Lamartine. Je me crois dispensé de déclarer qu’à mes yeux l’histoire n’est pas la règle suprême de la poésie ; à cet égard, ma profession de foi est faite depuis long-temps. Toutefois la comparaison que je propose, poursuivie avec sincérité, n’est jamais stérile. S’il arrive en effet que la poésie demeure au-dessous de l’histoire, si, au lieu de dominer la réalité, de l’agrandir en l’interprétant, elle substitue aux ressorts naturels que l’histoire lui fournit des moyens puérils et mesquins, n’aurons-nous pas le droit de la déclarer infidèle à sa mission ?

Le premier acte du drame nouveau est conçu comme le début d’un opéra. Les danses et les chants servent à encadrer un morceau lyrique la Marseillaise noire, récitée comme une leçon, commentée par les personnages qui l’écoutent. Le refrain, répété en chœur, donne le signal de la danse. Je ne veux pas bannir le chant de la poésie dramatique, je crois même qu’employé à propos il peut donner plus de vivacité à la représentation des scènes populaires ; mais il faut, pour atteindre ce but, que le chant tienne peu de place et ne détourne pas l’attention de la pensée principale. Or, dans le premier acte de Toussaint Louverture, le chant n’a guère moins d’importance que la déclamation. Les strophes de la nouvelle Marseillaise, qui célèbrent la délivrance de la race africaine, qui prêchent le pardon, la concorde, sont écoutées avec distraction. Pourquoi ? Parce que le chant et la danse tiennent autant de place que la poésie. Le thème choisi par M. de Lamartine pour ce morceau lyrique contredit d’une façon singulière la marche entière de l’action. Le poète prêche le pardon, la concorde, et l’auditoire placé sur la scène embrasse, quelques instans après, la guerre avec ardeur. L’histoire nous suggère à ce propos deux remarques importantes. Quand Bonaparte envoya le général Leclerc à Saint-Domingue, l’émancipation des noirs était déjà vieille de dix ans, et si les nègres ne jouissaient pas de la liberté que l’assemblée constituante leur avait accordée, ce n’était pas la métropole qu’ils devaient accuser. En second lieu, le chef de la colonie savait très bien que l’expédition française ne venait pas rétablir l’esclavage. Cette Marseillaise, qui se comprendrait dix ans plus tôt, sous l’assemblée constituante, n’est-elle pas, sous le consulat, un véritable hors-d’œuvre ?

La dernière strophe à peine achevée, nous entendons la plainte élégiaque d’une jeune mulâtresse. Adrienne, nièce de Toussaint Louverture, aime d’un amour passionné le fils aîné du dictateur, que M. de Lamartine a baptisé du nom d’Albert. Il y a certainement de la grace dans les vers récités par Adrienne, pourtant sa plainte serait plus touchante, si elle se traduisait avec moins de prolixité. Était-il nécessaire de coudre à la donnée historique un roman amoureux ? Je ne le crois pas. Les événemens qui vont s’accomplir sont trop grands, trop terribles, pour que le roman ne s’efface pas devant l’histoire. L’amour d’Adrienne pour Albert, si habile que se montre le poète, ne signifie pas grand’chose, au milieu d’une guerre qui moissonne quelques milliers de têtes.

Au second acte, nous voyons Toussaint entouré de ses lieutenans. L’escadre est signalée. Dans quelques heures, l’armée française mettra le pied sur la terre de Saint-Domingue. Il s’agit d’organiser la résistance. Toussaint n’hésite pas ; son parti est pris depuis long-temps. Ses lieutenans écoutent ses ordres avec soumission. Cependant, à quelques paroles qui leur échappent et que Toussaint n’entend pas, le spectateur comprend qu’ils n’ont pas pour leur chef un dévouement absolu, qu’ils sont jaloux de sa grandeur et se défient de son ambition. Resté seul, le dictateur commence un monologue assez étrange qui ne convient ni au temps, ni au lieu, ni au personnage. Il s’attendrit, s’apitoie sur les douleurs de sa mission, comme Moïse au pied du mont Sinaï, avant de recevoir les tables de la loi. Il tremble devant l’immense responsabilité dont il s’est chargé, il frémit devant l’énormité de sa tâche. Et comme si les quatre cent mille noirs dont il tient le sort entre ses mains ne suffisaient pas à l’épouvanter, il parle des millions d’ames qu’il sauvera par sa prudence ou perdra par sa témérité. Qu’on nous permette une question très prosaïque, mais très naturelle. Est-il probable que Toussaint ignore le nombre de ses sujets ? Ce monologue, qui, par les images bibliques, rappelle le législateur des Hébreux, se conçoit difficilement dans la bouche du chef africain. M. de Lamartine, croyant agrandir le personnage, n’a réussi qu’à le dénaturer. Sans m’arrêter à la vraisemblance rigoureuse, dont la poésie n’a pas à s’inquiéter, je me demande si Toussaint, homme de ruse et de persévérance, peut se laisser emporter par la rêverie si loin de la réalité. Que l’Africain illettré parle avec abondance, qu’il trouve pour sa pensée des images variées, je le veux bien. Encore faut-il que sa pensée s’accorde avec son caractère.

