Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 13

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 319-329).

CHAPITRE XIII.



SUITE DE L’HISTOIRE PRÉCÉDENTE.

« Mon camarade de collége venoit de m’introduire sur un nouveau théâtre. Je fus bientôt lié avec toute la troupe des chevaliers d’industrie et initié à leurs secrets, je veux dire à ces grossiers artifices, au moyen desquels on trompe les gens simples et inexpérimentés ; car il est des tours subtils qui ne sont connus dans la bande, que d’un petit nombre de chefs. Je ne pouvois prétendre à l’honneur d’aller de pair avec eux. J’avois un penchant immodéré pour le vin, et la violence de mes passions m’empêchoit de réussir dans un art, dont la pratique exige autant de sang-froid que celle de la plus austère philosophie.

« M. Watson, avec qui je vivois dans l’intimité, ne se livroit pas moins que moi à l’ivrognerie : de façon qu’au lieu de faire fortune, comme quelques-uns de ses confrères, il étoit alternativement riche et gueux, et rendoit souvent au cabaret, à des amis qui l’enivroient, sans boire eux-mêmes, l’argent qu’il avoit gagné au jeu à des dupes.

« Nous recourions sans cesse à de nouveaux expédients, pour nous procurer une chétive nourriture. Je n’en continuai pas moins ce métier deux années entières, pendant lesquelles j’éprouvai tous les caprices du sort ; tantôt au comble de la prospérité, tantôt dans l’abîme de la misère ; aujourd’hui savourant les mets les plus délicats, le lendemain réduit aux plus vils aliments ; souvent vêtu l’après-midi d’habits magnifiques, et le jour suivant forcé de les mettre en gage.

« Un soir que je revenois du jeu, sans un sou, j’entendis un grand tumulte, et je vis une nombreuse populace rassemblée dans la rue. N’ayant rien à craindre des filous, je me mêlai à la foule. J’appris qu’un homme venoit d’être volé et fort maltraité par des bandits. Le blessé étoit couvert de sang, et avoit peine à se soutenir sur ses jambes. Le désordre de ma vie, en étouffant dans mon cœur la probité et la honte, n’y avoit pas éteint tout sentiment d’humanité. Je m’empressai d’offrir mes secours à l’inconnu. Il les accepta avec reconnoissance, se mit sous ma protection, et me pria de le mener à une taverne où il pût se procurer un chirurgien, étant, disoit-il, très affoibli par la perte de son sang. Il paroissoit heureux d’avoir rencontré quelqu’un dont l’habit annonçoit un homme comme il faut ; car la multitude qui l’environnoit, à en juger par l’extérieur, étoit peu propre à lui inspirer de la confiance.

« Je pris le blessé par le bras et le conduisis à la taverne la plus proche ; c’étoit celle qui nous servoit de rendez-vous. Par bonheur, il s’y trouvoit un chirurgien qui pansa sur-le-champ ses blessures, et j’eus la satisfaction de lui entendre dire qu’elles n’étoient pas mortelles.

« Après avoir rempli son ministère avec autant de dextérité que de promptitude, il demanda au blessé en quel endroit de la ville il demeuroit ? Celui-ci répondit, qu’arrivé le matin même, il avoit mis son cheval à une auberge, dans Piccadily, et qu’il y logeoit aussi, n’ayant point de connoissances à Londres.

« Le chirurgien, dont le nom m’a échappé (je me souviens seulement qu’il commençoit par un R), étoit un des premiers de sa profession, et chirurgien du roi. Il avoit, en outre, un grand nombre de bonnes qualités. Sensible, bienfaisant, on le trouvoit toujours prêt à secourir ses semblables. Il offrit sa voiture au blessé pour le ramener à son auberge, et lui dit en même temps à l’oreille, que s’il avoit besoin d’argent, il se feroit un plaisir de lui en prêter.

« Le pauvre homme étoit, dans ce moment, hors d’état de le remercier d’une proposition si généreuse. Après m’avoir considéré attentivement pendant quelques minutes, il se laissa tomber sur sa chaise, en s’écriant d’une voix foible : « Ô mon fils ! mon fils ! » et il s’évanouit.

« La plupart des spectateurs attribuèrent cet accident à la grande quantité de sang qu’il avoit perdue ; mais moi qui commençois à me remettre les traits de mon père, je fus confirmé dans mes doutes ; et, convaincu que c’étoit lui-même qui s’offroit à mes regards, je courus à lui, je le serrai contre mon cœur, et couvris de baisers son visage pâle et glacé. Je dois tirer ici le rideau sur une scène qu’il m’est impossible de décrire ; car si je ne perdis pas tout-à-fait connoissance, la surprise et l’effroi me causèrent un tel trouble, que je demeurai étranger à ce qui se passa autour de moi, jusqu’au moment où mon père, ayant repris ses sens, nous nous trouvâmes dans les bras l’un de l’autre, étroitement enlacés et confondant nos larmes.

