Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 60-68).

CHAPITRE X.



VISITE DE M. WESTERN À M. ALLWORTHY.

M. Allworthy finissoit de déjeuner avec son neveu : il étoit enchanté du récit que le jeune homme venoit de lui faire, de sa visite à miss Western ; car ce mariage lui plaisoit fort, moins à cause de la fortune que du mérite personnel de Sophie. Tout-à-coup M. Western entre comme un furieux, et l’apostrophe en ces termes : « Vous avez fait vraiment un beau chef-d’œuvre ; votre bâtard a bien profité de l’éducation qu’il a reçue de vous. Je ne dis pas que le drôle ait agi d’après vos conseils ; mais grace à lui, il se passe chez nous d’étranges choses.

— Qu’y a-t-il donc, voisin ? répondit M. Allworthy.

— Oh ! rien, presque rien, ma fille est tombée amoureuse de votre bâtard, voilà tout. Mais mon parti est pris, elle n’aura pas un sou de moi, pas une obole. J’avois toujours bien prévu le danger d’élever un bâtard, comme un gentilhomme et de lui donner accès dans une honnête maison. Il est heureux pour lui qu’on m’ait retenu le bras : sans cela je l’aurois rossé, assommé, je lui aurois appris à venir s’asseoir à ma table. Qu’il s’avise d’y reparoître, je ne lui donnerai pas un morceau de pain, pas un liard pour en acheter ; et si ma fille s’obstine à l’épouser, elle n’aura pour dot que la chemise qu’elle a sur le dos. Oui, plutôt que de lui rien laisser, je placerai mon bien à fonds perdu, dût-il passer en Hanovre, et servir à corrompre notre nation.

— J’ai un véritable chagrin…

— Au diable votre chagrin. La belle avance pour moi, quand je perds mon unique trésor, ma Sophie, la joie de mon cœur, l’espoir et la consolation de ma vieillesse ! Mais, je vous le répète, mon parti est pris, je la mettrai à la porte de chez moi, elle mendiera, elle mourra de faim dans la rue, je ne lui donnerai pas un sou, pas une obole. Ces maudits bâtards sont toujours habiles à surprendre le lièvre au gîte. Dieu me damne, si je devinois celui que chassoit le pendard : mais il pourra se vanter de n’avoir trouvé pire gibier de sa vie ; il n’en aura que la peau et les os, vous pouvez le lui dire de ma part.

— Vous m’étonnez, monsieur, après ce qui s’est passé entre votre fille et mon neveu, pas plus tard qu’hier.

— Oui, monsieur, et c’est précisément après ce qui s’est passé hier, entre votre neveu et ma fille, que j’ai éventé la mèche. M. Blifil étoit à peine sorti, que le drôle est venu fureter autour de la maison. Quand je l’attirois chez moi, comme chasseur, je ne me doutois guère qu’il n’avoit en tête d’autre idée que de prendre ma fille au piége.

— Franchement, j’aurois souhaité que vous lui donnassiez moins d’occasions de se trouver avec elle. Vous devez vous souvenir que j’ai toujours désapprouvé ses longs séjours dans votre maison, quoiqu’à dire vrai, ils ne m’inspirassent aucun soupçon de ce qui est arrivé.

— Eh ! qui en auroit eu ? Que diable avoit-il affaire à ma fille ? Je l’invitois à chasser avec moi, et non à lui faire la cour.

— Est-il possible que les voyant si souvent ensemble, vous n’ayez observé entre eux aucun signe d’intelligence ?

— Non, sur mon ame, pas un. Je ne l’ai pas vu l’embrasser une seule fois. Loin de lui faire la cour, il étoit d’ordinaire plus silencieux devant elle, qu’en son absence. De son côté, ma fille se montroit moins polie pour lui, que pour aucun des jeunes gens qui fréquentoient la maison. Je ne suis pas plus facile à tromper qu’un autre, voisin, gardez-vous de le croire. »

M. Allworthy eut peine à s’empêcher de rire de la simplicité de l’écuyer. Il se contint pourtant ; il connoissoit le cœur humain, et avoit trop de savoir vivre et de bonté naturelle, pour offenser M. Western, dans une pareille circonstance. Il lui demanda donc ce qu’il désiroit de lui.

« Ce que je désire ? c’est que vous défendiez au drôle d’approcher de ma maison. Moi, je vais de ce pas enfermer sous clef la coquine. Elle épousera votre neveu, malgré ses dents ; oui, monsieur Blifil, vous serez mon gendre. J’en fais le serment. »

Il partit, en disant que sa maison étoit tout en désordre ; qu’il avoit hâte de s’en retourner, pour prévenir quelque escapade de la part de sa fille. Quant à Jones, il jura, s’il le rattrapoit chez lui, de le mettre hors d’état de troubler à l’avenir le repos des familles.

L’oncle et le neveu, restés seuls, gardèrent un long silence, que Blifil interrompoit de temps en temps par des soupirs, où la haine avoit plus de part que l’amour ; car la perte de Sophie l’affligeoit beaucoup moins que le triomphe de Jones.

