Torpillages : Léon-Gambetta, Lusitania, Goliath

Torpillages : Léon-Gambetta, Lusitania, Goliath
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 646-656).
TORPILLAGES
LÉON-GAMBETTA, LUSITANIA, GOLIATH

Deux coups d’éclat des sous-marins, — il ne s’agit, bien entendu, que de ceux de nos ennemis, — ont, ces temps-ci, vivement ému l’opinion. Le croiseur cuirassé français Léon-Gambetta a été torpillé, le 27 avril, dans le canal d’Otrante, assez près du cap Santa Maria di Leuca, par un submersible autrichien, le U5 Le grand transatlantique anglais de la Cunard line, la Lusitania, l’a été, un peu avant d’arriver à Queenstown d’Irlande, le 7 mai, par un submersible allemand dont on ne connaît pas le numéro, jusqu’ici.

Dans les deux cas, la submersion a été rapide : 10 minutes, 20 minutes, et le nombre des victimes considérable. Plus de 600 de nos marins et tout l’état-major du bâtiment, y compris un officier général, ont été engloutis avec le Léon-Gambetta. Ces vaillans hommes sont morts à leur poste de combat. S’il faut plaindre leurs familles, leurs amis, tous ceux qui les pleurent, il ne faut pas les plaindre eux-mêmes. Il convient seulement d’honorer leur mémoire.

Dans la catastrophe de la Lusitania, aucune consolation n’apparaît. Non seulement l’Humanité gémit sur la perte de 1 500 existences humaines que n’aurait jamais dû atteindre le fléau de la guerre, mais elle se sent profondément humiliée par le crime qu’ont commis quelques-uns de ses membres, par l’acte odieux qu’accepte, défend et célèbre un peuple tout entier.

Parmi les commentaires d’ordre purement technique qui ont suivi ces deux événemens, je retrouve des traits communs qu’il convient de rassembler pour les mieux mettre en lumière. C’est ainsi que, dans le cas du croiseur cuirassé français comme dans celui du transatlantique anglais, on a incriminé l’insuffisance de la vitesse des bâtimens torpillés et le défaut de flanqueurs ou convoyeurs. Examinons de près ces griefs.

Supposons, — il n’y a encore rien d’officiel là-dessus, et j’insiste sur ce point, — que l’allure du Léon-Gambetta ait été, comme on l’affirme, réglée à 7 nœuds dans la nuit du 26 au 27 avril. Quel pouvait être le motif de cette sensible réduction d’une vitesse de route qui devait atteindre normalement 13 ou 14 nœuds ? Nous ne le savons pas et nous ne pourrons jamais le savoir, puisque tout le personnel dirigeant a disparu, ainsi que les cahiers d’ordres et les journaux de bord. Il ne reste qu’à émettre des hypothèses.

La première et la plus simple qui se présente à l’esprit c’est que, se rendant à Malte en fin de période de croisière, le Léon-Gambetta, sans positivement « racler ses soutes, » ne disposait plus que d’un approvisionnement assez faible de combustible. Il faut noter à ce sujet que la prudence exige, en temps de guerre, que l’on se crée une réserve de charbon que l’on n’utilisera que si, aux atterrages du port base d’opérations, on se trouvait intercepté par une force navale supérieure. La nécessité de se dérober à grande allure, dans ce cas, peut conduire à donner à cette réserve une valeur assez considérable, ce qui diminue d’une manière marquée l’ « endurance » du bâtiment, c’est-à-dire sa faculté de tenir la mer sans se ravitailler. Si l’on ajoute à cela que le nombre de nos croiseurs est notoirement insuffisant, on comprendra sans peine qu’il faut, ou que la période de croisière de chacun d’eux soit longue, ce qui ne se peut obtenir que par une sévère économie du combustible entraînant la réduction de la vitesse de route, ou que, si le commandant en chef, sensible comme il convient à ce dernier désavantage, accourcit la période de croisière, il se résolve à diminuer aussi la période de repos dans le port base d’opérations. Or on sait combien sont délicats les appareils moteurs et les appareils auxiliaires des bâtimens modernes et que les chaudières, notamment, exigent des nettoyages fréquens et minutieux. Si l’on ne peut satisfaire complètement, en relâche, à ces nécessités du bon fonctionnement des machines, on en est réduit à n’utiliser simultanément, en croisière, qu’un nombre restreint d’appareils évaporatoires. Encore convient-il de ne leur demander que des efforts modérés.