Un moine dont les leçons ont tiré son intelligence des ténèbres, qui a fait de l’esclave un homme, le surprend au milieu de son anxiété. Toussaint songe à ses enfans livrés en otages, et recule maintenant devant la guerre qu’il appelait tout à l’heure. Le moine, par une singulière application de la foi catholique, le ramène à sa première résolution. « Tu trembles pour tes enfans, s’écrie-t-il en lui montrant le Christ ; Dieu n’a-t-il pas sacrifié son fils pour le salut du genre humain ? » Pour un croyant, l’argument n’a pas une grande valeur, car il est impossible de séparer la rédemption de la résurrection. Si le Christ s’est fait homme pour mourir sur la croix et racheter le genre humain, il n’a pas renoncé sans retour à sa nature divine ; il est remonté vers son père et doit juger un jour les hommes qu’il a sauvés. Pour peu que Toussaint se souvienne des leçons du moine qu’il écoute, il doit trouver la comparaison assez maladroite. Dieu, en sacrifiant son fils, savait que d’un mot il le rappellerait à la vie ; quel père peut invoquer le même privilège ? Toussaint se laisse pourtant convaincre par cet argument plus que douteux, et s’agenouille aux pieds du Christ. La vue des plaies du Sauveur raffermit sa foi et son courage, quand tout à coup une objection inattendue se dresse devant lui. Il va combattre les blancs, et il adresse ses prières au dieu des blancs. N’est-ce pas une misérable folie ? Ce scrupule équivaut tout simplement à la négation du christianisme. Quelle que soit l’opinion de la science moderne sur l’origine des races humaines, la Genèse rattache toutes les races à une seule famille. Le dieu des blancs est le dieu des noirs, puisque tous les hommes sont fils d’Adam. La justice divine ne tient pas compte de la couleur du suppliant. Il y a dans la défiance et la colère de Toussaint une puérilité que j’ai peine à concevoir. Comment M. de Lamartine, qui a souvent célébré la foi chrétienne en paroles si magnifiques, a-t-il pu descendre jusqu’à inventer de tels enfantillages ? Adrienne revient, et Toussaint, pour connaître le plan de campagne du général Leclerc, se décide à se cacher sous les haillons d’un mendiant. Il sait donner à ses yeux l’apparence de la cécité ; Adrienne guidera le nouveau Bélisaire.

Le troisième acte repose tout entier sur cette mesquine invention, qui semble empruntée au répertoire de l’Opéra-Comique. Les stratagèmes racontés par Polyen, excellens pour les généraux de l’antiquité, acceptés encore aujourd’hui comme motifs de terzetto ou de quartetto n’amènent sur les lèvres qu’un sourire de pitié, quand ils prennent place dans une action tirée de l’histoire moderne. Il faut prêter au général Leclerc une incroyable ignorance des choses de la guerre pour supposer qu’il ne connaît pas d’avance par ses espions le visage de son adversaire. Toussaint aveugle et mendiant dans un pays où les mendians sont inconnus, puisque les nègres marrons n’ont pour se nourrir qu’à étendre la main, — Toussaint protégé par Pauline Bonaparte contre les ingénieurs français qui veulent abattre sa cabane, — est un ressort que la poésie dramatique ne peut accepter. Acceptons-le pourtant, et voyons quel usage en a fait M. de Lamartine.

