Thomas Carlyle (Chasles)

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THOMAS CARLYLE.

THE FRENCH REVOLUTION, A HISTORY.[1]

Depuis l’époque de Byron et de Scott, ère mémorable de la littérature britannique, et qui laissera au front du XIXe siècle une trace éclatante et immortelle, l’écrivain qui a le plus vivement préoccupé l’attention en Angleterre, c’est Thomas Carlyle.

Le style anglais avait traversé, au XVIe siècle, les phases de l’imitation italienne et espagnole, et au XVIIe, celles de l’imitation française, grecque et latine. À la fin du XVIIIe, il revint brusquement à son point de départ anglo-saxon. Ce retour à ses origines lui donna la force extraordinaire et la beauté mâle ou naïve qui distinguent les poètes et les prosateurs de l’époque immédiatement antérieure à la nôtre. Byron, Scott, Southey, Cobbett, Coleridge, Lamb, Hazlitt, Wordsworth, quelles que fussent les diversités de leur esprit, ont recherché avec amour la verdeur et la puissance de l’ancienne diction anglaise ; chez quelques écrivains, tels que Leigh Hunt, Keats et Shelley, l’affectation de l’archaïsme étouffa des qualités distinguées.

L’humanité est ainsi faite, qu’elle ne peut se passer de modèle. Après avoir épuisé la copie de l’antiquité grecque, de l’Italie, de l’Espagne, de la France et de l’archaïsme national, il ne restait plus à l’Angleterre qu’une seule imitation à tenter, celle de l’Allemagne. Déjà Coleridge, Walter Scott et Wordsworth avaient emprunté à ce pays, non pas des formes, mais des fictions ou des théories. Personne cependant n’avait essayé de rapprocher le style anglo-saxon du saxon primitif, et de fondre ensemble les caractères particuliers et distincts de l’idiome allemand, avec ceux de l’anglais qui en dérive. Les analogies et les dissemblances des deux langages semblaient s’opposer également à cette fusion. Bien que toutes les racines anglaises soient teutoniques, la phrase anglaise ne marche jamais selon la syntaxe allemande. Le mot anglais reste isolé et repousse l’assimilation ; la phrase anglaise, phrase de gens d’affaires, aime la précision et la rapidité. Le mot allemand, au contraire, s’associe aisément à d’autres mots ; il se compose, se ramifie et se complique à volonté, s’assimilant et groupant autour de lui presque tous les mots qu’il veut absorber. La phrase germanique est complexe comme le mot germanique ; elle s’emboîte, s’agence, se contourne, se plie et forme très aisément une synthèse vaste dont la coordination harmonique est une beauté pour elle. L’allemand n’est que de l’anglais à syntaxe complexe ; l’anglais n’est que de l’allemand réduit à son expression analytique et la plus simple. On peut très bien écrire une page allemande, calquée sur le mode de la syntaxe anglaise ; elle sera claire et un peu plate, voilà tout. On ne peut transvaser une page de Novalis ou de Hegel en anglais pur, sans faire subir une excessive violence à l’idiome qui sert de récipient aux idées traduites.

Une étude approfondie de la poésie et de la philosophie allemandes avait préparé Carlyle à la création du nouveau style anglo-allemand qui lui appartient ; singulière œuvre qu’il a réalisée en Angleterre, nous dirons tout à l’heure avec quel succès. Sa traduction du Wilhelm Meister, de Goethe, et ses Mélanges critiques sur la Littérature allemande, contenant quelques morceaux biographiques d’une haute valeur, signalèrent un esprit curieux, ardent, énergique, investigateur, et le placèrent au premier rang de ceux qui se livrent en Angleterre aux mêmes études. Toutefois son métier de traducteur lui nuisait fort. On a peine à reconnaître chez le même homme les qualités qui semblent se repousser mutuellement, et l’on nie autant que l’on peut l’esprit d’un philologue, l’originalité d’un traducteur, le génie d’un érudit. Carlyle était tout cela, et à la fois. Son talent n’en restait pas moins assez obscur, quoique ces ténèbres fussent sillonnées de quelques lueurs. On commença à le distinguer, lorsque la Revue d’Édimbourg ouvrit ses pages à deux articles de Carlyle sur Jean-Paul Richter et sur Novalis. L’auteur, ennuyé sans doute de rester si long-temps dans les limbes littéraires, avait pris, en désespoir de cause, le parti d’écrire à l’allemande, sans se gêner, avec des mots longs d’une toise et une fécondité inouie de mots composés. L’innovation fut remarquée, critiquée, puis enfin pardonnée à Carlyle, qui, dans un sujet tout allemand, pouvait soutenir qu’il avait droit de l’être un peu trop. Un article intitulé les Signes caractéristiques du Temps, inséré dans la Revue d’Édimbourg, révéla chez lui d’autres qualités plus rares, la profondeur, la sagacité, la justesse, et cet instinct du mouvement général de l’humanité, qui est sublime quand il s’élève jusqu’à la prophétie. Ici les singularités de diction étaient encore plus marquées que dans les écrits précédens du même auteur ; on s’y heurtait sans cesse contre des mots absurdes, dans le genre de faim-et-soif-ocratie, mots qui ne produisent pas en anglais un effet beaucoup meilleur que dans notre langue. Cependant le public étonné, peut-être attiré par le ridicule extérieur et la baroque nouveauté d’un style qui ne lui en rappelait aucun autre, se rapprochait de Carlyle. Le Magazin de Fraser l’accepta alors pour rédacteur, et lui donna ses coudées franches. Le Fraser est un recueil tory auquel coopèrent des gens de beaucoup d’esprit, et qui ne redoute ni la hardiesse, ni l’originalité, dans leur excès même. Carlyle profita de l’occasion, et écrivit pour le Fraser un petit volume intitulé Sartor resartus, facétie rabelaisienne et mystique, étincelante de talent et d’idées, mais dont l’obscurité burlesque dérouta beaucoup de lecteurs. À ce Sartor resartus succéda un autre essai intitulé le Procès du Collier, roman philosophique auquel la fameuse aventure du collier servait de prétexte, et qui avait pour but le développement des causes immédiates de la révolution française. C’était divisé en chapitres, tous très brillans, quelques-uns grotesques, et qui eurent un extrême succès. Sans doute ce succès engagea Carlyle à écrire du même style son Histoire de la Révolution française, qui a été à accueillie avec la même faveur.

