Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 268-276).

CHAPITRE II.



ARRIVÉE DE JONES À LONDRES.

Le savant docteur Misaubin avoit coutume de donner ainsi son adresse : Au docteur Misaubin dans le monde : voulant faire entendre par là, qu’il y avoit peu de pays où sa réputation n’eût pénétré. Et peut-être trouvera-t-on, après un mûr examen, que la célébrité du nom n’est pas un des moindres avantages attachés à la grandeur.

Le bonheur d’être connu de la postérité, bonheur dont l’attrayant espoir nous causoit tout à l’heure de si doux transports, n’est le partage que d’un très-petit nombre d’êtres privilégiés. Faire répéter mille ans après soi, comme dit Sydenham, les différentes syllabes qui composent son nom, c’est un honneur insigne réservé principalement à l’épée du guerrier illustre et à la plume du grand écrivain. On ne l’acquiert ni par les titres, ni par la richesse. Mais l’avantage d’échapper, pendant sa vie, à l’humiliante imputation d’être un homme que personne ne connoît, injure, pour le dire en passant, aussi ancienne que le siècle d’Homère[1], sera toujours l’heureuse prérogative de ceux que distinguent leur rang, ou leur fortune.

Ainsi, d’après la brillante figure qu’a déjà faite dans cette histoire le pair irlandois, sous les auspices duquel Sophie étoit arrivée à Londres, on ne manquera pas de conclure qu’il devoit être très-facile de découvrir son hôtel, sans savoir le quartier ni la rue où il étoit situé, le lord étant un de ces personnages que tout le monde connoît. C’est, en effet, ce que n’auroit pas eu de peine à faire un marchand accoutumé à fréquenter les palais des grands, dont la porte est en général aussi aisée à trouver que difficile à ouvrir : mais Jones, ainsi que Partridge, n’avoit jamais vu Londres ; et comme il y étoit entré par un quartier dont les habitants ont très-peu de relations avec ceux de Hanovre, ou de Grosvenor-square, il erra quelque temps avant de parvenir aux heureuses demeures où la fortune sépare du vulgaire ces nobles rejetons des anciens Bretons, Saxons, ou Danois, à qui leurs ancêtres, nés dans de meilleurs temps, ont assuré, par divers genres de mérite, un précieux héritage de richesses et d’honneurs.

Jones parvenu enfin dans ce terrestre élysée, auroit bientôt découvert l’habitation du lord, si celui-ci n’en eût changé par malheur en partant pour l’Irlande. Récemment établi dans un nouvel hôtel, il n’avoit pas encore eu le temps d’étourdir ses voisins du fracas de son équipage. Après une infructueuse recherche qui dura jusqu’à onze heures du soir, Jones cédant aux conseils de Partridge, se retira dans Holborn, à l’auberge du Taureau, où il étoit descendu, et il y goûta ce doux repos que procure d’ordinaire une extrême fatigue.

Le lendemain il se remit de bonne heure en quête de Sophie, et avec aussi peu de succès que la veille. À la fin pourtant, soit que la fortune se relâchât envers lui de sa rigueur, soit qu’il ne fût plus en son pouvoir de le tromper, il entra dans la rue honorée de la résidence du lord. On lui indiqua son hôtel, et il frappa un petit coup à la porte.

Cette façon modeste de s’annoncer inspira d’abord au portier une médiocre idée de la personne qui se présentoit ; il n’en jugea pas mieux à la vue de Jones vêtu d’un habit de bure, ayant à son côté l’épée qu’il tenoit du sergent, et dont la lame, bien que de fin acier, n’avoit qu’une poignée de cuivre, encore étoit-ce de cuivre très-peu brillant : aussi, quand Jones demanda la jeune dame arrivée la veille avec milord, on lui répondit sèchement qu’il n’y avoit point de dame dans l’hôtel. Jones témoigna le désir de parler au maître de la maison. On lui dit que milord ne seroit pas visible de toute la matinée. Il insista ; le portier répliqua qu’il avoit l’ordre positif de ne laisser entrer personne. « Mais, ajouta-t-il, vous pouvez laisser votre nom, milord le verra ; et si vous repassez, vous saurez quand vous serez reçu. »