C’est peut-être, — je dis peut-être, — l’insuffisance de la durée d’un séjour précédent à Malte qui entraînait la nécessité d’une sensible réduction de vitesse. Ne perdons pas de vue, d’ailleurs, que l’escadre légère de l’armée navale croise depuis neuf mois. C’est déjà beaucoup. Combien de centaines, de milliers de milles marins ces bâtimens feront-ils encore ?…

Je passe rapidement sur une troisième hypothèse, qui est que l’une des machines du Léon-Gambetta pouvait être momentanément paralysée. Comme il y a là un fait précis, aisément vérifiable, les témoignages des mécaniciens sauvés du naufrage y porteront, s’il y a lieu, une pleine lumière.

Peut-on admettre encore qu’étant relevé par un autre croiseur cuirassé quarante-huit heures environ avant la date fixée pour son retour à La Valette, le Léon-Gambetta calculait qu’à la vitesse de 7 nœuds, il ne lui fallait, après tout, que quarante-trois heures pour parcourir les 300 milles qui séparent de Malte le cap Santa Maria di Leuca ? Je ne le pense pas. Le contre-amiral Sénés avait trop de jugement pour ne pas apprécier à sa juste valeur le danger de s’attarder dans des parages fréquentés par les sous-marins.

Mais, justement, se pensait-on, pouvait-on se penser aussi exposé, dans la nuit du 27 avril, alors qu’on se trouvait déjà à 260 milles environ de Castelnuovo di Cattaro, base secondaire extrême, du côté du Sud, des sous-marins autrichiens ? L’armée navale disposait-elle de renseignemens suffisamment précis sur les facultés des nouvelles unités de cette catégorie que nos adversaires méditerranéens ont reçues assez récemment, affirme-t-on, du chantier Germania de Kiel ? Je l’ignore. En tout cas, si c’est bien le U5 (ou le U6, exactement semblable) qui a torpille notre croiseur cuirassé, la question ne se pose pas. Ce bâtiment figurait déjà, au début des hostilités, dans l’Adriatique. Ce n’est qu’à partir du U7 jusques et y compris le U11, que l’on se trouve en présence des grands sous-marins (700-900 tonnes) fournis par l’Allemagne. Tout ce que l’on peut se demander, c’est si le U5 et le U6 ne venaient pas d’être achevés et s’ils étaient bien connus de nos croiseurs.

On voit quelles sont nos incertitudes quand il s’agit d’un bâtiment français. Dans le cas de la Lusitania, les choses se présentent, grâce à l’enquête du Coroner, grâce au débat engagé devant les Communes, d’une manière fort différente, et certains points sont tirés parfaitement au clair.

La vitesse du paquebot géant était, au moment du torpillage, fixée entre 17 et 18 nœuds, au lieu de 25 que pouvait donner le bâtiment. Le capitaine Turner explique qu’en réduisant ainsi son allure, il avait l’avantage de franchir, le lendemain, la barre de la Mersey à haute mer, sans être obligé de stopper pour attendre l’heure favorable. Il eût été fâcheux, évidemment, d’être obligé de stopper ; mais il l’était davantage encore de ralentir sa marche dans les parages critiques. Notons que, depuis la fermeture du canal du Nord, débouché ordinaire des ports septentrionaux de la mer d’Irlande, on ne signalait plus de sous-marins aux atterrages de Liverpool. Au contraire, de nombreuses attaques toutes récentes marquaient leur présence entre les Scilly et la côte Sud d’Irlande. Le commandant de la Lusitania fut donc mal inspiré. Il le fut d’autant plus qu’arrivé trop tôt devant la barre de la Mersey, il n’était nullement obligé de stopper. Rien ne l’empêchait de faire, à bonne vitesse, « des ronds dans l’eau. » On conviendra qu’une dépense supplémentaire de charbon était bien peu de chose à côté de la perte de la Lusitania et de 1 500 vies humaines.

