Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 170-182).

CHAPITRE II.



SINGULIÈRE AVENTURE QUI ARRIVE À L’ÉCUYER WESTERN.
TRISTE SITUATION DE SOPHIE.

Veuillez maintenant, cher lecteur, vous transporter avec nous dans Piccadilly, où M. Western a pris un appartement, sur la recommandation de l’hôte des Colonnes d’Hercule, à Hyde-Park-Corner ; car cette auberge étant la première que l’écuyer eût trouvée sur son chemin en arrivant à Londres, il y avoit mis ses chevaux, et s’y étoit d’abord logé lui-même.

Aussitôt que Sophie fut descendue du fiacre qui l’avoit amenée de chez lady Bellaston, elle demanda à son père la permission de se retirer dans la chambre qu’on lui avoit destinée. Il la lui accorda sans difficulté, et voulut l’y accompagner en personne : ils eurent alors ensemble un court entretien, dont le récit paroîtroit dénué d’importance et d’intérêt. L’écuyer pressa vivement sa fille de consentir à épouser Blifil, qu’il attendoit, lui dit-il, à Londres sous peu de jours. Sophie ne répondit à ses instances que par le refus le plus formel et le plus absolu. M. Western en fut si irrité, qu’après avoir juré plusieurs fois qu’elle épouseroit Blifil de gré ou de force, il la quitta en l’accablant d’injures et de malédictions, ferma la porte sur elle et en mit la clef dans sa poche.

Tandis que Sophie n’avoit, pour charmer l’ennui de sa captivité, que cet adoucissement qu’on ne refuse pas au prisonnier d’état le plus étroitement gardé, c’est-à-dire du feu et de la lumière, l’écuyer s’amusoit à boire avec le ministre Supple et l’hôte des Colonnes d’Hercule. Ce dernier étoit, selon lui, un excellent compagnon, et pourroit l’instruire des nouvelles de la ville et de la situation des affaires publiques. « Il doit en savoir long, disoit-il, puisqu’il loge chez lui les chevaux d’une foule de gens de qualité. »

M. Western passa dans cette agréable société la soirée entière et une grande partie du jour suivant. Il ne survint pendant ce temps aucun incident digne de trouver place dans notre histoire. Sophie resta seule, livrée à ses tristes réflexions. Son père avoit fait serment qu’elle ne sortiroit pas vivante de sa chambre, à moins qu’elle ne consentît à épouser Blifil. Il tenoit sa porte soigneusement fermée. On n’entroit chez elle que pour lui porter à manger, et toujours en sa présence.

Le surlendemain de son arrivée, comme il étoit à déjeuner avec le ministre Supple, on vint l’avertir qu’il y avoit en bas quelqu’un qui demandoit à lui parler.

« Quelqu’un ? dit-il. Qui diable est-ce ? Descendez, mon cher Supple, et voyez qui c’est. M. Blifil ne peut pas être encore arrivé. Descendez, et sachez ce qu’on me veut. »

Le ministre revint lui dire qu’un homme très-bien mis, et qu’à sa cocarde il jugeoit un officier, vouloit l’entretenir d’une affaire importante.

« Un officier ! s’écria l’écuyer. À quel propos un pareil homme s’adresse-t-il à moi ? S’il a besoin de fourgons pour le transport des bagages de son régiment, je ne suis point juge de paix ici, et ne puis donner l’ordre de lui en fournir. Quoi qu’il en soit, qu’on le fasse monter, puisqu’il veut absolument me parler. »

Un instant après entra un homme de fort bonne mine qui, saluant l’écuyer, lui demanda la faveur d’un entretien particulier. Aussitôt que le ministre se fut retiré, il s’exprima en ces termes :

« Je viens, monsieur, vous trouver de la part de milord Fellamar, mais avec un message bien différent de celui auquel vous devez vous attendre, après la scène d’hier au soir.

— Milord qui ? dit l’écuyer, ce nom-là m’est inconnu.

— Milord, continua l’officier, veut bien imputer ce qui s’est passé à l’effet du vin. Il se contentera du plus simple aveu que vous en ferez. Comme il aime éperdument votre fille, vous êtes, monsieur, le dernier homme au monde sur qui il voudroit avoir à venger un affront. Il est heureux pour vous et pour lui qu’il ait donné des preuves si publiques de son courage, qu’elles lui permettent d’arranger une affaire de cette nature, sans courir le risque de compromettre son honneur. Tout ce que milord désire donc, c’est que vous consentiez à faire, devant moi, quelque excuse de votre conduite. Le moindre mot lui suffira, et il se propose de venir cette après-midi vous rendre ses devoirs, et solliciter la permission d’offrir ses hommages à votre fille, en qualité d’amant.

