Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 100-111).

CHAPITRE V.



CONTENANT DES FAITS DONT QUELQUES-UNS POURRONT ÉMOUVOIR, ET D’AUTRES SURPRENDRE LE LECTEUR.

Sept heures venoient de sonner ; Sophie, seule dans sa chambre, accablée de tristesse, lisoit une tragédie : c’étoit le Fatal mariage. À la scène où la malheureuse Isabelle dispose de son anneau nuptial, le livre tomba de ses mains et un torrent de larmes inonda son sein. Elle étoit depuis quelques moments dans cette situation, quand lord Fellamar entra. À sa vue, elle se leva en tressaillant. Le lord s’avança vers elle, et lui fit une profonde révérence : « Je crains, dit-il, miss Western, d’être entré chez vous un peu brusquement.

— En effet, milord, cette visite inattendue a lieu de me surprendre.

— Inattendue ! mademoiselle, mes yeux ont donc été des interprètes bien infidèles de mes sentiments, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir ? sans quoi vous n’auriez pas cru possible de retenir mon cœur captif, sans recevoir l’hommage de votre esclave. »

Sophie tout interdite répondit, comme elle le devoit, par un regard de dédain à ce compliment ampoulé.

Le lord lui en adressa un autre encore plus emphatique que le premier.

« Milord, répartit la tremblante Sophie, vous avez perdu le sens. Il n’y a que ce moyen d’excuser votre étrange démarche.

— Je suis en effet, mademoiselle, dans l’état où vous me supposez ; et vous me pardonnerez sûrement la violence d’un transport dont vous êtes la cause. L’amour a tellement égaré ma raison, que je puis à peine répondre de moi.

— En vérité, milord, je ne comprends rien à votre langage, ni à votre conduite.

— Souffrez, mademoiselle, que j’explique l’un et l’autre à vos genoux, en vous faisant l’aveu d’une passion qui va jusqu’au délire. Ô céleste et adorable créature, où trouver des expressions pour peindre les sentiments de mon cœur ?

— Je ne puis, milord, en entendre davantage. Vous m’obligez à vous fuir.

— N’ayez pas la cruauté de me quitter ainsi. Si vous connoissiez la moitié des tourments que j’endure, votre âme sensible auroit pitié du mal que vos yeux m’ont fait. » Puis poussant un profond soupir et s’emparant de sa main, il se répandit pendant quelques minutes en discours qui ne seroient guère plus agréables au lecteur qu’ils ne le furent à Sophie. Il finit par lui déclarer que, s’il étoit maître du monde, il le mettroit à ses pieds.

Sophie retira vivement sa main de la sienne : « Et moi, monsieur, s’écria-t-elle d’un ton plein de fierté, je vous proteste que je repousserois avec un égal mépris et le présent et celui qui me l’offriroit. »

Elle voulut sortir ; le lord la retint par la main : « Pardonnez-moi, dit-il, ange du ciel, pardonnez-moi une hardiesse où le désespoir seul a pu me porter. Ah ! si j’avois osé me flatter que vous daignassiez agréer un titre et une fortune qui, bien qu’inférieurs à votre mérite, ne sont point à mépriser, je vous en aurois fait humblement l’hommage ; mais je ne saurois me résoudre à vous perdre, non, j’aimerois mieux perdre la vie. Vous êtes, vous devez être, vous serez à moi.

— Milord, renoncez, je vous prie, à de vaines prétentions. Je n’entendrai pas un mot de plus. Laissez ma main, milord, je suis décidée à vous quitter sur-le-champ, et à ne vous revoir jamais.

— Eh bien, mademoiselle, il faut que je profite de l’occasion qui s’offre à moi ; car je ne puis ni ne veux vivre sans vous.

— Que voulez-vous dire, milord ? Je vais appeler les gens de milady.

— Je n’ai, mademoiselle, d’autre crainte que celle de vous perdre ; et j’userai, pour prévenir ce malheur, de l’unique moyen que me laisse le désespoir. » En parlant ainsi, il la saisit dans ses bras. Elle jeta un cri perçant qui auroit infailliblement amené quelqu’un à son secours, si lady Bellaston n’avoit pris soin d’écarter tout le monde.

