Thiers et les élections de 1863

THIERS
ET
LES ELECTIONS DE 1863


I

L’Abstention ou le refus de serment, qui eût été pratiqué en 1857 si Darimon et moi n’avions pris l’initiative de passer outre nonobstant l’opinion des anciens partis, ne fut pas même sérieusement discutée en 1863. Non qu’elle ne fût encore défendue par des autorités considérables ! De l’exil, c’était le mot d’ordre du Comte de Chambord, de Victor Hugo et Charras. Les plus instantes pressions avaient été exercées sur le Comte de Chambord par Falloux et Berryer pour qu’il accordât à ses fidèles, sous leur responsabilité, la liberté de prêter le serment ; il s’y refusait inébranlablement : un serment, quelque explication qu’on en donnât, impliquait une absolution et une reconnaissance de l’Empire, que l’honneur interdisait aux royalistes sincères. Victor Hugo ne parlait pas autrement, mais avec plus d’anathèmes, au nom de la République. Charras, par ses lettres, prêchait de ne pas abandonner la tradition loyale de son chef et ami Cavaignac. Jules Simon commentait, colportait ces lettres dans les milieux bourgeois parisiens ; Proudhon, revenu de l’exil, publiait une brochure contre les assermentés.

Quelques légitimistes, quelques républicains se conformèrent au mot d’ordre de leurs chefs : en général, c’étaient ceux qui n’avaient nulle chance d’élection. Quiconque en entrevit une ne les suivit pas. Que, dans le parti légitimiste, Falloux fût de ce nombre, il n’y avait pas de quoi surprendre, car il était en état permanent de rébellion royaliste contre le Roi, catholique contre le Pape. Cela étonna de Berryer, le plus attaché en même temps que le plus respectueux des serviteurs de l’Exilé, professant pour lui un culte presque craintif. Il ne se décida pas sans de violentes hésitations, car il savait l’affliction que sa désobéissance apporterait à Frohsdorff et combien il ébranlerait le principe d’autorité auquel il voulait nous ramener en n’en tenant personnellement aucun compte : — « Non, c’est impossible, je ne puis pas entrer dans cette Chambre, je ne puis pas prêter serment à cet homme ! » répondait-il aux délégués de Marseille, en arpentant son cabinet. — Et, comme ils insistaient : « Je subis une véritable torture morale et physique, c’est un combat à mort qu’on me livre ! » Le coup qui le vainquit vint du P. Félix, qui, au nom du P. de Ravignan, fit appel à sa foi et à sa conscience chrétienne : il devint candidat assermenté à Marseille.

Les orléanistes se réunirent chez le duc Victor de Broglie. Thiers se prononça pour l’action : « Il ne faut, dit-il, jamais émigrer, ni à l’extérieur, ni au sein du pays ; l’opposition n’est pas incompatible avec le serment, la Constitution étant révisable. » Guizot jugea la question plutôt personnelle que générale, et chacun devait la résoudre selon sa conscience. Dufaure estimait qu’on devait continuer une réserve absolue. La réunion ne fut pas de son avis et, à l’unanimité moins deux voix, elle décida qu’on interviendrait aux élections soit par votes, soit par candidatures. Dufaure ne tarda pas à se laisser vaincre comme Berryer et accepta la candidature à Rochefort et à Bordeaux.

Les républicains, que tentaient les sièges assurés à Paris, se décidèrent encore plus vite. Carnot se déclarait prêt au serment qu’il avait refusé deux fois et conseillait de le prêter ; Garnier-Pagès, Marie et tous ceux de 1848 de même. Jules Simon seul ne se rendit pas : il avait brisé sa carrière de professeur plutôt que de sanctionner le crime victorieux, pouvait-il le consacrer douze ans après ? N’eût-il pas semblé qu’il s’était enveloppé de sa robe de stoïcien quand la durée du succès paraissait incertaine, et qu’il la rejetait quand il n’était plus raisonnable de croire à un écroulement prochain ? Quant à prêter un serment avec la restriction mentale de le violer, on ne pouvait attendre cette félonie de l’auteur du Devoir ! Et il allait à travers les réunions, la tête inclinée, les cheveux pendant comme des branches de saule, les yeux tristes, la voix larmoyante, recommandant la vertu. Il épanchait ses amertumes dans une lettre à Charras : « Tout le monde est pris du prurigo électoral. On ne rêve qu’élection, tout le monde veut être député ou faire des députés. quant à moi, je ne me résignerai pas à devenir un sous-Darimon. Puisqu’il a plu aux illustres Cinq d’entrer dans la danse et de se dire les représentans d’un parti qui les repoussait, le vrai serait de faire connaître hautement que le parti les repousse. » Une combinaison cependant lui sourit : « Faire entrer Lavertujon, qui a des chances à Bordeaux : peut-être déterminera-t-il un courant opposé à celui d’Ollivier. Car il y a vraiment danger de voir la jeunesse entrer dans cette voie qui cherche à concilier les plaisirs de la popularité et les avantages de la possibilité. Je leur ai dit en propres termes qu’ils demandaient aux républicains de se faire députés, afin de vendre la République le lendemain, comme leur patron (c’est-à-dire Emile Ollivier)[1]. »

On laissa Jules Simon. exhaler ses dépits ; on se félicita que son abstention rendît disponible un siège de plus, et on décida dans tous les camps qu’on agirait.

Instruit de l’assaut qu’on lui préparait, le gouvernement dut délibérer lui aussi sur la conduite à suivre. Persigny était tout à fait tranquille quant aux communes rurales : il y avait ses maires, par lesquels il comptait les tenir. Mais dans les grandes villes et à Paris, l’influence serait aux journaux. Il dit à l’Empereur : « Choisissez entre deux partis : ou laissez-moi supprimer les journaux révolutionnaires, ou autorisez-moi à les gagner en acceptant comme candidats à Paris leurs représentans. » L’Empereur avait préféré ce dernier parti et Persigny était entré en pourparlers avec Guéroult et Havin. À ce qu’il insinue, ils ne se montrèrent pas inaccessibles, mais, au dernier moment, l’Impératrice, « en vue de quelques individualités, se jeta à la traverse de ce qui avait été arrêté et convenu, alors qu’il n’était plus temps de retourner à une autre alternative et de supprimer les journaux dont les rédacteurs, repoussés par le gouvernement, retournèrent à l’ennemi, et les élections de Paris furent perdues[2]. »

Il est regrettable que Persigny n’ait pu pratiquer l’un ou l’autre de ces deux systèmes. Ils eussent été aussi inefficaces l’un que l’autre. Les journaux révolutionnaires, s’ils s’étaient laissé gagner, eussent perdu du coup leur clientèle et leur influence, et à leur défaut, si on les avait supprimés, il eût suffi de nos noms placardés sur des affiches pour que les élections de Paris lussent aussi perdues qu’elles l’ont éte. Sans faire aucune exception pour la capitale, on s’en tint donc au système de 1851 et de 1857 des candidatures officielles.

On ne saurait refuser à un gouvernement le droit légitime de combattre, par tous les moyens légaux, les candidats révolutionnaires qui refusent de reconnaître son principe et sa légitimité ; ils se mettent hors la loi, il faut les traiter comme ils l’ont voulu eux-mêmes, en ennemis. Mais, entre des candidats qui se placent loyalement dans l’ordre constitutionnel, le choix doit être laissé aux électeurs sans aucune intervention administrative. Du reste les candidatures officielles de l’Empire n’étaient que jeux de novices à côté de la candidature officielle du régime républicain ; d’abord elle faisait plus de bruit que de mal, et elle ne fonctionnait qu’un ou deux mois en six ans ; en dehors, l’administration et la justice, impartiales pour tous, ne distinguait pas entre les ennemis et les amis du gouvernement ; dans les tribunaux, dans les finances, les ennemis du régime n’étaient guère moins nombreux que les amis. La candidature officielle républicaine fonctionne à haute pression, sans relâche : pendant tout le cours des quatre années qui séparent une législature de l’autre, il ne se donne pas un emploi, dans n’importe quel ordre, il ne s’accorde pas une faveur publique ou privée qui ne soit dictée par l’arrière-pensée de consolider une situation électorale, de préparer une élection, d’assurer une réélection. Quoi qu’on réclame, la première question qu’on vous adresse est : « Etes-vous appuyé par un député ? Sinon vous perdez votre temps. » Le gouvernement n’est qu’une puissante machine électorale, en élaboration constante de candidature officielle. L’administration n’a pas à exercer de violence, parce que les comités s’en chargent : il est difficile qu’un candidat combattu réussisse à se faire entendre dans une réunion publique.


II

Dans le parti démocratique, la première question soulevée fut telle de la conduite à tenir vis-à-vis des Cinq. Garnier-Pagès conçut le beau projet île les déposséder, non pas en les combattant tous, mais en excluant certains, afin d’exercer un acte de suprématie et marquer que ceux qui étaient épargnés le devaient à l’investiture du vieux parti, ainsi relevé de sa défaite de 1857.

Jules Favre était intangible, d’ailleurs c’était une vieille barbe. Il ne fallait pas songer à contester Picard, le favori des Parisiens, On eût bien voulu me débarquer et pour maintes raisons : j’étais trop indépendant ; il y avait des griefs personnels à venger contre moi. On le tenta, on chercha un candidat à m’opposer. C’était trop tôt. Nul n’ignorait alors que seul j’avais attaqué la loi de sûreté générale ; que j’avais eu la part principale, par les décisions et les discours, à la campagne des Cinq, et. si les anciens de 1848 me détestaient, les jeunes m’étaient acquis. « Peut-être, a dit l’un d’eux, Jules Favre, plus âgé, plus réservé, nous imposait-il une admiration plus respectueuse, mais les cœurs appartenaient à Emile Ollivier[3]. » D’ailleurs, pour m’atteindre, il fallait que je fusse livré par mes collègues. On ne pouvait se promettre rien de tel de Picard, et Jules Favre n’y était pas alors plus disposé. Ses préventions contre moi avaient fondu au contact quotidien ; il se souvenait encore que j’avais fait son élection. Il me le témoignait souvent et en termes charmans. Ainsi, n’ayant pu assister à un de mes discours, il m’écrivait : « Cher ami, vous n’êtes pas seulement un brillant orateur, vous êtes un homme d’affaires, un dialecticien très au courant des choses et les expliquant avec une merveilleuse clarté. Je suis heureux et fier de ce succès qui, j’en suis sûr, sera aussi grand que légitime (7 mars 1863). » Je crus vraiment à cette époque que nos rapports politiques deviendraient une liaison de cœur, moins intime que celle avec Picard, mais aussi sérieuse. Il n’y avait donc rien à attendre de lui et l’on grogna contre moi sans mordre,

Darimon fut choisi comme la victime à sacrifier ; les uns lui reprochaient d’être l’ami du Prince Napoléon, d’autres de n’être plus celui de Proudhon ; il n’était pas orateur, il fallait donner son excellent siège à un homme de parole. Le tolle parut si irrésistible que Proudhon lui fit conseiller de prévenir un échec certain par une retraite systématique dans l’abstention. On nous pressait de ne plus nous solidariser avec lui. Nous n’en délibérâmes même pas. Nous avions été quelquefois impatientés par ses petites frasques inoffensives, mais il avait tenu ferme à nos côtés, nous avait utilement assistés par ses connaissances économiques et financières, n’avait démérité d’aucune manière ; nous nous déclarâmes inséparables ; nous entendions aller tous ensemble au combat électoral comme nous avions été au combat parlementaire. Jules Favre, quoiqu’il eût peu de goût pour l’ex-ami de Proudhon, ne fut pas moins affirmatif.