Jones dit, qu’ayant besoin d’entretenir la jeune dame d’une affaire très-importante, il ne se retireroit pas sans l’avoir vue. « Il n’y a point de jeune dame dans l’hôtel, lui répondit le rustre d’un ton brutal, et par conséquent vous n’en verrez pas. Vous êtes un homme étrange : vous ne vous payez d’aucune raison. »

Nous avons souvent pensé que Virgile, en faisant le portrait de Cerbère dans le sixième livre de l’Énéide, avoit en vue les portiers des personnages considérables de son temps. Ce portrait du moins offre une peinture assez fidèle des gens qui ont l’honneur de garder la porte des grands seigneurs de nos jours. Le portier dans sa loge, est la vraie image de Cerbère dans son antre. Il faut l’apaiser, comme ce dernier, par une offrande, afin d’avoir accès auprès du maître. Peut-être Jones vit le suisse de milord sous cet aspect, et se souvint du passage où la sibylle, pour procurer à Énée l’entrée des enfers, aborde le gardien du Styx avec un gâteau de miel et de pavots. Il essaya d’attendrir le cerbère humain par un présent d’une autre nature. Un laquais qui entendit sa proposition s’avança aussitôt, et dit à M. Jones que, s’il vouloit lui donner la récompense qu’il offroit, il le mèneroit chez la dame. Jones y consentit, et fut à l’instant conduit au logement de mistress Fitz-Patrick par le même homme qui avoit accompagné la veille les deux cousines.

Rien ne rend si sensible à un mauvais succès, que d’en avoir manqué, de près, un bon. Le joueur qui perd la partie au piquet pour un point, se plaint dix fois autant que celui qui n’a pas eu un moment l’espoir de la gagner. Il en est de même à la loterie. Le spéculateur dont le numéro approchoit du gros lot, s’estime beaucoup plus malheureux que ses compagnons d’infortune. En un mot, la privation d’un bonheur auquel on touchoit presque, a l’air d’une insulte de la fortune. Il semble qu’en nous abusant par de vaines illusions, elle veuille s’amuser à nos dépens.

Jones, qui avoit déjà essuyé plus d’une fois ses caprices, fut encore condamné dans cette circonstance au supplice de Tantale. Il arriva à la porte de mistress Fitz-Patrick, cinq minutes après le départ de Sophie. La femme de chambre à laquelle il s’adressa lui apprit cette triste nouvelle, et ne put lui dire où elle étoit allée. Mistress Fitz-Patrick elle-même lui fit faire ensuite une réponse semblable. Elle ne doutoit point que M. Jones ne fût un émissaire envoyé par son oncle Western à la recherche de Sophie, et elle étoit trop généreuse pour découvrir sa retraite.

Quoique Jones n’eût jamais vu mistress Fitz-Patrick, il avoit ouï-dire qu’une cousine de Sophie avoit épousé un gentilhomme de ce nom. Dans le trouble ou il étoit, il ne s’en souvint pas d’abord ; mais quand le laquais du lord qui s’étoit chargé de le conduire, l’eut informé que les deux dames paroissoient liées d’une étroite amitié, et se traitoient de cousines, le mariage dont il avoit entendu parler lui revint à l’esprit. Convaincu maintenant que mistress Fitz-Patrick étoit la nièce de M. Western, il n’en fut que plus surpris de sa réponse, et demanda instamment la permission de lui parler : faveur qu’il ne put obtenir.

