Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 12

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 348-352).
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CHAPITRE XII.



QUI TERMINE LE TREIZIÈME LIVRE.

Le spirituel et profond Shaftsbury dit quelque part qu’il faut se défendre d’un excès de sincérité. La conséquence naturelle qu’on peut tirer de là, c’est qu’en certains cas, le mensonge est digne d’excuse et même d’éloge.

Or, personne n’a autant de droit d’altérer un peu la vérité que les jeunes femmes, en matière d’amour. Elles peuvent alléguer en leur faveur l’éducation qu’elles reçoivent, les leçons qu’on leur donne, l’influence ou, pour mieux dire, l’irrésistible empire de l’usage qui leur interdit, non d’obéir aux honnêtes mouvements de la nature (la défense seroit absurde), mais d’avouer qu’elles n’y sont pas insensibles.

Nous dirons donc, sans rougir, que notre héroïne suivit la maxime de l’illustre Shaftsbury. Convaincue que lady Bellaston ne connoissoit point Jones, elle résolut de l’entretenir dans cette ignorance, quoiqu’il dût lui en coûter un petit mensonge.

Dès que Jones fut sorti : « Voilà, sur ma parole, dit lady Bellaston, un honnête et beau jeune homme. Je voudrois bien savoir qui il est, je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu.

— Ni moi non plus, madame, répondit Sophie. Il faut convenir qu’il a fait preuve d’une grande probité, en me rapportant mon billet.

— Oui, et convenez aussi qu’il a bien bon air ; n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Je n’y ai pas fait grande attention, madame : il m’a plutôt paru gauche et embarrassé.

— Vous avez parfaitement raison. On voit à ses manières qu’il n’a pas fréquenté la bonne compagnie. Je dirai plus : malgré son empressement à vous rapporter votre billet, et son refus d’accepter une récompense, je doute presque qu’il soit un homme bien né. J’ai toujours observé dans les gens comme il faut un air de noblesse qu’il est impossible aux autres d’acquérir. J’ai quelque envie de lui faire fermer ma porte.

— Cependant, madame, après sa conduite on ne peut soupçonner… D’ailleurs, si vous y avez fait attention, vous avez dû remarquer dans son langage une élégance, un choix, une délicatesse d’expressions qui… qui…

— J’avoue qu’il s’est servi de termes… Écoutez, Sophie, il faut que vous me pardonniez, il le faut absolument.

— Que je vous pardonne, madame !

— Oui, que vous me pardonniez, dit-elle en riant. Au premier abord, il m’est venu une horrible idée ; excusez-moi, je vous prie : j’ai soupçonné que ce jeune homme étoit M. Jones en personne.

— Quoi, madame, vous avez eu cette idée ? dit Sophie en rougissant et en feignant de rire.

— Oui, je l’ai eue ; je ne sais comment elle m’a passé par la tête ; car ce jeune homme, pour lui rendre justice, étoit très-bien mis : ce qui n’est pas, je pense, chère Sophie, ordinaire à votre ami.

— La raillerie est un peu cruelle, milady, après la promesse que je vous ai faite…

— Point du tout, mon enfant. Elle auroit pu l’être avant ; mais après l’engagement que vous avez pris de ne jamais vous marier sans le consentement de votre père, engagement qui renferme, vous le savez, l’obligation de renoncer à M. Jones, il doit vous être facile de supporter une légère plaisanterie sur une passion à peine excusable dans une jeune fille élevée à la campagne, et dont vous m’assurez que vous avez complétement triomphé. Que dois-je penser, ma chère Sophie, si vous ne pouvez supporter un simple badinage qui n’attaque que son habillement ? Je commence à craindre que vous n’ayez été bien loin avec lui, et je doute presque de votre franchise…

— Assurément, madame, vous vous trompez fort, si vous croyez que je m’intéresse à lui le moins du monde.

— À lui ? vous m’avez sans doute mal comprise ; je n’ai parlé que de son habillement. Dieu me garde de blesser votre goût par toute autre comparaison. Je ne suppose pas, ma chère Sophie, que si votre M. Jones eût ressemblé à ce jeune homme…

— Je croyois, madame, vous avoir entendu dire qu’il avoit bon air.

— Qui, je vous prie ? dit lady Bellaston.

— M. Jones, répondit Sophie (et se reprenant aussitôt), M. Jones ! non… non, je vous demande pardon, je parle du jeune homme qui étoit ici tout à l’heure.

— Ô Sophie ! Sophie ! ce M. Jones, je le crains, ne vous sort point de l’esprit.

— Sur mon honneur, madame, M. Jones m’est aussi indifférent que le jeune homme qui vient de nous quitter.

— Sur mon honneur, je le crois. Pardonnez-moi donc une innocente raillerie, et je vous promets de ne plus prononcer son nom. »

Là-dessus lady Bellaston et Sophie se séparèrent, l’une infiniment plus contente que l’autre. Lady Bellaston auroit volontiers tourmenté un peu plus long-temps sa rivale, si une affaire importante ne l’eût appelée ailleurs. Quant à Sophie, ce premier essai de fausseté jeta le trouble dans son cœur. Lorsqu’elle fut seule, elle y réfléchit avec un sentiment de peine et de honte. Le cruel embarras de sa position, l’impérieuse loi de la nécessité, rien ne put la réconcilier avec elle-même. Malgré les circonstances qui lui servoient en quelque sorte d’excuse, elle avoit l’ame trop délicate pour supporter la pensée de s’être rendue coupable d’un mensonge ; et le remords qu’elle en eut ne lui permit pas de fermer les yeux un seul instant, pendant toute la nuit suivante.

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