Le général Leclerc s’offre lui-même au piège que lui tend le chef africain. Il ne sait où trouver son ennemi, et, pour lui envoyer une lettre, il fait choix de l’aveugle mendiant. Le dialogue de Toussaint et du général est d’un bout à l’autre taillé pour la musique. Le général demande au mendiant s’il connaît Toussaint : le mendiant répond que, pendant trente ans, il a dormi près de lui sous le même ajoupa. — Toussaint aime-t-il ses enfans ? — Interrogé par Dieu même, Toussaint ne répondrait pas. — L’intervention de Dieu dépasse un peu, je l’avoue, les exigences d’une donnée musicale. Le reste de l’interrogatoire se plie parfaitement aux conditions du genre. Les enfans du dictateur, assis près du général Leclerc, entendent la voix de leur père et ne le reconnaissent pas. Ils saisissent une vague ressemblance, et leur mémoire hésite devant les haillons du mendiant. Leur père est devant eux ; et ils ne se lèvent pas pour se jeter dans ses bras. Il faut aller à l’Opéra-Comique pour trouver des enfans si oublieux. Le mendiant parle de son ami, de Toussaint, en termes qui étonnent un peu l’état-major du général. Cependant personne ne songe à se défier du mendiant, qui poursuit librement son dithyrambe, et promet de remettre au chef des noirs la lettre du général Leclerc. Il est impossible de se montrer plus crédule, plus complaisant, de se prêter de meilleure grace au projet de son ennemi. Il est vrai que Toussaint, malgré ce qu’il a dit à sa nièce Adrienne, ne songe guère à profiter du jeu qu’il a dans la main. Il s’est déguisé en mendiant pour connaître le plan de campagne de l’armée française, et il n’adresse pas au général une seule question directe ou indirecte qui puisse le mettre sur la voie des confidences. Le général Moïse, abusé comme Albert, comme Isaac, par le travestissement de Toussaint, vient devant lui livrer au général français le plan du général africain ; Toussaint le poignarde, et s’élance à la mer au milieu des balles qui sifflent à ses oreilles sans l’atteindre ; Adrienne demeure prisonnière. Il serait difficile d’imaginer un coup de théâtre plus digne de l’art primitif. Les personnages acceptent si simplement le rôle qui leur est confié, que l’auditoire ne songe pas à les quereller sur leur crédulité.

Adrienne est enchaînée au mur d’une prison. Par bonheur son geôlier laisse pénétrer jusqu’à elle les deux fils de Toussaint. Ici nous avons une scène de tendresse dont quelques parties pourraient nous émouvoir en toute autre occasion, mais nous laissent parfaitement froids, parce que la scène est trop longue, et surtout parce qu’elle n’est pas à sa place. Comment les fils de Toussaint ont-ils pénétré dans la prison d’Adrienne ? Comment ont-ils quitté le général qui les a ramenés ? L’auteur ne le dit pas, et le spectateur ne songe pas à le demander. Des soldats entrent pour arrêter les fils de Toussaint ; Adrienne est mise en liberté par son geôlier. Nous apprenons par quelques mots assez confus qu’Adrienne est fille du général Leclerc, qui, durant son premier séjour dans la colonie, a pris pour maîtresse une sueur de Toussaint. À quoi sert cette nouvelle complication ? Quel parti le poète en a-t-il tiré ? C’est un rouage parfaitement inutile. Ce péché de jeunesse mis au compte du général Leclerc ne hâte pas d’une minute la marche de l’action, n’ajoute pas au poème une parcelle d’intérêt.

