Timon ou le Misanthrope

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V

TIMON OU LE MISANTHROPE.[1]




TIMON, JUPITER, MERCURE, PLUTUS, LA PAUVRETÉ, GNATHONIDÈS, PHILIADÈS, DÉMÉAS, THRASYCLÈS, BLEPSIAS.

[1] Timon. Ô Jupiter, protecteur de l’amitié, dieu des hôtes[2], des amis, du foyer, des éclairs, des serments, des nuées, du tonnerre, on sous quelque autre nom que t’invoque le cerveau brûlé des poëtes, surtout quand ils sont embarrassés pour la mesure ; car alors ils te donnent toutes sortes de noms afin de soutenir la chute du sens et de remplir le vide du rythme ; qu’est devenu le fracas de tes éclairs, le long murmure de ton tonnerre, la flamme blanche et redoutable de ta foudre ? Tout cela, bien certainement, n’est que pure bagatelle, une fumée poétique, un vrai cliquetis de paroles. Et ce carreau si vanté, qui portait si loin, que tu tenais toujours à la main, il s’est éteint je ne sais comment, il s’est refroidi, et n’a pas gardé la moindre étincelle de colère contre les méchants.

[2] L’homme prit à se parjurer craindrait plutôt la mèche d’une lampe de la veille, que la flamme de cette foudre qui dompte l’univers : il semble que tu ne lances qu’un vieux tison dont on ne redoute ni le feu, ni la fumée ; et l’on ne craint d’autre mal de cette blessure, que d’être couvert de suie. C’est pour cela que Salmonée n’a pas en peur d’imiter ton tonnerre, et qu’il a même trouvé quelque confiance, en opposant à la froideur de Jupiter le feu de son audace et de son orgueil. Et pouvait-il en être autrement ? Tu dors, comme assoupi par de la mandragore ; si bien que tu n’entends plus ceux qui se parjurent, que tu ne vois plus ceux qui commettent des injustices ; mais tu es myope, tu ne vois goutte aux actions humaines, et tes oreilles sont dures comme celles des vieillards.

[3] Lorsque tu étais plus jeune, l’âme ardente et irascible, tu faisais merveille contre les injustes et les scélérats ; tu ne leur laissais aucuns trêve, ta foudre était toujours prompte, ton égide sans cesse en mouvement ; ton tonnerre résonnait avec fracas, et tes éclairs fréquents semblaient une escarmouche avant la bataille : la terre tremblait comme un crible, la neige volait en flocons, la grêle roulait comme des pierres. Bientôt, pour parler un langage plus relevé, surviennent des pluies torrentielles ; chaque goutte d’eau est un fleuve : en un clin d’œil, au temps de Deucalion[3], la terre n’est plus qu’un immense naufrage, le monde est inondé, et c’est à peine s’il en échappe une petite arche, qui, abordant au mont Lycoris[4], conserve le foyer d’une race humaine, pire que la première.

[4] Aussi as-tu recueilli le prix de ton insouciance : on ne t’offre plus de sacrifices, on ne couronne plus tu statues, si ce n’est quelquefois, par hasard, à Olympie ; encore celui qui le fait, ne croit-il pas remplir un devoir rigoureux, mais simplement payer tribut à un antique usage. Avant peu l’on ne verra en toi, qui es le plus grand des dieux, qu’un Saturne qu’on dépouillera de tous ses honneurs. Je ne dis pas combien de fois les voleurs ont pillé tes temples ; ils ont été jusqu’à porter les mains sur toi à Olympie ; et toi, qui fais là-haut tant de tapage, tu ne t’es pas donné la peine d’éveiller les chiens, ni d’appeler les voisins, qui, en accourant à tes cris, eussent arrêté les voleurs faisant leurs paquets pour la fuite ; mais en vrai brave, toi, l’exterminateur des Géants, toi, le vainqueur des Titans, tu es demeuré assis, laissant tondre tes cheveux d’or par les brigands ; et cela, quand tu avais un foudre de dix coudées à la main droite. Quand cesseras-tu, dieu étonnant, de surveiller le monde avec autant de négligence ? Quand puniras-tu ces excès d’impiété ? Que de Phaéthons et de Deucalions il faudrait opposer à ce débordement d’insolence[5] !

[5] Mais laissons de côté les affaires générales ; parlons des miennes : après avoir fait monter sur le pinacle une foule d’Athéniens, les avoir élevés de la pauvreté à la richesse, secouru tous ceux qui étaient dans l’indigence, répandu avec profusion mes trésors sur mes amis, me voilà devenu pauvre, et l’on ne me connaît plus, et je n’ai pas même un regard de ceux qui, courbés et rampants devant moi, attendaient en suspens un signe de ma tête. Si, par hasard, je les rencontre sur ma route, il semble qu’ils aperçoivent la colonne de quelque antique tombeau renversé par le temps ; ils passent sans lire ; d’autres, me voyant de loin, prennent une autre route, pour ne pas avoir sous les yeux un spectacle désagréable et de mauvais augure, eux qui, la veille, m’appelaient leur sauveur et leur bienfaiteur.

[6] Telle est l’infortune qui m’a confiné dans ce désert : revêtu d’une peau de bête, j’y travaille à la terre, au prix de quatre oboles, philosophant dans cette solitude avec une pioche. J’ai du moins l’avantage de ne plus voir les méchants jouir d’un bonheur qu’ils ne méritent pas ; car c’est là le comble des maux. Allons, fils de Saturne et de Rhée, secoue ce sommeil profond, agréable, plus long que celui d’Épiménide ; souffle sur ta foudre, rallume-la aux feux de l’Etna, produis une grande flamme, montre une colère digne d’un Jupiter jeune et vigoureux, et donne un démenti aux fables que les Crétois débitent sur toi et sur ta tombe[6].

[7] Jupiter. Quel est donc, Mercure, ce criailleur qui est là dans l’Attique, près de l’Hymette, au pied de la montagne ? Il est tout crasseux, hâlé, couvert d’une peau de chèvre ! Il m’a l’air de fouiller la terre : c’est un rude bavard… Et impudent !… C’est sans doute un philosophe, car nul autre n’oserait tenir contre nous des discours si impies.

Mercure. Que dites-vous, mon père ? Vous ne reconnaissez pas Timon, fils d’Echécratide, du bourg de Colytte ? C’est cet homme qui nous régalait de si beaux sacrifices, cet ancien riche qui nous immolait des hécatombes entières, chez qui nous avions l’habitude de célébrer splendidement les Diasies[7].

Jupiter. Oh ! quel changement ! Lui si beau, si riche, entouré de tant d’amis ! Que lui est-il donc arrivé pour en être réduit là, sec, misérable, piochant pour un salaire, si j’en juge à l’énorme hoyau qu’il porte ?