Garnier-Pagès ne se décourageait pas facilement ; dans son infatuation grotesque, il n’entendait que ce qu’il se disait à lui-même ; il avait employé son hiver à parcourir quelques villes ; il avait péniblement réuni quelques anciens sans influence, sans volonté d’agir, et il était revenu triomphant, convaincu qu’il tenait la France dans sa main et qu’il ne lui restait qu’à prendre Paris. Rien ne lui semblait plus facile : il mettrait en avant comme porte-enseigne le nom respecté de Carnot, formerait sous son égide un comité où prendraient place son gendre Dréo, Henri Martin, Jules Simon, Floquet, Hérold ; ce comité disposerait des candidatures, distribuerait les circonscriptions, en offrirait une à Havin pour avoir le concours tout-puissant du Siècle, et supplierait Garnier-Pagès de faire à la patrie le sacrifice d’en accepter une autre.

L’essentiel de la combinaison était de gagner Havin. Lui, malin et superbe, attendait qu’on vînt se mettre à ses pieds, et avant de régler l’affaire d’autrui, arrangeait la sienne. Il convenait avec Guéroult de se porter ensemble et de se soutenir réciproquement. Mais se porter ne lui suffisait pas, il voulait une circonscription de son choix, celle où il comptait le plus d’abonnés, la 4e, qui correspondait à peu près à celle de Picard ; Picard serait transféré à la 7e à la place de Darimon éliminé ; je serais maintenu dans la 3e. Tout se serait arrangé au mieux si j’avais consenti au sacrifice de Darimon et au changement de Picard, mais j’étais résolu à lutter, dussé-je y perdre mon siège, contre l’une et l’autre exigence.

Cependant la campagne n’était point possible sans l’appui d’un journal. Je tâtai Nefftzer : il n’y avait rien à faire avec lui ; il n’aimait pas Darimon et détestait Havin et Guéroult. Restait Girardin. Lui-même, spontanément, me pria de l’aller voir. « Vous êtes notre porte-drapeau, me dit-il, je désire m’entendre avec vous. — Je suis prêt, répondis-je ; à nous deux nous pouvons conduire le mouvement. » La perspective le séduisit.

Avec cet esprit net et résolu, les discussions n’étaient pas longues. Nous fûmes tout de suite d’accord sur la réélection des Cinq indivisibles, et dans les circonscriptions qui correspondraient à leurs circonscriptions anciennes, par conséquent, sur le maintien de Picard contre Havin. Dans les quatre circonscriptions libres, je lui proposai de ne pas s’arrêter aux antécédens, et de choisir, pourvu qu’il fût orateur, quiconque voudrait, comme nous, l’établissement d’un gouvernement constitutionnel par la liberté. — « En thèse générale, je ne considère pas, dis-je, comme motif d’exclure un candidat, qu’il ne sache pas parler. Un homme droit, instruit, sensé, ferme, vaut, quoique muet, mieux qu’un parleur même bon, qui a l’esprit faux ou pervers ; il y en a toujours trop dans les assemblées ; les affaires iraient bien mieux si la parole n’était prise que par les chefs de parti, ou, dans les questions techniques, par les hommes autorisés. Mais notre situation est toute spéciale. Quel que soit notre nombre, il sera toujours imperceptible par rapport à la majorité, et nous ne pouvons espérer aucune action sur les votes : l’important est de s’adresser à l’opinion, de remuer les questions et d’être toujours sur la brèche ; un Thiers, un Berryer, un Montalembert vaudraient mieux que trente Carnot. » Ce point fut convenu et notre programme fut ; les Cinq et des orateurs.

Parmi les orateurs à proposer, le premier nom qui se présenta naturellement fut celui de Thiers, puisqu’il ne se pouvait agir de Jules Simon, l’apôtre de l’abstention. Girardin considérait Thiers comme un brouillon dangereux ; il s’étonna de mon insistance en sa faveur. « Je ne vous comprends pas, me dit-il ; comment ne voyez-vous point votre intérêt à ne pas l’introduire ? Vous êtes en train de pointer au premier rang ; soyez sûr que, s’il arrive, tous vos envieux l’exalteront pour vous effacer ; vous n’existerez plus, il n’y en aura que pour lui, les Cinq n’auront jamais été ; quoi qu’ils aient fait ou dit, ce sera comme non avenu ; il semblera que jusqu’à lui rien n’ait été obtenu pour la liberté ; l’opposition sérieuse n’aura commencé qu’à son avènement. » Je lui répondis ; « Tout cela est parfaitement vrai et je m’y attends, mais peu m’importe ; il y a un intérêt général de premier ordre à l’élection de Thiers. Il ne peut rien dire sur les finances, les principes libéraux, le Mexique, Rome, l’Italie, qui n’ait été dit dans nos six années, et je doute qu’il puisse le dire mieux, mais il le dira autrement, et par là cela paraîtra nouveau. Il me semble, d’ailleurs, inadmissible que, lorsque des orateurs comme Thiers, Berryer, Montalembert demandent la parole à leur pays, on la leur refuse. — Vous y tenez ? fit Girardin, eh bien ! soit, va pour Thiers. Mais les autres où les prendrons-nous ? — Les autres, c’est le jeune barreau qui les fournira : Ferry, Gambetta, Batbie, Floquet, Clamageran, Durier, Philis, Delprat, etc. » — Notre programme eut alors un troisième article : « Des orateurs choisis, autant que possible, parmi les jeunes[4]. »

Girardin commença par déblayer le terrain de Havin et du Comité Carnot-Garnier-Pagès. Quelques articles vigoureux mirent Havin hors de combat : il laissa à Picard sa circonscription et se reporta à la première. Le comité Carnot fut un peu plus long à débusquer, mais il succomba à son tour. On y avait discuté la réélection des Cinq. Avec une vigueur éloquente, un jeune homme alors inconnu, Léon Gambetta, soutint qu’il fallait les réélire sans examen : avoir été un des Cinq était un titre d’honneur qui mettait au-dessus de toute discussion. Un autre jeune homme, Adrien Hébrard, l’interrompit : il voulait qu’on examinât avec bienveillance leurs candidatures, mais qu’on les examinât comme toutes les autres ; peut-être se trouverait-il parmi eux un nom qui pourrait être sacrifié et remplacé par un plus éclatant. Il flattait l’arrière-pensée des assistans, il fut écouté avec une attention sympathique. Ce ne fut qu’à force de rugissemens que Gambetta enleva le vote en faveur des Cinq et encore n’obtint-il que deux voix de majorité. A la sortie, il courut après Hébrard, lui tendit la main et, sans préambule : — « Tu as joliment du talent, fit-il ; tu dois être du Midi ; viens prendre un bock[5]. »

Ce qui était fait ainsi un jour se défaisait le lendemain et n’avait d’ailleurs aucune autorité. On voulut s’en donner par une apparence d’élection. A l’exception des Cinq et des journalistes, on convoqua en gros les démocrates à voter pour la constitution d’un comité régulier de 25 membres, 595 citoyens répondirent à l’appel ; presque tous abstentionnistes proudhoniens ou socialistes révolutionnaires conduits par Cantagrel, Beslay, Pichat. Ils votèrent pour Carnot et écartèrent ses amis : Garnier-Pagès arriva 32e avec 112 voix, Marie 35e avec 79. Carnot donna sa démission. Le Comité n’en subsistait pas moins et il allait certainement nous créer des embarras, quand Persigny inaugura ses maladresses parisiennes et nous en débarrassa. Il annonça au Journal officiel que les associations de plus de vingt personnes, même divisées en groupes, seraient poursuivies. Sur quoi, le Comité des 25 se terra ; on n’en entendit plus parler, et nous voilà maîtres de la lice.

« Il faut agir dictatorialement, » écrivait Marie à Hérold. Ils voulaient une dictature, ils l’eurent, mais ce ne fut pas la leur


III

Je convoquai chez Jules Favre les Cinq, Nefftzer, Girardin, Havin et Guéroult (6 mai) ; je proposai de nous ériger en Comité directeur : nous étions les seules forces vives et le peuple nous suivrait ; le succès de l’élection était à ce prix. Ceci admis, j’indiquai comment j’entendais la composition de notre liste : A la 1re circonscription, Havin : personne ne s’opposa. A la 2e, Thiers : sur quoi s’engagea une très vive discussion ; Picard et Darimon étaient pleins de méfiance, Havin et Guéroult hostiles ; j’insistai énergiquement, et grâce à l’appui de Girardin et de Jules Favre, je l’emportai. Aux 3e, 4e, 5e, 7e circonscriptions, les noms d’Emile Ollivier, Picard, J. Favre, Darimon ne soulevèrent aucune objection. Quand on parla de la 6e, Guéroult, tout rouge, dit : « Je m’y porte. » Un silence embarrassant suivit ; enfin Girardin, du ton d’un homme qui subit une nécessité, fit : « Eh bien ! portons Guéroult. » Et Guéroult fut porté. Je proposai Eugène Pelletan à la 9e, quoiqu’il eût marché avec le Comité hostile. « J’indiquerais bien volontiers, ajoutai-je, Jules Simon à la 8e, si ses déclarations abstentionnistes ne nous interdisaient de compter sur lui. » Il fut décidé que cette circonscription demeurerait vacante jusqu’à ce qu’on eût trouvé un candidat de la nuance Carnot-Garnier-Pagès, car nous tenions essentiellement à faire œuvre de tolérance et non d’exclusion. Ces diverses décisions prises, nous nous ajournâmes au 8 au soir. Le Journal des Débats, le Courrier du Dimanche, seraient convoqués ; je m’assurerais dans l’intervalle des dispositions de Thiers : Havin de celles de Pelletan, et chercherait un candidat Carnotin.

Pendant tous ces débats, l’attitude de Nefftzer avait été étrange : il n’avait proféré que des monosyllabes, grommelant plutôt que parlant. Je lui demandai s’il nous soutiendrait ; il refusa de s’expliquer ; j’insistai. Alors, emporté par la colère, il s’écria pathétiquement : « Le motif de mon refus est que si les Cinq et les journaux s’entendaient pour soutenir la même liste, le succès serait tel que le gouvernement furieux nous supprimerait. » — Tant mieux ! s’écria Girardin, nous n’aurions jamais rendu à la liberté un tel service. » D’autres démontrèrent au directeur du Temps que cette crainte était chimérique ; que le gouvernement qui commettrait cette violence se déshonorerait aux yeux du monde entier. Tous les raisonnemens furent inutiles. Nefftzer partit annonçant qu’il ne reviendrait plus.