Il a paru, dans ces derniers temps, en Europe, peu d’ouvrages aussi dignes d’attention ; il en est peu que distinguent autant de qualités répulsives à la fois et sympathiques. Si votre coup d’œil s’arrête aux surfaces, et que les singularités extérieures vous repoussent, ne lisez pas cet étrange livre. La forme mystique et obscure choisie par Carlyle vous fatiguerait bientôt, et vous vous plaindriez de tant de voiles qui ne sont pas même transparens. Si la pureté de la diction vous charme, si vous êtes habitué au style anglo-français d’Adisson, à la phrase brève, incisive et toute britannique de Bacon, à la période énergique et robuste de Southey, Carlyle vous déplaira : vous ne saurez que faire de ces mots composites, que la phraséologie anglaise a toujours repoussés, de ces incises perpétuelles, qui jettent à travers sa pensée-mère une forêt de broussailles parasites. Si vous êtes historien du fait, et que vous vous complaisiez surtout à l’étude pratique des évènemens et des choses, vous le mépriserez encore ; car les faits sont mal racontés par lui, tantôt grossis quant à leur importance, tantôt accumulés ou brouillés diversement, toujours privés de cet ordre lumineux qui est l’histoire.

Mais si vous êtes philosophe, c’est-à-dire observateur sincère de l’humanité, vous relirez plus d’une fois son ouvrage. Il vous charmera spécialement, si vous osez vous élever au-dessus des partis et des préjugés quotidiens.

Ce n’est ni un livre bien écrit, ni une histoire exacte de la révolution française.

Ce n’est pas une dissertation éloquente, — encore moins une transformation des évènemens et des hommes en narration romanesque.

C’est une étude philosophique mêlée d’ironie et de drame, rien de plus.

Elle ne se concentre pas dans le cercle de la révolution française. Elle s’attache au cours entier de la civilisation européenne, dont ce mouvement terrible est une des cataractes les plus imposantes. En l’écrivant, l’auteur s’est beaucoup plus occupé de la pensée que du mot ; il a médité son œuvre plus qu’il ne l’a élaborée. Il a presque toujours bien vu ; il a souvent mal dit. Son récit a toute la chaleur d’un spectacle présent et actuel. Ces voyans[2], qui pénètrent l’histoire dans son intimité, dans le secret de son fonds et de sa réalité, qui comprennent l’inutilité des surfaces et la nullité des faits inexpliqués, sont rares. Savent-ils à la fois voir et dire ? ils sont sublimes ; Thucydide, par exemple, et Tacite. La moitié de ce don merveilleux, c’est la moitié d’un grand homme.

Carlyle n’a que cette moitié, et précisément celle qui convient le moins à l’intelligence française, la sagacité et la profondeur.

Notre don et notre besoin national, c’est la clarté. La théorie de Carlyle, encore obscure et ambiguë, ne se révèle pas à ses yeux d’une manière certaine, puissante et systématique. Il ne sait pas tout ce qu’il veut, il ne comprend pas tout ce qu’il sait, il ne discerne pas tout ce qu’il voit. Il est sur le trépied de la pythonisse. De là s’exhalent des vapeurs qui sont les pensées de Carlyle. Il y a des formes mystiques dans le nuage, des lueurs éclatantes au sein de cette brume, et des points de vue lointains qui déchirent le voile flottant de ses méditations. Les uns dédaigneront ces vagues épaisses et tumultueuses qui dérobent au regard la moitié des tableaux de l’avenir ; les autres se prosterneront avec une admiration profonde devant des clartés incomplètes. Essayons de dire ici ce qui manque au philosophe Carlyle et ce qui fait sa grandeur ; c’est l’un des plus mauvais écrivains et l’un des plus puissans penseurs de l’époque.

Soit que l’éducation de Carlyle se soit faite en Allemagne, ou que les singularités inconnues de sa jeunesse l’aient assimilé aux pensées dominantes des écrivains germaniques, il s’est trouvé, par une série de causes que lui seul est capable de dire et qu’il n’a pas jusqu’ici racontées, profondément isolé de l’Angleterre. Ce malheur pour sa vie est un bonheur pour sa gloire. Il n’a rien sacrifié à aucun parti. Il a été l’homme de sa pensée et l’expression de son caractère. Après dix années de demi-obscurité, la Grande-Bretagne a reconnu en lui un génie. En France, son adoption eût éprouvé plus de difficultés encore. Nous sommes fort disposés à nier la puissance d’une idée, toutes les fois qu’elle n’est pas incorporée à une masse d’hommes qui la prend pour son étendard. Carlyle, répugnant à cette servitude disciplinaire des groupes hostiles, s’est placé au-dessus de tous les partis, si bien qu’on le croirait homme de tous les partis. Il reconnaît que la maturité des temps a entraîné la révolution ; il admet la petitesse, la faiblesse, la misère de presque tous ses acteurs ; il admet la grandeur, la vigueur, la nécessité du combat. Il ne méprise point la royauté qui est une forme. Il n’exalte pas la république qui est une forme. Il comprend que les sociétés sont des corps, dont l’organisme intérieur s’use, et qui se renouvellent par des cataclysmes. Il ne fait point l’apothéose des destructions ; il ne maudit pas la mort qui est nécessaire à la vie. Il sent que la royauté était devenue mensonge, que l’on ne croyait plus à elle. La hiérarchie ecclésiastique, ainsi que le fond même des croyances, ayant perdu leur force virtuelle, devenaient mensonge à leur tour. La ferveur de l’explosion qui eut lieu, quand on reconnut le creux et le vide général des institutions sur lesquelles on reposait, ce fut la révolution ; — cette ferveur tint lieu de croyance alors, — une croyance de néant !