[8] Mercure. On pourrait croire qu’il a été victime de sa bonté, de sa philanthropie, de sa sympathie envers les malheureux ; mais, en réalité, il ne doit s’en prendre qu’à sa folie, à sa niaiserie, au mauvais choix de ses amis : il ne voyait pas qu’il rendait service à des corbeaux et à des loups ; il prenait, le malheureux, ces vautours qui lui rongeaient le foie pour des amis sincères, et croyait d’affectueux compagnons ces gens qui n’aimaient que ses viandes. Aussi, lorsqu’ils eurent complètement mis à nu ses os, rongé et sucé sa moelle proprement et soigneusement, ils sont partis, le laissant sec, coupé dans sa racine ; ils ne le connaissent plus, ne le regardent plus (car à quoi bon ?), ne lui portent aucun secours et ne lui donnent rien en échange de ses bienfaits. Voilà pourquoi, la pioche en main, vêtu de cuir, comme vous voyez, il a quitté la ville par honte, travaille aux champs pour un salaire, l’âme aigrie par les malheurs, lorsqu’il voit ceux qu’il a enrichis passer fièrement auprès de lui, sans se rappeler seulement s’il se nomme Timon.

[9] Jupiter. Ce n’est pas un homme à dédaigner ou à laisser de côté ; l’infortuné a le droit de se plaindre, et nous ressemblerions à de détestables flatteurs, si nous l’abandonnions, lui qui, tant de fois, a brûlé sur nos autels les cuisses les plus grasses des taureaux et des chèvres : j’en ai encore le fumet dans les narines. Mais tant d’occupations, le grand tumulte qu’excitent les parjures, les brigands et les ravisseurs, la crainte des sacrilèges (et il y en a un si grand nombre, il est si difficile de s’en garantir, que je n’ai pas le temps de fermer l’œil), tout cela m’a empêché depuis longtemps d’arrêter mes regards sur l’Attique, surtout depuis que la philosophie et les batailles de mots y sont à la mode. Ces disputailleries, ces criailleries m’empêchent d’entendre les prières ; et il faut, ou que je reste assis les oreilles bouchées, ou que je sois assourdi de leur vertu, de leur spiritualité et autres inepties, qu’ils vocifèrent tous ensemble et à haute voix. Voilà pourquoi je ne me suis pas occupé de ce brave homme, qui en vaut pourtant la peine.

[10] Mais voyons, Mercure, prends avec toi Plutus, et descends chez lui en toute hâte ; que Plutus emmène avec lui Thésaurus, qu’ils fixent tous deux leur demeure chez Timon, et qu’ils n’en sortent pas, lors même que celui-ci, aimable comme il est, voudrait les mettre à la porte. Quant à ces flatteurs et à l’ingratitude qu’ils ont montrée à son égard, j’en aurai soin une autre fois et je les punirai, lorsque j’aurai fait raccommoder ma foudre. Ses deux grands rayons ont été, en effet, émoussés et brisés, le jour où je l’ai lancée avec un peu trop de force contre le sophiste Anaxagore[8], qui enseignait à ses disciples que nous autres dieux nous n’existons pas ; je le manquai, parce que la main de Périclès le couvrait, et ma foudre, allant frapper le temple des Dioscures, le mit en feu, mais se brisa presque entièrement contre les pierres ; seulement ce sera déjà une punition pour les flatteurs de Timon de le voir redevenu riche.

[11] Mercure. La bonne chose que de tempêter, de se montrer insupportable et insolent ! Ce n’est pas seulement utile aux avocats, mais à ceux qui font des prières. Voilà Timon qui va passer de l’extrême pauvreté à l’extrême richesse, pour avoir crié bien fort, s’être exprimé franchement dans sa prière et avoir attiré l’attention de Jupiter. S’il avait pioché la terre, courbé en silence, il la piocherait encore sans qu’on s’occupe de lui.

Plutus. Pour ma part, Jupiter, je ne veux pas aller chez Timon.

Jupiter. Et pourquoi donc, seigneur Plutus, quand c’est moi qui vous donne cet ordre ?

[12] Plutus. C’est que, par Jupiter, il m’a insulté, mis à la porte, taillé en morceaux, moi, son ami de père en fils, et cela comme on renvoie avec une fourche, ou comme ceux qui se secouent les doigts quand ils se brûlent. Eh quoi ! je retournerais en proie aux parasites, aux flatteurs, aux maîtresses ! Envoie-moi, Jupiter, chez des gens qui comprennent la valeur d’un tel présent, qui me choient comme un hôte précieux et désirable. Mais que ces oiseaux affamés restent toujours dans la pauvreté, puisqu’ils la préfèrent à moi ; que, couverts d’une peau de chèvre, la pioche en main, ils se contentent de gagner misérablement quatre oboles, eux qui font si peu de cas des trésors de dix talents.

[13] Jupiter. Timon n’en usera plus ainsi avec toi ; la pioche lui a donné cette bonne leçon, à moins qu’il n’ait les reins tout à fait insensibles, qu’il faut te préférer à la pauvreté. Mais tu me parais aujourd’hui bien quinteux, de venir accuser Timon de t’avoir ouvert la porte pour aller librement où tu voudrais, au lieu de t’enfermer et d’être jaloux de toi. Jadis, en effet, tu t’indignais contre les riches, prétendant qu’ils t’écrasaient sous les verrous, les clefs, les cadenas, au point que tu ne pouvais pas voir le jour même de côté ; tu te lamentais auprès de moi, répétant que tu étouffais dans les ténèbres ; et je te voyais pâle, abîmé dans les soucis, les doigts tout crochus par l’habitude de compter, menaçant de t’enfuir de chez eux à la première occasion. Enfin tu trouvais exorbitant d’être, à l’exemple de Danaé, calfeutré, comme une fille, dans une chambre de fer ou d’airain, sous l’œil de deux maîtres sévères et inexorables : l’Intérêt et le Calcul.

[14] Tu les accusais de folie, tu disais qu’épris de passion pour toi et pouvant te posséder, ils n’en avaient pas le courage, et n’en venaient pas, par crainte, au but de leurs désirs, quoiqu’ils en fussent les maîtres, que, l’œil toujours au guet, le regard fixé sur les cadenas et les serrures, ils faisaient consister toute leur jouissance à ne laisser jouir personne de leur trésor, semblables au chien qui, dans l’écurie, ne mange point d’orge et empêche le cheval affamé d’en manger[9] : tu te moquais aussi de ces gens qui ne font qu’épargner et garder, et qui, chose étrange, sont jaloux d’eux-mêmes, sans réfléchir que chez eux quelque vil esclave, un intendant ou un pédagogue, va s’enivrer en cachette, laissant un maître détestable et maudit calculer ses intérêts à la lueur d’une lampe obscure, à l’ouverture étroite et à la mèche altérée. Quelle injustice, Plutus, d’avoir adressé jadis ces reproches aux riches et de blâmer aujourd’hui Timon du contraire !