À la fin, son oncle lui ayant demandé ce qu’il comptoit faire : « Hélas ! monsieur, répondit-il, faut-il demander à un amant le parti qu’il prendra, quand la raison et la passion lui donnent des conseils opposés ? n’est-il pas trop certain, que dans cette alternative, il écoutera toujours la voix de la dernière ? La raison me dit d’oublier une femme qui en aime un autre, la passion me flatte que le temps pourra changer ses dispositions, en ma faveur. J’entrevois, à la vérité, une objection qui devroit m’arrêter, si je ne parvenois à la réfuter entièrement : c’est l’injustice apparente de chercher à supplanter un rival, dans un cœur dont il semble être déjà en possession. Mais la ferme résolution de M. Western m’est garante, que j’assure par là le bonheur de tous. Je sauve un père du plus affreux désespoir, et deux imprudents de l’abîme où les précipiteroit leur union. La jeune personne seroit perdue de toutes les manières. Outre qu’elle épouseroit un homme sans bien, elle se verroit privée de la plus grande partie de sa fortune ; et le peu que son père ne pourroit lui ôter, deviendroit la proie de l’indigne créature que le misérable, j’en ai la certitude, entretient encore. Mais ce n’est là que le moindre de ses torts. Ô ! mon cher oncle, il n’existe pas au monde un plus mauvais sujet ; et si vous aviez su ce que je me suis efforcé jusqu’ici de vous taire, vous auriez abandonné depuis long-temps ce pervers.

— Comment ? s’est-il rendu coupable de quelque nouveau méfait que j’ignore ? dites-le-moi, je vous prie.

— Non, ce sont d’anciens torts ; il peut s’en être repenti.

— Au nom de l’obéissance que vous me devez, parlez, je vous l’ordonne.

— Vous savez, monsieur, que je me suis toujours fait une loi de vous obéir ; mais en conscience je suis fâché de l’indiscrétion qui m’est échappée ; on pourroit l’attribuer à la vengeance, et grace à Dieu, un tel sentiment n’est jamais entré dans mon cœur. Si donc vous m’obligez à vous découvrir la vérité, je dois commencer par solliciter votre indulgence pour le coupable.

— Point de conditions. Je crois lui avoir montré assez d’affection, peut-être plus que je ne l’aurois dû faire, dans votre intérêt.

— Et plus surtout, je le crains, qu’il n’en méritoit. Le jour où l’on désespéroit de votre vie, tandis que nous étions tous plongés dans la douleur, il se livroit à l’excès d’une folle joie, il buvoit, il chantoit, il faisoit retentir la maison de cris d’allégresse. Je l’avertis doucement de l’indécence de sa conduite ; il entra dans une violente colère contre moi, proféra mille jurements, m’accabla d’outrages, et finit par me frapper.

— Quoi ! il osa vous frapper ?

— J’ai oublié ses torts envers moi. Que ne puis-je oublier de même son ingratitude envers le plus généreux des bienfaiteurs ! j’ose encore cependant implorer, pour lui, votre miséricorde ; sûrement il étoit possédé ce jour-là du malin esprit. Le soir même, comme nous nous promenions M. Thwackum et moi dans la campagne, en nous félicitant des premières lueurs d’espérance que donnoit votre état, nous le surprîmes avec une fille, dans une situation que l’honnêteté ne permet pas de décrire. M. Thwackum, animé d’un zèle plus louable que prudent, s’avança vers lui pour le réprimander. Le furieux (je le dis à regret) se jeta sur ce digne homme, et lui porta des coups dont je crains qu’il ne conserve encore les marques. Les efforts que je fis pour défendre mon maître, m’exposèrent moi-même à sa brutalité. Mais, je le répète, je lui avois pardonné depuis long-temps, j’avois même décidé M. Thwackum à lui pardonner aussi, et à tenir secrète une action qu’il ne pouvoit vous découvrir sans le perdre. Maintenant qu’une indiscrétion involontaire de ma part vous en a donné connoissance, et que vos ordres absolus m’ont forcé de vous en conter les détails, souffrez que j’intercède encore une fois auprès de vous, en sa faveur.

— Ô ! mon enfant, je ne sais si je dois louer, ou blâmer la générosité qui vous a porté à me cacher un moment tant de scélératesse. Mais où est M. Thwackum ? Je n’élève aucun doute sur votre véracité. Je veux seulement, par un sérieux examen de cette affaire, justifier aux yeux du monde le châtiment que je réserve à ce monstre. »

On fit venir Thwackum ; il confirma pleinement le récit de Blifil, et montra pour preuve sa poitrine, où le poing de Jones avoit imprimé des caractères encore très-visibles. Il dit à M. Allworthy, qu’il l’auroit instruit beaucoup plus tôt de cette affaire, s’il n’avoit été retenu par les pressantes sollicitations de M. Blifil. « Votre neveu, monsieur, ajouta-t-il, est un excellent jeune homme. On ne peut lui faire qu’un reproche ; c’est de pousser trop loin le pardon des injures. »

Blifil s’étoit en effet donné, dans le temps, quelque peine pour déterminer Thwackum à garder le silence ; et cela par plusieurs motifs. Il savoit que la maladie amollit et relâche d’ordinaire les caractères les plus fermes ; il pensoit d’ailleurs qu’il ne pouvoit dénaturer un fait récent, sans s’exposer à être démenti par le médecin, qui ne s’éloignoit guère de la maison, et à perdre ainsi le fruit de son imposture. Il résolut donc de tenir en réserve ce moyen de vengeance, jusqu’à ce que l’imprudence de Jones lui fournît de nouvelles armes. Persuadé que le poids d’un grand nombre de fautes réunies, ne manqueroit pas de l’écraser, il attendoit une occasion semblable à celle que la fortune venoit de lui offrir. Enfin, il s’imaginoit que quand sa démarche auprès de Thwackum seroit connue de M. Allworthy, elle le confirmeroit dans l’opinion qu’il avoit toujours cherché à lui donner de son amitié pour Jones.