Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 214-220).

CHAPITRE IX.



QUELQUES OBSERVATIONS ASSEZ SINGULIÈRES,
ET PRESQUE RIEN DE PLUS.

Jones, après une bonne demi-heure d’absence, revint à la hâte dans la cuisine, et pria l’hôte de lui donner sur-le-champ le compte de sa dépense. Partridge se consola de quitter le coin du feu et une bouteille d’excellente bière, en apprenant qu’il ne voyageroit plus à pied. Jones, par des arguments dorés, avoit persuadé au guide de le conduire à l’auberge où il venoit de mener Sophie ; mais cet homme n’y avoit consenti qu’à la condition que son camarade l’attendroit au cabaret ; car l’aubergiste d’Upton étant l’intime ami de celui de Glocester, il craignoit que ce dernier ne vînt à savoir un jour ou l’autre que ses chevaux avoient fait double course : ce qui l’obligeroit à rendre compte de l’argent qu’il se proposoit, en garçon avisé, de mettre dans sa poche.

Quelque légère que paroisse cette circonstance, nous n’avons pu nous dispenser de la rapporter, parce qu’elle retarda long-temps le départ de Jones. Le second guide mettoit sa probité à un plus haut prix que le premier, et elle auroit coûté fort cher à Jones, si Partridge qui étoit, comme on sait, un rusé compère, n’avoit eu l’heureuse idée de lui donner une demi-couronne à dépenser dans ce même cabaret, pour l’aider à attendre le retour de son camarade. L’hôte n’eut pas plus tôt flairé la pièce d’argent, qu’il poussa un cri de joie. Le désir d’en avoir sa part le rendit si éloquent, si persuasif, qu’en un instant il triompha de la résistance du guide, et le décida à rester, moyennant une demi-couronne de plus. Les grands, qui se piquent si fort de finesse et de subtilité, pourroient souvent en recevoir des leçons de la dernière classe du peuple.

Les chevaux étant prêts, Jones s’élança sur la selle qui avoit servi à sa chère Sophie. Le guide eut la politesse de lui offrir la sienne ; mais il préféra la selle de femme, apparemment comme plus douce. Partridge, quoique fort douillet, ne voulut point déroger à sa dignité d’homme, et accepta l’offre du guide. Ainsi Jones placé sur la selle de Sophie, le guide sur celle de mistress Honora, et Partridge jambe deçà jambe delà sur le troisième cheval, se mirent en marche. Ils arrivèrent en quatre heures à l’auberge où le lecteur a déjà fait un si long séjour. Partridge fut fort gai pendant la route. Il ne se lassoit point d’entretenir Jones des nombreux présages de succès dont la fortune l’avoit favorisé depuis peu. On pouvoit, en effet, les regarder sans superstition comme très-heureux. Partridge préféroit d’ailleurs à la gloire des armes le but actuel où tendoit son compagnon. Ces mêmes présages qui flattoient l’espoir du pédagogue, lui avoient aussi donné pour la première fois une idée nette de l’amour de Jones pour Sophie. Jusqu’alors il y avoit fait peu d’attention. Il s’étoit trompé, dans le principe, sur les motifs de sa fuite. Quant aux aventures arrivées à l’auberge d’Upton, il avoit trop d’effroi avant et après le départ, pour en rien conclure, sinon que le pauvre Jones étoit tout-à-fait fou. Cette opinion s’accordoit parfaitement avec celle qu’il avoit conçue de l’étrange bizarrerie de son caractère ; et la manière dont il étoit sorti de Glocester ne confirmoit que trop à ses yeux la vérité des récits qu’on lui avoit faits précédemment. Quoi qu’il en soit, il étoit charmé de suivre une nouvelle direction, et commençoit à prendre une idée moins désavantageuse du jugement de son ami.

Trois heures sonnoient, comme ils arrivoient. Jones demanda aussitôt des chevaux de poste. Par malheur, il n’y en avoit point : ce qui ne doit pas surprendre, si l’on songe aux troubles qui agitoient le royaume, et en particulier cette contrée où les courriers se croisoient à chaque instant du jour et de la nuit.

Jones mit tout en œuvre pour engager son guide à pousser jusqu’à Coventry ; mais ce fut en vain. Tandis qu’il se débattoit avec lui dans la cour de l’auberge, un étranger l’aborda, et l’appelant par son nom, lui demanda des nouvelles de la respectable famille du comté de Somerset. Jones reconnut aussitôt dans ce personnage le procureur Dowling avec qui il avoit dîné à Glocester, et lui rendit son salut avec politesse.

Dowling pressa vivement M. Jones de ne pas aller plus loin ce soir-là. Il appuya ses instances d’arguments sans réplique. La nuit étoit presque close ; l’orage avoit gâté les chemins ; ce seroit agir avec plus de prudence, de ne repartir que le lendemain à la pointe du jour. Il se servit de beaucoup d’autres raisons non moins solides, dont quelques-unes sans doute n’avoient pas échappé à la sagacité de Jones ; mais comme elles n’avoient produit aucun effet sur son esprit, elles ne réussirent pas mieux en passant par la bouche de M. Dowling. Notre héros persista dans la résolution de poursuivre sa route, dût-il être obligé d’aller à pied.

Quand l’honnête procureur vit qu’il ne pouvoit décider Jones à rester, il usa de toutes les ressources de son éloquence pour persuader au guide de l’accompagner ; il lui prouva par une foule de bons raisonnements, qu’il ne pouvoit se refuser à faire cette petite course, et conclut en lui disant, que le gentilhomme ne manqueroit sans doute pas de le bien récompenser de sa peine.

En tout, comme au jeu de ballon, c’est un avantage d’être deux contre un. Les observateurs attentifs ont dû remarquer l’influence du nombre, lorsqu’il s’agit de prière ou de persuasion. Un père, un maître, une femme, ou quelque autre individu revêtu d’autorité, ont-ils opposé un refus opiniâtre à toutes les raisons alléguées par une seule personne, on les voit souvent céder ensuite à ces mêmes raisons présentées par une seconde, ou par une troisième qui n’a employé aucun moyen nouveau. De là vient peut-être l’expression de seconder un argument ou une motion, et le grand effet qui en résulte dans les discussions publiques. De là vient probablement aussi que dans nos cours de justice, il n’est pas rare d’entendre un habile avocat répéter pendant une heure de suite ce qu’un autre habile homme a dit avant lui.

Au lieu de nous étendre sur ce sujet, nous nous contenterons, suivant notre coutume, de l’éclaircir par un exemple. Le guide qui avoit résisté aux arguments de Jones, se rendit à ceux de M. Dowling, et consentit à laisser notre ami reprendre sa place sur la selle de Sophie ; mais il exigea qu’on lui donnât le temps de faire rafraîchir ses chevaux qui avoient, disoit-il, marché long-temps et avec une grande vitesse. Jones, malgré son impatience, auroit fait de lui-même ce qu’il désiroit. Il ne partageoit pas l’opinion de ces philosophes qui considèrent les animaux comme de pures machines, et croient qu’en piquant brutalement leur monture, l’éperon et le cheval sont aussi insensibles l’un que l’autre à la douleur.

Tandis que les chevaux mangeoient, ou plutôt étoient censés manger ; car, en l’absence du guide qui se régaloit dans la cuisine, le garçon d’écurie eut grand soin d’ôter aux pauvres bêtes leur foin et leur avoine, Jones cédant aux sollicitations de Dowling, le suivit dans sa chambre, où il l’aida à vider une bouteille de vin.