Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 198-207).

CHAPITRE VII.



UNE REMARQUE OU DEUX DE NOTRE FAÇON, ET BEAUCOUP D’AUTRES FAITES PAR LA BONNE COMPAGNIE RASSEMBLÉE DANS LA CUISINE.

Partridge, par un sentiment d’orgueil, ne pouvoit se résoudre à passer pour un valet. Cependant il en avoit en beaucoup d’occasions le langage et les manières. Par exemple, il exagéroit sans mesure la fortune de son compagnon (car il appeloit ainsi M. Jones). La plupart des valets en usent de même avec les étrangers. Aucun d’eux ne voudroit qu’on le crût au service d’un homme sans bien. Plus la situation du maître est élevée, plus il semble au domestique que la sienne l’est aussi. C’est une vérité que démontre la conduite de tous les laquais des gens de qualité.

La noblesse et l’opulence répandent une sorte d’éclat sur tout ce qui les environne. Les laquais des personnes distinguées par leur naissance et par leur richesse, s’imaginent avoir droit à une portion du respect qu’inspirent le rang et la fortune de leurs maîtres. Il n’en est pas de même de l’esprit et de la vertu. Ces deux qualités purement personnelles, absorbent en entier la considération qu’elles obtiennent : considération, à dire vrai, trop foible pour être susceptible de partage. Mais si elles donnent peu de relief aux domestiques, en revanche ils ne sont point déshonorés, quand ceux qu’ils servent ont le malheur d’être entièrement dépourvus de l’une et de l’autre. Toutefois, l’absence de ce qu’on appelle vertu dans une maîtresse de maison, produit un effet différent. Nous en avons vu ailleurs la conséquence. L’espèce de déshonneur qui en résulte est contagieuse, et comme la pauvreté, se communique à tout ce qui l’approche.

On ne s’étonnera donc pas que les laquais attachent tant d’importance à la réputation de richesse de leurs maîtres, et peu ou point à leur bonne renommée ; que ces mêmes hommes qui rougiroient d’entrer dans une maison pauvre, ne soient pas honteux de servir un roué, ou un sot, et divulguent sans le moindre scrupule ses folies et ses vices : ce qu’ils font souvent avec autant de malice que d’originalité. Dans le fait un laquais est pour l’ordinaire un bel-esprit et un fat qui brille aux dépens de celui dont il porte la livrée.

Partridge, après avoir enflé prodigieusement la fortune dont M. Jones devoit hériter, n’hésita point à manifester une crainte qu’il avoit conçue la veille, avec assez de fondement. En un mot, il ne doutoit plus que son ami n’eût perdu l’esprit ; et il communiqua nettement son opinion à la bonne compagnie rassemblée autour du feu de la cuisine.

Le joueur de marionnettes se rangea sur-le-champ à cet avis. « J’avoue, dit-il, que ce jeune homme m’a fort surpris, quand je l’ai entendu parler de mon spectacle avec tant de déraison. On a peine à comprendre qu’une personne dans son bon sens puisse se méprendre à ce point. Ce que vous venez de dire explique la monstrueuse bizarrerie de ses idées. Le pauvre jeune homme ! je le plains de toute mon ame. Il a en effet quelque chose d’égaré dans les yeux. Je m’en étois aperçu tout de suite, quoique je n’en eusse rien témoigné. »

L’hôte appuya cette dernière observation, et réclama le mérite de l’avoir faite de son côté. « Rien, dit-il, n’est plus vrai. Il n’y a qu’un fou qui ait pu songer à quitter une maison comme la mienne, pour aller courir les champs au milieu de la nuit. »

Le commis de l’accise ôta sa pipe de sa bouche, et dit que l’air et le langage du jeune homme lui avoient paru fort extraordinaires, puis s’adressant à Partridge : « S’il est fou, ajouta-t-il, pourquoi le laisse-t-on en liberté ? il peut être cause de quelque malheur. On devroit s’assurer de lui, et le reconduire chez ses parents. »

Partridge rouloit dans sa tête la même idée. Il pensoit que Jones s’étoit enfui de chez M. Allworthy, et se figuroit que l’écuyer le récompenseroit généreusement, s’il parvenoit à lui ramener le jeune fugitif. Toutefois, l’emportement et la force physique de notre héros, qu’il connoissoit par expérience, l’avoient détourné jusque-là d’un dessein dont il jugeoit l’exécution impossible. Mais à peine le commis de l’accise eut-il exprimé son sentiment, qu’il se hâta d’y joindre le sien, et témoigna le plus vif désir qu’on pût venir à bout de l’entreprise.

