Tityre et Mœlibée (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 111-117).
TITYRE ET MŒLIBÉE


 
Avec des flûtes dans leurs mains,
Se sont perdus par mes chemins
Tityre et Mœlibée ;
Ils n’ont rien vu de mon pays
Que des voiles de brouillard gris
Et des feuilles tombées.

Son pâle été leur parut froid
Avec son brusque et lourd convoi

Et de vents et d’orages.
Ils se disaient : « Comment chanter
« Les fruits, le miel, la volupté,
« Sous ces mornes ombrages ?

« Quand tombe, aux horizons, la nuit,
« Où rencontrer celle qui fuit
« En riant, vers les saules,
« Et nous permet d’apercevoir
« Dans la douce clarté du soir
« Un peu de son épaule ?

« Sur un pignon humide et bas
« Le raisin clair ne mûrit pas,
« Et quel écho docile
« Répéterait parmi ces prés
« Les chants divins qu’ont inspirés
« Les muses de Sicile ?


« Les gens d’ici se parlent peu,
« Ils ignorent le vin de feu
« Qui empourpre les outres,
« Ils se terrent en des maisons
« Dont le foyer et ses tisons
« Noircit toujours les poutres.

« Ni le cyprès, ni l’olivier
« Ne font un abri familier
« Au milieu de leurs plaines.
« L’ombre descend avant le soir,
« Et le tumulte immense et noir
« Y gronde dans les chênes.

« Ils allument au jour tombant
« Une humble pipe, en se courbant
« Vers la flamme de l’âtre ;
« Leur amour n’aime que pain bis.
« Ils ne connaissent Alexis,
« Ni Gallus, le beau pâtre.

« Rome n’éblouit point leurs yeux
« De ses héros ni de ses dieux
« Pareils à une armée
« Et leur ville n’est qu’un hangar
« Que trouent les trains, de part en part,
« À travers les fumées. »

Ainsi marchant par nos chemins,
Avec leurs flûtes dans leurs mains,
S’entretenaient, non sans sourire,
Mœlibée et Tityre ;
Soudain un vieux berger, qui savait plus d’un chant,
S’arrêta devant eux sur le bord de son champ
Et lentement se prit à dire :

« Les gens qui sont d’ici
« Aiment la peine et le souci,
« Et leur ciel inclément et leur terre indocile.
« Ils acceptent leur sort et n’en veulent changer

« Et conquièrent dans le danger
« Leur bonheur difficile.

« Les muscles de leur corps
« Ne sont joyeux que par l’effort
« Qu’ils ménagent avec calme afin qu’il perdure,
« Leur volonté tenace est un métal rugueux
« Qu’ils ont coulé dans un bon creux
« Sans paille ni soudure.

« Si leur amour jaloux
« Guette dans l’ombre où tout à coup
« Comme une meule ardente au bord d’un pré s’enflamme,
« C’est qu’ils aiment la force et ne redoutent pas
« L’inévitable et vieux combat
« Pour l’or ou pour la femme.

« Jamais vous ne saurez
« Là-bas, sous vos cieux azurés,

« Ce qu’est un foyer clair avec lequel on cause,
« Tandis que choit la pluie et que souffle le vent
« Et qu’il secoue et bat l’auvent
« Et la fenêtre close.

« Au sein de nos guérets
« Le cœur des gens est plus secret
« Qu’en vos vallons boisés où Pan rit dans les feuilles,
« Où l’on entend les Dieux chanter dans les pipeaux,
« Où Lycoris au bord des eaux
« Se couche et vous accueille.

« La ville et tous ses bruits
« Et ses trains d’or trouant la nuit
« Ont effrayé pendant longtemps les blancs villages,
« Mais aujourd’hui l’accord est fait et les marchés
« Voient de beaux gars endimanchés
« Mener vers eux mille attelages.


« Ainsi
« Vivent les gens d’ici,
« Travaillant ferme et dur pour la moindre pécune
« Dans la bonne ou la mauvaise fortune ;
« Certes se doutant bien qu’il est au loin, là-bas,
« Un soleil moins hostile en un moins lourd climat,
« Mais rivés à leur sol compact, farouche et blême,
« Et le chantant
« Aux jours d’été et de printemps
« Quand même.