[15] Plutus. Si tu veux examiner à fond la vérité, tu verras que je ne me contredis point. L’extrême prodigalité de Timon doit te paraître aussi bien un manque de procédés, et non pas un acte de bienveillance envers moi. Il est vrai, ceux qui m’enferment à doubles portes dans l’obscurité, afin de me rendre gras, épais et rebondi, prenant grand soin de moi, ne me touchant jamais, ne me produisant jamais au jour, de peur qu’un autre ne m’aperçoive, ceux-là je les regarde comme des fous, qui m’insultent et me font injustice, me laissant pourrir en prison, sans se douter qu’ils vont mourir et me laisser à quelqu’un dont je ferai le bonheur.

[16] Je les blâme donc, mais avec eux ceux qui sont toujours prêts à me dépenser : je n’approuve que les hommes qui, prenant un juste milieu, chose bonne entre toutes, s’éloignent également de l’épargne et de la folle libéralité. Par Jupiter ! juges-en toi-même, souverain du ciel. Si un homme marié légitimement à une femme jeune, belle, au lieu de la surveiller et de s’en montrer jaloux, la laissait aller jour et nuit, suivant son caprice, s’abandonnant à qui voudrait, si même il allait jusqu’à se faire le complaisant des amants de sa femme, leur ouvrant la porte, la prostituant, les appelant tous vers elle, que dirais-tu de ce mari-là ? Qu’il aime sa femme ? Non ; j’en appelle à toi, Jupiter, qui as souvent aimé !

[17] Au contraire, si un homme marié légitimement à une femme de condition libre, dans l’espoir d’une heureuse lignée, non seulement ne se rapproche pas de son épouse, jeune et belle, et ne permet à personne de la regarder, mais la tient enfermée chez lui languissante et stérile, croira-t-on, lors même qu’il prétendrait en être amoureux, et que sa passion se trahirait par un teint pâle, un corps étique et des yeux enfoncés, qu’un pareil homme ait son bon sens de ne pas travailler à se faire des enfants, de ne pas user des droits de l’hymen, et de laisser dépérir une femme aussi aimable et aussi charmante, comme s’il nourrissait, durant toute sa vie, une prêtresse de Cérès[10] ? C’est de la même manière que je m’emporte contre les gens qui me donnent des coups de pied, me dévorent, m’épuisent, tandis que d’autres m’attachent et me marquent comme un esclave fugitif[11].

[18] Jupiter. Pourquoi te fâcher contre eux ? Ces deux espèces de gens en ont payé la folle enchère : les uns, comme Tantale, ne pouvant ni boire ni manger, les lèvres sèches, n’ont jamais fait que bâiller après l’or ; les autres, comme Phinée, se voient arracher la nourriture du fond de la bouche par les Harpies[12]. Mais va trouver Timon, tu verras qu’il est à présent beaucoup plus sage.

Plutus. Il va donc cesser d’être un panier percé, et de m’épuiser, avant même que j’aie achevé de me répandre ; car il semble que son empressement veuille prévenir une inondation, par laquelle il craint d’être noyé. Ne dirait-on pas que je verse de l’eau dans le tonneau des Danaïdes, dont j’essaye en vain de remplir le fond absent, et dont l’eau s’écoule avant qu’elle y soit versée, tant l’ouverture en est large et l’issue facile ?

[19] Jupiter. Eh bien ! si Timon n’a soin de boucher cette ouverture et cette issue, tu t’en échapperas au plus vite, et il trouvera aisément sa pioche et sa peau de chèvre dans la lie du tonneau. Mais partez tous deux, enrichissez ces hommes ; et toi, Mercure, souviens-toi, en revenant, de m’amener les Cyclopes de l’Etna pour qu’ils raccommodent les pointes de ma foudre : j’aurai bientôt besoin de la trouver aiguisée.

[20] Mercure. Avançons, Plutus. Qu’est-ce donc ? tu boites ? J’ignorais, mon brave, que tu fusses tout ensemble aveugle et boiteux.

Plutus. Je ne le suis pas toujours, Mercure ; seulement, quand Jupiter m’envoie vers quelqu’un, je ne sais pourquoi je deviens lourd et je cloche des deux jambes, si bien qu’en arrivant péniblement au terme du voyage, je trouve déjà tout vieux celui qui m’attend. Mais, quand il faut m’en retourner, tu croirais que j’ai des ailes ; je vole plus vite que l’oiseau : à peine la corde est-elle tombée, que je suis proclamé vainqueur ; j’ai franchi le stade avant que les spectateurs m’aient vu courir.

Mercure. Ce n’est pas très vrai : je pourrais te citer des gens qui, n’ayant pas hier une obole pour acheter une corde, sont devenus tout à coup riches, opulents ; ils se prélassent sur un char attelé de chevaux blancs, et ils n’avaient pas même un âne : les voilà couverts de pourpre, les doigts étincelants de bagues, croyant rêver, sans doute, qu’ils sont devenus riches.

[21] Plutus. Cela est différent, Mercure ; je ne me rends pas chez eux sur mes jambes ; et ce n’est pas Jupiter qui m’y envoie, c’est Pluton, qui est aussi un donneur de richesses et un faiseur de présents, comme son nom l’indique[13]. Lorsqu’il faut que je passe d’un maître à un autre, on m’emballe dans un testament, on me scelle avec soin, et l’on m’emporte comme un paquet : cependant le mort gît dans un coin obscur de la maison, les genoux à peine couverts d’une vieille guenille, en proie aux chats, tandis que ceux qui m’espèrent demeurent sur la place publique, la bouche ouverte, comme les petits criards de l’hirondelle, attendant le retour de leur mère.

[22] On enlève le sceau du testament, on coupe le lin qui l’attache ; il est ouvert ; on proclame alors mon nouveau maître, c’est-à-dire un parent, on un tuteur, ou un mignon précieux pour sa complaisance, vieux débauché aux joues rasées, récompensé par là des plaisirs infinis qu’il a procurés : notre homme de bien, quel qu’il soit, s’empare de sa proie, me saisit avec le testament et m’emporte ; puis, au lieu de s’appeler Pyrrhias, Dromon ou Tibius, il prend le nom de Mégaclès, de Mégabyze ou de Protarque. Les autres cependant, la bouche toujours ouverte pour rien, restent à se regarder, et mènent un vrai deuil, en voyant s’échapper du fond de leur filet le thon, auquel ils avaient déjà fait avaler plus d’une amorce.

[23] Mon ancien maître, personnage épais et grossier, tombe brutalement sur moi ; et cet homme, qui tremble encore devant l’étrivière, qui, en entendant claquer le fouet dresse les oreilles, et s’incline devant un moulin comme devant un temple, devient bientôt insupportable à tout le monde : il insulte les hommes libres, il fait fouetter ses anciens compagnons d’esclavage, pour essayer s’il en a le pouvoir, jusqu’à ce qu’épris d’une courtisane, passionné pour les chevaux, ou livré aux flatteurs qui lui jurent qu’il est plus beau que Nirée, plus noble que Cécrops, plus prudent qu’Ulysse, plus riche que seize Crésus ensemble, le malheureux dissipe en un clin d’œil le fruit pénible et lent de tant de parjures, de brigandages et de scélératesses.

