Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 287-296).

CHAPITRE V.



AVENTURE DE JONES DANS SA NOUVELLE DEMEURE. QUELQUES DÉTAILS SUR UN JEUNE HOMME LOGÉ AU-DESSOUS DE LUI, SUR LA MAÎTRESSE DE LA MAISON ET SUR SES DEUX FILLES.

Le lendemain matin, dès que la bienséance le permit, Jones se présenta à la porte de mistress Fitz-Patrick. On lui dit qu’elle n’étoit point chez elle : ce qui le surprit d’autant plus, que s’étant promené de long en large devant sa maison depuis la pointe du jour, elle n’avoit pu sortir sans qu’il s’en aperçût. Il fut pourtant obligé de se payer de cette réponse, non-seulement cette fois-ci, mais à cinq reprises différentes, dans la même journée.

Afin d’expliquer au lecteur cette énigme, nous lui dirons que le noble pair, pour une raison ou pour une autre, peut-être par égard pour l’honneur de la dame, l’avoit priée instamment de ne plus recevoir M. Jones, qu’il jugeoit un aventurier, ou quelque chose de pis. Elle en avoit pris l’engagement ; et l’on vient de voir avec quelle fidélité elle le remplissoit.

Cependant comme le lecteur bienveillant a peut-être conçu une meilleure opinion de notre ami, et qu’il pourroit éprouver quelque chagrin de penser que durant sa pénible séparation d’avec Sophie, il n’eût d’autre asile que la rue, ou le séjour d’une misérable auberge, hâtons-nous de lui apprendre qu’il étoit logé dans une honnête maison, et dans un des plus beaux quartiers de la ville.

Jones avoit souvent ouï parler à M. Allworthy d’une dame chez laquelle il logeoit, quand il alloit à Londres. Il savoit de plus qu’elle demeuroit dans Bond-street. C’étoit la veuve d’un ecclésiastique qui, en mourant, lui avoit laissé deux filles, et pour tout bien un recueil complet de sermons manuscrits.

Nancy, l’aînée de ses deux filles, avoit atteint sa dix-septième année. Betsy, la cadette, étoit âgée de dix ans.

Partridge, suivant les instructions de Jones, loua deux chambres dans sa maison, l’une pour son maître au second étage, l’autre pour lui-même au quatrième.

Le premier étoit occupé par un de ces jeunes agréables connus à Londres, dans le siècle dernier, sous le nom de gens d’esprit et de plaisir : et ils méritoient bien ce double titre ; car l’usage veut qu’on désigne les hommes par leur profession : or ils n’en avoient point d’autre que le plaisir. La fortune les avoit dispensés de toute espèce de travail. Le théâtre, les cafés, les tavernes, étoient leurs lieux de rendez-vous ; les traits d’esprit, les bons mots, la fine plaisanterie, amusoient leurs loisirs ; l’amour faisoit la seule occupation sérieuse de leur vie. Les Muses et le vin allumoient à l’envi dans leur sein les plus vives flammes. Admirateurs passionnés de la beauté, quelques-uns d’entre eux possédoient le talent de la chanter en vers ingénieux, et tous savoient apprécier le mérite de ces légères productions. C’étoit donc avec raison qu’on les appeloit des gens d’esprit et de plaisir.

Nous doutons fort qu’on puisse donner convenablement ce nom aux jeunes gens de nos jours qui ont l’ambition de se distinguer du vulgaire. Ce n’est pas certainement par l’esprit qu’ils brillent. Pour leur rendre justice, ils s’élèvent d’un degré plus haut que leurs devanciers, et l’on peut les appeler des hommes de sens et de capacité. À un âge où les premiers passoient leur temps à célébrer à table les charmes d’une femme, ou à composer des sonnets en son honneur ; à décider du mérite d’une comédie au théâtre, ou d’un poëme chez Will et chez Button, ceux d’aujourd’hui rêvent au moyen de corrompre une assemblée d’électeurs, et préparent des discours pour la chambre des communes, ou plutôt pour les gazettes et les recueils littéraires. La science du jeu exerce surtout leurs pensées. Voilà les graves occupations auxquelles ils se livrent. Voulez-vous savoir en quoi consistent leurs amusements ? Tous les arts sont de leur ressort. Ils se donnent pour des connoisseurs universels ; ils jugent de la peinture, de la musique, de la statuaire, de la philosophie naturelle ou mieux antinaturelle, nous voulons dire de celle qui se borne à la recherche du merveilleux, et ne connoît de la nature que ses imperfections et ses monstres.

