Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 11

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 336-348).

CHAPITRE XI.



QUI SURPRENDRA LE LECTEUR.

M. Jones arriva un peu avant l’heure convenue, et avant lady Bellaston, dont le retour fut retardé par l’éloignement du quartier où elle avoit dîné, et par divers accidents très-fâcheux pour une femme impatiente de voler à un rendez-vous. Suivant ses ordres, on le conduisit au salon. À peine y étoit-il depuis quelques minutes, que la porte s’ouvrit, et il vit entrer… Qu’on devine qui ?… Sophie elle-même. Elle avoit quitté la comédie à la fin du premier acte. On donnoit, comme nous l’avons dit, une pièce nouvelle, et deux fortes cabales s’opiniâtroient, l’une à la siffler, et l’autre à l’applaudir. Cette lutte avoit excité un grand vacarme et un combat entre les deux partis. Notre héroïne, effrayée du tumulte, s’étoit estimée heureuse de pouvoir sortir de la salle et gagner sa chaise, sous la protection d’un jeune homme qui lui avoit offert son bras.

Comme lady Bellaston lui avoit dit qu’elle ne reviendroit que tard, elle entra d’un pas précipité dans le salon, croyant n’y trouver personne, et alla droit à une glace placée presque en face d’elle, sans regarder du côté opposé, où Jones étoit debout, aussi immobile qu’une statue. Ce fut dans cette glace qu’après avoir contemplé sa charmante figure, elle aperçut pour la première fois celle de son amant. Elle se retourna aussitôt. Convaincue que ce n’étoit point une illusion, elle jeta un cri perçant, et elle alloit s’évanouir, quand Jones, sortant de son extase, courut à elle et la soutint dans ses bras.


Jones sortant de son extase, courut à elle.

Comment peindre les regards de ces deux amants ? comment rendre leurs pensées ? Incapables d’exprimer les vives sensations qu’ils éprouvoient, ils se turent tous deux. Nous ne saurions suppléer à leur silence ; et malheureusement peu de nos lecteurs connoissent assez les transports de l’amour, pour juger par eux-mêmes de ce qui se passoit dans leurs cœurs.

Au bout de quelques moments, Jones hasarda ces mots d’une voix tremblante : « Je vois, mademoiselle, que vous êtes surprise.

— Surprise ! répéta Sophie. Ô ciel ! assurément je le suis. J’en crois à peine mes yeux. Est-ce bien vous ?

— Oui, ma Sophie (pardonnez-moi, mademoiselle, si j’ose encore vous appeler ainsi), je suis cet infortuné Jones que le sort, après tant de traverses, a daigné conduire enfin près de vous. Ô ma Sophie ! si vous saviez tout ce que j’ai souffert dans ma longue et infructueuse recherche !

— Dans quelle recherche ? dit Sophie, un peu remise de son trouble, et prenant un air réservé.

— Pouvez-vous être assez cruelle pour me faire cette question ? Ai-je besoin de vous dire que c’est vous seule que je cherchois ?

— Moi ! Quelle affaire importante M. Jones a-t-il à me communiquer ?

— Ceci, dit-il en lui remettant le portefeuille, ne seroit pas sans importance aux yeux de quelques personnes. J’espère, mademoiselle, que vous le retrouverez tel qu’il étoit, lorsque vous l’avez perdu. »

Sophie prit le portefeuille et se disposoit à répondre, quand Jones la prévint : « Je vous en conjure, dit-il, ne perdons pas un des moments précieux qu’il a plu à la fortune de nous accorder… Ô ma Sophie ! j’ai sur le cœur un poids cruel… Souffrez que j’implore ma grace à vos genoux.

— Votre grace, monsieur ? Après ce qui s’est passé, après ce qu’on m’a dit de vous, pouvez-vous l’espérer ?