[24] Mercure. Ce que tu dis est à peu près ce qui se voit. Mais lorsque tu marches sur tes propres pieds, comment peux-tu, puisque tu es aveugle, reconnaître ton chemin, et distinguer ceux auxquels Jupiter t’envoie et qu’il a jugé dignes de la richesse ?

Plutus. Penses-tu que je m’en soucie ?

Mercure. Non, par Jupiter ; car tu n’aurais pas laissé Aristide pour aller trouver un Hipponicus, un Callias[14] et autres Athéniens, qui ne valaient pas une obole : mais enfin que fais-tu, quand tu es envoyé chez quelqu’un ?

Plutus. Je m’en vais tâtonnant, à droite, à gauche, jusqu’à ce que je tombe sur je ne sais qui : alors le premier qui m’a rencontré m’emmène, me garde, et va te remercier, toi, Mercure, de sa fortune inespérée.

[25] Mercure. Jupiter est donc bien trompé, s’il croit que tu vas rendre riches ceux qu’il a jugés dignes de la richesse ?

Plutus. Oui, mon cher, il est trompé, et c’est juste, puisque, sachant que je suis aveugle, il m’envoie chercher une chose rare et introuvable en ce monde : Lyncée lui-même aurait peine à voir un objet aussi petit, aussi imperceptible : les honnêtes gens, en effet, sont en minorité ; les coquins, au contraire, sont maîtres de tout dans les villes ; aussi n’est-il pas étonnant qu’errant à l’aventure, je tombe aisément dans leurs filets.

Mercure. Mais comment se fait-il que, quand tu les abandonnes, tu fuies si facilement, puisque tu ne sais pas le chemin ?

Plutus. C’est que j’ai la vue perçante et de bons pieds, dès qu’il s’agit de prendre la fuite.

[26] Mercure. Réponds-moi donc encore à cette question : comment se fait-il qu’étant aveugle, c’est un point convenu, et de plus boiteux et pâle, tu aies tant d’amoureux ? Tout le monde a les yeux sur toi, tous s’estiment heureux de te posséder ; s’ils te perdent, ils ne peuvent plus supporter la vie. J’en sais même beaucoup que cette passion malheureuse a portés à se précipiter dans la mer aux énormes baleines, du haut des rochers escarpés[15], et cela, parce qu’ils se croyaient dédaignés par toi et n’avaient jamais obtenu un seul de tes regards. Du reste, tu avoueras toi même, j’en suis sûr, pour peu que tu te connaisses, qu’il faut être fou comme un Corybante pour t’aimer avec tant d’extravagance.

[27] Plutus. Crois-tu que ces gens-là me voient tel que je suis, boiteux, aveugle, et plein d’autres difformités ?

Mercure. Assurément, Plutus, à moins qu’ils ne soient tous aveugles comme toi.

Plutus. Non, mon cher, ils ne sont pas aveugles ; mais l’ignorance et l’erreur, ces reines du monde, leur mettent un voile sur les yeux ; d’ailleurs, pour ne pas leur paraître laid, je me couvre d’un masque charmant, orné d’or et de pierreries, je me revêts d’habits aux mille couleurs et parais ainsi devant eux. Ils s’imaginent alors que cette beauté est réelle, se passionnent pour moi, et meurent de ne pouvoir m’obtenir. Cependant si l’on me mettait à nu en leur présence, il est évident qu’ils rougiraient d’avoir eu les yeux fascinés, et de s’être épris pour un objet si disgracieux et si difforme.

[28] Mercure. Quoi donc ? lorsque, devenus riches, ils se sont masqué le visage, peuvent-ils encore se laisser tromper, eux qui se feraient plutôt enlever la tête que le masque qui la couvre ? On ne peut croire qu’ils ignorent que tes beaux dehors sont fardés, puisqu’ils voient le fond des choses.

Plutus. Il y a trop de raisons, Mercure, qui combattent en ma faveur.

Mercure. Quelles sont donc ces raisons !

Plutus. Lorsqu’un homme, me rencontrant pour la première fois, ouvre sa porte et me fait entrer chez lui, aussitôt s’y glissent avec moi l’Orgueil, la Folie, la Vanité, la Mollesse, l’Insolence, l’Erreur, et mille autres défauts. Maîtrisée par tous ces vices, l’âme de mon maître admire ce qui n’a rien d’admirable, et recherche ce qu’il faut éviter ; et moi, le père de tant de maux, il m’adore, avec le cortège que j’ai introduit dans sa demeure, et souffrirait tout plutôt que de me laisser échapper.

[29] Mercure. C’est qu’aussi, Plutus, tu es tellement lisse, glissant, prompt à la fuite ! Tu n’offres aucune prise, et, semblable à une anguille ou à un serpent, tu t’échappes, je ne sais comment, à travers les doigts. La Pauvreté, au contraire, est enduite de glu et facile à prendre ; elle a par tout le corps mille hameçons, auxquels s’accrochent ceux qui vont auprès d’elle, et l’on a bien de la peine à s’en débarrasser. Mais pendant que nous bavardons, nous avons oublié un point essentiel.

Plutus. Quoi donc ?

Mercure. Thésaurus, que nous n’avons point emmené, et dont nous allons avoir grand besoin.

[30] Plutus. Sois sans inquiétude, je le laisse sous terre, quand je remonte vers le ciel, et je lui ordonne de rester là, bien enfermé, sans ouvrir à personne, à moins qu’il ne m’ait entendu crier.

Mercure. Entrons donc en Attique, et suis-moi, en me tenant par ma chlamyde, jusqu’à ce que nous soyons arrivés au désert.

Plutus. Tu as bien raison, Mercure, de me conduire ainsi : car, si tu me quittais, je pourrais m’égarer et rencontrer un Hyperbolus ou un Cléon[16]. Mais quel est ce bruit, comme d’un fer sur de la pierre !

[31] Mercure. C’est notre Timon, qui pioche un terrain montagneux et pierreux. Ah ! ah ! je vois près de lui la Pauvreté, le Travail, la Patience, la Sagesse, le Courage et toutes les Vertus qui marchent ordinairement sous les drapeaux de l’Indigence : voilà un cortège meilleur que le tien !

Plutus. Retirons-nous, Mercure, et promptement. Nous ne ferions rien auprès d’un homme entouré d’une pareille armée.

Mercure. Tel n’est pas l’avis de Jupiter : ayons du cœur.

[32] La Pauvreté. Où conduis-tu cet aveugle, meurtrier d’Argus ?

Mercure. Jupiter nous envoie vers Timon que voici.

