Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 1-7).

CHAPITRE PREMIER.



NÉCESSITÉ POUR UN AUTEUR DE CONNOÎTRE UN PEU
LE SUJET QU’IL TRAITE.

De nos jours quelques écrivains sans étude, sans lecture, sont parvenus par la seule force de leur génie à se faire un nom dans la république des lettres. Certains critiques en ont conclu que la science étoit tout-à-fait inutile à un auteur. Si on les en croit, elle refroidit l’imagination ; c’est comme un poids qui la comprime, et l’empêche d’atteindre à cette hauteur sublime où l’élèveroit son activité naturelle.

Nous craignons qu’on n’ait poussé ce système beaucoup trop loin, car pourquoi l’art d’écrire différeroit-il de tous les autres arts ? Le maître à danser qui a reçu des leçons avant d’en donner, n’a rien perdu par là de sa souplesse, ni de sa légèreté. L’ouvrier ne se sert pas plus mal de ses instruments, pour avoir appris à en faire usage. Il nous est impossible de nous persuader qu’Homère et Virgile eussent écrit avec plus de feu, si au lieu de posséder toutes les connoissances de leur siècle, ils eussent été aussi ignorants que la plupart des auteurs du nôtre. Nous ne croyons pas non plus que l’illustre Pitt, malgré l’imagination, la véhémence et le solide jugement dont la nature l’avoit doué, fût jamais devenu l’heureux émule des orateurs d’Athènes et de Rome, si une lecture réfléchie de Démosthènes et de Cicéron ne l’eût mis en état de faire passer dans ses discours la chaleur, l’énergie et la victorieuse dialectique qui caractérisent les harangues de ces grands hommes.

Ce n’est pas que nous demandions à aucun de nos confrères les vastes connoissances que Cicéron exige de l’orateur. Au contraire le poëte, à notre avis, a besoin de peu de lecture, le critique de moins encore, et le publiciste s’en passe plus aisément que l’un et l’autre. L’art poétique de Byshe, un petit nombre de nos poésies modernes, peuvent suffire au premier ; un mince recueil de pièces de théâtre au second, et une collection quelconque de journaux politiques au troisième.

Dans le fait, nous nous bornons à demander que l’homme qui se mêle d’écrire ait quelque teinture du sujet qu’il traite, suivant l’ancienne maxime de jurisprudence : Quam quisque norit artem, in ea se exerceat[1]. Avec ce léger fonds de savoir, on peut obtenir parfois une espèce de succès : sans cela, fût-on d’ailleurs le plus habile homme du monde, on ne tirera de sa science aucun parti.

Supposons, par exemple, que le ciel eût fait naître à la même époque et dans le même lieu Homère, Virgile, Aristote, Cicéron, Thucydide, et Tite-Live, et que ces beaux génies eussent réuni leurs divers talents pour composer un traité de danse, croit-on que l’ouvrage sorti de leurs mains valût celui de M. Essex, intitulé : Rudiments d’une éducation distinguée ? Et si l’admirable M. Broughton daignoit compléter l’œuvre de M. Essex en publiant les vrais principes de l’athlétique, auroit-on lieu de regretter que nul écrivain célèbre, ancien ou moderne, ne se fût occupé d’un art si noble et si utile ?

Il est superflu de multiplier les exemples dans une question de cette évidence. Allons droit au but. Il nous semble que le peu de succès de la plupart de nos écrivains, dans la peinture des mœurs du grand monde, vient de ce qu’ils n’en ont aucune notion. C’est malheureusement une connoissance que peu d’auteurs sont à portée d’acquérir. Les livres n’en donnent qu’une idée très-imparfaite ; le théâtre n’en procure pas une beaucoup plus exacte. La lecture seule ne peut guère former qu’un pédant, et le théâtre qu’un fat.