« Cette scène fit une vive impression sur tous ceux qui en furent témoins. Mon père, aussi impatient que moi de se soustraire à leur curiosité, accepta le carrosse du chirurgien, et je le suivis à son auberge.

« Quand nous fûmes seuls, il me reprocha avec douceur d’avoir négligé si long-temps de lui écrire ; mais il ne me dit pas un mot du crime qui avoit occasionné mon silence. Il m’apprit ensuite la mort de ma mère, et me pressa de revenir habiter auprès de lui. Je lui avois donné, disoit-il, de si cruelles inquiétudes, qu’il ignoroit s’il avoit plus craint que souhaité de me perdre. Enfin, un gentilhomme de ses voisins, qui venoit d’arracher son fils aux dangers de la capitale, l’avoit instruit de ma demeure, et l’unique but de son voyage à Londres, étoit de me retirer du désordre où je vivois. Il rendoit grace au ciel d’avoir eu le bonheur de me retrouver, par un accident qui pouvoit lui être bien funeste. Mon humanité, à laquelle il devoit en partie son salut, lui inspiroit plus de joie que n’auroit fait ma piété filiale, si j’avois su que l’objet de mes soins étoit mon propre père.

« Tant de bonté, dont je me sentois indigne, me pénétra jusqu’au fond de l’ame. Je lui promis de le suivre, dès qu’il seroit en état de soutenir la fatigue du voyage. Ce fut peu de jours après, grace au talent de l’excellent chirurgien qui pansa ses blessures. J’étois resté constamment près de lui. La veille de notre départ, je voulus prendre congé de mes intimes amis, et en particulier de M. Watson : celui-ci me dissuada d’aller m’enterrer vivant, par complaisance pour les caprices d’un vieux fou. Je résistai à ses instances, et je revis encore une fois le toit paternel. Mon père me pressa de songer au mariage ; mais mon inclination y étoit entièrement opposée. J’avois déjà connu l’amour. Peut-être n’ignorez-vous pas, jeune homme, les transports enivrants de cette passion, aussi tendre que violente. »

Ici le solitaire s’arrêta, et regarda fixement son hôte, qui avoit changé plusieurs fois de couleur, dans l’espace d’une minute. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et continua ainsi :

« Étant pourvu maintenant de toutes les commodités de la vie, je me livrai de nouveau à l’étude, et avec plus d’ardeur que jamais. Les seuls auteurs, soit anciens, soit modernes, que je prisse plaisir à lire, étoient ceux qui traitent de la vraie philosophie, science qui n’est, pour les esprits superficiels, qu’un sujet de ridicule et de moquerie. Je dévorai les écrits d’Aristote et de Platon, et le reste de ces chefs-d’œuvre immortels que l’antique Grèce a légués au monde.

« Ces grands hommes ne m’enseignoient pas, il est vrai, l’art de parvenir au pouvoir, ou à la fortune, mais ils m’apprenoient l’art plus utile de mépriser les charmes trompeurs de l’un et de l’autre. Leur morale élève l’ame et l’affermit contre les coups de l’adversité. Elle n’inspire pas seulement à l’homme l’amour de la vertu, elle l’excite encore à la pratiquer, en lui montrant qu’il n’a point ici-bas de meilleur guide pour le conduire au bonheur, ou de plus sûr remède contre les maux qui l’assiégent de toutes parts.

« À cette étude j’en joignis une autre, au prix de laquelle toute la philosophie païenne n’est guère moins vaine qu’un songe, je veux dire celle des divines Écritures. C’est là qu’est déposé le précieux trésor des vérités éternelles que Dieu lui-même a daigné nous révéler, vérités beaucoup plus dignes de nos méditations que toutes les sciences mondaines, et à la hauteur desquelles l’esprit humain n’auroit pu s’élever, sans un secours surnaturel. Je commençois à regarder, comme à peu près perdu, le temps que j’avois consacré à la lecture des sages du paganisme. Quelque douceur que l’on trouve à leurs leçons, de quelque utilité qu’elles soient pour nous diriger dans les voies de ce monde, quand on les compare aux préceptes des saintes Écritures, elles paroissent aussi frivoles que les règles établies par les enfants dans leurs jeux. La philosophie nous rend plus sages, le christianisme nous rend meilleurs ; la philosophie agrandit et fortifie l’ame, le christianisme la touche et l’adoucit. La première nous fait admirer des hommes, le second nous fait aimer du ciel ; celle-là nous assure un bonheur temporel, celui-ci, une félicité qui n’aura pas de fin… Mais je crains de vous ennuyer par mon verbiage. »

« Point du tout, monsieur, dit Partridge, Dieu nous garde de nous ennuyer de si bonnes choses ! »

« Je menois depuis environ quatre ans, poursuivit le solitaire, une vie délicieuse, libre de soins et d’affaires, et livré tout entier à la contemplation, quand je perdis le plus tendre des pères. Je l’aimois avec passion : aussi ma douleur fut-elle sans bornes. Plongé dans une sombre mélancolie, je renonçai pendant plusieurs mois aux livres et à l’étude. Le temps enfin, le meilleur médecin des peines de l’ame, apporta quelque remède à mon affliction. »

« Oui, dit Partridge, tempus edax rerum[1]. »

« Je repris alors, continua le vieillard, mes occupations favorites. Elles achevèrent ma guérison ; car l’étude de la philosophie et de la religion est aussi salutaire pour un esprit malade, que l’exercice pour un corps languissant et débile : elles lui donnent cette vigueur et cette fermeté d’ame qu’Horace attribue au sage.