La Pauvreté. Comment ! Plutus revient trouver Timon, quand moi, qui l’ai reçu en si mauvais état, des bras de la Mollesse, pour le remettre à ceux de la Sagesse et du Travail, j’en ai fait un homme de cœur, digne d’être estimé ! La Pauvreté vous a-t-elle donc paru si méprisable, si aisée à insulter, que vous veniez me ravir mon seul bien, un homme que j’ai eu tant de peine à ramener à la Vertu ? Et voilà que Plutus va le reprendre, pour le livrer encore à l’Insolence et à l’Orgueil, et me le renvoyer, comme jadis, efféminé, lâche, insensé et couvert de haillons !

Mercure. Pauvreté, Jupiter le veut.

[33] La Pauvreté. Je me retire : et vous, Travail, Sagesse, ainsi que tous mes autres compagnons, suivez-moi. Timon saura bientôt, après m’avoir perdue, quelle j’étais, compagne assidue de ses travaux, conseillère du bien, qui lui donnais la santé du corps et celle de l’esprit, qui le faisais vivre vraiment en homme, les yeux tournés sur lui-même, et n’estimant toutes choses que ce qu’elles sont, c’est-à-dire vanités dont il n’a que faire.

Mercure. Ils sont partis : approchons-nous.

[34] Timon. Qui êtes-vous, scélérats ? Que voulez-vous en venant ici ? Pourquoi troubler un homme qui travaille pour gagner sa vie ? Vous vous repentirez d’être venus, tas de coquins que vous êtes ! Je vais vous écraser tout à l’heure sous les mottes et les pierres.

Mercure. Non pas, Timon, ne jette rien ! Ce ne sont pas des hommes que tu veux écraser. Moi, je suis Mercure, et celui-ci, Plutus, envoyés par Jupiter, qui a entendu tes prières. Reçois donc de bonne grâce le bonheur qui t’arrive, et dis adieu aux travaux.

Timon. Vous allez en recevoir, tout dieux que vous êtes, comme vous le prétendez : je déteste tout le monde, et les dieux et les hommes ; et cet aveugle, quel qu’il soit, j’ai envie de lui casser la tête avec ma pioche.

Plutus. Allons-nous-en, Mercure, au nom de Jupiter ! Cet homme me paraît avoir un terrible accès de mélancolie ; je crains quelque malheur ; je me sauve.

[35] Mercure. Pas de sottise, Timon : mets de côté ton humeur rustique et sauvage, ouvre les bras et reçois cette heureuse fortune ; redeviens riche, sois le premier des Athéniens, méprise tous ces ingrats, et ne vis que pour toi.

Timon. Je n’ai pas besoin de vous ; laissez-moi tranquille ; cette pioche, voilà ma richesse ; je suis le plus heureux des hommes, quand personne ne s’approche de moi.

Mercure. Quelle sauvagerie, mon cher !

Dirai-je à Jupiter ces mots durs et cruels[17] ?

Déteste les hommes, à la bonne heure, ils t’ont traité assez mal pour cela ; mais détester les dieux, qui prennent soin de toi, ce n’est pas bien.

[36] Timon. Je te sais bon gré à toi, Mercure, ainsi qu’à Jupiter, de cette attention ; mais je ne veux pas de Plutus.

Mercure. Et pourquoi ?

Timon. Parce qu’il est la cause de tous mes maux : il m’a livré aux flatteurs, m’a fait tomber dans leurs pièges, a suscité la haine contre moi, m’a gâté par les délices et exposé à l’envie ; puis, pour couronner l’œuvre, il m’a laissé tout à coup perfidement, traîtreusement. La Pauvreté, au contraire, maîtresse bienfaisante, m’a exercé à de mâles travaux, m’a parlé le langage de la vérité et de la franchise, a pourvu par le travail à tous mes besoins, m’a enseigné à mépriser tout le reste, pour ne placer mon espoir qu’en moi-même ; m’a fait connaître combien est précieuse la richesse, que ni les caresses du flatteur, ni les menaces du sycophante, ni la fureur du peuple, ni les votes de la multitude, ni les pièges du tyran ne peuvent nous ravir.

[37] Fortifié par le travail, je cultive ce champ avec courage : je ne vois aucun des vices d’Athènes, et je me contente de la farine d’orge que me fait gagner mon hoyau. Retourne donc sur tes pas, Mercure, et reconduis Plutus à Jupiter ; je ne lui demande qu’une grâce, c’est de condamner aux larmes tous les hommes, jusqu’aux enfants.

Mercure. Non pas, mon cher : les hommes n’ont pas tous envie de pleurer. Mais laissons la mauvaise humeur et les propos d’enfant : reçois Plutus ;

Ne repoussons jamais les dons de Jupiter[18].

Plutus. Veux-tu permettre, Timon, que je me justifie auprès de toi ? M’entendras-tu sans te fâcher ?

Timon. Parle ; mais pas de longueurs, pas de préambules à la façon des mauvais rhéteurs. Si tu es court, je consens à t’écouter, en faveur de Mercure.

[38] Plutus. J’aurais cependant besoin d’être long, pour répondre à tes nombreuses accusations. Mais voyons si je suis aussi coupable que tu le dis. C’est moi qui t’ai procuré tout ce qui t’a le plus agréé, honneurs, préséance, couronnes[19] et autres délices. Grâce à moi, on te considérait, on te chantait, on s’empressait à te plaire : si tu as eu à te plaindre des flatteurs, je n’en suis pas cause ; c’est plutôt moi qui ai été maltraité par toi, livré indignement à des coquins, qui te prodiguaient leurs louanges et leurs perfides caresses, et me dressaient à moi mille embûches. Tu prétends aussi que je t’ai trahi je pourrais, au contraire, t’accuser de m’avoir, par tous les moyens, mis à la porte de ta maison et chassé la tête la première. Voilà pourquoi, au lieu d’une molle tunique, cette Pauvreté si précieuse t’a affublé d’une peau de chèvre ; et Mercure, ici présent, m’est témoin que je suppliais tout à l’heure Jupiter de ne plus m’envoyer vers toi, qui ne peux plus me souffrir.

[39] Mercure. Tu vois, Plutus, comme il s’est radouci : n’aie donc plus peur, et reste auprès de lui. Pour toi, Timon, continue de bêcher comme tu fais, et toi, Plutus, fais venir Thésaurus sous sa pioche ; il entendra ton cri.

Timon. Il faut obéir, Mercure, et redevenir riche. Que faire, en effet, lorsque les dieux donnent ? Mais vois au moins dans quel embarras tu me jettes, malheureux qui vivais le plus fortuné des hommes, et forcé aujourd’hui, sans avoir fait aucun mal, de reprendre tout à coup de nouvelles richesses, et, avec elles, de nouveaux soucis.

[40] Mercure. Souffre-le Timon, pour l’amour de moi, lors même que tu trouverais l’épreuve rude et difficile, ne fût-ce que pour faire crever de jalousie tes flatteurs. Moi, je revole au ciel, en passant par l’Etna.

Plutus. Il est parti, je crois ; je le devine au bruit de ses ailes. Reste ici, Timon, je vais t’envoyer Thésaurus : pioche avec vigueur. « Je t’appelle, Thésaurus d’or ; obéis à Timon que voici, et viens t’offrir à ses mains. » Creuse, Timon, creuse plus avant ; je vous laisse ensemble et me retire.