— Je ne vous comprends pas trop, monsieur. Cependant je juge à vos dernières paroles que votre lord est celui dont ma cousine lady Bellaston m’a parlé, comme d’un homme qui prétend à la main de ma fille. Si cela est, vous pouvez faire à milord mes compliments, et lui dire que je suis déjà pourvu d’un gendre.

— Peut-être, monsieur, ne connaissez-vous pas assez la grandeur de l’alliance qui vous est offerte. Je pense que la personne, le titre et la fortune de milord n’essuieroient de refus nulle part.

— À vous parler net, monsieur, ma fille est déjà promise ; et ne le fût-elle pas, ce ne seroit point à un lord que je la donnerois. Je hais tous les lords. C’est un tas de courtisans et d’Hanovriens avec qui je ne veux rien avoir à démêler.

— Eh bien ! monsieur, si telle est votre résolution, je suis chargé de vous dire que milord vous attend ce matin à Hyde-Park.

— Dites à milord qu’il m’est impossible de m’y rendre. J’ai assez affaire au logis, et ne puis en sortir pour quelque raison que ce soit.

— Monsieur, vous avez sûrement trop d’honneur pour me charger d’une réponse semblable. Vous ne voudriez pas, j’en suis convaincu, qu’on dît de vous qu’après avoir insulté un noble pair, vous lui avez refusé la satisfaction qu’il vous demandoit. Milord auroit souhaité, par égard pour votre fille, que l’affaire se terminât d’une autre façon ; mais s’il lui faut renoncer à l’espérance de voir en vous un père, il ne laissera pas impunie l’insulte que vous lui avez faite.

— Qui ? moi ! c’est un odieux mensonge, je ne lui ai fait aucune insulte. »

L’officier lui répondit en termes aussi secs que laconiques ; et à cette riposte verbale, il en joignit une manuelle qui n’eut pas plus tôt atteint le bon écuyer, qu’il se mit à beugler de toutes ses forces, et à cabrioler autour de la chambre, comme s’il eût voulu rassembler les voisins pour être témoins de son agilité[1].

Le ministre qui avoit laissé le pot de bière encore presque plein, ne s’étoit pas fort éloigné. Aux cris de l’écuyer, il accourut à la hâte. « Bon Dieu ! monsieur, dit-il, qu’avez-vous donc ?

— Ce que j’ai ? répliqua Western. Voilà, je crois, un brigand qui veut me voler et m’assassiner. Il est tombé sur moi avec cette canne que vous lui voyez à la main ; et Dieu me damne si je l’ai provoqué le moins du monde.

— Comment ? monsieur, reprit le capitaine, ne m’avez-vous pas dit que je mentois ?

— Non, comme j’espère être sauvé. J’ai bien pu dire, qu’il étoit faux que j’eusse insulté milord ; mais jamais je n’ai dit que vous mentiez. J’ai trop de savoir-vivre pour cela ; et vous auriez dû rougir de tomber, comme vous l’avez fait, sur un homme sans défense. Si j’avois eu une canne à la main, tu te serois bien gardé de me frapper. Je t’aurois frotté l’échine et donné sur le museau. Descends avec moi dans la cour. Veux-tu jouer du bâton ? veux-tu boxer ? parle, voyons qui des deux cassera la tête à l’autre, ou lui portera dans le ventre le meilleur coup de poing. Mais tu n’es pas un homme, ni même la moitié d’un homme, j’en suis sûr.

— Monsieur, répartit le capitaine avec dédain, je vois que vous ne méritez pas ma colère, et j’informerai milord que vous êtes indigne de la sienne. Je suis fâché de m’être sali les mains en vous touchant. »

Content de cette bravade, il se retira. Le ministre s’entremit pour empêcher M. Western de l’arrêter ; et il en vint aisément à bout. L’écuyer, malgré son air de résolution, n’avoit dans le fond nulle envie de le retenir. Toutefois à peine étoit-il sorti, que notre vaillant champion lâcha contre lui une bordée de malédictions et de menaces ; mais elle ne sortit de sa bouche que lorsque le capitaine fut au bas de l’escalier ; et comme le bruit n’en devenoit de plus en plus tort qu’à mesure qu’il s’éloignoit, elle n’arriva pas jusqu’à son oreille, ou du moins ne retarda point sa marche.