Jones, ayant consumé tout le jour en vaines tentatives pour pénétrer chez mistress Fitz-Patrick, rentra le soir dans sa demeure, accablé de lassitude et de chagrin. Pendant qu’il se livroit sans témoins à sa douleur, il entendit un violent tumulte dans la chambre au-dessous de la sienne, et les cris d’une femme qui le conjuroit, au nom du ciel, de se hâter de descendre, afin de prévenir un meurtre. Jones toujours prêt à secourir le foible et l’opprimé, se précipite au bas de l’escalier et s’élance dans la salle à manger d’où partoit le bruit. Il voit, en entrant, le jeune homme de sens et de capacité dont on vient de parler, cloué contre la muraille par son laquais, et debout, à côté de lui, une jeune fille qui se tordoit les bras en criant de toutes ses forces : « Il va expirer ! il va expirer ! » Et en effet le pauvre malheureux couroit risque d’être étouffé, quand Jones l’arracha des mains de son impitoyable ennemi, au moment où il alloit rendre le dernier soupir.

Quoique le laquais eût reçu plusieurs coups de pied et de poing du jeune homme, qui avoit plus de courage que de force, il s’étoit fait scrupule de frapper son maître, et se contentoit de l’étrangler. Il ne se montra pas si respectueux pour Jones. Aussitôt qu’il se sentit rudement pressé par son nouvel adversaire, il lui porta dans le ventre un de ces coups qui causent tant de plaisir aux spectateurs du cirque de Broughton, et en font si peu aux champions qui les reçoivent.

Notre héros, loin d’en être ébranlé, ne songea qu’à prendre sa revanche. Il s’engagea donc entre lui et le laquais une lutte terrible, mais de courte durée. Le laquais n’étoit pas plus capable de résister à Jones, que son maître ne l’avoit été de lui tenir tête.

Par un de ces revers de fortune assez fréquents, les choses changèrent alors de face. Le premier vainqueur alla mesurer la terre, sans force et sans haleine, et le vaincu en reprit bientôt assez, pour rendre grace à son libérateur. Jones reçut aussi les plus vifs remercîments de la jeune personne qui n’étoit autre que miss Nancy, fille aînée de la maison.

Le laquais s’étant relevé, secoua la tête et dit à Jones d’un air fin : « Oh ! Dieu me damne, s’il me reprend envie de joûter contre vous ! Vous avez monté sur les planches, ou que le diable m’emporte. » Pardonnons-lui ce soupçon. Telles étoient la vigueur et l’adresse de notre héros, qu’il pouvoit défier les plus renommés boxeurs, et qu’il auroit triomphé sans peine de tous les gradués emmitouflés[1] de l’école de M. Broughton.

Le maître écumant de rage ordonna à son laquais de quitter à l’instant sa livrée. Celui-ci y consentit, à condition qu’on lui paieroit ses gages. La condition fut aussitôt remplie, et le drôle congédié. Après son expulsion, le jeune homme qui se nommoit Nightingale pressa vivement son libérateur de partager avec lui une bouteille de vin. Jones céda à ses sollicitations, moins par goût que par complaisance. Le trouble de son ame le rendoit peu propre, en ce moment, à la société. Miss Nancy, la seule personne de son sexe qui fût dans la maison (sa mère et sa sœur étant allées à la comédie), voulut bien rester avec eux.

Quand on eut apporté la bouteille et les verres, Nightingale adressa la parole à Jones en ces termes : « J’espère, monsieur, que vous ne conclurez pas de la scène dont vous avez été témoin, que j’aie l’habitude de battre mes gens. C’est, je vous jure, autant qu’il m’en souvient, la première fois que je me suis porté à cette extrémité. J’ai passé au maraud bien des sottises, avant de me résoudre à le châtier ; mais quand vous saurez ce qui s’est passé ce soir, vous n’hésiterez pas, je crois, à me juger digne d’excuse. Étant rentré chez moi, par hasard, quelques heures plus tôt que de coutume, j’ai trouvé au coin de mon feu quatre laquais jouant au whist, et mon Hoyle[2], monsieur, mon bel Hoyle, qui m’a coûté une guinée, ouvert sur la table, et arrosé de porter à l’endroit le plus intéressant de l’ouvrage. Il y avoit là, vous en conviendrez, de quoi émouvoir la bile. Je me suis pourtant contenu jusqu’à la retraite de l’honorable compagnie, et n’ai fait d’abord à mon laquais qu’une douce remontrance ; mais le drôle, au lieu de me témoigner du regret de sa conduite, m’a répondu insolemment que les domestiques pouvoient s’amuser aussi bien que d’autres ; qu’il étoit fâché de l’accident arrivé à mon livre, mais que plusieurs de ses amis s’étoient procuré le même ouvrage pour un schelling, et que j’étois le maître de lui retenir, si je le voulois, cette somme sur ses gages. À ces mots je lui ai adressé une réprimande plus sévère, et le coquin a eu l’effronterie de… il a imputé mon prompt retour à… il s’est permis une réflexion… Enfin, il a prononcé le nom d’une jeune dame d’une façon qui m’a fait perdre patience, et dans le feu de la colère je l’ai frappé.