Mais, au fond, — et c’est là une excuse plus valable, — le capitaine Turner admettait, avec beaucoup de marins des deux côtés de la Manche, qu’une vitesse de 17 à 18 nœuds devait le mettre à l’abri des entreprises des sous-marins allemands. Malheureusement, c’était encore une erreur contre laquelle on ne saurait trop s’élever, justement parce qu’elle est plus répandue et qu’elle est le résultat de l’ignorance qui règne au sujet des facultés des nouveaux submersibles de nos ennemis aussi bien que de celles de la torpille automobile qu’ils emploient. Je ne puis traiter aujourd’hui, d’une manière complète, cette question technique. Qu’il me suffise de dire que les bâtimens, dont il s’agit (U27, etc.), peuvent atteindre 20 nœuds en surface et que rien n’empêchait donc l’un d’eux de se tenir « à la hauteur » de la Lusitania[1] autant qu’il était nécessaire pour ses opérations de reconnaissance, de repérage de route et de vitesse, sauf à plonger ensuite et lancer ses torpilles, bien avant que sa victime eût pu dépasser sa zone d’action militaire immédiate. Celle-ci s’étend d’ailleurs d’autant plus loin que la torpille employée, du plus grand et plus puissant modèle connu, a une vitesse initiale de 45 nœuds environ, vitesse qui ne diminue que lentement, grâce à des perfectionnemens de détail bien connus des spécialistes ; que la portée efficace de cet engin atteint 2 000 mètres et que sa justesse est parfaite, au moins dans cette limite de portée. Il n’est pas inutile d’ajouter que la charge de ce modèle, caractérisé par un diamètre voisin de 55 centimètres, dépasse sensiblement celle du modèle précédent, — de 45 centimètres, — ce qui explique la grandeur des effets de destruction dont tant de marins et d’ingénieurs ont paru surpris et la rapidité avec laquelle des unités bien construites, comme le Léon-Gambetta (car les torpilles autrichiennes sont les mêmes que les allemandes) ont été submergées.

En définitive, s’il est toujours exact de dire que la vitesse est un bon moyen d’échapper aux sous-marins, il faut bien se persuader que le nombre de nœuds qui traduit cette vitesse de protection augmente rapidement, avec les progrès des engins de guerre sous-marine.

Un autre moyen de protection dont il a été fort question, aussi bien à propos de notre croiseur qu’à propos de la Lusitania, c’est l’« encadrement » ou, tout au moins, le flanquement du grand navire menacé par les sous-marins au moyen de bâtimens légers à faible tirant d’eau, à grande vitesse, évoluant facilement et armés d’artillerie à tir très rapide. Ce n’est pas, assurément, un moyen infaillible, — il n’y en a pas, — c’est un moyen utile, une assurance dont on sent le prix quand on remarque que, le plus souvent, le sous-marin a besoin d’émerger avant son attaque en plongée afin de se mettre en bonne position de lancement, ou, si l’on veut, qu’il a tout avantage à se tenir en émersion le plus longtemps possible avant la plongée finale. Il est clair que si deux, ou quatre destroyers se tiennent à 1 000 mètres, par exemple sur les flancs du grand bâtiment, le submersible, à supposer qu’il ne soit pas aperçu par eux et canonné, sera obligé d’effectuer ses opérations à une distance de son but telle que la justesse du projectile sous-marin automobile en puisse être affectée. On a d’ailleurs vu, — mais seulement dans des exercices du temps de paix, — l’audacieux assaillant passer au-dessous de la ligne des flanqueurs et prononcer son attaque pour ainsi dire « à bout portant. »

Quoi qu’il en soit, ni la Lusitania, ni le Léon-Gambetta, n’étaient flanqués. On s’en est étonné, indigné même. Interrogé par un membre des Communes, M. Winston Churchill a observé que, pour puissante que fût la marine britannique, elle ne pouvait cependant convoyer individuellement tous les paquebots qui voulaient traverser l’Atlantique. Il est assez curieux, tout d’abord, de remarquer que cette réponse rouvre une discussion qui s’est produite en Angleterre toutes les fois que ce pays s’est trouvé en lutte avec une marine capable, sinon de combattre ses flottes de ligne, du moins de faire une chasse active à ses navires marchands. Ce fut, en général, par la constitution de grands convois, escortés de navires de guerre, que la question fut résolue. Je ne m’attarderai pas à montrer que cette solution serait, ici, une des plus mauvaises que l’on pût adopter. En tout cas, d’escorte particulière pour une seule unité, si intéressante qu’elle puisse être, et d’une escorte qui traverserait l’Atlantique, il n’y faut point songer.