Cependant la pauvre Sophie qui avoit entendu de la chambre où elle étoit enfermée les cris de son père, frappa d’abord du pied avec force sur le plancher, et cria ensuite aussi haut que lui, quoique d’une voix beaucoup plus douce. Ses douloureux accents suspendirent la fureur du vieux gentilhomme, et tournèrent toute son attention vers sa fille. Il l’aimoit avec une telle tendresse qu’il perdoit la tête, dès qu’il la croyoit menacée du moindre accident. Sophie, hors le seul point d’où dépendoit le bonheur de sa vie, avoit sur le cœur de son père un empire absolu.

Après avoir exhalé sa rage contre le capitaine et juré de le traduire devant les tribunaux, l’écuyer monta chez sa fille. Il la trouva pâle, tremblante, désolée. Aussitôt qu’elle le vit, elle rassembla ses forces, et le saisissant par la main : « Ô mon père ! s’écria-t-elle, je suis à demi-morte d’effroi. Mon Dieu ! que vous est-il arrivé ?

— Pas grand’chose ; le coquin m’a fait peu de mal ; mais je veux être damné, si je ne le poursuis pas en justice.

— De grace, mon père, que s’est-il passé ? quel est le misérable qui vous a insulté ?

— Je ne sais pas son nom. C’est, je le suppose, un de ces brutaux d’officiers que nous payons pour nous battre ; mais le scélérat n’en sera pas quitte à bon marché, s’il a quelque chose : ce dont je doute fort ; car malgré son bel habit, je crains qu’il ne possède pas au monde un pouce de terre.

— Mais, mon père, quelle étoit la cause de votre querelle avec lui ?

— Puis-je en avoir d’autre que vous, Sophie ? C’est de vous que viennent toutes mes peines. Vous finirez par faire mourir votre père. Un lord, et Dieu sait quel lord, s’est avisé de prendre du goût pour vous ; et parce que je refuse d’écouter ses propositions, il m’envoie un cartel par un de ses valets. Allons, Sophie, soyez bonne fille ; mettez un terme aux chagrins de votre père ; allons, consentez à l’épouser. Il sera ici aujourd’hui ou demain : promettez-moi seulement de l’épouser à son arrivée. Vous me rendrez le plus heureux des hommes, et je vous rendrai la plus heureuse des femmes. Vous aurez les plus belles parures qu’il y ait à Londres, les plus riches bijoux ; vous aurez à vos ordres un carrosse à six chevaux. J’ai déjà promis à Allworthy de donner la moitié de mon bien… Morbleu ! il ne tient à rien que je ne donne tout.

— Mon père, aurez-vous la bonté de m’entendre un instant ?

— Peux-tu le demander, Sophie ? ignores-tu que je préfère le son de ta voix à la musique de la meilleure meute d’Angleterre ?… Si je veux t’entendre, ma chère enfant ! J’espère bien t’entendre aussi longtemps que je vivrai. Si je venois à perdre ce plaisir, je ne ferois plus aucun cas de la vie. Vous ne savez pas, Sophie, à quel point je vous aime ; non, vous ne le savez pas : autrement vous ne vous seriez jamais enfuie de chez moi, vous n’auriez jamais quitté votre pauvre père qui n’a d’autre joie, d’autre consolation sur la terre, que sa petite Sophie. »

Comme il achevoit ces mots, des larmes roulèrent dans ses yeux, et coulèrent en abondance de ceux de Sophie. « Mon père, dit-elle, je sais que vous m’avez toujours tendrement aimée, et le ciel m’est témoin que je n’ai jamais cessé de répondre du fond du cœur à votre affection. La crainte seule d’être forcée d’épouser cet homme, a pu me pousser à fuir un père si chéri, que je m’immolerois avec plaisir à son bonheur. J’ai tâché de prendre sur moi d’en faire davantage. Je m’étois presque résignée, pour vous complaire, au plus douloureux sacrifice ; mais je n’ai pas eu la force de le consommer, et je ne l’aurai jamais. »

Ici l’écuyer commença à prendre un air farouche ; le feu de la colère étincela dans ses yeux. Sophie, effrayée de ces terribles symptômes, le supplia de l’écouter encore, et continua ainsi :

« S’il s’agissoit de la vie, de la santé, ou du bonheur réel de mon père, je n’hésiterois pas à me dévouer. Oui, j’en atteste le ciel, il n’est point de malheur qui pût ébranler ma résolution. Cette union si détestée, j’en subirois l’horreur et le dégoût… Je donnerois ma main à Blifil, pour vous sauver.