Les caractères tirés de ces sources manquent essentiellement de vérité. Vanbrugh et Congrève ont copié la nature ; mais ceux qui les copient ne font pas du siècle présent un portrait plus ressemblant que ne le feroit Hogarth, s’il peignoit aujourd’hui les acteurs d’un bal, ou d’une fête avec les costumes du temps du Titien et de Vandick. Dans ce genre, l’imitation ne remplit pas son objet. Il faut peindre d’après nature. On n’étudie bien les hommes que dans le monde. Pour connoître toutes les classes de la société, il faut les fréquenter : or, la plus élevée ne se voit ni gratuitement dans les rues, dans les boutiques et les cafés, comme le reste de l’espèce humaine, ni pour de l’argent comme les animaux curieux. En un mot, c’est un spectacle auquel personne n’est admis sans le privilége, soit de la naissance, soit de la fortune, ou, ce qui est l’équivalent de toutes deux, sans l’honorable profession de joueur : et, par malheur pour le public, quand on possède un de ces avantages, il est bien rare qu’on se soucie du méchant métier d’écrivain. Ce sont en général des hommes obscurs et pauvres qui s’y livrent, comme à une sorte de commerce qui n’exige d’avance aucun fonds.

De là naissent ces monstres bizarres vêtus de soie, d’argent et d’or, parés de dentelles et de broderies, avec d’énormes perruques et de larges paniers qui, sous le nom de lords et de ladys, se pavanent sur la scène, aux grands applaudissements du parterre et des galeries, et qu’on ne rencontre pas plus dans le monde que la Chimère, le Centaure, ou toute autre semblable fiction.

Nous confierons pourtant au lecteur, sous le sceau du secret, que la connoissance du grand monde, quoique nécessaire pour éviter de fâcheuses méprises, n’est pas fort utile aux auteurs de comédies ou de romans dont les ouvrages se rapprochent, ainsi que le nôtre, du genre comique.

La réflexion de M. Pope sur les femmes s’applique parfaitement à la plupart des gens du bon ton. Ils sont si maniérés, si pétris d’affectation, qu’ils n’ont point de caractère, ou du moins n’en laissent voir aucun. Osons le dire, il règne dans leurs cercles une monotonie, une insipidité que rien n’égale. Les classes inférieures présentent un tout autre aspect. La diversité des professions y produit une grande variété de caractères aussi plaisants qu’originaux ; tandis que, dans la classe supérieure, sauf les individus livrés en petit nombre aux soins de l’ambition, et en plus petit nombre encore à la recherche du plaisir, tout n’est que vanité et servile imitation. La parure, le jeu, la table, les compliments, les révérences, voilà l’unique emploi de la vie.

Les passions néanmoins exercent aussi leur empire tyrannique sur quelques membres de cette classe, et les emportent fort au-delà des bornes de la bienséance. On voit des femmes de qualité se distinguer autant des fragiles bourgeoises par leur noble intrépidité et leur superbe dédain de l’opinion, qu’une vertueuse duchesse se distingue d’une fermière, ou d’une marchande honnête par l’élévation et la délicatesse de ses sentiments. Lady Bellaston étoit du nombre de ces femmes dont l’audace ne connoît point de frein ; mais que nos lecteurs de province ne concluent pas de son exemple que toutes les grandes dames lui ressemblent, ou que nous ayons dessein de les peindre des mêmes couleurs : ils pourroient aussi bien supposer que nous avons voulu représenter tous les ecclésiastiques dans la personne de Thwackum, et tous les militaires dans celle de l’enseigne Northerton.

On commet une erreur grossière quand, sur la foi d’ignorants satiriques, on accuse notre siècle d’un excès de licence. Nous sommes convaincu qu’on n’a jamais vu parmi les femmes de qualité moins d’intrigues galantes qu’à présent. Les jeunes filles apprennent de leurs mères à tourner toutes leurs pensées du côté de la vanité et de l’ambition, et à mépriser l’amour, comme indigne de captiver leurs cœurs ; puis, grace aux soins de ces sages institutrices, mariées sans avoir de maris, elles s’affermissent dans les principes de l’éducation qu’elles ont reçue, et consacrent le reste de leur ennuyeuse existence à d’insipides amusements dont le détail conviendroit mal à la dignité de cette histoire. Dans notre humble opinion, le grand monde d’aujourd’hui se signale moins par le vice que par la folie, et la seule épithète qu’il mérite est celle de frivole.


  1. Que chacun s’exerce dans l’art qu’il a étudié.