Etait-il impossible, en revanche, d’envoyer au large du cap Clear, au-devant de la Lusitania, un groupe de torpilleurs empruntés aux flottilles de Queenstown et de Pembroke ? Si cette mesure avait pu être prise et que ces petits bâtimens eussent encadré le paquebot pendant qu’il longeait la côte méridionale de l’Irlande, — l’état de la mer leur permettait de se tenir à sa hauteur, — il est probable que la catastrophe ne se fût point produite. Ajoutons qu’au moins elle n’eût pas fait un aussi grand nombre de victimes. Mais savons-nous si les flottilles dont il s’agit n’étaient pas à la mer, si même elles n’ont pas été depuis longtemps poussées vers l’Est ?…

La Grande-Bretagne a, certes, un nombre considérable de bâtimens légers ; seulement, les opérations actives de la mer du Nord, du Channel et de la Méditerranée, les absorbent tous. Il a même fallu recourir à des navires auxiliaires, que commandent des officiers de réserve. Un groupe de ces petits bâtimens fut, il y a quelques jours, attaqué dans le vestibule hollandais de la Manche par des torpilleurs allemands, et perdit une de ses unités. Mais une escadrille « de patrouille » survint, qui détruisit les deux assaillans.

Si les exigences si variées de la guerre maritime moderne obligent la première marine du monde à mesurer strictement les efforts que ses flottilles peuvent être appelées à donner en vue de services qui n’ont pas un caractère essentiellement militaire, on s’explique assez aisément qu’il ne soit pas toujours possible à nos chefs d’escadre d’assurer à des bâtimens détachés dans les parages fréquentés par les sous-marins l’aide précieuse des contre-torpilleurs qui font partie de leur force navale. Encore que je ne dusse à cet égard rien apprendre à des adversaires parfaitement et depuis longtemps renseignés, je m’abstiens de donner des chiffres, et je me borne à constater avec tant d’autres, avec les premiers intéressés en tout cas, la criante insuffisance numérique de nos bâtimens légers. Il serait oiseux, en ce moment, de rechercher à qui remonte la responsabilité de la disproportion si fâcheuse et si peu militaire qui existe entre les divers élémens constitutifs de notre flotte. Ce ne sont pas les avertissemens qui ont manqué cependant. Les officiers qui réfléchissent n’ont cessé de répéter de vive voix et par écrit qu’à la guerre on n’aurait jamais assez de bâtimens légers. Nous en avions, il y a peu d’années encore, un plus grand nombre qu’aujourd’hui : c’étaient non pas des contre-torpilleurs, ou destroyers, mais de simples torpilleurs de 90 à 110 tonnes, parfaitement susceptibles de rendre des services dans la Manche, la mer du Nord et la Méditerranée. On a trouvé trop coûteux l’entretien de ces petits bâtimens ; on a jugé aussi que leur armement absorbait un personnel qu’il semblait plus convenable de réserver aux grandes unités. Je ne discuterai pas ces motifs, qui ne pouvaient avoir une apparence de valeur qu’à la condition qu’on fit systématiquement litière des exigences dont je parlais tout à l’heure, car si ces exigences avaient été admises, reconnues, si l’on avait su prévoir ce que serait la guerre future, il n’était que de demander au Parlement, — qui ne les eût certainement pas refusés, — les crédits nécessaires pour donner satisfaction à tous les besoins bien constatés.

Tant y a que le nombre des torpilleurs en question est des plus restreints ; que, d’ailleurs, celui des contre-torpilleurs, — dont le prix de revient est beaucoup plus élevé, — s’est trouvé limité par le désir que l’on avait de se procurer au plus tôt une flotte de Dreadnoughts et que nous n’avons pas, comme l’Angleterre, la faculté de trouver dans un outillage naval très développé un nombre suffisant de navires auxiliaires. Aurions-nous d’ailleurs pour les monter le personnel indispensable, après les sacrifices consentis en faveur de l’armée ? Je laisse de côté pour le moment cette délicate question.