— Personne, je pense, répondit Jones, ne sauroit vous blâmer. Pour moi, je l’avouerai, à la dernière impertinence du maraud, j’aurois fait de même. »

Dans cet instant la bonne veuve et sa fille Betsy revinrent de la comédie. Le reste de la soirée se passa gaîment. Jones tâcha, autant qu’il put, de prendre part à la joie commune. La moitié de son enjouement et de sa vivacité, jointe à la douceur de son caractère, suffisoit pour en faire un agréable compagnon. Malgré le poids qui pesoit sur son cœur, il charma toute la petite société. Nightingale témoigna un grand désir de se lier avec lui. Miss Nancy le trouva fort aimable, et la veuve, enchantée de son nouvel hôte, l’invita, ainsi que Nightingale, à déjeuner chez elle le lendemain.

Jones, de son côté, ne fut pas moins satisfait. Miss Nancy, quoique très-petite, étoit extrêmement jolie, et sa mère avoit encore dans la physionomie tout l’agrément que peut conserver une femme qui touche à la cinquantaine. Il étoit impossible de voir une créature plus inoffensive et de meilleure humeur. Jamais elle ne pensoit, ne disoit, ni ne souhaitoit rien de mal. Elle avoit constamment le désir de plaire, désir qu’on peut appeler le plus heureux de tous, en ce qu’il ne manque guère d’atteindre son but, quand il n’est point gâté par l’affectation. Avec peu de fortune et de crédit, elle portoit dans l’amitié un zèle et une chaleur extraordinaires : en un mot, après avoir été le modèle de l’affection conjugale, elle étoit celui de la tendresse maternelle.

Comme notre histoire ne ressemble point à ces gazettes où l’on voit figurer tout à coup avec éclat des personnages inconnus, dont on n’entend plus parler ensuite, le lecteur peut juger sur le portrait de cette excellente femme, qu’elle est destinée à jouer dans notre ouvrage un rôle de quelque importance.

Jones se félicitoit d’avoir fait connoissance avec le jeune Nightingale. Il croyoit apercevoir en lui, sous un vernis de fatuité, un grand fonds de raison ; il lui savoit un gré infini de la noblesse d’ame qu’il manifestoit de temps en temps, et surtout de l’extrême désintéressement dont il faisoit profession en matière d’amour. Nightingale tenoit sur ce sujet un langage digne des anciens bergers d’Arcadie, et qui paroissoit fort singulier dans la bouche d’un petit-maître moderne ; mais il n’étoit fat que par imitation : la nature l’avoit destiné à faire un meilleur personnage.


  1. De crainte que cette épithète n’embarrasse la postérité, nous jugeons à propos de l’éclaircir, en rapportant les propres termes d’un prospectus publié le 1er  février 1747.

    « N. B. M. Broughton se propose (s’il y est dûment encouragé), d’ouvrir dans sa maison de Haymarket une académie, pour l’instruction de ceux qui désirent d’être initiés aux mystères de l’art de boxer. Il enseignera la théorie et la pratique de cet art vraiment anglois. Il expliquera les différentes postures, feintes, attaques et parades dont il se compose. Afin qu’aucune crainte d’accident n’éloigne de son cours les personnes de qualité et de distinction, il a l’honneur de prévenir le public qu’il donnera ses leçons avec les égards et les ménagements qu’exigera la constitution délicate des élèves. À cet effet il les pourvoira de muffles (nouvelle espèce de masques), qui préserveront de toute atteinte fâcheuse leurs yeux, leurs nez et leurs mâchoires. »

  2. Auteur anglois, qui a fait un traité des règles du jeu de whist.Trad.