Enfin nous sommes dans les mornes du Chaos. Toussaint, entouré de ses lieutenans, est résolu à vendre chèrement sa vie, si l’ennemi est assez hardi, assez habile pour arriver jusqu’à lui. C’est à ce moment-là seulement, à ce moment suprême, que le poète a placé l’entrevue du père et de ses enfans, et la lecture de la lettre du premier consul. Il y a dans cette scène des accens d’une incontestable vérité, qui perdent malheureusement la moitié de leur prix dans le déluge de mots qui les envahit. L’amour paternel est profondément senti, et l’auteur trouve pour le peindre des couleurs dignes du sujet. S’il savait s’arrêter à temps, s’il ne gâtait pas comme à plaisir ce qu’il dit de juste par ce qu’il dit de trop, il nous tiendrait suspendus à sa parole. Le père lutte long-temps, trop long-temps, contre le soldat ambitieux, et le triomphe de l’ambition sur l’amour paternel n’émeut pas l’auditoire comme il pourrait l’émouvoir, s’il n’était pas préparé de si longue main. Les caractères d’Albert et d’Isaac sont plutôt ébauchés que dessinés. L’amour filial n’est pas aussi bien rendu que l’amour paternel L’exclamation d’Isaac après avoir entendu la lettre du premier consul se concilie difficilement avec l’éducation qu’il a reçue en France. Isaac, familiarisé avec les sciences de l’Europe, ne peut avoir gardé les préjugés de sa race. Si tout à l’heure Toussaint nous étonnait en appelant le Christ le dieu des blancs, Isaac peut-il s’écrier : Bonaparte est un blanc, pour décider son frère Albert à ne pas retourner en Europe, à demeurer près de leur père ? Pour Isaac, qui a vu de ses yeux la grandeur, la puissance du consulat, Bonaparte n’est pas un blanc, mais un homme d’une intelligence supérieure, d’une volonté inébranlable, d’une sagacité rare, fait pour le commandement. Si l’amour filial le détache de la France qui l’avait adopté, il ne peut effacer en lui les souvenirs de son éducation. Isaac, malgré sa jeunesse, a trop de bon sens et de lumières pour voir dans Bonaparte l’ennemi des noirs. S’il embrasse le parti de son père, il faut qu’il l’embrasse par dévouement, qu’il connaisse le danger, l’inutilité de la résistance, et ne se décide pas comme un nègre ignorant ; qu’il consulte son cœur et non la haine de la couleur blanche.

Le retour du moine qui vient réchauffer la colère de Toussaint à l’heure du dernier combat ne me paraît pas une heureuse invention. Cette nouvelle déclamation sur la sainteté de la cause des noirs, loin d’agrandir la figure du chef africain, fait de lui un instrument plutôt qu’un acteur, c’est-à-dire que l’auteur va directement contre sa pensée. Qu’Adrienne, en voyant partir Albert, s’abandonne au désespoir, chacun de nous le comprend. Personne ne comprendra que Toussaint lui confie le drapeau noir, signal d’une défense désespérée. Le vieux chef ne peut sans cruauté désigner sa nièce aux balles françaises. C’est une conception inacceptable et contre laquelle proteste le bon sens de l’auditoire. Adrienne tombe frappée mortellement : dénouement qui ne dénoue rien, car, si le spectateur pressent l’issue de la lutte, le poète ne conclut pas.

Que le lecteur compare au drame de M. de Lamartine l’histoire que j’ai rapidement esquissée, qu’il rapproche la réalité du poème, et qu’il décide lui-même de quel côté se trouvent l’intérêt, la grandeur, l’émotion. J’en ai dit assez pour que chacun devine ma pensée. En la formulant, je n’apprendrais rien à personne.

Reste la question de style. J’ai entendu louer le style de Toussaint Louverture. Je veux croire que ces louanges n’étaient pas sérieuses. S’agit-il de rendre hommage au génie de M. de Lamartine ? Je suis prêt à proclamer bien haut mon admiration pour les Méditations, pour les Harmonies, pour Jocelyn ; je ne puis admirer ni la composition ni le style de Toussaint Louverture. Si le style des Méditations n’est pas toujours d’une irréprochable pureté, du moins il est marqué au coin de la spontanéité. L’image naît de la pensée, la pensée appelle l’image et n’est jamais appelée par elle. Si le style des Harmonies n’a pas toujours toute la précision, toute la transparence que le goût peut désirer, du moins la profusion et parfois la confusion des similitudes s’explique par l’abondance même des sentimens qui remplissent l’ame du poète. Si Jocelyn est plutôt une admirable ébauche qu’un tableau achevé, si les pensées ne sont pas toujours ordonnées avec toute la clarté désirable, du moins dans le style de Jocelyn rien n’accuse l’effort ; les couleurs mêmes qui ne sont pas sagement assorties ne blessent jamais l’œil par leur crudité. Dans Toussaint Louverture, le style est bien loin de réunir les différens mérites que je viens d’énumérer. La profusion des images masque trop souvent l’indigence de la pensée et ne réussit pourtant pas à la cacher complètement.