— Ma raison s’égare. J’en jure par le ciel, à peine désiré-je que vous me pardonniez. Ô ma Sophie ! gardez-vous désormais d’honorer d’une pensée un malheureux tel que moi. Si par hasard mon image importune vient troubler un moment votre repos, songez à l’indignité de ma conduite, et que la fatale aventure d’Upton m’efface pour jamais de votre souvenir. »

Tandis que Jones parloit ainsi, Sophie éprouvoit un tremblement universel. Son visage étoit pâle comme la mort et son sein agité de palpitations visibles ; mais au nom d’Upton, une vive rougeur colora ses joues, elle releva les yeux qu’elle avoit tenus baissés jusque-là, et jeta sur Jones un regard de dédain.

Il entendit ce reproche muet. « Ô ma Sophie ! s’écria-t-il, ô mon unique amour ! vous ne pouvez me haïr, ou me mépriser plus que je ne le fais moi-même pour ce qui s’est passé à Upton. Rendez-moi pourtant la justice de croire que mon cœur ne vous fut point infidèle, qu’il n’eut aucune part à mon égarement, qu’alors même il ne cessa point d’être à vous. Oui, quoique privé de l’espérance de vous posséder, et presque de vous revoir, je ne pensois qu’à vous. Votre image charmante me suivoit sans cesse. Il m’étoit impossible de m’attacher à aucune autre femme. Mais quand mon cœur eût été libre, celle que le hasard me fit rencontrer dans ce lieu de malédiction, n’étoit pas digne d’inspirer un attachement sérieux. Croyez-moi, mon ange, je ne l’ai point vue depuis ce jour funeste, et je n’ai ni l’intention ni le désir de la revoir. »

Sophie se sentit intérieurement charmée de ce langage ; mais affectant un air encore plus froid qu’auparavant : « Monsieur Jones, dit-elle, pourquoi prenez-vous la peine de vous justifier, quand personne ne vous accuse ? Si je voulois vous accuser, j’aurois à vous reprocher une offense impardonnable.

— Laquelle, au nom du ciel ? répondit Jones interdit, agité, s’imaginant qu’elle alloit lui parler de son commerce avec lady Bellaston.

— Est-il possible, reprit-elle, que les sentiments les plus nobles et les plus vils s’allient dans le même cœur ? »

Jones se représenta de nouveau sa criminelle liaison avec lady Bellaston et les bienfaits ignominieux qui en étoient le prix, et il n’eut pas la force d’articuler un mot.

« Devois-je m’attendre, continua Sophie, à un pareil traitement de votre part ? que dis-je, de la part d’un homme bien né, d’un homme d’honneur ? Comment avez-vous pu exposer mon nom à la malignité publique, dans des auberges, devant des gens du plus bas étage, vous y vanter de quelques faveurs innocentes que mon imprudente tendresse vous a peut-être trop légèrement accordées, et pousser l’audace jusqu’à dire que vous aviez été forcé de vous dérober par la fuite à ma passion pour vous ? »

Ces reproches de Sophie causèrent à Jones une surprise inexprimable. Mais n’étant point coupable sur ce point, il fut beaucoup moins embarrassé de se défendre, que si elle eût touché le sujet délicat qui avoit alarmé sa conscience. Un moment de réflexion lui suffit pour deviner, que le soupçon d’un si sanglant outrage à l’honneur de sa maîtresse provenoit de l’indiscrétion de Partridge dans les auberges, en présence des maîtres et des valets ; et Sophie convint que c’étoit en effet de leur bouche qu’elle avoit recueilli ces propos injurieux.

Jones eut peu de peine à se disculper d’une offense si éloignée de son caractère ; mais Sophie en eut beaucoup à l’empêcher de retourner sur-le-champ chez lui pour assommer Partridge, dessein qu’il jura plus d’une fois d’exécuter. Ce point éclairci, nos deux amants furent bientôt enchantés l’un de l’autre. Jones oublia la prière qu’il avoit d’abord faite à Sophie de ne plus penser à lui, et Sophie parut disposée à écouter une demande bien différente. Tous deux, en un mot, avant de s’en apercevoir, avoient été si loin, que Jones laissa échapper quelques mots assez semblables à une proposition de mariage. Sophie répondit, que si le respect qu’elle devoit à son père ne lui défendoit pas de suivre sa propre inclination, elle préféreroit la pauvreté avec lui à la plus brillante fortune avec un autre.