Jones, sans avoir jamais été à la cour, avoit plus de politesse que la plupart de ceux qui la fréquentent. Il étoit incapable d’un procédé brusque ou incivil envers une femme ; au lieu de se plaindre du refus qu’il éprouvoit, il se retira en disant à la femme de chambre que, si l’heure étoit mal choisie pour parler à sa maîtresse, il reviendroit dans l’après-midi, et qu’il espéroit alors être plus heureux. Le ton insinuant dont il prononça ces mots, joint à l’agrément de ses manières, fit impression sur la femme de chambre. Elle ne put s’empêcher de lui répondre : « Revenez ce soir, monsieur, peut-être verrez-vous madame ; » et elle n’oublia rien pour engager sa maîtresse à recevoir la visite du beau jeune homme : c’est ainsi qu’elle l’appela.

Jones s’imagina que Sophie étoit avec sa cousine, et qu’elle refusoit de le voir par ressentiment de ce qui s’étoit passé à Upton. En conséquence, il chargea Partridge de lui chercher un logement, et demeura tout le jour dans la rue, l’œil fixé sur la porte de la maison où il croyoit que son amante étoit cachée ; mais il n’en vit sortir personne, excepté un domestique. Il se présenta de nouveau dans la soirée chez mistress Fitz-Patrick, qui daigna enfin le recevoir.

Il y a un certain air de noblesse naturelle que l’habit ne peut ni donner, ni ôter. Cet avantage, que Jones possédoit au suprême degré, lui valut un accueil plus favorable que la simplicité de son habillement ne lui permettoit de l’espérer. Après qu’il eut offert ses hommages à la dame, elle l’invita à s’asseoir.

Nous croyons le lecteur peu curieux des détails d’une entrevue qui répondit mal à l’attente du pauvre Jones. Mistress Fitz-Patrick, avec la sagacité ordinaire à son sexe, découvrit bientôt en lui un amant, mais un amant dont une amie éclairée de Sophie ne devoit pas seconder les vues. En un mot, elle le prit pour ce Blifil que sa cousine avoit fui, et toutes les réponses qu’elle tira adroitement de Jones, touchant la famille de M. Allworthy, la confirmèrent dans cette opinion. Elle refusa donc de lui faire connoître la demeure de Sophie, et Jones ne put rien obtenir d’elle, que la permission de revenir la voir le lendemain au soir.

Lorsqu’il fut parti, mistress Fitz-Patrick confia ses soupçons à sa femme de chambre. « Madame, lui dit Betty, ce jeune homme est à mon gré trop joli garçon pour qu’on songe à le fuir. Je croirois plutôt que c’est M. Jones.

M. Jones ? reprit mistress Fitz-Patrick, qu’est-ce que c’est que M. Jones ? » Sophie, dans ses entretiens avec sa cousine, n’avoit pas prononcé son nom une seule fois ; mais Honora, beaucoup moins discrète, avoit conté tout ce qu’elle savoit de lui à sa compagne irlandoise qui le répéta en ce moment à sa maîtresse.

Ce récit ramena sur-le-champ mistress Fitz-Patrick à l’avis de sa femme de chambre ; et ce qu’on aura peine à concevoir, elle vit dans l’amant aimé mille charmes qu’elle n’avoit pas aperçus dans l’amant rebuté. « Betty, dit-elle, vous avez raison. C’est un joli jeune homme. Je ne m’étonne point qu’Honora vous ait dit que tant de femmes en raffoloient. Je regrette à présent de ne lui avoir pas donné l’adresse de ma cousine… Si cependant il est aussi mauvais sujet que vous l’assurez, ce seroit grand dommage qu’elle le revît jamais. Ne courroit-elle pas à sa perte, en épousant, contre la volonté de son père, un homme sans mœurs et sans biens ? Oui certes, s’il est tel que vous l’a peint Honora, la charité m’impose le devoir de garantir ma cousine de ses piéges ; je serois inexcusable d’en agir autrement, surtout après avoir fait une si cruelle expérience des malheurs qui accompagnent de tels mariages. »

À ces mots, elle fut interrompue par l’arrivée du lord. Comme il ne se passa dans cette visite rien de nouveau, ni d’essentiel à notre histoire, nous terminerons ici le chapitre.


  1. Odyssée, chant II, vers 175.