La fortune n’abandonna point notre héroïne dans cette extrémité. Un bruit confus éclata en ce moment, et couvrit presque sa voix. Toute la maison retentit de ces cris : « Où est-elle ? Dieu me damne, je saurai bien la déterrer. Montrez-moi sa chambre, vous dis-je. Où est ma fille ? Je sais qu’elle est ici, et je veux la voir. Est-elle en haut ? Conduisez-moi chez elle. » À ces derniers mots la porte s’ouvrit avec fracas, et l’écuyer Western entra accompagné du ministre Supple, et suivi d’une troupe de valets.


La porte s’ouvrit avec fracas, et l’écuyer Western entra
accompagné du ministre Supple et suivi d’une troupe de valets.

À quel excès de détresse devoit être réduite la pauvre Sophie, pour que la voix d’un père furieux frappât agréablement son oreille ! Ce fut pourtant l’effet qu’elle produisit. L’écuyer arriva bien à propos. Sa présence seule pouvoit préserver sa fille d’une douleur éternelle.

Sophie, malgré son effroi, reconnut aussitôt la voix de son père, et le lord, malgré son emportement, entendit celle de la raison qui lui dit que le moment d’exécuter son infâme dessein étoit passé. Les mots de fille et de père prononcés plusieurs fois, l’un par l’écuyer dans sa colère, l’autre par Sophie dans sa lutte contre le lord, ne laissant à Fellamar aucun doute sur la qualité de l’étranger qui venoit d’arriver, il crut devoir abandonner sa proie, sans avoir obtenu d’autre succès que de déranger un peu le mouchoir de Sophie, et de laisser sur son cou charmant l’empreinte de ses brutales caresses.

Si l’imagination du lecteur ne vient à notre secours, jamais nous ne pourrons lui peindre la situation de miss Western et du lord, à l’instant où l’écuyer entra dans la chambre. Qu’on se figure d’un côté Sophie tremblante sur son fauteuil, pâle, en désordre, hors d’haleine, lançant à Fellamar des regards d’indignation, effrayée, mais plus contente encore de l’arrivée de son père ; de l’autre côté, le lord assis près d’elle, les boucles de ses cheveux défrisées, son jabot froissé, et dans tous ses traits la surprise, le dépit et la honte.

Quant à M. Western, il se trouvoit alors au pouvoir d’un ennemi qui poursuit bien souvent, et manque rarement d’atteindre la plupart de nos gentilshommes campagnards : pour parler sans figure, il étoit ivre. Son impétuosité naturelle, redoublée par l’effet du vin, le fit courir aussitôt vers sa fille. Dans sa fureur, il l’accabla des plus grossières injures ; peut-être même l’eût-il frappée, si le ministre Supple ne se fût jeté entre elle et lui, en s’écriant : « Au nom de Dieu, monsieur, songez que vous êtes dans la maison d’une dame de distinction. Calmez-vous, je vous en conjure ; vous devriez être pleinement satisfait d’avoir retrouvé votre fille. Ce n’est pas à nous, c’est au ciel qu’appartient la vengeance. Je remarque sur le visage de la jeune personne une véritable contrition. Je suis sûr que si vous daignez lui pardonner, elle se repentira de ses fautes passées et rentrera dans le devoir. »

La force physique du ministre avoit d’abord été plus efficace que son éloquence. Toutefois ses dernières paroles firent quelque impression sur l’écuyer. « Eh bien ! dit-il, je lui pardonnerai, si elle consent à l’épouser. Oui, Sophie, je te pardonnerai tout, si tu consens à l’épouser. Tu ne réponds rien ? L’épouseras-tu ? Dis-moi, de par tous les diables, l’épouseras-tu ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? A-t-on jamais vu une créature si obstinée ?

— De grace, monsieur, répliqua le ministre, un peu plus de modération, s’il vous plaît. Vous effrayez tellement cette jeune personne, que vous lui ôtez l’usage de la parole.