Carlyle raconte comment se fit cette opération de destruction, comment croula pêle-mêle la vaste fabrique de la monarchie française, précédant la ruine de la monarchie européenne. Qu’il y ait eu, dans ce moment, des protecteurs du vieux monument et d’ardens démolisseurs de ces pierres vermoulues, il ne s’en étonne pas. Que les uns et les autres aient été violens toujours, sublimes rarement, ridicules souvent, il ne s’en étonne pas davantage, et il n’accuse personne. Quand les acteurs sont puérils et les personnages mesquins, il compare en riant leur petitesse aux énormes dimensions de la catastrophe, et c’est alors qu’il lui arrive d’être fréquemment burlesque.

Ce côté de son talent n’est pas moins hostile que tous les autres à nos habitudes et à nos idées gallo-romaines, toujours un peu solennelles et disciplinaires. Il n’y a rien, certes, qui nous aille moins que le ton burlesque appliqué comme couverture et comme voile à une pensée énergique et à un tableau puissant. Nous préférons le vernis de la profondeur dorant la nullité du fond, à l’air frivole ou gai cachant un fond sévère. Ceux de nos compatriotes qui s’aviseront de lire quelques chapitres de Carlyle sur la foi de notre recommandation, croiront en vérité que nous nous moquons d’eux, quand ils déchiffreront les titres suivans : Astrée de retour sans un sol ; — Pétition hiéroglyphique ; — Problématique ; — Les sacs à vent ; — Cela devient électrique ; — Mercure de Brézé ; — De Broglie, dieu de la guerre ; — Les Noyades ; — etc., etc. Leur mépris pour l’homme qui traite en style de Scaramouche le plus grand évènement des temps modernes se mêlera sans doute de quelque colère qui pourra bien retomber sur son critique.

Raisonnons cependant. La grandeur des caractères ne dépend point de la grandeur des évènemens. Il est également vrai que les faits sérieux et graves de ce monde sont toujours mêlés d’un alliage de puérilité et de bizarrerie qui n’est pas le moindre enseignement de l’histoire. Reproduire au hasard ces misérables détails sans en oublier un seul serait une œuvre absurde et abjecte ; les choisir et les caractériser, de manière à ce que l’humanité tout entière, analysée dans ses derniers replis et dans ses derniers élémens, se montre et s’offre nue à l’œil investigateur, c’est un travail sérieux, immense et profond. Lorsque Cromwell et ses officiers décidèrent que la république serait instituée en Angleterre, lorsque ce puissant hypocrite eut écouté les déclamations de ceux qui l’entouraient et leurs sermons contre le pouvoir d’un seul et la dictature, il lui prit tout à coup (dit Ludlow, qui était présent) « une si folle joie, que, saisissant un coussin, et me le jetant à la tête d’un air grave, il descendit l’escalier quatre à quatre. Je m’emparai d’un autre coussin que je lui lançai à mon tour du haut de l’escalier. » Voilà un bien petit fait et qui déroge singulièrement à la gravité des conspirateurs puritains, à la majesté de l’histoire, au but grandiose et au caractère austère de l’époque. Qui n’aperçoit cependant la lumière versée par un incident aussi grotesque sur Cromwell, son caractère, ses associés, ses espérances et son avenir ? Dans cette facétie, il y a plus de mépris burlesque pour les graves utopies des gens qui conspirent avec Cromwell, que dans un volume entier de commentaires ; c’est une révélation si naïve de son énergie et de son ambition comprimées ! Carlyle n’a pas oublié un de ces traits. Son habileté consiste à les choisir, à les détacher, à les éclairer. La force de son intelligence l’empêche de confondre les faits mesquins avec les circonstances caractéristiques, les petitesses inévitables de la vie humaine avec les bassesses spéciales de l’individu. Son Mirabeau, son Bonaparte, sa Charlotte Corday, soumis à ce procédé bizarre et peints à la loupe, n’en paraissent que plus grands.

En analysant Carlyle, on est obligé d’expliquer perpétuellement l’opération de sa pensée et de dire les motifs de cette opération. Quant à son style, qui n’est ni anglais ni allemand, nous ne nous chargeons point de le défendre ; c’est assez de le comprendre, ou plutôt de le deviner. Il se distingue surtout par la recherche, la manière, l’exagération et l’affectation ; mais ce qui est singulier, c’est que cette affectation est naïve. Il ne la revêt pas comme un costume ; elle est devenue lui-même. Elle résulte de ses longues études, de l’éducation excentrique qu’il a imposée à sa vie intellectuelle, et de la retraite dans laquelle il vit. Comme ensemble et comme plan, l’œuvre offre des disparates ; un accès lyrique interrompt pendant six pages une description matérielle, et l’apostrophe hasardée tache presque tous les chapitres de points d’exclamation interminables. La répétition des mêmes épithètes, appliquées sans cesse aux mêmes hommes, comme dans Homère, produit un effet nauséabond ; vous vous ennuyez fort de retrouver toujours l’incorruptible verdâtre au lieu de Robespierre, et le lieutenant-olive-noire pour le jeune Bonaparte. L’art de la composition, celui des nuances heureusement fondues, le goût, la modération, la grace, tout ce qui s’apprend dans un certain monde élevé, manquent à Carlyle. Cette habitude de style, péniblement forte et sèchement étudiée, rappelle la vieille école de peinture allemande, dont nous ne contestons pas les mérites, mais qui, à son énergie, à sa précision et à un sentiment profond de l’art, joignait une sécheresse si laborieuse.