Sans crainte et tout entier ramassé sur lui-même,
Tel qu’un globe parfait, que nulle aspérité
Sur un plan bien uni ne retient arrêté,
Il ne présente point de prise à la fortune[2].

« La mort de mon excellent père produisit dans ma situation un grand changement. Mon frère, devenu maître de la maison, avoit un caractère et des goûts si opposés aux miens, que nous étions, l’un pour l’autre, la pire des sociétés. Ce qui mettoit le comble au désagrément de nos relations journalières, c’étoit le défaut complet d’harmonie entre le peu d’amis que j’aimois à voir, et la nombreuse troupe de chasseurs qu’il invitoit souvent à sa table. Ces rustres, non contents de fatiguer l’oreille des gens sensés par de bruyantes sottises, se plaisent encore à leur prodiguer l’insulte et le mépris. Mes amis et moi nous avions sans cesse à essuyer de leur part de sottes plaisanteries, sur notre manque d’intelligence des termes de la chasse. Les véritables savants pardonnent volontiers l’ignorance. Les petits esprits infatués de leur habileté dans un art futile, sont pleins de dédain pour ceux qui ne le possèdent pas.

« Enfin je me séparai de mon frère. Les médecins m’envoyèrent aux eaux de Bath. La violence de ma douleur, jointe à une vie sédentaire, m’avoit causé une espèce de paralysie, pour laquelle l’usage de ces eaux est regardé comme un remède presque souverain. Le lendemain de mon arrivée, j’allai me promener au bord de la rivière. Quoiqu’on ne fût encore qu’au printemps, le soleil avoit déjà tant de force, qu’il m’obligea de me retirer sous l’ombrage de quelques saules, pour me défendre contre l’ardeur de ses rayons. À peine y étois-je assis, que j’entendis, de l’autre côté des arbres, un homme gémir et se plaindre amèrement. Tout-à-coup il s’écria avec une horrible imprécation : « C’en est fait, je n’y puis plus résister. » Et au même instant, il se jeta dans l’eau. Je me levai soudain, et m’élançai vers l’endroit d’où le cri étoit parti, en appelant au secours de toutes mes forces. Heureusement, un pêcheur que des touffes de jonc fort élevées m’avoient empêché d’apercevoir, tendoit ses filets un peu au-dessous de moi. Il accourut, et nous parvînmes, non sans péril, à tirer le malheureux hors de l’eau. Il ne donnoit aucun signe de vie. Quelques personnes étant survenues, elles nous aidèrent à le tenir suspendu en l’air, par les talons. Il rendit une grande quantité d’eau, puis il commença à respirer, et à remuer un peu les bras et les jambes.

« Un apothicaire qui se trouvoit présent, jugea que pour achever de le rappeler à la vie, il falloit le transporter sur-le-champ dans un lit bien chaud : ce qui fut exécuté. L’apothicaire et moi nous l’accompagnâmes. Ignorant son adresse, nous le conduisions à une auberge, quand nous rencontrâmes une femme qui nous dit, en poussant un cri aigu, que cet infortuné logeoit chez elle. Je le laissai alors entre les mains de l’apothicaire, qui en eut tous les soins convenables.

« Ayant appris le lendemain matin qu’il étoit parfaitement rétabli, j’allai le voir, avec l’intention de découvrir le motif qui l’avoit porté à cet acte de désespoir, et de l’empêcher, s’il étoit possible, de le renouveler. Jugez de ma surprise, lorsqu’en entrant dans la chambre, je reconnus mon ancien ami Watson ! Je vous fais grace des détails de notre première entrevue ; car je veux éviter, autant que je le puis, la prolixité. »

« Monsieur, dit Partridge, ne retranchez rien. Je meurs d’envie de savoir ce qui avoit amené M. Watson à Bath.

— Soyez tranquille, répartit le vieillard, je n’omettrai rien d’essentiel. » Et il continua de raconter ce que nous continuerons d’écrire, après avoir pris et donné au lecteur un moment de repos.


  1. Le temps consume tout.
  2. Fortis, et in seipso totus teres atque rotundus,
    Externi ne quid valeat per læve morari :
    In quem manca ruit semper fortuna.
     »Horace.