Le premier mot de Thiers quand je vins l’interroger fut : « Êtes-vous sûr d’être renommé ? — Je l’espère, comment pourrais-je être sûr ? — C’est que, si je supposais ne pas vous retrouver à la Chambre, je n’irais pas. » — Il approuvait entièrement notre programme constitutionnel : « Il faut prendre les questions de formes de gouvernement, les mettre dans un sac, le cacheter et laisser à l’avenir le soin de l’ouvrir et d’y prendre ce qu’il voudra. Je ne me présenterai donc pas comme orléaniste ; je respecte ceux que j’ai servis ; je ne serais pas fâché de leur retour, mais ce n’est pas pour amener cet événement que je rentrerais à la Chambre. J’accepte la Constitution ; le gouvernement nous appelle à la discussion, j’arrive. » — Il ne paraissait arrêté que par la crainte de ne pas réussir. — « Vous êtes un de ceux, me dit-il, qui agiront le plus sur ma détermination. Venez me voir avant de vous rendre à votre réunion, je vous donnerai ma réponse définitive. »

A huit heures, le 8, j’étais de nouveau place Saint-Georges. Il me demanda de lui accorder jusqu’au lendemain : il avait cru que Barrot serait porté dans la 6e circonscription ; il savait que nous avions désigné Guéroult ; il fallait qu’il prévînt Barrot et préparât ses amis. — Je trouvai à la réunion Bertin pour les Débats, Andral pour le Courrier du Dimanche et tous ceux qui avaient assisté à la précédente séance. Nefftzer nous avait notifié son refus de concours par une lettre à mon adresse : il reprochait à notre liste de contenir deux rédacteurs en chef de journaux parisiens ; « or, sous une législation qui fait des journaux des choses aussi importantes que fragiles, l’homme, dont la propriété peut s’évanouir au souffle d’un décret, ne peut être dans les mêmes conditions d’indépendance que l’homme dont la propriété est protégée par le droit commun ou qui n’a pas de propriété du tout ; » il ne pouvait, en outre, « admettre qu’un comité où se trouvaient six candidats entendît imposer ses choix sans discussion, dictatorialement, mettant ainsi sous séquestre la liberté des candidats et des électeurs ; nous imitions la pression administrative, et nous donnions un argument au gouvernement pour la maintenir et la renforcer. » — Nous ne nous arrêtâmes pas à ces arguties, connaissant la raison réelle qui dictait au directeur du Temps sa résolution.

La réponse dilatoire de Thiers fut très mal accueillie par Girardin. « Nous n’entendons pas, fit-il, nous poser en supplians ; que M. Thiers refuse si cela lui convient, nous nous passerons de lui. » Bertin déclara alors qu’il ne pourrait s’associer à nous que si, à défaut de Thiers, on acceptait à la 2e circonscription un homme de sa nuance, et de plus, Prévost-Paradol à la 6e à la place de Guéroult. « C’est impossible ! s’écria Girardin, nous n’entendons pas organiser une coalition, nous ne portons pas M. Thiers parce que, mais quoique orléaniste, et à cause de son renom de grand orateur ; nous ne voulons pas de sa monnaie. » La réunion s’étant rangée à cet avis, Bertin et Andral reprirent leur liberté d’action. — « Rien de plus naturel, répondit Girardin ; mais alors, sans vous chasser, nous vous prions de vous retirer ; nous ne voulons pas tourner au comité Carnot et nous désirons que notre liste soit arrêtée ce soir même. »

Ces messieurs partis, nous agitâmes divers noms et adoptâmes celui de Laboulaye, puis nous nous ajournâmes pour en finir, au lendemain à trois heures, dans les bureaux du Siècle. La matinée devait être consacrée par moi à connaître le dernier mot de Thiers, et par Havin à s’assurer l’acceptation de Laboulaye et de la grande personnalité démocratique qu’il ne nommait pas, et dont il espérait obtenir l’adhésion.

Malgré l’heure avancée, je me rendis encore avec Picard à la place Saint-Georges. Thiers nous reçut dans une pièce située entre l’antichambre et le salon. A tout instant, notre conversation était interrompue par le passage de quelque orléaniste de marque convoqué à une délibération de parti. A un moment, Mme Thiers se présenta à la porte, et lançant un regard de colère à son mari : « Monsieur Thiers, fermez donc la double porte ; les domestiques entendent tout ce que vous dites. » L’hostilité de ses femmes, comme on disait alors, à la candidature était évidente. Nous reprîmes la conversation à voix basse. Elle n’eut qu’un résultat, celui de nous laisser deviner le fond de la pensée de notre interlocuteur : il voulait bien être sur notre liste, mais sans y entrer par nous, en n’y figurant qu’après coup, et en ayant l’air de nous accorder son nom par condescendance. Il demandait donc que cette liste parût avec le nom laissé en blanc à la 2e circonscription. Nous répondîmes que c’était impossible, que la liste complète paraîtrait le dimanche 10 avec son nom ou tout autre. Alors il nous pria de le laisser réfléchir encore jusqu’au lendemain à midi. Le lendemain à midi il me notifia un refus, qui paraissait définitif : « Dites bien à vos amis que je ne suis pas exigeant ; j’aurais voulu avec moi Barrot, mais ce n’est pas à cause de son exclusion que je n’accepte pas ; mon motif est que ma candidature serait une lutte de gouvernement à gouvernement et je ne veux pas l’engager ; aussi je refuse partout, à Valenciennes, à Aix, comme à Paris. »

À trois heures, au Siècle, nous trouvâmes Jules Simon. C’était la personnalité considérable et mystérieuse dont Havin promettait l’acceptation. Notre stupeur égala son embarras. Mais nous ne pouvions nous plaindre d’être trop victorieux ; nous acceptâmes de bonne humeur sa capitulation, et son nom et celui de Laboulaye, complétèrent la liste, qui parut le 10 en tête de nos trois journaux. Nous eussions désiré l’accompagner d’une proclamation signée par les Cinq, mais au dernier moment, Hénon, personnage très fuyant sous un air bonhomme, circonvenu par Carnot et autres, nous avait priés de n’y pas mettre son nom. Un manifeste, qui eût révélé au public une scission, dont il était inutile de l’instruire, devenait impossible, et la liste parut sans commentaire.

Thiers, qui avait toujours eu grande envie de se porter, fut fort attrapé que nous ne l’eussions pas attendu. Il fit alors organiser une nouvelle manœuvre. Un comité présidé par Dufaure vint lui offrir la candidature acceptée d’avance, avec le programme des Cinq et de leur comité : Formation d’un grand parti libéral sur le terrain constitutionnel[6]. Les Débats et le Temps, annoncèrent aussitôt cette candidature, conjointement avec celle de Prévost-Paradol dans la 6e circonscription, et Thiers nous fit prier de le mettre sur notre liste. Nous refusâmes net. Laboulaye était notre candidat, il le resterait ; nous ne l’engagerions pas à se retirer. Si Laboulaye eût persisté, Thiers, maigre l’appui des Débats et du Temps, n’aurait pas été nommé plus que ne le fut Prévost-Paradol, et il eût été victime de sa finasserie. Je ne sais qui obtint le désistement de Laboulaye ; nous n’avions plus alors aucune raison de repousser Thiers qui avait accepté notre programme, mais nous maintînmes Guéroult contre Paradol. Un troisième candidat essaya de lui disputer la place, Augustin Cochin. Cochin portait avec honneur, grâce et talent un des plus beaux noms de la bourgeoisie parisienne : il avait été maire de l’arrondissement, y avait laissé les plus affectueux souvenirs, y possédait dans le quartier une clientèle personnelle nombreuse et dévouée ; son catholicisme fervent était éclairé et libéral. Les catholiques crurent qu’en l’opposant à Guéroult, ils procureraient une victoire significative à la cause de l’indépendance pontificale que Prévost-Paradol ne représentait pas autant, et dont Guéroult était l’adversaire prononcé.


IV

Carnot, Garnier-Pagès, Marie comprirent le fiasco ridicule auquel ils s’exposaient s’ils ne se ralliaient pas à notre dictature déjà sanctionnée par leurs amis Pelletan et Jules Simon ; ils recommandèrent notre liste. Nefftzer, au contraire, entra en campagne contre trois de ses noms : Havin, Guéroult, Darimon. Il ouvrit la polémique par la publication de la lettre qui motivait son refus d’assister à notre réunion chez Jules Favre, et à laquelle je n’avais pas cru devoir répondre. Le reproche qu’il nous adressait d’opprimer le suffrage universel et d’imiter les procédés de Persigny ne fut pas pris au sérieux. Comme le ministre, en effet, nous indiquions hautement nos candidats, mais nous ne disposions à leur profit ni des maires, ni des préfets, ni des gendarmes, ni, en un mot, de toute une administration.

Le Courrier du Dimanche fit plus encore. Pour mieux atteindre les trois candidats dont il ne voulait pas, il attaqua ceux qui les avaient adoptées. Un de ses meilleurs écrivains, Weiss, n’en épargna aucun : Jules Favre était trop amer. Picard trop léger, l’impartialité d’Emile Ollivier visait trop à plaire, Darimon et Hénon ne faisaient que nombre ; cette liste était tyrannique, digne pendant des candidatures officielles ; elle était le 18 brumaire électoral des Cinq.

Girardin défendit notre liste et nos personnes avec un admirable talent contre ces attaques. Guéroult et Havin se défendirent eux-mêmes sans s’occuper des autres. Nefftzer eût voulu nous attirer en champ clos. — « Mais expliquez-vous donc, nous disait-il, faites-nous savoir pour quelles raisons vous vous êtes solidarisés entre vous, le Siècle et l’Opinion nationale. » — Comme l’ancien, au lieu de répondre aux accusai ions, nous montâmes au Capitole et publiâmes le compte rendu collectif de nos travaux. L’effet en fut immense. On fut stupéfait de l’activité infatigable avec laquelle les Cinq avaient, en dehors de ce qui se rattachait directement à la politique, traité tant d’affaires différentes : armée, finances, chemins de fer, législation civile, pénale, commerciale.

Un courant chaque jour plus irrésistible se prononçait dans toutes les circonscriptions en leur faveur et en celle de leurs candidats. Dans la seule circonscription de Thiers, l’élan ne se produisait pas. J’étais occupé de sa candidature plus que de la mienne, qui allait toute seule, et, soit verbalement, soit par lettres, je m’épuisais en recommandations qui n’étaient pas toujours bien accueillies. Les démocrates ne pouvaient se décider à nommer l’homme de la loi du 31 mai, et son mot : la vile multitude était sur toutes les lèvres comme une objection invincible. Le candidat officiel Devinck, industriel important, d’incontestable honorabilité, budgétaire autorisé et indépendant, excellent homme, avait une clientèle personnelle considérable. Persigny, qui nous avait déjà rendu un service signalé en nous débarrassant des comités, nous en rendit un second plus important en donnant de la popularité à notre seule candidature impopulaire.

