Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 47-54).

CHAPITRE VII.



QUI TERMINE LES AVENTURES DE L’HÔTELLERIE D’UPTON.

On saura d’abord que le nouveau venu n’étoit autre que l’écuyer Western, qui poursuivoit sa fille. Deux heures plus tôt, il la surprenoit dans l’hôtellerie, et avec elle sa nièce ; car telle étoit la femme de M. Fitz-Patrick. Cet Irlandois l’avoit enlevée cinq ans auparavant des mains de la sage mistress Western.

Mistress Fitz-Patrick étoit partie de l’auberge, à peu près en même temps que Sophie. Réveillée par la voix de son mari, elle avoit fait venir l’hôtesse, et ayant appris de la bonne femme ce qui s’étoit passé, elle l’avoit déterminée, moyennant un prix exorbitant, à lui fournir des chevaux pour s’échapper. Rien ne résistoit dans cette maison à l’appât de l’or. La maîtresse qui auroit chassé sa servante, comme une coquine, si elle avoit su ce que sait le lecteur, n’étoit pas plus à l’épreuve de la séduction que la pauvre fille.

M. Western et son neveu ne se connoissoient point, et le premier n’auroit pas daigné honorer le second d’un regard, quand il l’auroit connu. Dans l’opinion de l’écuyer, tout mariage clandestin étoit une union contre nature. Depuis le fatal hymen de sa nièce, il avoit abandonné cette malheureuse créature, à peine âgée de dix-huit ans, et ne permettoit même pas que son nom fût prononcé devant lui.

Il régnoit alors dans la cuisine un désordre inexprimable. Western et Fitz-Patrick demandoient à grands cris, l’un sa fille, l’autre sa femme. En ce moment M. Jones entra, ayant par malheur à la main le manchon de Sophie.

Dès que Western l’aperçut, il poussa le cri ordinaire aux chasseurs, à la vue de leur proie ; il s’élança sur lui, le saisit à la gorge et s’écria : « Le voici ! le voici ! je tiens le maudit renard. La femelle n’est pas loin, je vous le garantis ! » Les propos bruyants et confus qui se tinrent pendant quelques minutes, seroient aussi difficiles à rapporter que fastidieux à lire.

Plusieurs personnes s’étant entremises, Jones parvint enfin à se débarrasser de l’écuyer. Il protesta de son innocence, et jura qu’il n’avoit point vu miss Western.

« C’est folie à toi de le nier, dit le ministre Supple, puisque la preuve du crime est dans ta main. Je suis prêt à faire serment que ce manchon appartient à mademoiselle Sophie. Je l’ai vu souvent à son bras ces jours derniers.

— Le manchon de ma fille ! s’écria Western en furie ; quoi ! il a volé le manchon de ma fille ? Messieurs, soyez témoins qu’il l’a dans sa main. Qu’on mène à l’instant le pendard devant le juge de paix. Où est ma fille, scélérat ?

— De grace, monsieur, calmez-vous, reprit Jones. Ce manchon appartient, je l’avoue, à miss Sophie ; mais je jure sur mon honneur que je ne l’ai point vue. »

À ces mots Western perdit toute patience, et la rage lui ôta la parole.

Cependant, Fitz-Patrick instruit par les domestiques du nom de l’écuyer, se persuada que la circonstance actuelle lui offroit une excellente occasion de rendre service à son oncle, et peut-être de gagner ses bonnes graces. Il s’approcha donc de Jones et lui dit : « En conscience, monsieur, vous devriez rougir de nier, en ma présence, que vous ayez vu la fille de ce gentilhomme, quand vous savez que je vous ai trouvé cette nuit même couché avec elle. « Puis s’adressant à M. Western, il lui proposa de le conduire à l’endroit où étoit sa fille. L’offre acceptée, Fitz-Patrick, l’écuyer, le ministre, et quelques autres montèrent droit à la chambre de mistress Waters, et y entrèrent avec aussi peu de précaution que l’Irlandois l’avoit fait la première fois.

La pauvre dame, réveillée en sursaut, n’éprouva pas moins de surprise que d’effroi, en voyant à côté de son lit un homme, qu’à son air farouche et hagard, on auroit pu prendre pour un échappé de Bedlam. L’écuyer eut à peine jeté les yeux sur elle, qu’il fit un saut en arrière, et témoigna suffisamment par ses gestes, avant de parler, qu’elle n’étoit point la personne qu’il cherchoit.

Les femmes, comme on sait, attachent infiniment plus de prix à l’honneur qu’à la vie. Bien que celle-ci parût, en ce moment, plus exposée qu’auparavant, l’autre n’étant point compromis, la dame ne cria pas si fort qu’elle l’avoit fait dans la circonstance précédente. Néanmoins, dès qu’elle fut seule, elle ne songea plus à se reposer ; et très-peu satisfaite, avec raison, de son gîte, elle s’habilla le plus vite qu’elle put, avec le dessein d’en changer.