À ce mot de pauvreté, Jones tressaillit ; il abandonna la main de Sophie qu’il tenoit dans la sienne, et s’écria en se frappant la poitrine : « Ô Sophie ! puis-je consentir à ta ruine ? Non, j’en atteste le ciel ; non, je suis incapable d’une telle lâcheté. Chère Sophie, je renoncerai à vous, quoi qu’il m’en coûte ; je vous fuirai, j’étoufferai dans mon cœur des espérances ennemies de votre bonheur ; je conserverai toute la vie mon amour, mais en silence, mais loin de vous, dans une terre étrangère d’où les accents de mon désespoir ne viendront jamais frapper, ni blesser votre oreille, et quand je ne serai plus… » Il vouloit poursuivre, il en fut empêché par un torrent de larmes que répandoit Sophie appuyée sur sa poitrine, et hors d’état de proférer une seule parole. Il essuya ces larmes précieuses avec des baisers qu’elle lui laissa prendre pendant quelques moments, sans opposer aucune résistance. Revenue à elle-même, elle se dégagea doucement de ses bras, et pour détourner la conversation d’un sujet trop douloureux et trop tendre, elle lui demanda, (ce qu’elle n’avoit pas encore songé à faire,) comment il se trouvoit dans ce salon ? Il commençoit à bégayer une réponse qui, selon toute apparence, auroit excité les soupçons de Sophie, quand tout-à-coup lady Bellaston entra.

Elle fit quelques pas en avant. À la vue de Jones et de Sophie ensemble, elle s’arrêta ; puis un moment après, recouvrant un admirable sang-froid : « Mistress Western, dit-elle d’un air et d’un ton de voix qui pourtant trahissoient encore sa surprise, je vous croyois à la comédie. »

Sophie n’avoit pas eu le temps d’apprendre comment Jones étoit parvenu à découvrir sa demeure. Elle ignoroit que lady Bellaston et lui se connussent : aussi fut-elle peu embarrassée de répondre. Elle le fut d’autant moins, que lady Bellaston, dans les divers entretiens qu’elle avoit eus avec elle sur les motifs de sa fuite, avoit toujours paru ne douter en rien de sa franchise et donner entièrement tort à son père. Elle lui conta donc sans hésiter l’histoire du désordre qui étoit survenu à la comédie, et qui l’avoit obligée de précipiter son retour.

La longueur de ce récit donna le loisir à lady Bellaston de recueillir ses idées et de penser à la conduite qu’elle devoit tenir. Comme celle de Sophie lui faisoit espérer que Jones ne l’avoit point trahie, elle prit un air de gaîté. « Miss Western, dit-elle, si je vous avois sue en compagnie, je ne serois pas entrée si brusquement. » En prononçant ces mots, elle regarda fixement Sophie. La pauvre jeune personne rougit, se troubla, et répondit d’une voix mal assurée : « Croyez, madame, que je considérerai toujours l’honneur de votre compagnie…

— J’espère au moins, reprit lady Bellaston en lui coupant la parole, que je n’interromps point votre entretien.

— Non, madame ; l’affaire dont nous nous entretenions est terminée. Vous pouvez vous souvenir que je vous ai parlé quelquefois d’un portefeuille que j’avois perdu. Monsieur l’a trouvé par bonheur, et il vient obligeamment de me le rapporter, avec le billet qu’il contenoit. »

Jones, depuis l’arrivée de lady Bellaston, avoit toujours été prêt à s’évanouir de frayeur. Tremblant sur son fauteuil, il croisoit et décroisoit les jambes, il jouoit avec ses doigts, et paraissoit plus sot, s’il est possible, qu’un jeune benêt d’écuyer campagnard qui se présente pour la première fois dans un cercle brillant de la capitale. Il se remit cependant peu à peu, et comprenant par les manières de lady Bellaston qu’elle ne vouloit pas avoir l’air d’être connue de lui, il feignit aussi de ne pas la connoître. « Du moment, dit-il, que j’ai eu le portefeuille en ma possession, je me suis empressé de chercher la personne dont le nom étoit écrit dedans, et ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai réussi à la découvrir. »