Inopinément il entre de sa personne dans l’arène et fait insérer au Moniteur et placarder une lettre à Haussmann : « Je vous autorise à démentir de la manière la plus catégorique les bruits d’après lesquels le gouvernement, hésitant à combattre M. Thiers songerait à faire retirer son concurrent M. Devinck. Si M. Thiers, rendant hommage à la grandeur du nouvel Empire, se fût présenté au suffrage universel en ami de nos institutions, le gouvernement eût accueilli avec sympathie sa rentrée dans la vie publique ; mais, du moment où il a consenti à se rendre, pour s’en faire le champion, dans une réunion des anciens partis, uniquement composée d’ennemis déclarés de l’Empereur et de l’Empire, il a rendu lui-même impossible l’accueil que le gouvernement eût été disposé à faire à l’illustre historien du Consulat et de l’Empire. — Que M. Thiers se présente au suffrage universel avec ou sans répugnance, qu’il consente ou non à expliquer son attitude, il n’y a plus d’équivoque possible. Il reste désormais un des représentans d’un régime que la France a condamné, et qu’à ce titre le devoir du gouvernement est de combattre. »

Girardin et moi n’eûmes qu’un mot : « Quelle chance ! ils font son élection ! » Je courus tout enchanté chez Thiers, supposant qu’il aurait jugé comme nous. Il écumait de fureur, se promenait à grands pas dans son cabinet : « Les coquins ! Ils me le payeront en janvier ; je sais par où les prendre ! je les écraserai si je suis élu ; nous serons vingt, il faut que nous nous placions les uns à côté des autres à la gauche, à l’extrême gauche ; j’espère que vous me soutiendrez. » Il m’avait parlé de la nécessité d’avoir un uniforme pour assister à la séance d’ouverture et même à la visite du jour de l’an. « Plus d’uniforme ! s’écria-t-il, je suis délié vis-à-vis d’eux ; je n’ai plus d’égards à conserver, plus d’uniforme ! »

L’Empereur, aussi bien [que Girardin et moi, comprit la sottise de son ministre. Le général Le Bœuf, de service auprès de lui le jour de la publication de la lettre au Moniteur, y fit allusion en se promenant. — « Quelle lettre ? » fit l’Empereur. Il n’avait pas lu le Journal Officiel. « La lettre de M. de Persigny, répondit Le Bœuf, contre la candidature de M. Thiers. — Faites-la demander. — Sire, je l’ai dans ma poche. » Et il se mit à la lire. Napoléon III entendait-il quelque chose qui lui déplaisait, son visage demeurait impassible, mais ses épaules avaient un mouvement nerveux que ses amis connaissaient bien. A mesure que la lecture s’avançait ce mouvement s’accentuait. Quand le général eut fini, il dit : « Cette lettre est parfaitement déplacée. » Puis il sonna, fit demander Persigny et celui-ci sortit de cette audience fort ému et en colère.

L’effet que nous avions prédit se produisit. Puisque le gouvernement ne voulait pas de Thiers, les ouvriers commencèrent à en vouloir. « Après tout, dit l’un d’eux, il n’est pas des nôtres, mais c’est un cheval de renfort qui nous aidera à monter la côte. » Les républicains de la Butte des Moulins organisés en comité lui envoyèrent en députation trois jeunes gens. Il les reçut flanqué d’Andral et Lambert Sainte-Croix. « Serez-vous, comme l’a dit Persigny, l’ennemi de l’Empereur et de l’Empire ? demanda l’orateur de la députation. — J’aime les questions bien posées, répond Thiers, et à ce titre, la vôtre me plait ; oui, je serai au Corps législatif l’ennemi de l’Empire et de l’Empereur, mais je ne voudrais à nul prix devoir mon élection à un malentendu, je serai l’ennemi de l’Empereur et de l’Empire, mais dans la mesure tracée par la Constitution. — Nous aussi, fit l’interpellateur, nous nous plaçons sur le terrain constitutionnel, mais prenez-vous l’engagement d’employer votre grand talent d’orateur, à mesure que le cercle des libertés constitutionnelles s’élargira, à pousser vos attaques jusqu’aux dernières limites ? — Je vous le promets. — Dans ce cas, vous pouvez compter sur le concours du Comité démocratique de la Butte des Moulins. »

Ils tinrent parole ; d’autres comités les imitèrent, et, dès lors, le succès ne fut plus douteux ; il n’y eut d’incertitude que sur le nombre plus ou moins considérable de voix qu’on obtiendrait.


V

On marcha au vote avec une telle union, dans les journées des 31 mai et 1er  juin, que tous les candidats du comité des Cinq et de leurs trois journaux furent élus. Pendant la journée, un silence solennel mêlé d’angoisse avait plané sur la ville ; les ouvriers, vêtus de leurs plus beaux habits, venaient voter avec une solennité en quelque sorte religieuse ; quand, vers les huit heures du soir, l’ensemble des résultats fut connu, et que dans toutes les rues retentit le cri : toute la liste a passé ! ce fut une explosion de joie dont je n’ai pas revu l’équivalent : les maisons ne purent être illuminées, mais les visages le furent.

Jules Favre, Émile Ollivier, Darimon, Picard, Havin, Jules Simon arrivaient avec des majorités de 7 000 à 8 000 voix ; Guéroult était en ballottage, mais avec une avance considérable sur tous ses concurrens ; Prévost-Paradol n’obtenait que 2 321 voix. Cochin n’atteignait que 6 688 voix, le candidat du gouvernement, 9 254, Guéroult, 11 100 ; son élection était assurée au second tour. La majorité de Thiers était faible, il n’avait que 11 112 voix contre 9 845, soit une majorité de 634 ; il échouait à Aix et à Valenciennes ; sans le concours des Cinq, il n’eût pas été nommé. À ce premier moment, il ne le méconnut pas. J’allai le féliciter : je le trouvai plein de gratitude. Il était préoccupé de ce que ferait Berryer, et il paraissait en redouter quelque manifestation légitimiste. « Je ne sais, lui répondis-je, mais, quant à moi, je suis résolu à me séparer de celui d’entre nous, grand ou petit, qui voudra enlever à l’opposition son caractère constitutionnel. — Il répondit : Vous avez raison. Je vous ferai des concessions, ajouta-t-il, je n’attaquerai pas l’Italie, je défendrai seulement l’indépendance du Saint-Siège. Il faut y prendre garde, cet homme veut devenir Pape et Empereur ! » ) Il me demanda si on ne pourrait, dans la 6e circonscription, substituer à Guéroult Dufaure qui venait d’échouer en trois endroits. — « Vous n’y pensez pas ! répondis-je ; toute l’opposition va se grouper autour de Guéroult. » Enfin il me pria d’aller retenir sa place à la Chambre : « Je ne veux pas être précisément à côté de vous, mais tout près ; mettez deux personnes entre nous. » A la Chambre je rencontrai Lanjuinais, venu aussi pour choisir sa place. Je l’engageai à se mettre auprès de Thiers, moi auprès de lui, et Picard auprès de moi ; nous constituerions ainsi le premier banc de l’opposition, si Auguste Chevalier consentait à nous céder sa place. J’allai prier Morny de le lui demander. Morny me le promit. Puis il me complimenta chaudement de mon élection, et me dit qu’il trouvait Persigny absurde d’avoir tant combattu Thiers et moi. Il était surtout frappé des échecs des cléricaux ; j’insistai sur les succès des libéraux, encore plus significatifs. Il n’en disconvint pas. « L’Empereur, ajouta-t-il, est entouré de gens qui le poussent à la réaction, mais, s’il en vient là, j’offrirai ma démission, et il s’arrêtera. » Il lui échappa de dire : « Si je vais au ministère de l’Intérieur, je présenterai une loi sur la presse. Je ne veux pas être exposé à ce qu’on me demande le matin des avertissemens qu’on blâmera le soir. »

Les élections de ballottage procurèrent encore quelques succès. Guéroult, soutenu loyalement par Nefftzer, fut élu avec une majorité de 7 000 voix. Les conseils d’abstention de l’Union, du Monde et de l’Univers ne retinrent qu’une portion des électeurs de Cochin et de Prévost-Paradol. Jules Favre obtint une seconde élection à Lyon. Quelques jeunes opposans l’emportèrent : Planat dans, la Charente, Maurice Richard dans Seine-et-Oise.


VI

Les vaincus de toute catégorie ne dissimulèrent pas leur exaspération. Nous avons perdu la première partie, nous prendrons notre revanche, s’écria Persigny. Cependant les rédacteurs du Courrier du Dimanche, ramenés à la justice par notre succès, effacèrent de la plume de Prévost-Paradol les attaques de Weiss : « Ce mouvement est une juste récompense des efforts que les représentans de la démocratie ont faits depuis six ans[7]. » Quant à nous, aussi calmes après le succès que nous avions été résolus pendant la lutte, nous n’exagérâmes pas le caractère de l’événement et nous en aperçûmes clairement la signification. Rémusat, dans sa circulaire du 20 mai 1863, avait écrit : « Je ne rentrerai pas dans les conseils de la nation le cœur plein de vains ressentimens ; j’oublie le passé pour ne songer qu’au bien public. » A son exemple, pas un seul candidat ne laissa soupçonner qu’il voulût entrer au Parlement dans un autre dessein que d’obtenir plus de liberté. De telle sorte que le gouvernement, même là où il avait été vaincu, avait gagné d’être rétroactivement reconnu comme légitime, par ceux qui jusque-là avaient le plus injurieusement contesté son origine. « Les élections, écrivit Girardin, ne veulent pas dire le renversement de l’édifice pour reconstruire ce qui a été détruit le 24 février 1848 : non. Elles veulent dire : couronnement de l’édifice. Rien de plus et surtout rien d’autre[8]. » Jules Ferry, qui avait été un de nos auxiliaires les plus utiles et qui venait de résumer dans un livre la campagne, ne concluait pas différemment : « Malgré les provocations et les imprudences, la question électorale ne s’est pas posée sur le terrain révolutionnaire, l’opposition a partout accepté la constitution et la dynastie ; les minorités n’ont pas voté contre l’Empire. Jamais aspiration plus libérale ne fut plus marquée, plus légale, plus franche ; jamais avertissement plus modéré, plus respectueux ne fut donné au pouvoir[9]. »

Ainsi, ce que le peuple de Paris approuva en 1863, c’est la politique des Cinq, telle qu’ils l’avaient formulée dans leurs amendemens et que je l’avais commentée dans mes derniers discours, la politique constitutionnelle. Il voulut, non renverser l’Empire, mais substituer l’Empire libéral à l’Empire autoritaire. Le succès des Cinq était donc complet : sur le gouvernement, ils avaient gagné le décret du 24 novembre ; sur les vieux partis, la répudiation de la doctrine de haine et d’abstention. Ils avaient bien vécu et ils mouraient encore mieux, en ouvrant les portes du Parlement, tout vibrant encore de leurs virils accens, à des orateurs qui allaient les égaler ou les éclipser. Pendant leur existence, ils avaient trouvé un auxiliaire précieux en Morny dont le nom ne doit pas être séparé du leur dans l’histoire de la liberté. Durant la lutte électorale ils en avaient rencontré un non moins utile dans Emile de Girardin, qui fut pour eux le bouclier sur lequel vinrent s’émousser tous les traits de l’envie, et sans le concours journalier de qui ne se serait pas obtenue l’unanimité triomphale.

Le concours de Girardin fut d’autant plus efficace qu’on ne pouvait le soupçonner ni de menées dynastiques, ni d’animosité personnelle contre l’Empereur. Il avait été un des principaux artisans de la chute de Louis-Philippe, et il avait eu sa part dans le succès de l’élection du prince Louis : il protesta, il est vrai, contre le 2 décembre, ce qui lui valut un court exil, mais au retour il fit plus que se résigner, il reprit des relations avec l’Empereur et vécut dans l’intimité du prince Napoléon, se flattant de se faire par lui dans l’Empire la place que d’autres lui avaient refusée.

