Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 258-265).
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INTERFÉRENCES.


La plus belle découverte du docteur Young, celle qui rendra son nom à jamais impérissable, lui fut suggérée par un objet en apparence bien futile ; par ces bulles d’eau savonneuse, si vivement colorées, si légères, qui, à peine échappées du chalumeau de l’écolier, deviennent le jouet des plus imperceptibles courants d’air. Devant un auditoire aussi éclairé, il serait sans doute superflu de remarquer que la difficulté de produire un phénomène, sa rareté, son utilité dans les arts, ne sont pas les indices nécessaires de l’importance qu’il doit avoir dans la science. J’ai donc pu rattacher à un jeu d’enfant la découverte que je vais analyser avec la certitude qu’elle ne souffrirait pas de cette origine. En tout cas, je n’aurais besoin de rappeler ni la pomme qui, se détachant de sa branche et tombant inopinément aux pieds de Newton, éveilla les idées de ce grand homme sur les lois simples et fécondes qui régissent les mouvements célestes ; ni la grenouille et le coup de bistouri, auxquels la physique a été récemment redevable de la merveilleuse pile de Volta. Sans articuler, en effet, le nom de bulles de savon, je supposerais qu’un physicien eût choisi pour sujet de ses expériences l’eau distillée, c’est-à-dire un liquide qui dans son état de pureté, ne se revêt de quelques légères nuances de bleu et de vert, à peine sensibles, qu’à travers de grandes épaisseurs. Je demanderais ensuite ce qu’on penserait de sa véracité s’il venait, sans autre explication, annoncer que, cette eau si limpide, il peut à volonté lui communiquer les couleurs les plus resplendissantes ; qu’il sait la rendre violette, bleue, verte ; qu’il sait la rendre jaune comme l’écorce du citron, rouge comme l’écarlate, sans pour cela altérer sa pureté, sans la mêler à aucune substance étrangère, sans changer les proportions de ses principes constituants gazeux. Le public ne regarderait-il pas notre physicien comme indigne de toute croyance, lorsque après d’aussi étranges propositions, il ajouterait que, pour engendrer la couleur dans l’eau, il suffit de l’amener à l’état d’une véritable pellicule ; que mince est, pour ainsi dire, synonyme de coloré ; que le passage de chaque teinte à la teinte la plus différente est la suite nécessaire d’une simple variation d’épaisseur de la lame liquide ; que cette variation, dans le passage du rouge au vert, par exemple n’est pas la millième partie de l’épaisseur d’un cheveu ! Eh bien, ces incroyables théorèmes ne sont, cependant, que les conséquences inévitables des accidents de coloration présentés par les bulles liquides soufflées, et même par les lames minces de toutes sortes de corps.

Pour comprendre comment de tels phénomènes ont, pendant plus de vingt siècles, journellement frappé les yeux des physiciens sans exciter leur attention, on a vraiment besoin de se rappeler à combien peu de personnes la nature départit la précieuse faculté de s’étonner à propos.

Boyle pénétra le premier dans cette mine féconde. Il se borna, toutefois, à la description minutieuse des circonstances variées qui donnent naissance aux iris. Hooke, son collaborateur, alla plus loin. Il crut trouver la cause de ce genre de couleurs dans les entre-croisements des rayons, ou, pour parler son propre langage, dans les entre-croisements des ondes réfléchies par les deux surfaces de la lame mince. C’était, comme on verra, un trait de génie ; mais il ne pouvait être saisi à une époque où la nature complexe de la lumière blanche était encore ignorée.

Newton fit des couleurs des lames minces l’objet de son étude de prédilection. Il leur consacra un livre tout entier de son célèbre traité d’optique ; il établit les lois de leur formation par un enchaînement admirable d’expériences que personne n’a surpassé depuis. En éclairant avec de la lumière homogène les iris si réguliers dont Hooke avait déjà fait mention, et qui naissent autour du point de contact de deux verres lenticulaires superposés, il prouva que, pour chaque espèce de couleur simple, il existe dans les lames minces de toute nature une série d’épaisseurs croissantes où aucune lumière ne se réfléchit. Ce résultat était capital : il renfermait la clef de tous ces phénomènes.