[41] Timon. Courage, ma pioche. Allons, de la vigueur, pas de fatigue ; il s’agit de faire sortir Thésaurus des entrailles de la terre à la clarté du jour. Ô Jupiter ! dieu des miracles ; ô chers Corybantes ! ô Mercure ! dieu du gain, d’où vient tant d’or ? N’est-ce point un songe ? Je crains de ne trouver que des charbons à mon réveil. Mais non ; c’est de l’or monnayé, un peu rouge, pesant, et des plus agréables à la vue.

        Or, le plus beau des dons qui soient faits aux mortels[20] !

comme un feu qui étincelle, tu brilles et la nuit et le jour[21] ! Viens, cher ami ; viens, objet de ma tendresse. Je ne doute plus aujourd’hui que Jupiter ne se soit changé en or. Quelle fille n’ouvrirait pas son sein pour recevoir un tel amour descendant par les toits ?

[42] Ô Midas ! ô Crésus ! offrandes du temple de Delphes, que vous n’êtes rien auprès de Timon et du trésor de Timon ! Le Grand Roi lui-même ne saurait m’égaler. Et vous, ma pioche, ma chère peau de chèvre, il convient que je vous consacre au dieu Pan. Je vais acheter tout ce désert, et faire bâtir, à l’endroit où j’ai trouvé cet or, une tour dans laquelle je puisse habiter seul : si je meurs, elle me servira de tombeau[22]. Ordonnons et décrétons de renoncer, jusqu’à la fin de nos jours, au commerce des hommes, de les fuir et de les mépriser. Ainsi, hôte, compagnon, autel de la Pitié[23], fadaises ! Compassion pour les larmes, secours à l’infortune, abus des lois et renversement des mœurs ! Mais vivre seul comme les loups, et n’avoir qu’un ami, Timon !

[43] Tout le reste, des ennemis, des dresseurs d’embûches ; et converser avec eux, sacrilège ! S’il m’arrive d’en apercevoir un, jour néfaste ! Enfin, qu’ils ne soient pour moi que comme des statues de pierre ou de bronze. Ne recevons pas d’envoyé de leur part, ne signons avec eux aucun contrat ; que ce désert nous sépare ! Tribu, phratrie, nationalité, patrie même, mots froids et vides de sens, qui ne sont bons que pour les sots ! Que Timon soit seul riche, qu’il dédaigne tous les autres, qu’il jouisse seul de son bien, loin des flatteurs et des flagorneurs ; qu’il sacrifie aux dieux, qu’il fasse pour lui seul de splendides festins, qu’il n’ait d’autre voisin, d’autre proche que lui-même ; qu’il éloigne de lui le reste des hommes ; que ce soit pour lui une loi suprême de ne tendre la main à personne, fussé-je près de mourir et réduit à me placer sur la tête la couronne funéraire[24].

[44] Qu’enfin le plus doux des noms soit pour Timon, celui de Misanthrope ! Le fond de mon humeur sera la brusquerie, la dureté, la grossièreté, la colère, la sauvagerie. Si je vois un homme près de se brûler et me suppliant d’éteindre le feu, je l’éteindrai avec de la poix et de l’huile ; si un fleuve, grossi par l’orage, emporte un homme qui me tende les bras et me prie de le retirer, je l’y replongerai la tête la première, afin qu’il ne puisse revenir sur l’eau. C’est ainsi que les ingrats recevront la pareille. Telle est la loi proposée par Timon, fils d’Echécratide, du bourg de Colytte, et votée à l’unanimité par le même Timon. Que cela soit ; tel est notre bon plaisir : et tenons-y en homme de cœur !

[45] Je donnerais beaucoup pour que tout le monde sût que je suis devenu immensément riche. Cette nouvelle serait une corde à pendre pour tous ces misérables. Mais qu’est ceci ? Quel empressement ! De tous côtés accourent des gens tout poudreux, tout hors d’haleine, ayant, je ne sais comment, flairé mon or ! Monterai-je sur cette butte pour les charger à coups de pierres lancées comme d’un rempart, ou bien manquerai-je, cette fois seulement, à la loi que je viens de faire, en leur adressant la parole, afin de les vexer davantage par mes dédains ? Cela vaudra mieux. Attendons-les, et de pied ferme. Qui vois-je arriver le premier ? Gnathonidès le Parasite, qui, l’autre jour, quand je lui demandais de l’argent, m’offrit une corde ; lui qui souvent, chez moi, a vomi des tonnes entières ! Mais il a bien fait de venir avant les autres ; il sera le premier à gémir.

[46] Gnathonidès. N’avais-je pas raison de dire que jamais ce bon Timon ne serait abandonné des dieux ? Salut à Timon, le plus beau des hommes, le plus charmant, le plus gai des buveurs !

Timon. Salut aussi à Gnathonidès, le plus vorace des vautours, le plus scélérat des hommes !

Gnathonidès. Tu aimes toujours à rire ? Mais où donc est le festin ? Je viens te chanter une chanson nouvelle, un dithyrambe que j’ai appris tout à l’heure.

Timon. Oui, je vais te faire chanter, mais une élégie, et des plus pathétiques, avec ma pioche.

Gnathonidès. Eh quoi ! tu frappes, Timon ! Des témoins ! Par Hercule ! Aïe ! Aïe ! je te cite devant l’Aréopage pour cette blessure.

Timon. Si tu tardes un instant, tu pourras me citer pour un meurtre.

Gnathonidès. Non, non ; guéris plutôt ma blessure, en y versant un peu d’or : c’est un spécifique merveilleux contre le sang.

Timon. Tu es encore là ?

Gnathonidès. Je m’en vais ; mais tu te repentiras d’être devenu brutal, toi jadis si bon.

[47] Timon. Quel est maintenant celui qui s’avance, un homme au front chauve ? C’est Philiadès, le plus impudent des flatteurs. Ce coquin a reçu de moi un champ tout entier, et deux talents donnés pour dot à sa fille, prix de ses louanges, lorsqu’un jour où j’avais chanté dans un festin, tout le monde gardant le silence, il m’écrasa d’éloges et jura que ma voix était plus mélodieuse que celle des cygnes ; puis, dernièrement, me sentant malade, j’allai le trouver pour lui demander secours ; et lui, l’excellent homme, dès qu’il m’aperçut, me répondit à coups de poing.

[48] Philiadès. Ô l’impudence ! Pourrait-on reconnaître Timon à présent ? Gnathonidès est-il son ami et son convive ? C’est du reste à juste titre qu’il a été puni de son ingratitude. Pour moi, qui suis depuis longtemps seul ami intime de Timon, son compagnon d’enfance, et de la même tribu que lui, je vais agir avec discrétion, pour ne pas avoir l’air de le prendre d’assaut. Salut, cher maître ! Défiez-vous de ces vils flatteurs qui s’abattent sur notre table et qui ne sont que des corbeaux : on ne peut se fier à personne aujourd’hui ; le monde n’est peuplé que d’ingrats et de méchants. Moi, je vous apportais un talent, pour subvenir à vos besoins, quand j’ai appris en route, tout près d’ici, que vous étiez devenu prodigieusement riche. Je viens ; en conséquence, vous donner un conseil ; mais sage comme vous êtes, vous n’avez pas besoin de mes avis ; et vous pourriez en remontrer à Nestor.