Petit, la tête aux contours nets, plutôt aigus, le nez fin, la bouche serrée, le front vaste, sur lequel il ramenait une mèche de cheveux, le regard intense, les manières sèches, la parole brève et saccadée, la voix sans inflexion, la physionomie audacieuse et facilement impertinente, il manquait totalement de l’esprit de conversation, et il lui arrivait de passer toute une soirée, son lorgnon sur l’œil, immobile, ne prononçant pas un mot ou ne rompant son silence que par une courte sortie dédaigneuse ou tranchante. Il professait, au moins autant que Mérimée, l’horreur des sentimentalités convenues, et il les repoussait par des aphorismes d’une crudité cynique ; il l’affectait souvent même dans les relations intimes. J’ai une lettre de lui où il dit : « Femme et fille (sans pronom possessif) sont parties. » Bien meilleur cependant au fond qu’il ne se montrait : sa froideur d’apparence cachait un cœur chaud, généreux, capable de bonté ; dans l’intimité, il était doux et attentif à plaire. Il a eu de longues amitiés fidèles et dévouées ; ses antipathies n’ont été que de polémique et de circonstance, n’allant jamais jusqu’à la haine. Il obligeait volontiers, accueillait les jeunes talens et facilitait leur essor. Il aimait à s’entourer de faste, mais lui-même, d’une simplicité extrême, reposait sur un petit lit de fer dans la pièce la plus modeste de son superbe hôtel.

Enfant adultérin, il avait été obligé de conquérir son nom ; dépourvu de fortune, et le journalisme ne lui fournissant pas encore les ressources suffisantes à soutenir son existence et celle de la brillante femme qui a illustré son nom, Delphine Gay, il avait été contraint de faire des affaires. Quelques-unes ne réussirent pas et on l’accusa de malhonnêteté ; il s’en défendit victorieusement et confondit les calomnies ; néanmoins, le soupçon persista et le poursuivit. Il eut en outre le malheur de tuer en duel un des plus nobles journalistes du temps, Armand Carrel ; cela le rendit odieux à un parti qui ne pardonne jamais. Cependant, cette tombe demeura toujours ouverte dans son cœur : sous un nom supposé il faisait parvenir à l’amie chère que sa victime avait laissée dans le dénuement, une pension annuelle. Depuis sa violente polémique de 1848 contre Guizot, le ressentiment des orléanistes s’était joint à celui des républicains et il ne l’ut pas moins implacable.

L’indépendance de son caractère lui nuisit plus encore. Tout est facile à qui s’enrégimente dans un parti et le suit même contre son opinion, jusqu’à l’inique ou à l’absurde. Il n’appartint jamais qu’à lui-même et il attaqua et soutint tour à tour chaque parti, ce qui, loin de le rendre agréable à tous, le rendit suspect à tous également : ceux qu’il soutenait, au moment qu’ils profitaient le plus de son appui, restaient défians parce qu’ils se souvenaient de l’hostilité passée et prévoyaient l’hostilité future. Aussi ne put-il atteindre le but de son ambition et devenir ministre : « Mieux vaut, disait-il, huit jours de pouvoir que des années de journalisme. » Il n’obtint pas ces huit jours ; une résistance invincible d’opinion fut plus forte que les meilleures volontés et ce fut dommage, car il eût été un remarquable ministre. Cet ostracisme l’aigrit, puis faussa son jugement. Il avait eu le premier quelques idées pratiques très fécondes : le prix de l’abonnement aux journaux quotidiens baissé à quarante francs, les emprunts faits par voie de souscription nationale, l’uniformité d’un tarif réduit de la taxe des lettres, etc. Condamné à se dévorer dans l’inaction, ne pouvant se dépenser qu’en phrases, il perdit le sentiment du réel et se gaspilla en une foule de systèmes qui n’avaient pas le sens commun. Il abusa de la logique poussée à outrance, le plus trompeur et le plus facile des procédés. Il savait fort bien, d’un point de départ donné, tirer des conséquences à l’infini, mais sa logique était celle du géomètre, qui raisonne sur des figures tracées dans l’espace sans tenir compte de la résistance des milieux ; il ne paraissait pas soupçonner qu’un syllogisme peut être vrai sans être la vérité, parce qu’il existe d’autres syllogismes non moins vrais, qui le contre-balancent ; et que la véritable logique consiste à combiner dans une synthèse compréhensive tous les syllogismes vrais. Cette tendance à l’absolu en faisait un conseiller très dangereux : il tournait facilement an casse-cou, mais dans une situation déterminée, qui l’obligeait à se restreindre, il était un champion incomparable.

Il manquait de cette solidité d’esprit que donne le sérieux des études premières. « Tout honnête homme, disait Saint-Marc Girardin, doit, au moins, avoir oublié le latin, » il ne l’avait pas su. Il suppléait à cette éducation imparfaite par un travail infatigable. Dès cinq heures du matin, il était dans son cabinet, lisant, écrivant, coupant, composant sur les questions et les personnes des dossiers bien pourvus où il puisait dans ses polémiques. Il possédait, en outre, au degré supérieur, les deux qualités principales de l’homme d’action : le courage et la passion. Son courage allait aux dernières limites de l’intrépidité : les menaces augmentaient son audace ; plus il était assailli, plus il se montrait indomptable. Sa passion n’était pas moindre : parfois, survenant le matin, alors qu’il écrivait son article, je l’ai trouvé dans un transport égal à celui de l’orateur à la tribune. Au début d’une polémique, il s’avançait à tâtons, s’engageant sans sûreté, mais il ne tardait pas à rectifier son tir, et quand il avait enfin trouvé la véritable position, il devenait formidable. Pas de tartines plus ou moins léchées, des alinéas courts, de petites phrases précises qu’il assénait sur la tête de l’adversaire comme des coups de poing. Inépuisable en rabâchage, il tournait, retournait la même idée pendant des semaines et, à la fin, chacun répétait ses formules. Ses polémiques ont eu autant de succès que ses théories en ont eu peu. Rarement un homme a exercé, à certains momens, une influence plus immédiate sur les événemens ; néanmoins, il en vint à la thèse de l’impuissance de la presse : de ce que la presse ne peut pas tout, dont Dieu soit loué ! il concluait qu’elle ne peut rien, ce que son propre exemple démentait.

Par une liaison invincible d’idées, au moment où j’essaie de l’expliquer, je le vois devant mes yeux, peu d’heures avant sa mort[10]. Quelque froideur s’était mise dans nos relations depuis qu’ayant impudemment désavoué la guerre à laquelle il poussa plus que personne, il avait en récompense obtenu d’être député à Paris, en remplacement de Grévy, devenu président de la République. Cependant, quand j’appris qu’il avait été frappé d’apoplexie, j’accourus, et demandai à le voir : on refusa. J’insistai : « Allez lui dire que je suis là. — Qu’on le fasse entrer ! » s’écria-t-il immédiatement. Je le trouvai dans un fauteuil, rasé de frais, habillé, la moitié du corps paralysée. Il me tendit sa main restée libre et, avec le sourire affectueux des vieux jours, me dit : « Je suis heureux de vous voir. » Nous parlâmes des luttes du moment, puis, s’arrêtant tout à coup, l’œil fixe, la voix forte : « Et tout cela pour rien, pour rien, pour rien ! » Je lui serrai une dernière fois la main ; quelques heures après il n’était plus.


VII

Thiers est le plus important des personnages amenés sur la scène par les élections de 1863. De même que dans tous les événemens de la politique européenne nous allons rencontrer Bismarck, nous trouverons Thiers dans toutes les discussions législatives de la France.

C’était un esprit alerte, souple, fin, sans élévation, mais très étendu, d’une vaste curiosité, aisé à se retourner et à prendre toutes les formes, pétri de grâce et de charme, qui passait avec une aisance simple, sans se lasser ni se contraindre, d’une étude à l’autre, communiquait à tous les sujets la vie intense qui était en lui, se les assimilait au point qu’il semblait être exclusivement occupé de celui dont il parlait et avoir inventé ce qu’il ne faisait que vulgariser « comprenant tout, sauf la grandeur qui vient de l’ordre moral[11]. »

Dans ses compositions historiques, les événemens se succèdent sans se heurter et se coordonnent sans se confondre. Chacun n’obtient que sa juste part ; de l’un on passe à l’autre par des transitions si heureusement ménagées, quoique l’art en soit invisible, que l’intérêt, changeant sans cesse de nature, ne s’épuise pas. Les mouvemens secrets ou contradictoires du cœur humain sont démêlés avec autant de sagacité que les manœuvres des armées ou que les combinaisons de la diplomatie, et l’étendue d’esprit qui saisit l’ensemble des faits et les embrasse d’un coup d’œil n’exclut pas l’analyse pénétrante qui en aperçoit les nuances les plus délicates. Le style précis, transparent, d’une justesse imperturbable, d’une souplesse prodigieuse, à l’occasion fort ou éloquent, d’un mouvement qui varie à tout instant d’allure sans se ralentir, négligé parfois, mais jamais lourd, à défaut du relief des mots offre celui des choses ; il ne reluit pas, il coule ; il ne colore pas, il dessine et montre ; il n’est pas forgé péniblement, il s’échappe avec une intarissable aisance d’une intelligence toujours ouverte ; il n’impose pas l’émotion par l’emportement concentré de quelques traits, il l’insinue par la force toujours agissante de la simplicité, de la vérité et de la vie. « Tacite n’a qu’un mot et Thiers a cent pages, mais de ces cent pages, résulte dans l’âme le mot de Tacite[12]. »

On a écrit beaucoup d’histoires de la Révolution d’après de nouveaux documens plus ou moins sérieux, son histoire reste la meilleure, la plus judicieuse, la moins inexacte. Le récit de l’immortelle campagne de 1796 fait d’après Jomini, est un modèle achevé de narration claire, vive, bien composée, entraînante, et lorsqu’on arrive au bout, après une lecture à laquelle on n’a pu s’arracher, on se sent soulevé par l’enthousiasme auquel s’abandonne le narrateur. Dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire, chaque fois que l’on creuse une question particulière, on est frappé de la manière superficielle dont elle a été traitée, mais la puissance de composition et de mouvement, malgré l’immensité des développemens, est encore supérieure et, de ce livre écrit d’un style dénué de couleur et d’ornement, sort une immense poésie. Où trouver un récit comparable à celui du séjour de Napoléon à Fontainebleau ? Il ne fait aucune phrase où d’autres en auraient fait tant pour décrire l’isolement sans cesse croissant autour du grand homme, et c’est dans le style le plus nu qu’il note ce bruit de voiture, signal des dernières défections, de plus en plus rare dans la cour déserte. Et cependant l’émotion du lecteur est à son comble lorsque, empruntant une image, ce qui est rare dans son œuvre, il s’écrie : « Qui n’a vu souvent, à l’entrée de l’hiver, au milieu des campagnes déjà ravagées, un chêne puissant, étalant au loin ses rameaux sans verdure, et ayant à ses pieds les débris desséchés de sa riche végétation ! Tout autour règnent le froid et le silence, et, par intervalles, on entend à peine le bruit léger d’une feuille qui tombe. L’arbre immobile et fier n’a plus que quelques feuilles jaunies prêtes à se détacher comme les autres, mais il n’en domine pas moins la plaine de sa tête sublime et dépouillée. Ainsi Napoléon voyait disparaître une à une les fidélités qui l’avaient suivi à travers les innombrables vicissitudes de sa vie. »