— Morbleu ! répondit l’écuyer, tu prends son parti, je crois ? tu oses la soutenir ? Voilà vraiment un drôle de ministre qui se range du côté d’un enfant rebelle. Oui, oui, je te donnerai un bénéfice, tu peux y compter, j’aimerois mieux en donner un au diable.

— Je vous demande humblement pardon, monsieur, reprit Supple, votre seigneurie s’est méprise sur mon intention. »

Lady Bellaston entra en ce moment, et s’avança vers l’écuyer qui ne la vit pas plus tôt, que pour se conformer aux instructions de sa sœur, il lui fit, à la mode campagnarde, un profond salut accompagné du compliment le mieux tourné qu’il put imaginer. Venant ensuite au sujet de ses plaintes : « Vous voyez devant vous, milady ma cousine, dit-il, la fille la plus désobéissante qu’il y ait au monde. Elle s’est prise d’une folle passion pour un misérable qui n’a pas un sou vaillant, et elle refuse d’épouser un des meilleurs partis de l’Angleterre que nous lui avons destiné.

— En vérité, cousin Western, répondit lady Bellaston, vous faites tort à votre fille. Elle a certainement plus de raison que vous ne lui en supposez. Je suis persuadée qu’elle ne refusera pas un parti qui doit lui paroître si avantageux. »

C’étoit de la part de lady Bellaston une méprise volontaire ; car elle savoit très-bien de qui M. Western vouloit parler. Peut-être aussi croyoit-elle qu’il accepteroit sans difficulté la proposition de lord Fellamar.

« Entendez-vous, ma fille, reprit l’écuyer, ce que dit milady ? Toute votre famille est pour ce mariage. Allons, Sophie, sois bonne fille, obéis et rends ton père heureux.

— Si ma mort peut vous rendre heureux, mon père, répondit Sophie, vous ne tarderez pas à l’être.

— C’est un mensonge, Sophie, un insigne mensonge, et vous le savez bien.

— En effet, miss Western, dit lady Bellaston, vous offensez votre père. Il n’envisage dans cette alliance que votre intérêt, et tous vos amis doivent voir comme moi l’honneur qui en rejaillira sur la famille.

— Oui, sur toute la famille, répéta l’écuyer. D’ailleurs la proposition ne vient pas de moi. C’est sa tante qui en a eu la première idée ; tu le sais, Sophie. Allons, encore une fois, je t’en prie, sois bonne fille, et promets-moi devant ta cousine de l’épouser.

— Chère Sophie, dit lady Bellaston, laissez-moi lui donner votre main. C’est aujourd’hui la mode d’abréger le temps. On ne le perd plus à se faire la cour.

— Bah ! reprit l’écuyer, que parlez-vous de temps ? N’en auront-ils pas assez pour se faire la cour après le mariage ? »

Lord Fellamar, persuadé qu’il étoit l’objet de la pensée de lady Bellaston, et n’ayant jamais ouï dire un mot de Blifil, ne douta point que ce ne fût aussi de lui que parloit M. Western. S’approchant donc de l’écuyer : « Monsieur, lui dit-il, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous personnellement, comme je vois que vous daignez agréer ma demande et combler mes vœux, souffrez que j’intercède en faveur de cette jeune personne, et que je vous conjure de ne pas la presser davantage en ce moment.

— Vous, monsieur, intercéder en faveur de ma fille ? À quel sujet ? Qui diable êtes-vous ?

— Monsieur, je suis lord Fellamar, l’heureux mortel à qui vous avez fait, j’espère, l’honneur de l’accepter pour gendre.

— Vous êtes un faquin, malgré votre habit brodé. Vous, mon gendre ? Que le diable vous emporte !

— Monsieur, j’aurai plus de patience avec vous qu’avec tout autre. Je dois pourtant vous avertir que je n’ai pas coutume d’entendre de sang-froid un pareil langage.

— Fâche-toi tant qu’il te plaira. Crois-tu me faire peur, parce que tu as une broche pendue à ton côté ? Quitte ta rapière, et je te montrerai à te mêler de ce qui ne te regarde pas ; je t’apprendrai à me traiter de beau-père ; approche et je te donnerai sur les oreilles.