Timon. C’est vrai, Philiadès ; mais approche un peu, que je te caresse avec ma pioche.

Philiadès. Citoyens ! l’ingrat m’a brisé le crâne, parce que je lui donnais d’utiles conseils.

[49] Timon. Voyons le troisième. C’est l’orateur Déméas ; il tient un décret à la main, et il dit qu’il est mon parent. Jadis il a reçu de moi en un seul jour seize talents pour acquitter une amende ; il était condamné, on allait le mettre en prison, s’il ne payait pas ; et moi j’eus pitié de lui, et je le fis élargir : l’autre jour, il était chargé de distribuer à la tribu Érechthéide[25] l’argent du spectacle, je m’avançai pour recevoir ce qui me revenait, il dit qu’il ne savait pas si j’étais ou non citoyen.

[50] Déméas. Bonjour, Timon, l’honneur de la famille, le rempart d’Athènes, le boulevard de la Grèce : le peuple rassemblé et les deux sénats t’attendent depuis longtemps ; mais écoute d’abord le décret que j’ai proposé en ta faveur : « Attendu que Timon, fils d’Echécratide, du bourg de Colytte, non-seulement excellent citoyen, mais homme sage, s’il en fut dans toute la Grèce, n’a jamais cessé de rendre à la république les services les plus signalés ; attendu qu’il a été vainqueur au pugilat, à la lutte et à la course le même jour, à Olympie, et qu’il a remporté le prix du char attelé de quatre chevaux, de deux chevaux… »

Timon. Mais je n’ai jamais assisté aux jeux Olympiques.

Déméas. Qu’importe ? tu y assisteras plus tard : mais il est bon de voir cela figurer dans un décret avec d’autres choses encore : « Attendu qu’il s’est distingué l’année dernière en servant la république contre les Acharniens[26], et qu’il a taillé en pièces deux bataillons de Réloponésiens… »

[51] Timon. Comment ? je n’ai jamais porté les armes, je n’ai jamais été inscrit sur les rôles militaires !

Déméas. Tu fais le modeste ; mais nous serions des ingrats, si nous oubliions tes services. « Outre plus, attendu que Timon par ses décrets, ses conseils, sa conduite à la tête des armées, a rendu les plus grands services à l’État ; à ces causes, il a semblé bon au Sénat, au Peuple et aux Héliastes[27], assemblés par tribus, aux dèmes en particulier, et aux citoyens en général, d’élever une statue d’or à Timon, près de celle de Minerve, dans l’Acropole, laquelle statue aura un foudre à la main droite, et sept rayons sur la tête ; ce même Timon sera couronné de couronnes d’or, suivant la proclamation qui va en être faite aujourd’hui, après la représentation des tragédies aux nouvelles Dionysiaques[28] ; car il convient de célébrer dès ce moment même les Dionysiaques en l’honneur de Timon. Tel est l’avis de Déméas, orateur, proche parent dudit Timon et son élève, vu que Timon est un orateur excellent, qui réussit d’ailleurs dans tout ce qu’il veut. »

[52] Voilà le décret que je propose pour toi. Je voulais aussi t’amener mon fils auquel j’ai donné le nom de Timon.

Timon. Comment, Déméas ! Tu n’es pas marié, que je sache !

Déméas. Non, mais je me marie, s’il plaît à Dieu, l’année prochaine, et j’aurai des enfants, et mon premier-né, qui sera un garçon, s’appellera Timon.

Timon. Je ne sais pas si tu te marieras, mon ami, après le bon coup que tu vas recevoir.

Déméas. Aïe ! qu’est-ce donc ? Es-tu donc tyran d’Athènes pour frapper ainsi les citoyens libres, toi qui n’es ni libre ni citoyen ? Mais tu seras bientôt puni de tous tes méfaits, et pour avoir brûlé l’Acropole.

[53] Timon. L’Acropole n’a jamais été brûlée, coquin ! Et tu n’es qu’un sycophante !

Déméas. Oui ; mais tu t’es enrichi en entrant par-dessous terre dans l’intérieur du Parthénon.

Timon. Je n’y suis jamais entré, et personne ne croira ta langue.

Déméas. Alors tu veux y entrer, et tu as déjà volé le trésor qui s’y trouve.

Timon. Tiens ! reçois encore celui-là !

Déméas. Holà ! le dos !

Timon. Pas de cris ! ou je vais t’en donner un troisième. Il serait plaisant que j’eusse taillé en pièces deux bataillons de Lacédémoniens, moi qui n’ai jamais porté les armes, et que je ne pusse rosser un misérable drôle : vainement alors j’aurais été vainqueur à la lutte et au pugilat dans les jeux Olympiques

[54] Mais qui vient là ? n’est-ce pas le philosophe Thrasyclès ? C’est bien lui ; avec sa longue barbe, ses larges sourcils, il s’avance en se rengorgeant, le regard farouche comme un Titan, les cheveux de devant rejetés en arrière, comme le Borée ou le Triton, peinte par Zeuxis[29] : cet homme qui affecte un maintien sage, une démarche modeste, des vêtements simples, débite le matin mille beaux discours sur la vertu, blâme ceux qui se livrent aux plaisirs, et fait l’éloge de la frugalité, puis, le soir, après le bain, il se rend au souper, demande à l’esclave une large coupe pleine de vin (or il ne déteste pas le vin pur), et il semble alors qu’il ait bu les eaux du Léthé : le voilà, en effet, tenant des discours diamétralement opposés à ceux du matin, s’abattant sur mets comme un vautour, soudoyant son voisin, s’emplissant le menton de sauce, se gorgeant en vrai chien, se courbant sur son assiette, dans l’espoir d’y trouver la vertu, nettoyant scrupuleusement les plats avec ses doigts, afin de n’y rien laisser de son hachis.

[55] Toujours mécontent de sa portion, il voudrait à lui seul un gâteau ou un cochon tout entier ; mais bientôt, fruit ordinaire de la gourmandise et de la goinfrerie, l’ivresse le gagne, le vin le prend, et il ne s’arrête pas aux chansons et à la danse, il va jusqu’aux invectives et à la colère. La coupe en main, il donne essor à sa langue, discourant sur la sagesse et la tempérance, et cela, quand déjà le vin le fait chanceler et balbutier des phrases ridicules : après quoi, il vomit pour couronner l’œuvre ; et, lorsque l’on vient pour l’emporter hors de la salle, il se cramponne avec les mains à quelque joueuse de flûte. Du reste, même à jeun, il ne cède à personne la palme du mensonge, de l’effronterie et de la cupidité : c’est le roi des flatteurs, le prince des parjures ; devant lui marche la fourberie et derrière lui l’impudence : au demeurant, homme confit en sagesse, accompli en tout point et doué de toutes les perfections. Il va me la payer avant peu, cet honnête philosophe. Que vois-je ? grands dieux ! C’est vous, Thrasyclès, si longtemps attendu ?