Celui qui n’avait pas déjà entendu sa merveilleuse parole éprouvait d’abord quelque déception. Il ne possédait, en effet, aucun des prestiges extérieurs auxquels des orateurs célèbres ont dû une partie de leur succès ; il n’avait pas la tête d’aigle de Lamartine, ou le profil sculptural de Guizot, ou l’élégance simple de Montalembert, ou l’organe irrésistible de Berryer, ou la belle musique de Jules Favre, ou la puissance d’accent de Rouher. Sa tête était pleine, disposée pour beaucoup recevoir et pour beaucoup garder, l’œil pétillant, d’une vivacité lumineuse, la lèvre ferme et malicieuse, la physionomie toute parlante et d’où sortaient sans cesse comme des étincelles d’esprit ; mais de sa stature courte, trapue et sans noblesse, il dépassait à peine le marbre de la tribune, sa voix criarde était impuissante aux accens solennels ou pathétiques ; ses développemens d’une longueur impatientante, semés de précautions oratoires impertinentes, abondaient en répétitions, en redondances et en banalités, de ce ton péremptoire qui vous plante les choses comme infaillibles et vous porte à les haïr ; les inspirations subites ne les traversaient jamais ; tout y était préparé, et avant d’être porté à la tribune avait été essaye sur les familiers, fragmens par fragmens ; pas un seul de ces grands coups qui soulèvent l’auditeur et le rejettent sur lui-même, haletant d’émotion ; une multitude de petits coups assénés avec dextérité et prestesse. D’abord, c’était, plutôt qu’une action oratoire imposante, une causerie délicieuse qui donnait le plaisir de ce qu’il y a de plus sensé, de plus net, de plus vif, de plus clair dans le langage français ; peu à peu, les développemens prenaient de l’ampleur, les répétitions diminuaient, la diction acquérait de la force, une passion communicative animait, portait, poussait les raisonnemens, la voix devenait vibrante, le geste dominateur, et le causeur se transformait en un orateur entraînant qui subjuguait les assemblées.

L’homme d’État est plus malaisé à démêler et à définir. A n’examiner sa longue vie que superficiellement, déconcerté par tant de mouvemens opposés et par tant de soubresauts, on serait parfois tenté d’adopter à titre de jugement définitif la boutade que j’ai recueillie un jour de la bouche de Cousin : « J’ai connu deux hommes d’Etat ayant des desseins, Sébastiani et Casimir Perler, Guizot n’en a jamais eu ; Thiers en a eu cinq cents ; il est comme la terre, il tourne sans s’en apercevoir. » Sa seule unité serait dans le sans-façon avec lequel, tout entier à sa passion présente, et oubliant qu’il a aimé ailleurs, il célèbre son immuabilité en changeant sans cesse.

Cette appréciation ne serait pas équitable. Il y a eu, dans les vues de Thiers, plus de fixité que ne disait Cousin. Il n’était pas de ces sectaires inconséquens qui, invoquant de prétendus principes, veulent introduire, dans la portion la plus mobile de la science du relatif cet absolu, qu’ils mettent leur ambition à exclure du domaine philosophique ; il ne croyait pas que la politique fût gouvernée par des règles inflexibles auxquelles on doit s’asservir ; il la considérait comme déterminée par des circonstances auxquelles il est nécessaire de s’adapter. Comme Benjamin Constant, comme Lamartine, comme les esprits supérieurs de tous les temps, il croyait que les formes de gouvernement, indifférentes en elles-mêmes, devenaient bonnes ou mauvaises suivant les circonstances et les hommes. N’attendez pas de lui une inébranlable constance à défendre la liberté ; il l’a beaucoup célébrée dans l’opposition, parce que ce mot magique remue les masses ; mais il en a montré peu de souci au pouvoir, et nul n’a mieux que lui justifié le césarisme[13].

Mais il a eu deux vues fondamentales : l’une générale, l’autre spéciale à notre temps et à lui-même, dont il ne s’est jamais départi. La première est que l’événement est le seul juge d’une politique ; que ce qui importe ce n’est pas la moralité des actes mais leur succès ; il n’y a de coupable que les revers, et le vainqueur, de quelque manière qu’il le soit, a toujours raison. Les moralistes, les pontifes religieux, gardiens des lois immuables, s’inclinent devant lui, mais après avoir pour la l’orme d’abord protesté. Lui, ne se croyait pas obligé à ce protocole hypocrite de la morale ; dès sa jeunesse, il avait deviné et adoré la divinité du succès : « Le gouvernement est la force même, il faut qu’il triomphe, tant pis pour lui s’il ne triomphe pas. On n’écoute jamais ses excuses quand il explique pourquoi il n’a pas réussi. » En sa pleine maturité, il est encore plus explicite : « La guerre d’Espagne eût été juste si elle avait réussi, car la grandeur du résultat aurait absous Napoléon de la violence et de la ruse qu’il avait fallu employer[14]. »

Sa vue particulière au temps présent et à lui-même était que la Révolution, purifiée des niaiseries emphatiques ou scélérates du jacobinisme et organisée par Napoléon, a été nécessaire et suffisante ; que la supprimer est aussi impossible que la compléter ; que retourner en arrière serait aussi insensé que s’avancer au delà et qu’il avait été prédestiné, lui Thiers, par un décret spécial de la Providence, à gouverner en chef la société née de cette révolution, et que tout régime politique qui ne lui ferait pas cette part était affecté d’une imperfection irrémédiable.

Le succès étant le seul juge de la valeur des actes, il faut l’obtenir à tout prix, par les voies droites si l’on peut, par les voies obliques si cela est nécessaire ; aucun scrupule ne doit arrêter. « On subordonne ma candidature, lui disait quelqu’un, à une condition contraire à ma conviction ; je n’y puis consentir. — Pourquoi donc ? Avez-vous quelquefois entendu un enfant gâté crier : Papa, je veux la lune ? — Certainement, mon enfant, je te la donnerai. — Il se calme, puis il n’y pense plus. Faites ainsi. » La vérité ne le gênait pas plus que la justice. Avait-il intérêt à l’altérer, il commençait par grossir le fait vrai ; à force de répéter cette exagération, il se persuadait qu’elle était la vérité et il la traitait en conséquence, c’est-à-dire il l’exagérait de nouveau. Il arrivait ainsi d’exagérations en exagérations à soutenir ce qui n’était pas vrai, sans avoir menti, don heureux qui n’a pas été le plus inutile de tous ceux prodigués à cette riche nature ! Il ne faut accueillir qu’avec précaution ses propos et ses récits. Personne cependant n’a plus protesté de son culte pour la vérité ; il s’en est vanté autant que de son patriotisme. « On doit toujours dans les affaires dire la vérité, » affirmait-il un jour. Voyant une expression de surprise et d’incrédulité sur les visages, il ajouta : « On ne vous croit pas, et cela sert. » Pour son compte, il a peu employé ce stratagème.

Il est diverses manières de chercher le succès : les vaillans y marchent par les hardiesses intrépides qui exaltent ou fracassent. Peu martial si ce n’est en paroles, il ne s’avançait qu’à coup sûr, par replis, cachant ses vues personnelles sous l’écorce du bien public. Voulait-il renverser un gouvernement, il laissait aux casse-cou de l’assaillir à face découverte ; il se rangeait à l’ordre constitutionnel quel qu’il fût. Sous prétexte de l’améliorer, il le discréditait, et, au jour de la défaillance, il lui lançait le lacet au cou, mais toujours en cachant sa main. Au moment de l’action, il se dérobait ; dès qu’il était sûr d’être dépassé, il devenait prudent ; de cette manière, il avait par ses amis les bénéfices de la violence et par lui-même les profits de la modération.

Sa conviction que l’intérêt supérieur de la France était d’être gouvernée par M. Thiers lui avait inspiré la maxime : Le roi règne et ne gouverne pas. Sa naissance ne lui permettant pas d’aspirer au trône, il concède au monarque de régner pourvu que celui-ci lui permette de gouverner. Tant qu’il espère convaincre le prince de son choix, il n’épargne aucune dureté à la République, « elle tourne au sang ou à l’imbécillité[15]. » Le roi Louis-Philippe s’obstine à gouverner ; alors il se fâche et commence à regarder la République d’un œil adouci. Cette évolution n’a été extérieurement visible qu’après 1870, et s’il avait disparu avant cette époque de la scène du monde, il eût été, dans le débat toujours ouvert entre la république et la monarchie constitutionnelle, une des autorités les plus imposantes invoquées en faveur de celle-ci. En réalité, son adhésion intime à la République se sent dans les discours de l’Adresse de 1848. Après 1848, il se découvre, déclare que la République est le gouvernement qui nous divise le moins, et l’accepte sincèrement dans l’espérance d’en devenir le président.

Quiconque ne s’apprécie pas à sa juste valeur est incapable de produire une œuvre supérieure ou d’accomplir une action mémorable. Tant d’envieux abasourdissent de leurs sottes critiques ceux qui sortent du pair que, s’ils s’en rapportaient à l’opinion d’autrui, ils s’arrêteraient découragés au premier essai : si Corneille après le Cid eût écouté les censeurs, nous eussions perdu Cinna et Rodogune. On ne saurait donc blâmer Thiers d’avoir eu le sentiment de ses forces, et la pétulance avec laquelle il le manifestait était moins choquante que l’orgueilleuse modestie sous laquelle d’autres le dissimulent. Par malheur cette confiance légitime en lui-même n’avait pas tardé à tourner en véritable adoration ; il s’était monté à une outrecuidance de présomption que rien ne déconcertait, et il considérait comme une offense tout refus d’encens à son autel.

Dès qu’il était atteint dans cette idolâtrie du soi, il perdait tout sang-froid ; son esprit si perspicace et si mesuré d’ordinaire ne voyait plus clair, ne gardait plus aucune mesure, se trompait sur les personnes non moins que sur les choses. A l’exception de quelques privilégiés dont il respectait le prestige, tous les autres hommes dans leur néant étaient égaux devant son infaillibilité. Il ne les distinguait que par la nature de leurs sentimens à son égard : pensait-on comme lui ? on était un esprit distingué ; était-on d’un autre avis ? on n’était qu’un imbécile. Et à tout instant on était exposé à monter ou à descendre d’une catégorie à l’autre. Il n’épargnait pas, dans ce cas, les mauvais complimens. Un homme très éminent contrariait sa politique : « C’est un sot, criait-il dans son salon ; je vous le dis, c’est un sot, — puis, s’arrêtant : Et encore je le flatte ! »

Ses amis intimes ne voyaient que vanité dans cette exigence d’hommages. « Tout le monde, disait Rémusat à Tocqueville, connaît mal M. Thiers. Il a bien plus de vanité que d’ambition, il tient aux égards bien plus qu’à l’obéissance, et aux apparences du pouvoir plus qu’au pouvoir. Consultez-le beaucoup et faites ensuite comme il vous plaira. Il tiendra plus de compte de votre déférence que de vos actes[16]. » Rémusat a fait trop petites les exigences de son ami : il ne se contentait pas d’un semblant de déférence, il lui fallait l’entière soumission, la réalité du pouvoir et non son apparence.