Tels sont les défauts de forme et de composition qui rendent cet ouvrage intraduisible et à peine intelligible. Au lieu de trouver un livre fait, une pensée accomplie, un plan mis en œuvre, comme c’est la loi et la juste loi en France, vous découvrez, accumulés dans un espace assez étroit, les élémens de la pensée, les suggestions les plus diverses, les points de vue les plus originaux, les excitations les plus vives de l’esprit. Ce travail, qui n’est pas achevé, tente et stimule toutes les capacités et toutes les facultés de votre intelligence. Tout ce que vous avez d’activité et de mouvement dans le cerveau s’ébranle et s’émeut à cette impulsion originale. Ce serait un chef-d’œuvre, si Carlyle avait réalisé, par la grande perfection de la forme, la profondeur et la variété du sens que son livre contient. Erreur ou malheur qui appartiennent au Nord, aux Anglais moins qu’aux Allemands, mais à toutes les nations empreintes de teutonisme, à toutes les langues teutonnes. Esse quàm videri ; c’est le mot d’ordre de ces peuples. Ils ont pardonné à Burke sa gaucherie et la longueur déclamatoire de ses discours en faveur de son éloquence. Videri quàm esse, c’est la devise de tous les peuples méridionaux qui ont recueilli l’héritage romain ; elle emporte avec elle les dangers contraires. Notre littérature est pleine de talens complets et creux, de livres bien divisés et nuls, de formes extérieures qui ont passé pour régulières, d’apparences de choses complètes qui ne sont complètes que par leur aspect. Les boîtes à épopée, les canevas à roman, les charpentes de drame, ingénieuses et mécaniques fabrications des artisans sans idées qui se livrent à ces agréables métiers, abondent parmi nous. Les littératures septentrionales au contraire manquent d’œuvres régulièrement fabriquées. Les uns, hommes du Nord et du teutonisme, crient vivat, à propos de six pages, même brutales, qui prouvent génie et pensée ; les autres, enfans du Midi et de Rome, s’agenouillent devant un volume bien rangé, s’il est gros. Pour ceux-ci, le génie est la forme ; pour les autres, la valeur intrinsèque décide de tout. Il est curieux de retrouver dans cette division, plus féconde qu’on ne le pense, d’une part l’héritage plastique de la littérature grecque et de la discipline romaine, accepté par les méridionaux, d’un autre le sauvage élan des nations germaniques conservé dans le Nord. Ce point de vue, exactement historique, profondément vrai, explique à la fois toute la diversité de nos littératures et toute celle de nos institutions politiques dans l’Europe moderne.

Une extrême valeur philosophique n’empêche donc pas l’ouvrage de Carlyle d’être incomplet et obscur. Mais que de talent, quelle sagacité dans ce livre obscur ! Cette admirable sympathie shakspearienne, qui voit tout de très haut, qui est indulgente pour tout, qui est ironique pour tout, qui a des larmes pour les millions de douleurs humaines, qui a des sourires pour les innombrables folies de ce monde, se trouve comme raffinée philosophiquement et portée à son expression la plus haute dans l’intelligence de Carlyle. Il est impartial par ironie et par pitié. C’est encore un sentiment peu français. Nous sommes trop ardens, trop vifs, trop guerroyans, pour nous résoudre à une impartialité si froide et si haute. Nous croirions nous faire injure en admettant les qualités d’un ennemi. Nous adorons ceci, nous détestons cela. Hélas ! il y a peu de choses qui soient adorables ou détestables. Souvent encore, pour accommoder les affaires, nous détestons la même idée ou le même homme, après les avoir adorés. Là, dans cette faculté rapide d’émotion vive, est notre élan, là notre puissance, là aussi notre faiblesse. La haute, souveraine et magnifique justice nous semble odieuse ; c’est froideur, indifférence, nullité, qui sait ? perfidie peut-être. Quant à Carlyle, son œuvre ultra-saxonne ne peut guère nous convenir : elle est teutonique par le long et intuitif regard ; elle est anglo-normande par la connaissance des hommes et des affaires. Elle n’a rien de romain, rien de gaulois, rien de disciplinaire, rien d’extérieur ; allemande et anglaise, elle pèche par la mauvaise forme ; elle excelle par la sincérité de la profondeur.

Tous les défauts singuliers et toutes les qualités étranges de l’écrivain se retrouvent dans le passage suivant, consacré à l’ouverture des états-généraux. Je le répète, que l’on ne s’étonne d’aucune bizarrerie, que l’on se garde bien de comparer Carlyle à personne, et qu’on lui donne liberté plénière, comme les rois du moyen-âge la donnaient à leurs fous ; écoutez-le avec patience, s’il est possible.