Les comparaisons, qui ne sont pas appelées par la nature même du sentiment exprimé, éblouissent l’œil pendant quelques instans, et ne laissent dans l’ame du spectateur aucune trace durable. Souvent elles reposent sur des idées fausses. Est-il permis, par exemple, de dire que la culture de la canne à sucre tire le miel des entrailles de la terre ? En quoi le travail des abeilles, qui vont puiser les élémens du miel dans le calice des fleurs, rappelle-t-il le travail des nègres ? Est-il permis de dire que le labeur des esclaves tache de sang les sillons et le cœur ? Que le sang tache les mains, qu’il rougisse les sillons, c’est une idée toute simple ; que le sang tache le cœur, c’est une idée parfaitement fausse, et, pour me servir d’une expression que les géomètres emploient sans impolitesse, une idée parfaitement absurde. Autant vaudrait dire que l’air souille les poumons ; c’est un non-sens et rien de plus. Toussaint peut-il, en apprenant l’arrivée de ses fils, dire qu’on fait bêler l’agneau pour appeler le loup ? Si la mesure dit : agneau, la raison ne dit-elle pas : louveteau ? Ne s’agit-il pas, en effet, d’une amorce offerte à l’amour paternel ? Depuis quand les agneaux sont-ils fils de loup ? Si l’on ne veut pas mettre l’agneau sur le compte de la mesure, que signifie alors le rapprochement du loup et de l’agneau ? Personne n’ignore que l’agneau est pour le loup un repas très friand. Ésope et La Fontaine nous l’ont dit depuis long-temps ; Toussaint Louverture, en nous le rappelant, n’exprime pas une pensée neuve, et ne nous apprend rien sur les sentimens qui l’animent.

M. de Lamartine, comme tous les hommes doués d’un génie éminent, est entouré de flatteurs qui lui répètent chaque jour : Tu ne peux mal faire. Qu’il ne se laisse pas abuser par ces ridicules mensonges. S’il veut écrire pour le théâtre, et pour ma part je suis loin de lui conseiller une telle résolution, il faut qu’il fasse violence à toutes ses habitudes. Retrouvât-il demain, comme par enchantement, le style des Méditations et des Harmonies, ce style rendrait à peine sa tâche plus facile, car le style des Méditations, excellent pour l’élégie, ne convient pas au théâtre. Le style dramatique et le style lyrique obéissent à des lois diverses. La nature de la pensée n’étant pas la même, comment la forme serait-elle pareille ? Pour l’ame qui se contemple et se traduit en soupirs harmonieux, la concision n’est pas obligatoire ; pour l’homme engagé dans une action rapide, énergique, pour l’homme aux prises avec ses passions, aux prises avec les rivaux qui poursuivent ce qu’il poursuit, qui convoitent ce qu’il convoite, la prolixité est une maladresse. Or, M. de Lamartine ne paraît pas se douter de la diversité des lois qui régissent le style dramatique et le style lyrique. Dans le drame, comme dans l’élégie, il exprime sa pensée à loisir ; il se complaît dans l’évolution des images, et il oublie que le personnage qui parle est placé en face d’un interlocuteur. Je suppose pour un instant que le style de Toussaint Louverture soit limpide au lieu d’être limoneux ; ce style, fût-il aussi transparent que le cristal le plus pur, ne serait pas encore le style qui convient au théâtre.

Depuis trente ans, M. de Lamartine est en possession d’une gloire que personne ne songe à contester ; est-il sage de tenter aujourd’hui une gloire nouvelle, d’abandonner la route qu’il connaît pour s’aventurer dans un pays plein de ténèbres et d’embûches ? L’encourager dans cette entreprise, c’est vouloir compromettre sur un coup de dé la renommée légitime qu’il s’est acquise ; lui dire qu’il pourra quitter, dès qu’il le voudra, les habitudes de trente années, c’est lui donner une espérance mensongère, c’est l’abuser par une promesse perfide. Sa part est assez belle pour qu’il s’y tienne et s’en contente. Essayer à cette heure une vie nouvelle, désapprendre la rêverie pour exprimer l’action, oublier l’étude solitaire de son ame pour mettre en scène les personnages de l’histoire, c’est une tentative que la raison désavoue, dont ses vrais amis doivent le détourner. Et puisqu’un beau livre est une lettre adressée aux amis inconnus, tous les admirateurs de M. de Lamartine doivent le conjurer de renoncer au théâtre.


GUSTAVE PLANCHE.


P. S. Dans l’article sur Charlotte Corday, à la dernière page, deux mots essentiels ont été omis. Je parlais du meurtre des fils de Pisistrate, et ces deux mots expliquaient le souvenir d’Harmodius et d’Aristogiton, qui, sans ces deux mots, n’offre qu’un sens énigmatique.