VIII

Parler des facultés et des œuvres d’un homme illustre, ce n’est le faire connaître qu’en façade ; on aimerait à entrer dans sa maison, à l’y voir vivre et sentir. Plutarque n’a pas diminué ses grands hommes en nous les montrant dans leur vie privée, et les fils de Bismarck servent la gloire de leur père en publiant ses lettres à sa femme. Thiers gagnerait à être étudié ainsi, car c’est dans le commerce familier qu’il était véritablement irrésistible, soit qu’il vous reçût le matin après son travail quotidien commencé à cinq heures, dans son cabinet, dont les meubles étaient couverts de cartes et les murs ornés de la reproduction des chefs-d’œuvre de la Renaissance, soit qu’il vous admît le soir dans son salon. Il se couchait quelques heures avant son dîner, fixé invariablement à huit heures moins cinq[17]. Au sortir de table, il s’endormait encore dans un fauteuil ; Mme Thiers se plaçait d’un côté de la cheminée, froide, revêche, si ce n’est pour quelques intimes, silencieuse quoiqu’elle eût, dit-on, de l’esprit et surtout de l’esprit satirique ; Mme Dosne, la belle-mère, s’établissait de l’autre côté, vive, intelligente, causeuse, accueillante ; on sentait en toutes ses façons qu’elle était la véritable autorité du foyer. Enfin il se réveillait, regardait autour de lui et se dirigeait vers celui des visiteurs qu’il croyait utile ou agréable d’entretenir. Si l’entretien n’était pas confidentiel, ceux que Mme Dosne ne retenait pas autour d’elle formaient cercle, et alors c’était un enchantement : anecdotes, observations fines ou malicieuses, jugemens sur le présent corroborés par d’inépuisables souvenirs du passé ; des dames survenaient-elles, il changeait de propos, parlait art, littérature, choses mondaines, colifichets en connaisseur expert.

« C’est un doux commerce que celui des belles et honnêtes femmes. » Thiers le pensait comme Montaigne. Il a toujours été en liaison d’amitié ou en coquetterie d’esprit avec quelque belle et honnête femme. A peu près à l’âge déjà avancé où Michel-Ange connut Vittoria Colonna, il en rencontra une en plein épanouissement de beauté, une femme dont aucun souffle n’a jamais effleuré la suave pureté, sans facultés exceptionnelles, mais douée de ce tact d’âme délicieux auquel Mme Récamier, quoique n’ayant pas d’esprit, dut l’ascendant exercé sur tant d’hommes supérieurs. Il trouva plaisir à sa conversation, la rechercha ; peu à peu l’amitié se resserra, devint tout à fait intime : il vint la voir tous les jours, et quand il était empêché lui écrivait.

On remarquait alors dans la société impériale deux jeunes princesses Bonaparte : la princesse Charlotte, comtesse Primoli, véritable rêve de grâce, aussi attrayante que bonne, qui portait partout la joie avec elle ; la princesse Julie, marquise Roccagiovine, d’un esprit prime-sautier et cultivé, d’un cœur haut, d’une large tolérance, recevant à la fois Sainte-Beuve, Renan et le Père Hyacinthe, alors carme édifiant, Billault et Emile Ollivier. Très liée avec l’amie de Thiers, elle assistait souvent aux entretiens journaliers. On le cajolait, on lui offrait du chocolat, il lisait des Fables de la Fontaine ou tout autre chef-d’œuvre de notre littérature ; on causait de tout excepté de politique ; il ne songeait qu’à reposer et rafraîchir son esprit. Il perdit cette amie au milieu des luttes du 16 Mai, peu avant sa mort. Il exprima son désespoir à la princesse Julie en des lettres que je reproduis parce qu’elles révèlent un aspect ignoré de son caractère, et qu’elles montrent quelle ardeur d’Ame et quelle jeunesse de sentiment durèrent inextinguiblement jusqu’à la fin sous les calculs de l’ambitieux. Elles expliquent la séduction qu’il exerça, séduction que j’ai vivement ressentie, que je ressens encore lorsque j’évoque le souvenir de nos longues conversations matinales, et dont j’ai peine à me défendre lorsqu’en conscience, je suis obligé de le désapprouver.

« Ma très chère princesse, je vous remercie de votre bonne et touchante lettre qui m’a procuré le seul soulagement auquel je puisse être sensible aujourd’hui. Imaginez que je cours auprès de tous ceux qui ont connu notre bien-aimée..., et quand je puis saisir un mot qui se rapporte à elle, il me semble la revoir, et je vis encore un moment de cette illusion malheureusement si courte. Jugez ce que j’ai dû éprouver en lisant ce que vous m’écrivez sur notre amie, vous qui l’avez tant connue, tant aimée, tant admirée. J’ai été reporté tout à coup à vingt ans en arrière dans cette ville de Dieppe, où je la vis avec vous, et où je la rencontrai pour ne plus la quitter.

« Imaginez que c’est en deux heures qu’elle nous a été pour toujours ravie. Elle était occupée à soigner son mari aux dépens de sa vie, et comme elle me sentait inquiet pour elle, elle m’écrivait tous les jours pour me tranquilliser, et le 15 mai au matin, elle m’écrivait que ses forces la soutenaient. Puis tout à coup, à midi, elle tombait en syncope pour ne jamais se réveiller. Le soir son frère venait m’apporter cette nouvelle foudroyante. Mes larmes coulent sur le papier en vous donnant ces détails qui me déchirent le cœur. Vous savez, chère princesse, ce qu’était devenue pour moi cette amie incomparable. Fatigué de toutes choses, fatigué surtout de la vie la plus orageuse, j’avais trouvé auprès d’elle un asile où tout était calme, repos, douceur, bon sens exquis, bonté sans pareille, et surtout élévation de sentimens telle qu’on se sentait porté avec elle à une hauteur au-dessus de tout ce qui vous entourait. Et la personne qui me procurait tout cela était en même temps la femme la plus gracieuse, la plus élégante, la plus belle, d’une beauté douce, simple, modeste sans prétention, et vous en avez senti le charme irrésistible. Quant à moi, je l’avais éprouvé, et j’en avais vécu vingt années, et quand je me dis que tout cela était, que tout cela n’est plus, j’en suis oppressé, je suis obligé de me mouvoir pour écarter d’insupportables images. Je ne sais comment je ferai pour remplir le vide de ma vie, je renonce même à le remplir, et comme vous l’a dit notre ami G..., je suis désespéré, car jamais je ne retrouverai cette intelligence ouverte à tout, et ce cœur adorable qui respirait la bonté, la bonté la plus pénétrante, poussée pour ceux qu’elle aimait au plus absolu dévouement. Hélas ! je me le redis sans cesse avec un vrai désespoir : tout cela n’est plus et je ne le rencontrerai plus. Pardonnez-moi, ma chère princesse, ces épanchemens que je confie à votre vieille amitié, car à qui puis-je les confier plus qu’à vous qui pensez et sentez tout ce que j’éprouve ? Hélas ! je ne sais si je vous reverrai jamais, mais, en tout cas, ce serait pour moi un moment bien amer et bien doux de pouvoir m’épancher encore une fois, comme je faisais lorsque notre amie nous quittait pour aller à la campagne ; et c’était pour trois mois, et cette fois c’est pour l’éternité ! Je vous quitte, ma chère princesse, car je suffoque, je ne puis résister à cette idée. Croyez à mon inaltérable et respectueuse amitié. Pardonnez-moi ce griffonnage, car je vois à peine ce que j’écris. — Paris, 2 juin 1877.

« Très chère princesse, je ne vous ai pas répondu encore et ce n’est de ma part ni distraction ni négligence, mais impossibilité absolue. Les sottes et folles résolutions de notre gouvernement nous ont jetés dans une agitation extrême, et je suis malgré moi arraché à la seule préoccupation dont mon âme soit capable aujourd’hui, celle dont notre pauvre amie est et sera toujours l’objet éternel. Elle est toujours présente à ma pensée : je ne vois quelle, et lorsqu’on me laisse un moment tranquille, c’est à elle que je reviens, elle qui était ma véritable vie. Quelque douloureuse que soit cette préoccupation, je m’y plais, je m’y obstine.. J’aime mieux souffrir que de ne pas songer à notre pauvre chère amie. Et s’il faut un instant m’en séparer, j’éprouve quelque chose de semblable à ce que je ressentais lorsqu’il fallait la quitter. Je vis dans la contemplation continuelle de ses perfections, je m’approuve mille et mille fois de les avoir tant appréciées, tant aimées, et je tombe dans une sorte de désespoir lorsque je me dis qu’elles ne sont plus que tians notre mémoire : à moins qu’elles ne soient là où se trouvent toutes les belles choses dont Dieu est l’auteur et qu’il conserve dans le ciel comme éternellement dignes de ce séjour. Vous devez comprendre combien me sont importunes les agitations au milieu desquelles je suis obligé de vivre, à moins de renoncer aux devoirs de toute ma vie. Je ne livre qu’une partie de mon âme à notre monde agité, et je la reprends pour la rendre à notre pauvre amie, ce que je fais en vous écrivant pour vous parler d’elle. Ah ! si vous étiez encore à Paris, combien de fois vous me verriez pour pleurer l’adorable amie que nous avons perdue ! À défaut de votre maison, je vais à Auteuil pour me trouver dans une maison obscure, pleine de deuil, pleine d’Elle, chez sa nièce pour qui elle avait été la meilleure des mères. Je suis là en pleine souffrance, cent fois mieux que dans les lieux où l’on parle, du reste, de nobles intérêts, ceux de notre pauvre pays engagé par des maniaques, des fous, dans les écueils où il a naufragé tant de fois. Ah ! si vous étiez encore à Paris, comme votre société me serait chère, combien j’y retournerais pour penser, parler avec vous d’un seul objet, celui qui nous a tant occupés et m occupera jusqu’à la fin de ma vie. Pardonnez-moi ces épanchemens, les seuls qui conviennent à l’état de mon âme, et écrivez-moi bien souvent, bien souvent d’un seul être : celui que vous et moi avons tant aimé. Adieu, adieu, conservez-moi votre souvenir, car vous avez tout le mien. — À vous de tout cœur. — 27 juin 1877.