« Voici, dit-il, le baptême de la démocratie, le temps l’a enfantée, après le nombre de mois nécessaire, et il faut baptiser la fille. La féodalité reçoit l’extrême-onction. Il faut qu’il meure, ce système monarchique décrépit, usé de travaux, car il a beaucoup travaillé, ne fût-ce que pour vous produire, vous, tout ce que vous avez et tout ce que vous savez : il faut qu’il meure, usé de rapines et de disputes appelées victoires glorieuses, de voluptés et de sensualités. Il est vieux, très vieux, il radote. Entre les angoisses de l’agonie et les angoisses de l’enfantement, un nouveau système va naître. Quelle œuvre ! ô ciel et terre ! Que résultera-t-il de cette révolution ? batailles et sang versé, massacres de septembre, ponts de Lodi, retraites de Moscou, Waterloo, Peterloos, réformes parlementaires, guillotines, journées de juillet ! et depuis le moment où nous écrivons ceci, deux siècles au moins de combat (si nous osons prophétiser), deux siècles, et c’est le moins, avant que la démocratie traverse ces tristes et nécessaires époques de charlatanocratie, avant qu’un monde pestiféré soit détruit, avant qu’un nouveau monde verdoyant et frais reparaisse à sa place.

« Membres des états-généraux, assemblés à Versailles, réjouissez-vous, le but lointain et définitif apparaît à vos yeux ; tout l’espace intermédiaire vous est caché. Aujourd’hui sentence de mort est portée contre le mensonge ; sentence de résurrection, à quelque distance que ce soit, est prononcée en faveur des réalités. La grande trompette du monde proclame aujourd’hui qu’un mensonge est impossible à croire : voilà tout. Croyez cela, soutenez cela, et laissez faire au temps. Vous ne pouvez rien de plus, et que Dieu vous aide !

« Regardez cependant, les portes de l’église Saint-Louis s’ouvrent tout à coup. La grande procession marche vers Notre-Dame, un vaste cri, un cri unique, déchire l’air. En effet c’est un spectacle solennel et splendide : les élus de la France, puis la cour de France, tous en rang et en ordre dans leurs costumes respectifs et à leurs places assignées ; nos communes en petits manteaux noirs et cravates blanches ; la noblesse en habit de velours brodé d’or aux nuances éclatantes, ruisselante de dentelles, flottante de plumes ; le clergé en rochet, en aube et dans sa splendeur ecclésiastique ; enfin le roi lui-même et sa maison : tous dans leur splendeur la plus éclatante. Hélas ! c’est le dernier jour de cette splendeur. Quatorze cents hommes, amenés par l’orage politique de tous les points de l’horizon, se réunissent pour une œuvre inconnue et profonde. Oui, dans cette masse qui s’avance silencieuse, il y a de l’avenir endormi. L’arche symbolique ne marche pas devant elle comme devant les anciens juifs : ils ont cependant aussi leur alliance ; eux aussi président à une nouvelle ère dans l’histoire des hommes. Tout le futur est là, toute la destinée qui les couve de ses ailes sombres : l’avenir illisible et inévitable gît dans les cœurs et les pensées flottantes de ces hommes. Singulier mystère ! ils l’ont en eux, l’avenir ! et ni leurs yeux ni aucun œil mortel, mais seulement l’œil suprême, peut le découvrir. Il éclora de lui-même, je vous le jure, dans le feu et le tonnerre, dans les siéges et les champs de bataille, dans le frémissement des drapeaux, le piétinement des coursiers de guerre, l’incendie rouge des villes et le cri des nations étranglées ! Voilà les choses qui restent cachées, profondément enveloppées au sein de ce quatrième jour du mois de mai. Depuis long-temps elles y étaient déposées, et les voici qui éclosent. En vérité, que de miracles n’y a-t-il pas dans chacun des jours qui naissent, si nous savions les déchiffrer ? — mais heureusement nous n’avons pas d’assez bons yeux. La plus méprisée de nos journées n’est-elle pas le confluent de deux éternités ? Supposez cependant, mon bon lecteur, que nous prenions position comme tant d’autres sur quelque corniche ou quelque entablement. Clio la muse nous le permet sans miracle ; jetons un passager regard sur cette procession, sur cet océan de vie humaine, mais un regard prophétique qui n’appartient qu’à nous aujourd’hui : nous pouvons monter et nous bien tenir, sans crainte de tomber.

« Quant à cet océan de vie humaine, quant à cette foule de spectateurs sans nombre, malheureusement elle est confuse ; mais, en arrêtant sur elle un regard plus fixe, ne voyez-vous pas se découvrir à vous quelques figures sans nom qui auront un nom plus tard ? Cette jeune baronne de Staël est visible à une fenêtre, au milieu d’autres femmes de son temps : son père est ministre et figure au nombre des grands acteurs, héros de la fête à ses propres yeux. Jeune amazone intellectuelle, toi et ton père bien-aimé, vous imaginez-vous que les choses vont en rester là ? Comme Mallebranche voyait tout en Dieu, Necker voyait tout en Necker : mauvais théorème et qui ne peut tenir !

« N’est-elle pas présente aussi, cette demoiselle à la chevelure brune et bouclée, Théroigne, aux mœurs légères et au cœur de feu ? Brune et belle fille, éloquente fille, dont le regard et la parole enflammés ébranleront un jour des bataillons germaniques aux dures poitrines couvertes d’acier, le moment viendra où tu porteras le casque et la pique ; et bientôt après, hélas ! la chemise de force et la chaîne d’airain dans ta longue demeure à la Salpêtrière ! Tu aurais bien mieux fait de rester dans ta province de Luxembourg, et de donner de beaux enfans à quelque brave homme. Mais ce n’était pas ta tâche, ce n’était point ton lot. Quant au sexe fort, il faudrait cent langues de fer pour en énumérer les notabilités. Le marquis Valadi vient de Glasgow ; il a quitté la vie pythagorique et le chapeau de quaker à grands bords ; Morabde aussi, rédacteur du Courrier de l’Europe, Linguet, rédacteur des Annales, ont abandonné leurs travaux et percé le brouillard de Londres, avides d’assister à ce spectacle et de venir alimenter la guillotine, qui leur est bien due. N’est-ce pas là Louvet, auteur de Faublas, debout sur la pointe du pied ? Et Brissot, l’ami des noirs, qui s’amuse à s’appeler de Warville. C’est lui qui, avec le marquis Condorcet et le Genevois Clavière, va créer le Moniteur. Il faut un nouveau journal pour rendre compte d’un jour nouveau. N’y a-t-il pas là, bien loin des places d’honneur, un nommé Stanislas Maillard, huissier à cheval du Châtelet, homme plein de ressources ? Un capitaine Hullin de Genève, un capitaine Élie, du régiment de la reine ? tous deux en demi-solde, et qui en ont l’air. Voici Jourdan, aux favoris couleur de brique, et dont la barbe sera bientôt célèbre ! Il a vendu des mules, et sans trop de probité, dit-on ; il s’appellera dans quelque temps Jourdan-Coupe-Tête, et il aura autre chose à faire.