Lady Bellaston avoit bien ouï parler à Sophie de son portefeuille ; mais comme Jones, pour une raison ou pour une autre, ne lui avoit jamais donné à entendre qu’il l’eût entre ses mains, elle ne crut pas un mot de ce que miss Western venoit de dire, et admira sa merveilleuse promptitude à inventer une telle excuse. Elle n’ajouta pas plus de foi au motif de son brusque retour de la comédie. Sans pouvoir s’expliquer le tête-à-tête des deux amants, elle demeura fermement persuadée que leur entrevue n’étoit pas une rencontre fortuite.

« En vérité, miss Western, dit-elle avec un sourire affecté, vous êtes bien heureuse d’avoir retrouvé votre portefeuille. Remerciez le ciel qu’il soit tombé entre les mains d’un honnête homme, et que le hasard lui ait fait connoître la personne qui l’avoit perdu ; car je ne pense pas que vous ayez eu recours à la voie des affiches pour le réclamer. C’est un grand bonheur, monsieur, dit-elle ensuite à Jones, que vous ayez découvert à qui appartenoit le billet.

— Il étoit, répondit Jones, renfermé dans le portefeuille où le nom de mademoiselle se trouvoit écrit.

— C’est bien heureux, reprit lady Bellaston. Ce qui ne le paroît pas moins, c’est que vous ayez su que miss Western logeoit chez moi ; car elle est très-peu connue dans cette ville. »

Jones avoit enfin surmonté tout-à-fait son embarras. Il crut l’occasion favorable pour répondre indirectement à la question que lui adressoit Sophie, au moment où lady Bellaston étoit entrée. « Vraiment, madame, dit-il, ce fut par le plus grand hasard du monde que je fis cette découverte. L’autre jour, au bal masqué, je parlois à une dame du portefeuille que j’avois trouvé, et je lui nommois la personne à qui il appartenoit. Cette dame me dit qu’elle croyoit savoir où je pourrois voir miss Western, et que si je voulois passer chez elle le lendemain matin, elle me le diroit. Je m’y rendis ; mais elle étoit sortie. Ce n’est que ce matin que j’ai pu la trouver. Elle m’a donné votre adresse, je suis venu, j’ai pris la liberté de demander milady, j’ai dit qu’il étoit question d’une affaire très-importante, un domestique m’a conduit dans ce salon, et je ne faisois que d’y entrer, lorsque mademoiselle est revenue de la comédie. »

En prononçant le mot de bal masqué, il regarda d’un air fin lady Bellaston, sans craindre d’être remarqué par Sophie, qui étoit évidemment beaucoup trop émue pour rien observer. Ce coup d’œil alarma un peu lady Bellaston, et elle garda le silence. Jones, voyant le trouble de Sophie, usa du seul moyen qu’il eût de le dissiper, ce fut de se retirer. Mais avant de sortir : « Milady, dit-il, il est, je crois, d’usage de donner quelque récompense à ceux qui rapportent un objet perdu. J’ose en demander une bien grande : ce n’est rien moins que la permission de venir vous faire ma cour une seconde fois.

— Monsieur, répartit lady Bellaston, je ne doute pas que vous ne soyez un homme comme il faut, et ma porte n’est jamais fermée à vos pareils. »

Après les politesses d’usage, Jones sortit très-content, et laissa Sophie également satisfaite ; car elle avoit eu grand’peur que lady Bellaston ne découvrît ce qu’elle ne savoit déjà que trop. Il rencontra sur l’escalier son ancienne connoissance, mistress Honora, qui l’aborda d’une manière fort polie, malgré les propos qu’elle s’étoit plusieurs fois permis sur son compte. Cette heureuse circonstance fournit à Jones le moyen de lui indiquer la maison où il logeoit, maison que Sophie connoissoit bien, pour en avoir ouï parler plus d’une fois à M. Allworthy.