« En venir à bout ? répéta le commis, rien n’est plus facile.

— Ah ! monsieur, répondit Partridge, vous ne savez pas quel diable d’homme c’est. Il pourroit, voyez-vous, me prendre d’une main et me jeter par la fenêtre ; ce qu’il ne manqueroit pas de faire, s’il soupçonnoit seulement…

— Bon ! reprit le commis, je crois que je le vaux bien : d’ailleurs nous sommes cinq ici.

— Qui sont ces cinq ? dit l’hôtesse, ne comptez pas sur mon mari, je vous en préviens. On ne fera violence à personne dans ma maison. Ce jeune homme est un des plus jolis garçons que j’aie vus de ma vie. Je ne le crois pas plus fou qu’aucun de nous. Où avez-vous pris qu’il a l’air égaré ? il a les plus beaux yeux du monde, et le regard le plus doux. C’est un jeune homme tout-à-fait modeste et honnête. Je le plains sincèrement, surtout depuis que ce monsieur qui est là dans un coin, nous a dit qu’il étoit malheureux en amour. Certes, c’en est assez pour altérer un peu la douceur de sa physionomie. À quoi diable pense sa maîtresse ? Espère-t-elle trouver mieux qu’un aussi beau jeune homme, avec une immense fortune ? Il faut que ce soit une de ces grandes dames, une de ces dames à la mode que nous avons vues hier au spectacle des marionnettes, qui ne savent jamais ce qu’elles veulent. »

Le clerc de procureur déclara aussi qu’il ne prendroit aucune part à l’affaire, sans l’avis d’un avocat. « Supposez, dit-il, qu’on nous accuse d’un emprisonnement illégal, quels seront nos moyens de défense ? Le jury trouvera-t-il les preuves de folie suffisantes ? Je ne parle ici qu’en simple particulier ; car il ne convient pas à un homme de loi de se mêler de ces sortes de questions, autrement qu’en sa qualité de jurisconsulte. On sait que l’opinion des jurés nous est en général peu favorable. Je ne prétends point cependant vous faire changer d’avis, M. Thompson (c’étoit le commis de l’accise), ni vous, monsieur (en s’adressant à Partridge), ni personne de la compagnie. »

À ces mots le commis secoua la tête, et le maître des marionnettes observa que la folie étoit quelquefois un cas difficile à résoudre pour un jury. « Je me souviens, dit-il, d’avoir assisté à un procès de cette espèce. Vingt témoins déposoient qu’un homme étoit fou à lier, et vingt autres, qu’il jouissoit de sa raison, autant qu’aucun habitant de la Grande-Bretagne. L’opinion commune étoit en effet que la famille du pauvre homme n’avoit imaginé de le faire passer pour fou, qu’afin de s’emparer de sa fortune.

— Cela est très-vraisemblable, dit l’hôtesse. J’ai connu moi-même un honnête gentilhomme que ses parents ont tenu renfermé toute sa vie dans une maison de fous, pour jouir de son bien ; mais ce bien ne leur profita pas : car, quoique la loi le leur eût donné, ils n’y avoient aucun droit.

— Bah ! répartit le clerc de procureur en haussant les épaules, la loi n’est-elle pas l’unique fondement du droit ? Si la loi me donnoit la plus belle terre du comté, je m’inquiéterois peu de savoir à qui elle appartient de droit.

— Si la chose est ainsi, dit Partridge,

Felix quem faciunt aliena pericula cautum[1]. »

L’hôte qui étoit sorti pour aller recevoir un homme à cheval, rentra dans la cuisine d’un air effaré. « Messieurs, dit-il, savez-vous ce qui arrive ? Les rebelles ont échappé au Duc. Ils sont aux portes de Londres. La nouvelle est sûre. Un homme à cheval vient de me l’apprendre à l’instant.

— Tant mieux ! tant mieux ! dit Partridge. On ne se battra pas de ce côté-ci.