« Sûrement aussi, dans quelque coin peu honorable, rampe ou se traîne, en se plaignant, un petit homme sale, blême, flétri, couperosé, sentant la suie et les cataplasmes. C’est Jean-Paul Marat, de Neufchâtel. Ô Marat ! rénovateur de la science humaine, auteur de traités sur l’optique, le plus remarquable des vétérinaires, médecin naguère des écuries du comte d’Artois, dis-moi ce que croit voir, à travers tout ceci, ton ame malade et flétrie, enfermée dans un corps flétri, misérable, torpide et envenimé. Est-ce un faible rayon d’espoir ? Est-ce une aurore après les ténèbres, ou n’est-ce qu’une lumière sulfureuse et des spectres bleus ? Malheur, douleur, soupçons, envie et vengeance sans fin ! voilà ce que tu entrevois, je le pense.

« Du drapier Lecointre, qui a fermé boutique tout à l’heure, et qui est venu ici, nous ne parlerons guère, ni de Santerre le brasseur, le brasseur sonore du faubourg Saint-Antoine. Il y a deux autres personnages, et deux seulement que nous signalerons : l’homme puissant, musculeux, aux sourcils noirs, à la figure écrasée, annonçant une force non employée, et comme un Hercule qui attend sa colère ; c’est un avocat sans cause qui a faim. Il s’appelle Danton, remarquez-le bien. Il y en a un autre, son frère de profession, maigre, mince, le teint noir, aux longs cheveux bouclés et bruns, une physionomie de gamin, merveilleusement illuminée par le génie, comme si une lampe de naphte brûlait au dedans. C’est Camille Desmoulins, un garçon d’une pénétration, d’un esprit, d’une force comique infinie ; parmi ces millions d’hommes, il y a peu d’intelligences aussi nettes et aussi vives. Pour toi, mon pauvre Camille, que l’on dise ce que l’on voudra, il est difficile de ne pas avoir envie de t’aimer, étourdi, brillant, léger Camille ! Quant à l’autre homme musculeux qui attend sa colère, j’ai dit qu’il se nommait Danton, nom passablement célèbre dans la révolution française, ainsi qu’il le dira lui-même avant de monter sur l’échafaud. Il est président du district des Cordeliers, et ses poumons de bronze vont tonner bientôt. Ne nous occupons pas davantage de la foule spectatrice et tumultueuse. Pensons aux députés des communes ; les voilà sous nos yeux.

« Parmi ces six cents individus en cravates blanches qui sont là pour régénérer leur pays, tâchons de deviner quel sera le roi ; car il faut un roi, un chef à tous les hommes assemblés, quelle que soit leur œuvre. Il leur faut un homme qui, par sa position, son caractère, ses facultés, soit le plus propre de tous à faire l’œuvre. Cet homme, ce roi non élu, ce roi nécessaire de l’avenir marche là parmi les autres et comme un autre. Ne serait-ce pas celui-ci, dont la chevelure est si dense, cet homme à la hure terrible, comète flamboyante devant laquelle les trônes trembleront ? À travers ses épais sourcils, ses traits taillés avec une hache, sa figure couturée et bourgeonnée, vous lisez la petite-vérole, le libertinage, la banqueroute, mais aussi le feu brûlant du génie. Cet astre fumeux qu’on ne peut méconnaître, n’est-ce pas là Gabriel-Honoré-Riquetti de Mirabeau, l’homme chargé de pousser le monde dans sa voie nouvelle, n’est-ce pas le roi des hommes, le député d’Aix ? S’il faut en croire Mme de Staël, qui l’a bien vu, son pas est fier, quoiqu’on le regarde de travers, et il secoue déjà sa crinière de lion.

« Oui, lecteur, c’est là le type du Français de 1789, comme Voltaire fut le type du Français de 1750. Il est Français dans ses désirs, ses espérances, ses conquêtes, ses ambitions. Il résume, il exprime, il domine les vertus et les vices du temps. Il est plus Français que tout autre, aujourd’hui du moins. Voilà pourquoi il est roi de France dans la réalité, dans la vérité du fait ; puis, intrinsèquement, profondément, c’est un homme et un homme très viril. Remarquez-le bien ; sans lui, l’assemblée nationale ne serait pas du tout ce qu’elle est. Il peut, s’il le veut, dire comme Louis XIV : « L’assemblée nationale, c’est moi… »