Newton fut moins heureux dans les vues théoriques que cette remarquable observation lui suggéra. Dire, avec lui, du rayon lumineux qui se réfléchit, qu’il est dans un accès de facile réflexion ; dire du rayon qui traverse la lame tout entier, qu’il est dans un accès de facile transmission, qu’est-ce donc autre chose qu’énoncer en termes obscurs ce que l’expérience des deux lentilles nous avait appris ?

La théorie de Thomas Young échappe à cette critique. Ici on n’admet plus d’accès d’aucune espèce comme propriété primordiale des rayons. La lame mince se trouve d’ailleurs assimilée, sous tous les rapports, à un miroir épais de la même substance. Si, dans certains de ces points, aucune lumière ne se voit, Young n’en conclut pas que la réflexion y ait cessé : il suppose que dans les directions spéciales de ces points les rayons réfléchis par la seconde face, allant à la rencontre des rayons réfléchis par la première, les anéantissent complétement. C’est ce conflit que l’auteur a désigné par le nom maintenant si fameux d’interférence.

Voilà, sans contredit, la plus étrange des hypothèses ! On devait certainement se montrer très-surpris de trouver la nuit en plein soleil, dans des points où des rayons de cet astre arrivaient librement ; mais qui se fût imaginé qu’on en viendrait à supposer que l’obscurité pouvait être engendrée en ajoutant de la lumière à de la lumière !

Un physicien est justement glorieux quand il peut annoncer quelque résultat qui choque à ce degré-là les idées communes ; mais il doit, sans retard, l’étayer de preuves démonstratives, sous peine d’être assimilé à ces écrivains orientaux dont les fantasques rêveries charmèrent mille et une nuits du sultan Schahriar.

Young n’eut pas cette prudence. Il montra d’abord que sa théorie pouvait s’adapter aux phénomènes, mais sans aller au delà des possibilités. Lorsque, plus tard, il arriva aux preuves véritables, le public avait des préventions et il ne put pas les vaincre. Cependant, l’expérience dont notre confrère faisait alors surgir sa mémorable découverte ne saurait exciter l’ombre d’un doute.

Deux rayons provenant d’une même source allaient, par des routes légèrement inégales, se croiser en un certain point de l’espace. Dans ce point, on plaçait une feuille de beau papier. Chaque rayon, pris isolément, la faisait briller du plus vif éclat ; mais quand les deux rayons se réunissaient, quand ils arrivaient simultanément sur la feuille, toute clarté disparaissait : la nuit la plus complète succédait au jour.

Deux rayons ne s’anéantissent pas toujours complètement dans le point de leur intersection. Quelquefois on n’y observe qu’un affaiblissement partiel ; quelquefois aussi les rayons s’ajoutent. Tout dépend de la différence de longueur des chemins qu’ils ont parcourus, et cela suivant des lois très-simples dont la découverte, dans tous les temps, eût suffi pour immortaliser un physicien.

Les différences de route qui amènent entre les rayons, des conflits accompagnés de leur destruction entière, n’ont pas la même valeur pour des lumières diversement colorées. Lorsque deux rayons blancs se croisent, il est donc possible que l’un de leurs principes constituants, le rouge, par exemple, se trouve seul dans des conditions de destruction. Mais le blanc moins le rouge, c’est du vert ! Ainsi l’interférence lumineuse se manifeste alors par des phénomènes de coloration ; ainsi, les diverses couleurs élémentaires sont mises en évidence, sans qu’aucun prisme les ait séparées. Qu’on veuille bien, maintenant, remarquer qu’il n’existe pas un seul point de l’espace où mille rayons de même origine n’aillent se croiser après des réflexions plus ou moins obliques, et l’on apercevra, d’un coup d’œil, toute l’étendue de la région inexplorée que les interférences ouvraient aux investigations des physiciens.