— Je te dis, mon enfant, que cela me sauvera, me donnera la santé, le bonheur, la vie, tout au monde. Je mourrai si tu me refuses, j’en aurai le cœur brisé.

— Pouvez-vous avoir un tel désir de me rendre malheureuse ?

— Je te dis que non, reprit l’écuyer en élevant la voix. Mon unique désir est de te rendre heureuse. Dieu me damne s’il est rien que je ne fisse pour cela.

— Eh ! mon père, ne dois-je pas savoir ce qui peut me rendre heureuse ? S’il est vrai qu’on n’est heureux qu’autant qu’on s’imagine l’être, quel sera mon sort, quand je me croirai la plus malheureuse des créatures humaines ?

— Il vaut mieux vous croire malheureuse, que de l’être réellement, en épousant un gueux, un bâtard, un vagabond.

— Mon père, si cela peut vous satisfaire, je prendrai l’engagement solennel de ne jamais épouser ni lui ni aucun autre sans votre consentement. Laissez-moi vous consacrer ma vie entière. Souffrez que je sois encore votre petite Sophie ; et mon unique plaisir, mon unique soin sera, comme par le passé, de vous amuser et de vous plaire.

— Écoutez, Sophie, je ne suis pas homme à me laisser duper de la sorte. Si je donnois dans ce piége, c’est bien alors que votre tante Western auroit raison de me traiter de sot. Non, non, Sophie, j’ai trop de bon sens, trop d’expérience, pour me fier à la parole d’une femme, dans une affaire où il s’agit de son amant.

— Comment ai-je mérité, mon père, ce manque de confiance ? Vous ai-je jamais fait une promesse que je n’aie tenue ? Depuis que j’existe, m’a-t-on trouvée coupable d’un mensonge ?

— Je ne me paie point de toutes vos raisons. J’ai résolu ce mariage, et il se fera. Oui, tu l’épouseras, Dieu me damne, tu l’épouseras, quand tu devrois te pendre le lendemain. »

En prononçant ces mots, il ferma le poing, fronça les sourcils, se mordit les lèvres, et poussa de tels cris, que Sophie glacée d’épouvante, se laissa tomber sur sa chaise ; et sans un torrent de larmes qui vint à son secours, peut-être eût-elle expiré sous les yeux de son père.

Western envisagea l’état déplorable de sa fille avec aussi peu d’émotion qu’en éprouve le geôlier de Newgate, à la vue des angoisses d’une femme éplorée, qui dit le dernier adieu à son mari condamné au supplice ; ou plutôt il la regarda du même air dont un honnête marchand considère son débiteur qu’on traîne en prison, pour une dette de dix livres sterling que le malheureux ne sauroit lui payer, toute juste qu’elle est ; ou pour emprunter une comparaison encore plus frappante, il sentit le même mouvement de dépit que montre une appareilleuse, lorsqu’une pauvre innocente qu’elle a prise dans ses filets tombe en convulsion, à la première proposition d’un honteux trafic de ses charmes. Observons pourtant une différence ; c’est que l’appareilleuse a un intérêt manifeste au succès de son infâme commerce, et qu’un père, quelque aveuglé qu’on le suppose, n’en peut avoir aucun à vouer sa fille à une prostitution presque aussi condamnable.

L’écuyer, non content de laisser Sophie dans cette cruelle situation, fit en se retirant, une froide observation sur l’heureux effet des larmes, ferma la porte, et alla rejoindre le ministre Supple. Ce dernier hasarda auprès de lui quelques représentations en faveur de la jeune personne ; mais cette tentative, quoique beaucoup trop foible, causa à M. Western un nouvel accès de rage, et lui inspira contre le clergé une indécente diatribe que notre respect pour cet auguste corps nous engage à supprimer.


  1. Cette scène est révoltante. Fielding dégrade, sans motif, l’écuyer Western en lui attribuant un trait de lâcheté indigne d’un homme. C’est une tache dans ce caractère, d’ailleurs supérieurement tracé. Trad.