— Cela suffit, monsieur, je ne ferai point de scène devant ces dames. Nous nous reverrons. Je vous salue, monsieur ; lady Bellaston, votre très-humble serviteur. »

Le lord ne fut pas plus tôt sorti, que lady Bellaston s’écria : « Juste ciel ! mon cousin, que venez-vous de faire ? Savez-vous qui vous avez insulté ? C’est un seigneur aussi distingué par sa fortune que par son rang. Il a fait hier à votre fille une proposition que vous auriez sans doute accueillie avec la plus vive satisfaction.

— Parlez pour vous, cousine. Quant à moi, je ne veux avoir affaire à aucun de vos lords. Ma fille épousera un honnête gentilhomme de province. Je lui en ai choisi un, et elle l’épousera. Je suis très-fâché, milady, de l’embarras qu’elle vous a causé. »

Lady Bellaston releva poliment le mot d’embarras.

« Vous êtes trop bonne, répartit l’écuyer, soyez persuadée de ma reconnoissance. Ce que vous avez fait pour ma fille, je le ferois pour vous. Entre parents on doit s’obliger réciproquement. Milady, je vous souhaite le bonsoir. — Allons, mademoiselle, dit-il à Sophie, suivez-moi de bonne grace, ou je vous ferai porter dans la voiture.

— Je vous suivrai, mon père, répondit Sophie, sans qu’il soit besoin d’employer la violence ; mais permettez-moi d’aller en chaise à porteurs, car je suis hors d’état de supporter la voiture.

— Bon ! voudrois-tu me faire accroire que tu ne peux aller en voiture ? Tu plaisantes sans doute ? Oh ! je ne te perdrai plus de vue que tu ne sois mariée, je t’en réponds.

— Je le vois, mon père, vous avez résolu de me faire mourir.

— Eh bien, meurs, et va-t-en au diable, si un bon mari doit te faire mourir. Je ne donnerois pas un sou, pas un liard d’un enfant rebelle. » En prononçant ces mots il la saisit violemment par le bras. Le ministre s’entremit encore une fois, et le conjura d’user de douceur. Western furieux lui imposa silence en jurant. « Te crois-tu donc en chaire ? lui dit-il. Tu sais que je ne t’écoute guère, même quand tu y es. Apprends que je ne suis pas homme à recevoir des leçons de toi, et à me laisser mener par un prêtre. Bonsoir, milady. Allons, Sophie, sois bonne fille, et tout ira bien. Tu l’épouseras, morbleu ! tu l’épouseras. »

Honora, qui attendoit au bas de l’escalier, fit à l’écuyer une profonde révérence, et se mit en devoir de suivre sa maîtresse. Western la repoussa rudement. « Halte-là, ma mie, s’écria-t-il, halte-là. Je vous défends de remettre désormais le pied chez moi.

— Eh quoi, mon père, dit Sophie, voulez-vous m’ôter ma femme de chambre ?

— Oui, mademoiselle, je le veux ; mais n’ayez pas peur d’en manquer. Je vous en donnerai une autre, et une meilleure qu’Honora. Non, non, Sophie, ne comptez plus sur cette rusée coquine pour favoriser vos escapades. »

Il emballa ensuite sa fille et le ministre dans un fiacre, y monta après eux, et ordonna au cocher de le conduire à son auberge. Pendant le chemin il ne dit pas un mot à Sophie, et ne s’occupa qu’à faire au ministre Supple un sermon sur le respect que les inférieurs doivent à leurs supérieurs.

On peut croire que l’écuyer auroit eu plus de peine à emmener sa fille, si lady Bellaston avoit voulu la retenir ; mais, dans le fait, elle étoit charmée de la captivité à laquelle Sophie alloit être condamnée ; et le complot formé par elle avec lord Fellamar ayant échoué, elle n’envisageoit pas sans plaisir les mesures rigoureuses qu’on se disposoit à prendre pour séparer à jamais Sophie de Tom Jones.