« Si, entre nos six cents régénérateurs, cet homme est le plus grand, quel est donc le plus petit ? Voici un petit personnage portant lunettes, à physionomie peu significative, maigre, inquiet ; l’œil incertain lorsqu’il ôte ses lunettes ; le nez en l’air comme s’il aspirait vaguement je ne sais quel avenir inconnu ; le teint atrabilaire et de toutes couleurs ; mais le verdâtre y domine, c’est un homme couleur de mer. Cet individu verdâtre est un avocat d’Arras, Maximilien Robespierre. Son père, avocat comme lui, fonda des loges maçonniques à l’instigation du prétendant Charles-Édouard. Maximilien, son fils aîné, fut élevé avec grande économie. Il eut pour camarade de classe le vif Camille Desmoulins. Il a plaidé une fois à Arras en faveur du paratonnerre. Son intelligence rigide et triste, son esprit clair, prompt, mais étroit, plurent à quelques hommes en place, charmés de ne lui voir aucun génie, mais seulement les qualités négatives qui conviennent à l’homme d’affaires. Il n’a pas voulu juger à mort un coupable quand l’évêque du diocèse l’eut nommé juge, et il s’est retiré. C’est un homme austère, voyez-vous, un homme strict et scrupuleux, un homme peu fait pour les révolutions, dont la petite ame, transparente et pure comme de la petite bière, tourne facilement à l’aigre aussi. Elle pourra bien plus tard… nous verrons. »

Ce n’est pas là le bon style historique assurément. Dans l’original, l’enchevêtrement de la diction, l’excès du néologisme, l’audace bizarre des mots inventés, rendent cette manière d’écrire encore plus burlesque. Mais il est impossible d’assigner mieux et plus nettement à chaque personnage sa place pittoresque dans l’histoire. Carlyle, saisissant avec une dextérité infinie le caractère de tout homme historique, jouant avec lui comme le tigre ou le chat se jouent avec un animal d’ordre et d’espèce inférieurs, l’analysant sans pitié, le retournant à droite et à gauche, le traitant cependant avec une bonne indulgence qui est mêlée de mépris, de pénétration et de charité, passe en revue ainsi Calonne, Mirabeau, Marat, Necker, tout ce qui a brillé obscurément ou miraculeusement dans la révolution française. Ce procédé d’impartialité point railleuse, point dénigrante, point laudative, prenant l’homme pour ce qu’il est, ne le croyant jamais sublime complètement, ou complètement haïssable, ne voyant jamais en lui une chose d’une seule pièce, prouve une extrême sagacité ; c’est le procédé de Tacite, Labruyère, Shakspeare et Saint-Simon. Chez Carlyle, le sourire et la pitié, mêlés d’un parti pris philosophique, rendent cette disposition plus saillante. On retrouve en lui l’observation de Shakspeare, moins calme, plus métaphysique, malheureusement mêlée de quelque affectation, mais singulièrement puissante.

Toute l’histoire de notre révolution, toutes ses journées dramatiques, sont décrites ainsi par l’auteur, dans un style brillamment compliqué, étrangement bariolé, rempli de mascarades et d’hymnes, détestable modèle que l’on essaie déjà d’imiter en Angleterre. Ailleurs se trouvent la description des faits, leur enchaînement, leur suite, leur explication, d’histoire en un mot. M. Mignet a déduit les causes et les effets de ce jeu de la destinée. M. Thiers a reproduit avec une vive clarté la marche pratique des évènemens, le conflit des ambitions, l’adresse des uns, la folie des autres, les ressorts cachés, les résultats nécessaires, enfin tout cet échiquier bizarre, et les armées de passions et d’intérêts qui s’y livrent la guerre selon des lois fixes et déterminées. Rien de tout cela n’est dans Carlyle. Doué du génie dramatique et du génie de l’observation, qui en est une forme et une source ; il observe d’en haut ce chaos humain, comme s’il était, lui, un dieu supérieur, et que mille acteurs secondaires lui donnassent la comédie, la tragédie, la pastorale et la farce ; il assiste, en souriant, à ces mille mélanges de drames hétéroclites que les mortels prennent la peine de jouer, et qui se nomment, selon Shakspeare, la comédie-farce-tragique, la pastorale-héroïque-burlesque, ou même la tragi-comi-parodie. Il aime infiniment, et comme Shakespeare aussi, à entendre un héros « roucouler comme un lion, » ou à voir une queue de poisson attachée à une tête de femme ; mystifications que Dieu se permet souvent, au mépris de notre humanité et de notre dignité. Chacun des personnages ou même des comparses du grand théâtre arrive donc à son moment et à son tour, éclairé d’une lumière vive, j’allais dire rouge ; formant comme un point lumineux et singulier, à la façon des personnages de Rembrandt ; Théroigne, avec ses cheveux noirs et sa pique ; Mirabeau secouant sa crinière ; Robespierre aux veines vertes, et suant l’envie ; tous, jusqu’à M. Babœuf et M. de Barras ; parfaitement vrais, tous vivans, pas plus grands et plus beaux qu’ils ne furent. La plupart du temps, ce sont, il faut le dire, de minces personnages, des hommes de taille assez petite quant à la vertu, au génie et à l’intelligence. Mais ils sont curieux à contempler dans leurs groupes, comme ces bonnes gens de l’Opéra, chargés de représenter la foule, un bailli, un bourreau, un archevêque ou un tyran. Il fait beau les voir s’agiter, dans les grands évènemens, tantôt portés par la vague, illuminés par l’éclair, tantôt foudroyés et perdus dans les abîmes. M. Marat, médecin des écuries de son altesse le comte d’Artois, ne fut-il pas dieu trois mois et demi ? Et M. de Calonne, six mois ? Et M. de Robespierre, deux ans ? Carlyle le dit. Il ne les hait pas, et c’est une superbe chose que de ne pas haïr. Il ne les surfait, ne les exagère et ne les maudit point ; maudire est encore une manière d’exagérer ; c’est la bénédiction retournée. Non. Il s’en amuse ; il place sa lanterne sous leur figure, les regarde, examine leur costume et leurs traits, les applaudit un peu, les prie de passer bien vite et s’occupe de ceux qui restent. Ce qui me semble encore excellent, c’est qu’il n’a de prédilection ni pour les girondins, ni pour les jacobins, ni pour personne.