— J’en suis aussi charmé, ajouta le clerc de procureur, mais pour une meilleure raison : c’est que je voudrois toujours voir triompher le bon droit.

— Oui, mais répondit l’hôte, il y a des gens qui prétendent que le prince Édouard n’a aucun droit à la couronne.

— Je vais vous prouver le contraire en deux mots, répartit le clerc de procureur. Si un père meurt saisi d’un droit, m’entendez-vous ? saisi d’un droit, ce droit ne passe-t-il pas à son fils ? et la couronne n’est-elle pas un droit qui se transmet comme un autre ?

— Mais a-t-il le droit de nous faire papistes ? dit l’hôte.

— Bannissez cette crainte, répliqua Partridge. Monsieur, que voici, vient de prouver l’existence du droit d’une manière aussi claire que le jour. Quant à la religion, il n’en est nullement question. Les papistes eux-mêmes n’ont l’espoir d’aucun changement. Un prêtre papiste, très-honnête homme, et que je connois beaucoup, me l’a dit.

— Je tiens la même chose d’un autre prêtre de ma connoissance, ajouta l’hôtesse ; mais mon mari a toujours tant de frayeur des papistes ! j’en sais un grand nombre qui sont de braves gens et qui ne regardent pas à la dépense ; et j’ai toujours eu pour maxime que l’argent d’un homme étoit aussi bon que celui d’un autre.

— Vous avez bien raison, madame, dit le joueur de marionnettes. Peu m’importe quelle religion domine, pourvu que ce ne soit pas celle des presbytériens ; car ils sont ennemis des marionnettes.

— Ainsi, s’écria le commis de l’accise, vous sacrifieriez votre religion à votre intérêt, et vous voudriez voir le papisme rétabli parmi nous ?

— Non vraiment, répondit l’autre. Je hais le papisme autant que personne ; mais pourtant c’est une consolation de penser qu’on pourroit vivre sous son empire : ce qu’il seroit impossible de faire sous celui des presbytériens. On estime avant tout son gagne-pain, il faut en convenir. Soyez sincère, vous ne craignez rien tant que de perdre votre place ; mais rassurez-vous, mon ami, il y aura une accise sous un autre gouvernement, comme sous celui-ci.

— Assurément, répartit le commis, je serois un méchant homme, si je n’honorois pas le roi dont je mange le pain. C’est un devoir pour moi de lui demeurer fidèle : et puis, à quoi me serviroit qu’il y eût une accise sous un autre gouvernement ? Mes chefs seroient privés de leurs emplois, et je devrois m’attendre à subir le même sort. Non, non, mon ami, je ne renoncerai jamais à ma religion pour garder ma place sous un autre gouvernement. Loin d’y gagner, je ne pourrois qu’y perdre.

— C’est précisément ce que je dis, s’écria l’hôte. Qui sait, après tout, ce qui peut arriver ? Morbleu ! ne serois-je pas un sot de prêter mon argent à un aventurier qui me le rendra, Dieu sait quand ? Il est en sûreté dans mon coffre-fort, et je l’y garderai. »

Le clerc de procureur avoit conçu une haute idée de Partridge, soit que ce fût l’effet de sa profonde connoissance des hommes et des choses, ou celui de la conformité de leurs opinions politiques ; car ils étoient tous deux zélés jacobites. Ils se serrèrent cordialement la main, et burent ensemble des santés dont nous ne jugeons pas à propos de faire mention[2]. Leur exemple fut suivi par le reste de la compagnie, sans en excepter l’hôte. Il eût bien voulu s’excuser ; mais il ne put résister aux menaces du clerc de procureur qui jura de ne plus remettre le pied dans sa maison, s’il refusoit de faire comme lui. Tout le monde but donc. Bientôt les toasts mirent fin à la conversation : ce qui nous avertit de mettre fin aussi à ce chapitre.


  1. Heureux l’homme éclairé par les périls d’autrui !
  2. Ce passage n’est pas le seul dans lequel Fielding manifeste la violence de sa haine pour les Stuarts. Fougueux partisan de la maison de Brunswick, il publia en faveur du gouvernement de fait plusieurs écrits périodiques d’une violence extrême, et fut récompensé de son zèle par une petite pension et par une place de juge de paix.Trad.