[56] Thrasyclès. Je ne viens point vers vous, Timon, comme la plupart de ces gens qui, épris d’amour pour vos richesses, espérant partager votre argent, votre or, vos festins splendides, s’empressent de venir étaler leur flatterie autour d’un homme simple, comme vous, et toujours prêt à partager ce qu’il possède. Vous savez qu’un peu de pain me suffit, que mon meilleur repas c’est du thym, du cresson, assaisonnés d’un peu de sel, quand je veux me régaler, que ma boisson est puisée à la fontaine aux neuf bouches : je préfère ce manteau à n’importe quelle robe de pourpre, et je ne fais pas plus de cas de l’or que des cailloux répandus sur le rivage. C’est pour vous-même que je suis venu ici ; c’est pour empêcher que vous ne vous laissiez corrompre par cette possession si funeste, si dangereuse, la richesse, qui souvent est la source de mille maux incurables. Si donc vous voulez m’en croire, vous jetterez dans la mer cet or si inutile à un homme de bien comme vous, qui peut contempler les richesses de la philosophie. N’allez pas cependant, cher ami, le jeter dans un endroit profond ; entrez dans l’eau jusqu’à la ceinture et jetez-le non loin du rivage, sans autre témoin que moi.

[57] Si ce conseil ne vous agrée pas, vous pouvez vous en défaire par un meilleur moyen, sans laisser une obole ; vous n’avez qu’à le distribuer à tous ceux qui en ont besoin, à l’un cinq drachmes[30], à l’autre une mine[31], à cet autre, un demi-talent[32] ; et, si c’est un philosophe, il est juste qu’il ait double et même triple part. Quant à moi, je ne demande rien pour moi-même ; mais, afin de pouvoir soulager quelques amis qui sont dans l’indigence il me suffira que vous remplissiez cette besace, qui ne contient que deux médimnes[33] d’Égine : quand on est philosophe, il faut savoir se contenter de peu, modérer ses désirs et ne pas songer au delà de la besace.

Timon. Fort bien dit, Thrasyclès ; mais, avant de remplir ta besace, il faut, s’il te plaît, que je t’assène quelques coups de poing sur la tête, et par-dessus le marché quelques bons coups de pioche.

Thrasyclès. Ô république, ô lois ! nous sommes frappés par un coquin dans une cité libre !

Timon. De quoi te plains-tu, bon Thrasyclès ? t’ai-je fait mauvaise mesure ? tiens, je vais te donner quatre chénices[34] en sus. Mais qu’est-ce-ci ? Ils accourent en foule ; Blepsias, Lachès, Gniphon et une légion de drôles que je vais faire crier. Que ne monté-je sur cette roche, pour laisser reposer ma pioche depuis longtemps fatiguée ? Ramassons des pierres et faisons-les pleuvoir sur eux comme une grêle.

Blepsias. Assez, assez, Timon ; nous nous en allons.

Timon. Oui, partez, mais couverts de sang et de blessures !

  1. Pour Timon et pour les ouvrages qui peuvent être rapprochés de ce dialogue, nous renvoyons nos lecteurs à la thèse remarquable de M. Auguste Widal : Des divers caractères du misanthrope chez les écrivains anciens et modernes, Paris, Durand, 1851. Voy. aussi une comparaison spéciale du Timon de Lucien avec le Plutus d’Aristophane, par Le Beau, dans le tome XXX des Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
  2. Voy. pour ces deux épithètes, Hérodote, I, chap. xliv.
  3. Le déluge de Deucalion est raconté plus loin, fort au long, dans l’opuscule intitulé : De la déesse syrienne, chap. xii.
  4. Le même que le Parnasse, auprès de Delphes. Il y avait sur cette montagne une ville du nom de Lycorie.
  5. Comparez avec Martial, Ép. lv du livre V.
  6. On prétend qu’il y avait sur le tombeau de Minos : Μινῶος τοῦ Διὸς τάφος et que le premier mot ayant été effacé, il n’y resta plus que les trois derniers, qui signifient : Tombeau de Jupiter. De là les prétentions des Crétois et les moqueries de Lucien.
  7. Sur ces fêtes, voy. Thucydide, I, cxxi.
  8. Voy. Plutarque, Vie de Nicias. § 23. Cf. nos annotations sur l’Apologie de Socrate de Platon, édit. Hachette, p. 31.
  9. Allusion à quelque fable perdue.
  10. Littéralement une thesmophore. Vov., sur les Thesmophories, la note de M. Artaud, dans sa trad. d’Aristophane, à la suite des Fêtes de Cérès.
  11. C’étaient deux Φ Φ appliqués sur le front.
  12. Voy. Virgile, Énéide, III, v. 212 et suivants.
  13. Le grec l’appelle πλουτοδότης.
  14. Sur Hipponicus et Callias, voy. Plutarque, Vie de Solon, § 15, et le Banquet de Xénophon.
  15. Allusion à des vers de Théognis, dont en trouvera le texte dans le tome III, p. 13 de la Collection du poètes grecs de Boissonade.
  16. Sur ces brouillons, voy. l’Histoire grecque de M. Duruy, et les notes de M. Artaud sur les Chevaliers et la Paix d’Aristophane.
  17. Parodie de l’Iliade, XV, v. 202.
  18. Parodie de l’Iliade, III, v. 65.
  19. Celles des festins.
  20. Vers d’Euripide dans Bellérophon, tragédie perdue.
  21. Pindare, première Olympique.
  22. Cette tour subsistait encore fin temps de Pausanias, qui en parle dans ses Attiques.
  23. Stace, dans le XIIe chant de la Thébaïde, fait une belle description de cet autel.
  24. Sur ces derniers adieux du mourant, voy. Xénophon, Cyropédie, VIII. Montfaucon, Antiquité expliquées, t. V, partie I, p. 8.
  25. Il vaudrait mieux lire Égéide, tribu à laquelle appartenait le bourg de Colytie.
  26. Voy. la comédie d’Aristophane, qui porte ce nom. Cf. de Pauw, Recherches philosophiques sur la Grecs, partie I, § 5.
  27. Sur le tribunal des Héliastes, de Pauw, Ibid., partie III, § 1.
  28. Fêtes de Bacchus, pendant lesquelles avaient lieu les représentations dramatiques.
  29. On pense que ses peintures étaient placées ses la portique nommé Pœcilé.
  30. Environ 5 francs.
  31. 92 fr. 66 cent.
  32. Près de 3000 francs.
  33. Environ huit boisseaux.
  34. Près d’un boisseau.