M. Western, après avoir visité sans succès le reste de la maison, revint désespéré dans la cuisine, où Jones étoit gardé à vue par ses gens.

Quoiqu’il fût à peine jour, la violence du tumulte avoit fait lever tous les voyageurs logés dans l’hôtellerie. De ce nombre étoit un grave personnage revêtu de la dignité de juge de paix du comté de Worcester. M. Western vouloit sur-le-champ porter plainte devant lui ; mais ce magistrat refusa d’instruire l’affaire, attendu, dit-il, qu’il n’avoit sous la main ni son greffier, ni ses livres de droit, et qu’il ne pouvoit savoir par cœur toutes les lois concernant le rapt et autres matières semblables.

M. Fitz-Patrick lui offrit son assistance, et saisit cette occasion d’apprendre à la compagnie qu’il s’étoit destiné au barreau dans sa jeunesse ; il avoit en effet passé trois ans chez un procureur, dans le nord de l’Irlande, en qualité de clerc. Le désir de mener un genre de vie plus agréable le détermina à quitter la chicane, il vint en Angleterre, où il embrassa une profession qui n’exige aucun apprentissage, c’est-à-dire celle de gentilhomme. On a déjà vu en partie comment il y réussit. Cet habile homme déclara que la loi sur le rapt ne s’appliquoit point au cas présent ; que le vol d’un manchon étoit sans contredit un délit, et que l’objet trouvé dans les mains du voleur, fournissoit contre lui une preuve incontestable.

Le magistrat encouragé par un si savant auxiliaire, céda aux instances de l’écuyer. Il consentit à remplir les fonctions de juge, et s’assit avec gravité. À l’aspect du manchon que Jones tenoit toujours à sa main, et d’après l’assertion du ministre, que ce manchon appartenoit à M. Western, il décerna contre l’accusé un mandat d’arrêt qu’il pria M. Fitz-Patrick de rédiger.

Jones demanda alors la parole, et ne l’obtint qu’avec peine. Il fit valoir en sa faveur le témoignage de Partridge sur la manière dont il avoit trouvé le manchon ; mais ce qui contribua encore davantage au succès de sa défense, ce fut la déposition de Susanne qui attesta que Sophie elle-même l’avoit chargée de porter le manchon dans la chambre de M. Jones.

Nous ignorons si le seul amour de la justice, ou la grace merveilleuse de notre héros, engagea l’honnête servante à rendre hommage à la vérité. Quoi qu’il en soit, sa déposition produisit le plus heureux effet. Le magistrat s’enfonçant dans son fauteuil, déclara que l’innocence de M. Jones étoit maintenant aussi incontestable que son crime paraissoit l’être auparavant. Le ministre souscrivit à cette sentence et s’écria : « Dieu me garde de servir d’instrument à la condamnation d’un innocent ! » Là-dessus le juge se leva, acquitta le prisonnier et rompit l’audience.

M. Western donna au diable le juge et les assistants, demanda ses chevaux, et se remit à la poursuite de sa fille, sans faire la moindre attention à son neveu Fitz-Patrick qui réclamoit de toutes ses forces la parenté, sans songer à le remercier du service qu’il en avoit reçu. Il oublia même par bonheur, dans l’excès de sa colère et de sa précipitation, de demander à Jones le manchon : nous disons par bonheur, car notre héros seroit plutôt mort sur la place, que de s’en dessaisir.

Jones, dès qu’il eut payé l’hôtesse, partit avec son ami Partridge, et se mit de nouveau à la recherche de son amante, bien résolu de ne s’arrêter qu’après l’avoir retrouvée. Il ne put se résoudre à dire adieu à mistress Waters. Il détestoit jusqu’à son nom, et ne lui pardonnoit pas de l’avoir privé, quoique sans dessein, d’une entrevue avec sa chère Sophie, à laquelle il voua désormais une constance éternelle.

Mistress Waters profita de la voiture qui retournoit à Bath, et de la compagnie des deux Irlandois. L’hôtesse eut la complaisance de lui prêter des vêtements, pour le loyer desquels elle se contenta de prendre modestement le double de leur valeur. Chemin faisant, la belle voyageuse se réconcilia avec M. Fitz-Patrick qui étoit d’une figure très-agréable, et n’épargna rien pour le consoler de l’absence de sa femme.

Ainsi se terminèrent les nombreuses et bizarres aventures de l’hôtellerie d’Upton, où l’on parle encore aujourd’hui de la charmante Sophie, sous le nom d’ange du comté de Somerset.