Seulement, il aime l’humanité ; il souffre pour elle, il fait des vœux pour elle. Il la montre se débattant, dans sa faiblesse et sa grandeur, pour obtenir une destinée plus complète et meilleure. Sa sympathie appartient à ceux qui se dévouent, à ceux qui tombent, à ceux qui pensent, à ceux qui agissent noblement. Il relève pieusement tous les héros de cette grande mêlée, et il les baise au front comme des frères.

Il n’est donc ni royaliste, ni républicain, ni Français, ni Anglais. Mirabeau ne lui en impose pas, ni M. Necker non plus. Il n’a d’hymne que pour le dévouement ; il n’a de cœur et d’entrailles que pour l’humanité qui souffre, et j’aime cela. Il ne fait point le panégyrique de Marat, ni de M. de Flesselles, prévôt des marchands. Il raille à peu près également le brillant Rivarol et M. le marquis de Saint-Hurugues, citoyen de Saint-Huruge, devenu Saint-Huruge, puis Huruge tout court, attendu la démolition successive du marquis, de la particule et du saint. Passez, mes amis, leur dit-il, passez. Louis XVI lui-même n’obtient pas de lui beaucoup plus de respect, et, il faut le dire, c’est expressément et uniquement pour les qualités naturelles et les grandes actions que notre auteur (je ne dis pas notre historien) réserve son culte. C’est bien, et c’est rare. Ni Malesherbes, ni Turgot, ni les dévouemens sublimes des filles et des femmes sacrifiées, ne sont négligés par lui. Si la masse presque entière des célébrités, des supériorités, des dignités et des popularités, est traitée lestement par Carlyle ; si à droite, à gauche, Carlyle frappe sans pitié sur les royalistes qui ne savent pas mourir devant les marches du trône, sur les républicains qui, chargés d’aider à l’enfantement de la France, étouffent avant le berceau la liberté qu’ils veulent faire naître ; — ce n’est pas la faute de notre peintre, mais bien plutôt celle de ces messieurs dont il fait le portrait.

On ne comprendra guère ce mélange obstiné d’ironie et d’admiration ; d’ironie pour les hommes, d’admiration pour la scène qu’ils remplissent de leur bruit. J’avoue que je partage tout-à-fait ce double sentiment. Cet écrivain récent, mauvais écrivain quant au style, qui n’a pas de droits à se placer parmi les grands hérauts de l’histoire, a le mérite particulier d’analyser finement les individus de la révolution qui sont ou incomplets, ou faux, ou risibles, et de juger d’ensemble et dignement la masse des faits révolutionnaires, qui sont pleins de grandeur et d’avenir.

Le petit nombre d’hommes que la singularité de quelques circonstances personnelles aura placés, comme Carlyle, de niveau avec le temps futur, au-delà des opinions contemporaines, des folies, des sottises, des ambitions et des prétentions contemporaines, recevront le livre de Carlyle avec enthousiasme. — Quoi ! parce qu’il n’a pas d’opinion, demandez-vous ? — Non, non ; mais parce qu’il a une opinion plus haute, plus vraie, plus civilisatrice, moins personnellement intéressée, plus noble et plus populaire que les autres. Cette opinion la voici : nous formulons nettement la théorie qu’il a laissée dans les nuages.


Carlyle affirme que nous « ne sommes pas aujourd’hui, » que nous n’existons pas, que la société tout entière de l’Europe moderne constitue un vaste compromis entre le passé et l’avenir ; que nous ne sommes ni organiques, ni doués d’une énergie et d’un ordre réels. Il prétend que l’aristocratie et la monarchie n’ont pas fait place à la démocratie organisée, mais seulement à la charlatanocratie ; — jugez-en. —


« Les institutions humaines, dit-il, sont destinées à subir des transformations inévitables. Elles ont une époque de préparation plus ou moins longue ; — puis une époque de réalité, d’existence, celle où l’on croit en elles ; — enfin une époque de destruction, lente d’abord, et plus tard violente et bruyante. Il serait absurde de maudire leur destruction. Elles se détruisent comme le cadavre se dissout. Elles sont mensonge et apparence quand l’ame sociale les a quittées. C’était le fait de l’Europe, et spécialement de la France en 1789, quand, cette mort, ce mensonge, ce faux, venant à se faire sentir aux Français, ils descendirent, avec une effroyable véhémence, vers la révolution qui fut le cataclysme, l’expression foudroyante de la transformation sociale. Non-seulement l’Europe n’en est pas sortie, mais la France elle-même s’y débat encore ; toutes les autres institutions du monde moderne y passeront. Maudire les révolutions ou les bénir, c’est donc chose niaise. Il est curieux de les étudier, malheureux de les suivre quand elles ont laissé après elles la boue et la pluie, fatal de les servir, inutile de les combattre, glorieux de jeter, avant l’accomplissement de la régénération, au milieu des débris qu’elles laissent, quelques idées de moralité, quelques germes de croyance à la vérité et au bien, quelques pierres d’attente pour la reconstruction future. »


Et puisque dans ce temps nous sommes tous rois, et en qualité de rois forcés de rendre compte à nos peuples ; — tous grands hommes, tous dieux, et en cette qualité responsables de nos pensées ; — puisque la curiosité demande à chacun quelle est sa bannière ; — quel est son avis ; — quelle opinion il professe ;

Je me trouve forcé d’ajouter que cette opinion est la mienne.


Philarète Chasles.
  1. In three volumes. J. Fraser, Regent-Street, London.
  2. Voyant, doué de la seconde vue écossaise ; seer, magicien des choses humaines.