IX

Son inaction lui avait beaucoup pesé, car il ii avait écrit l’histoire des autres que pour se mieux préparer à en faire une lui-même, et il voyait avec dépit les années s’écouler sans lui en apporter l’occasion. Il croyait aussi que la vie ne cesse d’être un fardeau que lorsqu’on s’oublie en agissant fortement. Enfin le voilà de nouveau en selle. Il a fini son grand livre, il est tout à fait disponible d’esprit ; il est député, il a à sa disposition une tribune redevenue retentissante. On s’interrogeait avec curiosité dans certains milieux, et avec inquiétude dans d’autres, sur ce qu’il allait faire. Serait-il un homme nouveau ou recommencerait-il l’homme ancien ? Sous Louis-Philippe il en était resté à l’opposition systématique et à la politique de la fanfaronnade[18]. Reprendrait-il cette mauvaise tradition ? Certes son attitude eût été agressive, quoique sous des formes constitutionnelles, si la session s’était ouverte immédiatement après les élections, « mais la révocation de Persigny parut l’apaiser, il y vit une sorte de réparation. » Cousin, soufflé par Mérimée, s’efforça alors de l’amener à des dispositions conciliantes. Il crut y avoir réussi, et Mérimée en entretint l’Empereur qui lui dit : « Il y a longtemps que j’estime et que j’admire M. Thiers. Je pourrais dire que je l’aime, mais je ne le connais pas assez pour cela. Quant au retour complet et immédiat au gouvernement parlementaire, surtout en ce qui concerne la responsabilité ministérielle et le gouvernement par la Chambre, dans l’état de la France, avec une minorité rouge qui s’agite toujours pour refaire une république et le grand nombre d’imprudens qui aident à cela par leur indifférence ou leur goût pour la critique, c’est un parti dangereux, et je crois que M. Thiers n’en aperçoit pas assez tous les risques[19]. — Si vous parvenez à persuader à M. Thiers, ajoutait Mérimée, que sa maxime d’autrefois n’est plus de saison et qu’elle mène à des catastrophes, je ne doute pas qu’on ne prenne en très bonne part les conseils qu’il donnera. Hier soir, j’ai dit votre lettre, et, bien que je n’eusse pas le talent de la commenter savamment et éloquemment, j’ai vu avec grand plaisir que les idées générales en étaient acceptées. On ne demande pas mieux que d’être franchement constitutionnel ; si l’opposition respecte l’initiative de l’Empereur, surtout si elle ne conspire pas, on l’écoutera. Le même jour j’ai parlé à l’Impératrice de M. Thiers. Elle le croit orléaniste ; je l’ai fort défendu et je crois avoir détruit quelques-unes des idées fausses que Persigny lui avait données. « Voilà un homme très dévoué, lui ai-je dit, qui vient de vous faire beaucoup de mal... Je crois qu’il aurait dû dire comme César après le Rubicon : Quiconque ne me fera pas la guerre, je le tiens pour mon ami. » — Affermissez, je vous en prie, M. Thiers dans ses bonnes dispositions. Le changement qui vient d’avoir lieu est une satisfaction, et il comprendra qu’il a fallu du courage à l’Empereur, chez qui le cœur parle si haut, pour se séparer d’un ami si dévoué. Ce n’est pas de la flatterie que je voudrais de la part de M. Thiers. Je sais qu’il n’apporte pas d’hostilité, seulement je voudrais que, comme vous le dites si bien, son premier discours s’adressât à l’Empereur et aux hommes d’État et non à la multitude. Ce n’est jamais en menaçant qu’on obtiendra quelque chose. Je tiens pour assuré que si notre ami se donne la peine de prouver qu’il n’est pas antidynastique (et je crois fermement qu’il ne l’est pas), il obtiendra dix fois plus pour le bien du pays et la vraie et saine liberté que par les plus éloquens discours adressés à la foule[20]. »

La bourrasque recommença après que Persigny eut été fait duc. Thiers y vit une approbation des attaques naguère dirigées contre lui dans le discours de Saint-Etienne. « Mais pas du tout, lui répondit Mérimée par Cousin, l’Empereur a été très étonné que le discours de M. de Persigny l’eût blessé, car il n’avait fait aucune attention aux phrases agressives dont notre ami s’est ému. Cette susceptibilité, que je comprends d’ailleurs, devrait bien engager notre ami à ménager celle des autres. S’il fait quelque chose pour cela, on en sera reconnaissant. Je suis convaincu que, du moment où l’on aura la preuve que notre ami ne désire que l’amélioration de ce qui existe, il sera écouté avec intérêt et faveur[21]... Quant au titre de duc, il n’a aucune signification. Le fait est que nous aimons beaucoup nos amis, que nous les aimons même quand ils nous font du mal. Nous croyons ne faire tort à personne en leur donnant quelque chose qui ne coûte rien à personne et qui ne préjudicie en rien à personne. Nous avons été bien surpris d’apprendre qu’il y avait des gens difficiles à qui cela ne plaisait point. Jamais on ne saura à quel point nous sommes bons et toujours prêts à sacrifier nos intérêts aux fantaisies de nos vieux amis. Voilà l’exacte vérité. Cela n’en est pas moins fort triste[22]. »

Thiers ne se laissa pas convaincre. Ce fut bien pis quand il apprit que Persigny serait invité à Compiègne : « C’est toujours lui qui gouverne ! » dit-il à Cousin qui renonça à le calmer. Mérimée abandonna aussi la partie : « Votre lettre de dimanche me fait un peu peur. Il me semble que vous désespérez de notre ami et que vous renoncez même à le prêcher. Serait-il possible que cet embaumement splendide fût la cause de sa mauvaise humeur ? Alors c’est à l’homme que notre ami en veut, non à sa politique qui est morte et bien morte. Je crains que les libéraux ne soient au fond très despotes, plus despotes que les princes, ils ne veulent pas que les princes aient des amis, de la reconnaissance pour les services passés, et donnent des hochets à de vieux serviteurs pour les consoler de leurs disgrâces politiques et matrimoniales, A quoi sert d’avoir été homme de lettres, journaliste, ministre tant d’années, si on a l’épiderme si sensible ? »

Intervenir dans la vérification des pouvoirs semblait, à Thiers, indigne de son importance, et il voulait, ce qui était tout naturel, débuter par quelque grand discours de principes. Mais il attachait une importance capitale à une attaque vigoureuse contre les élections, et il voulait qu’à cette occasion, on fît contre le gouvernement du pire qu’on pourrait. Il chargea Jules Ferry de m’écrire : « Cher ami, je m’arrache à mes épreuves, qui sont de terribles tyrans pourtant, pour vous dire : revenez vite, revenez. Sérieusement, très sérieusement, il y a intérêt à ce que vous soyez ici le 1er novembre. M. Thiers, que je vois fréquemment, et qui est du dernier gracieux pour l’historien de l’élection, vous en supplie, c’est son expression. Il dit, avec infiniment de raison que cette vérification est une affaire énorme, un dossier qui pèse cent kilos, que la fortune permet que ce soit l’unique affaire de ce moment-ci, qu’il faut la bien mener, se partager les rôles, choisir le terrain, que pour cela il faut se voir. J’ai ajouté que rien ne se ferait si votre initiative irrésistible ne s’en mêlait. Simon fait la coquette ; Favre est on ne sait où ; Picard a des clous ; Berryer étudie la question américaine, dans le plus grand secret ; je note ici que nous sommes à la veille de la reconnaissance du Sud, avis à vous. M. Thiers ajoute : « Si la vérification ne tient pas ce qu’on en attend, nous sommes perdus pour une session. » Si vous saviez comme l’opinion est bien préparée, non seulement à Paris, mais en province. Venez donc, cher, comme toujours, apporter l’âme, la vie, la décision, tout ce qui fait que les plus aigres, en somme, s’inclinent et vous cèdent en tout. Le public est avide, gagné d’avance ; les préfets affluent ici, suppliant qu’on ne les abandonne pas. Si la discussion est menée par vous et par le petit malin de la place Saint-Georges, la liberté aura gagné vingt ans en dix jours. Tout vôtre (Octobre 1863), »


EMILE OLLIVIER.

  1. 17 août 1863. Cette lettre m’a été communiquée en 1864 par Charras, indigné de la volte-face de son ami.
  2. Persigny, Mémoires, p. 397.
  3. Hector Pessant, Mes petits papiers, p. 54.
  4. Pessard, Mes petits papiers, p. 75.
  5. Pessard, Mes petits papiers, p. 75.
  6. Lettre de Dufaure à Thiers, mai 1863.
  7. Courrier du Dimanche du 21 juin 1863.
  8. Presse du 3 juin 1863.
  9. La lutte électorale de 1863, p. 108.
  10. Avril 1881.
  11. Chateaubriand.
  12. Lamartine.
  13. « Les années épuisent les partis, mais il en faut beaucoup pour les épuiser. Les passions ne s’éteignent qu’avec les cœurs dans lesquels elles s’allumèrent. Il faut que toute une génération disparaisse ; alors il ne reste des prétentions des partis que les intérêts légitimes, et le temps peut opérer, entre ces intérêts, une conciliation naturelle et raisonnable. Mais, avant ce terme, les partis sont indomptables par la seule puissance de la raison. Le gouvernement qui veut leur parler le langage de la justice et des lois leur devient bientôt insupportable, et, plus il a été modéré, plus ils le méprisent comme faible et impuissant. Veut-il, quand il trouve des cœurs sourds à ses avis, employer la force ? on le déclare tyrannique, on dit qu’à la faiblesse il joint la méchanceté. En attendant les effets du temps, il n’y a qu’un grand despotisme qui puisse dompter les partis irrités (Révolution, livre XLIII). »
  14. Il écrivait dans le National en 1830 : « Il n’y a plus de révolution possible en France, la révolution est passée ; il n’y a plus qu’un accident. Qu’est-ce qu’un accident ? Changer les personnes sans les choses. » — Son ami Mignet complétait sa pensée : « La nation anglaise fit une modification de personnes en 1688 pour compléter une révolution de principes opérée en 1640. »
  15. Discours du 17 mars 1834 : « La république a été essayée d’une manière concluante, suivant nous. On nous objecte toujours : Ce n’est pas la république sanglante comme celle de ces temps que nous voulons ; nous la voulons paisible et modérée. Eh bien ! on commet une erreur grave quand on dit que l’expérience n’a pas porté sur deux points. Il y a eu une république sanglante pendant un an, mais pendant huit à neuf ans, c’était une république qui avait l’intention d’être modérée, qui a été essayée par des hommes honnêtes, capables. Sous le Directoire, c’étaient des hommes comme Laréveillère-Lépeaux, Barthélémy, Rewbell, Sieyès ; Carnot, hommes modérés, honnêtes, capables, qui voulaient, non pas la république de sang, mais la république [paisible. La victoire n’a pas manqué à ces hommes ; ils ont eu les plus belles victoires : Rivoli, Castiglione et mille autres ! La paix ne leur a pas manqué non plus, car Napoléon leur avait donné celle de Campo-Formio, la plus sûre et la plus honorable. Cependant, en quelques années, le désordre était partout ; ces hommes d’État étaient honnêtes, et cependant le Trésor était livré au pillage, personne n’obéissait ; les généraux les plus modestes, les plus probes, des généraux comme Championnet et Joubert, refusaient d’obéir aux ordres du gouvernement ; c’était un mépris, un chaos universels, il a fallu que des généraux vinssent renverser ce gouvernement (passez-moi l’expression) à coups de pied, et se mettre à leur place. Ainsi, dans ces dix ans, il s’est fait en France une expérience concluante sous les deux rapports. On a eu la république non seulement sanglante, mais la république clémente, qui voulait être modérée et qui n’est arrivée qu’au mépris, quoique, en majorité, les hommes qui la dirigeaient fussent d’honnêtes gens. Aussi la France en a horreur ; quand on lui parle république, elle recule épouvantée. Elle sait que ce gouvernement tourne au sang ou à l’imbécillité. »
  16. Tocqueville, Souvenirs, p. 362.
  17. De Thiers à Émile Ollivier. — Mon cher collègue, je vous tiens pour engagé, et je vous attends samedi à huit heures moins cinq minutes. C’est une heure un peu étrange, mais c’est la nôtre depuis trente ans. Tout à vous. Mercredi, 3 décembre 1863.
  18. Sur cette première partie de la vie de Thiers. voyez Emile Ollivier, l’Empire libéral, t. Ier, p. 421.
  19. Mérimée à Cousin, 22 juin 1863. Lettres inédites obligeamment communiquées par M. Chambon.
  20. Fontainebleau, 25 juin et 4 juillet 1863.
  21. De Biarritz, 11 septembre 1863.
  22. Biarritz, 15 septembre 1863.