Lorsque Young publia cette théorie, beaucoup de phénomènes de couleurs périodiques s’étaient déjà offerts aux observateurs ; on doit ajouter qu’ils avaient résisté à toute explication. Dans le nombre, on peut citer les anneaux qui se forment par voie de réflexion, non plus sur de minces pellicules, mais sur des miroirs de verre épais légèrement courbes ; les bandes irisées de diverses largeurs dont les ombres des corps sont bordées en dehors et parfois couvertes intérieurement, que Grimaldi aperçut le premier, qui plus tard exercèrent inutilement le génie de Newton, et dont la théorie complète était réservée à Fresnel ; les arcs colorés rouges et verts qu’on aperçoit en nombre plus ou moins considérable immédiatement au-dessous des sept nuances prismatiques de l’arc-en-ciel principal, et qui semblaient si complétement inexplicables, qu’on avait fini par n’en plus faire mention dans les traités de physique ; ces couronnes, enfin, aux couleurs tranchées, aux diamètres perpétuellement variables, qui souvent paraissent entourer le soleil et la lune.

Si je me rappelle combien de personnes n’apprécient les théories scientifiques qu’à raison des applications immédiates qu’elles peuvent offrir, je ne saurais terminer cette énumération de phénomènes que caractérisent des séries plus ou moins nombreuses de couleurs périodiques, sans mentionner les anneaux si remarquables par la régularité de leur forme et par la pureté de leur éclat, dont toute lumière un peu vive paraît entourée quand on l’examine au travers d’un amas de molécules ou de filaments d’égales dimensions. Ces anneaux, en effet, suggérèrent à Young l’idée d’un instrument extrêmement simple qu’il appela un ériomètre, et avec lequel on mesure sans difficulté les dimensions des plus petits corps. L’ériomètre, encore si peu connu des observateurs, a sur le microscope l’immense avantage de donner d’un seul coup la grandeur moyenne des millions de particules qui se trouvent comprises dans le champ de la vision. Il possède, de plus, la propriété singulière de rester muet lorsque les particules diffèrent trop entre elles, ou, en d’autres termes, lorsque la question de déterminer leurs dimensions n’a véritablement aucun sens.

Young appliqua son ériomètre à la mesure des globules du sang de différentes classes d’animaux ; à celle des poussières que diverses espèces végétales fournissent ; à la mesure de la finesse des fourrures employées dans les manufactures de tissus, depuis celle du castor, la plus précieuse de toutes, jusqu’aux toisons des troupeaux communs du comté de Sussex, qui, placés à l’autre extrémité de l’échelle, se composent de filaments quatre fois et demie aussi gros que les poils de castor.

Avant Young, les nombreux phénomènes de coloration que je viens d’indiquer étaient non-seulement inexpliqués, mais rien ne les liait entre eux. Newton, qui s’en occupa si longtemps, n’avait, par exemple, aperçu aucune connexité entre les iris des lames minces et les bandes de la diffraction. Young amena ces deux espèces de stries colorées à n’être que des effets d’interférence. Plus tard, quand la polarisation chromatique eut été découverte, il puisa dans quelques mesures d’épaisseur des analogies numériques remarquables, très-propres à faire présumer que, tôt ou tard, ce genre bizarre de polarisation se rattacherait à sa doctrine. Il y avait là, toutefois, on doit l’avouer, une immense lacune à remplir. D’importantes propriétés de la lumière alors complétement ignorées ne permettaient pas de concevoir tout ce que, dans certains cristaux et dans certaines natures de coupes, la double réfraction engendre de singularités par les destructions de lumière qui résultent des entre-croisements de faisceaux ; mais c’est à Young qu’appartient l’honneur d’avoir ouvert la carrière ; c’est lui qui, le premier, a commencé à débrouiller ces hiéroglyphes de l’optique.