Revenons aux faits. Pas plus que la Lusitania sur la côte Sud de l’Irlande, le Léon-Gambetta n’était, dans le canal d’Otrante, « couvert » par des unités légères. Eût-il été possible, en l’état présent des choses, de lui attribuer même un seul contre-torpilleur ? Je l’ignore. Je crois que oui, toutefois, mais je reconnais que la couverture, en ce cas, eût été bien faible. Pourtant, une sorte d’effet moral eût été produit sur le sous-marin autrichien. Celui-ci n’eût point eu toutes ses aises pour combiner son attaque et un hasard heureux pouvait conduire notre flanqueur tout près du sournois assaillant au moment décisif. En tout cas, si la catastrophe n’avait été conjurée, les suites n’en auraient point été aussi déplorables, en ce qui touche la perte de vies humaines. A la vérité, on peut dire que le commandant du U5 n’aurait pas hésité à torpiller le petit bâtiment occupé au sauvetage de quelques naufragés. On sait même aujourd’hui que cet officier a eu le triste courage de rester immobile, toute la nuit, au milieu des malheureux cramponnés aux épaves, tandis qu’il attendait l’arrivée des croiseurs des secteurs voisins, pensant que le Léon-Gambetta avait dû les appeler par la T. S. F. — Si le coup terrible qui a frappé la marine anglaise, le 22 septembre, n’a pu être renouvelé contre la nôtre, on le doit seulement peut-être au fait que l’explosion de la première torpille avait intéressé le compartiment de l’usine électrique et rendu ainsi impossible l’émission des signaux. Il est permis d’espérer que des ordres précis, soit du département, soit du commandant en chef, fixent d’une manière impérative, dans ce cas, le parti cruel qu’il faut prendre et que ne prendraient certainement pas, si la discipline ne les y contraignait, des camarades, des frères d’armes.

Notons, pour clore ce pénible sujet, qu’en tout état de cause, de simples torpilleurs, calant très peu d’eau et présentant aux torpilles une cible très mobile et de peu d’étendue, auraient les plus grandes chances d’échapper aux coups du sous-marin, à qui l’un d’eux donnerait vivement la chasse tandis que l’autre, — ou les autres, — s’occuperait du sauvetage.

Le cas du cuirassé anglais Goliath, coulé le 13 mai, pendant une violente attaque de nuit contre les ouvrages des Dardanelles, diffère tout à fait des deux précédens et s’accorde mieux que ceux-ci avec l’idée que l’on se faisait, — dans la plupart des marines, du moins, — du mode d’action des engins sous-marins. Bien que l’amirauté anglaise se soit montrée, cette fois, très sobre de renseignemens sur cet événement de guerre, on sait par des télégrammes officiels que c’est bien une torpille automobile, lancée par un torpilleur germano-turc, qui a détruit le cuirassé anglais au cours du combat de nuit en question. Évidemment, les circonstances favorisaient ici l’assaillant. Tandis qu’il pouvait se glisser inaperçu le long d’une côte découpée près de laquelle le Goliath était obligé de se tenir, ce dernier était dénoncé, soit par les faisceaux lumineux des projecteurs de la côte, soit par les éclairs de sa propre artillerie, qui était en pleine action. Le cuirassé ne pouvait d’ailleurs pas marcher bien vite : il avait à régler son tir sur des buts variés et peu apparens ; de plus, il lui fallait évoluer et se tenir prêt à éviter des collisions doublement dangereuses. Il n’est pas douteux qu’en pareil cas un « encadrement » de torpilleurs, voire de simples vedettes armées, eût été pour le Goliath d’un précieux secours. Il ne l’est guère moins que le commandement en chef ne pouvait assurer une sauvegarde de ce genre à toutes les unités de combat mises en ligne.

Ne perdons pas de vue, d’ailleurs, que, même chargé brusquement ou attaqué a coups de canon par un flanqueur, le torpilleur assaillant dont le commandant garde son sang-froid reste maître, le plus souvent, de lancer son engin. La torpille passe au-dessous de la coque peu plongée de l’adversaire immédiat, pour aller frapper celle, beaucoup plus profondément immergée, du grand bâtiment. Ce qu’il faut à tout prix, c’est de ne pas laisser le torpilleur s’approcher jusqu’à la bonne distance de lancement. Comment y réussir avec quelque certitude dans un bras de mer resserré ? Répétons encore que la portée efficace des torpilles automobiles a singulièrement grandi dans ces dernières années, avec leur justesse et le poids de leur charge. Les Allemands, les Autrichiens, les Turcs eux-mêmes, fournis par l’Allemagne, ont adopté le plus grand, le plus puissant modèle connu, celui dont j’ai parlé plus haut, tandis que d’autres marines, après des années d’expériences et de discussions savantes, n’arrivaient pas à s’y résoudre en temps opportun.

On ne peut se le dissimuler, quoiqu’il en coûte à quelques-uns de le reconnaître : l’efficacité de la torpille automobile que son véhicule soit un navire de surface ou un sous-marin, se révèle de plus en plus décisive. On sait assez quelle est celle de la mine automatique fixe, sans parler de la mine dérivante. Mais du moins celles-ci n’agissent-elles que contre qui vient les heurter, tandis que la torpille automobile est, essentiellement, un engin offensif et d’un emploi aussi sûr au large, par 3 000 mètres de fond, qu’à 200 mètres du rivage. Ce n’est pas tout que de constater sa puissance ; il faut avouer encore qu’en dehors des précautions d’ordre général, — souvent efficaces, elles aussi, heureusement ! — que l’on est conduit à prendre contre les petites unités qui l’emploient, il reste peu de moyens d’assurer le salut du bâtiment menacé, pas plus que celui de la plupart des membres de son équipage, si, par malheur, l’engin le frappe en pleine coque et non pas, comme il est arrivé à notre Jean-Bart, à l’extrême avant où, quelle que soit l’étendue de la brèche, l’invasion de l’eau reste relativement limitée. J’ai déjà eu l’occasion de dire ici quelle profonde transformation devait résulter, aussi bien dans le choix des types de bâtimens que dans les méthodes de construction navale, d’un état de choses dont la gravité frappe les yeux les moins attentifs. Mais cette transformation ne peut évidemment se produire que dans une période de paix et de tranquillité studieuse. En attendant, il faut se servir des navires que nous avons, nous efforcer de les défendre d’avance le mieux possible par des mesures tactiques réellement appropriées aux circonstances ; nous efforcer de les sauver ensuite, ou du moins de retarder leur engloutissement ; tâcher enfin, tâcher surtout, de préserver le plus grand nombre possible d’existences humaines si précieuses à tant de titres.

En ce qui touche les mesures tactiques, mes lecteurs tireront aisément quelques conclusions pratiques des réflexions que contient cette trop brève étude : marcher vite ; changer fréquemment de cap, changer aussi de parages de croisière ; éviter d’aller reconnaître de près des points saillans, des phares ; se garder expressément de déceler sa présence, la nuit, par des manifestations lumineuses, buelles qu’elles soient ; se garder même, autant que possible, d’émettre des radio-télégrammes ; se faire éclairer et flanquer par des torpilleurs, qui auront seuls la charge d’arraisonner les navires de commerce, telles sont les principales et indispensables précautions qu’il convient à un grand croiseur de prendre pour déjouer une surprise fatale ; et je ne parle pas, bien entendu, des moyens de repousser l’attaque, lorsque l’on aura la chance d’apercevoir à temps le sous-marin, ou seulement son périscope.

En ce qui concerne les mesures de sécurité et puisqu’il ne peut être question ici de l’emploi des filets pare-torpilles, — dont la valeur n’est d’ailleurs pas bien démontrée en présence des nouvelles torpilles automobiles, — il semble que l’on ne puisse guère se fier qu’à un système perfectionné de « paillets Makaroff, » matelas souples et imperméables qui, venant s’appliquer au moyen de manœuvres très simples sur la blessure de la coque, y sont maintenus par la pression même de l’eau. Toutefois, je le répète, ce dispositif depuis longtemps connu a besoin de modifications sérieuses qu’il n’est sans doute point difficile d’imaginer, mais sur lesquelles il est bon de garder le silence.

Quant au sauvetage de l’équipage, presque tout reste, malheureusement, à faire de ce côté-là. Il importe peu, en effet, que les dispositions prises à l’avance pour l’évacuation du navire blessé à mort s’exécutent dans l’ordre le plus parfait, si les chaloupes, canots, radeaux même ne peuvent être immédiatement mis à la mer, en dépit de l’inclinaison que prend le bâtiment avant sa submersion totale. Ayons la ferme confiance qu’ingénieurs et marins rivaliseront de zèle pour arriver à une solution satisfaisante et rapide de ce délicat problème. En attendant et suivant un exemple venu de haut chez nos alliés britanniques, hâtons-nous de multiplier les ceintures, les colliers et tous les autres appareils de sauvetage individuel dont l’efficacité aura été dûment établie. C’en doit être fini, maintenant, de l’insouciance avec laquelle, pendant des années, — des années de paix, sans doute, mais d’une paix si précaire ! — on accepta l’idée des chances funestes que les armes sous-marines font courir aux plus grandes unités de combat.


Contre-Amiral DEGOUY,

  1. La mer était très belle, ca qui permettait au petit bâtiment de conserver une vitesse assez voisine de sa vitesse d’essais, au moins pendant le peu de temps nécessaire à ses opérations de repérage.