Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 24-47).
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THIERS [1]

Thiers, même sans tenir compte de son rôle historique, Thiers considéré dans ses idées et ses écrits, est très intéressant à étudier. Ce ne fut pas un grand penseur, ni même un grand théoricien politique ; mais ce fut un observateur sagace des faits sociaux à une certaine date. Il eut une pensée générale qui n’alla pas plus loin qu’à un siècle, mais qui, dans cette limite, fut très nette et arrêtée. Il n’eut pas un système, mais il eut un programme. Et ce programme fut lucide et fixe, très fortement appuyé sur la connaissance précise des faits historiques qui se sont produits depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’en 1830. Thiers représente l’esprit moyen de la bourgeoisie française au XIXe siècle, et la manière dont la bourgeoisie française au XIXe siècle a compris la Révolution française de 1789 et ses conséquences, sans être tombé du reste dans les préjugés que cette Révolution a fondés pour un temps dans l’esprit de la plupart des Français. In bourgeois de France, très instruit, bon historien, peu chimérique, partisan de 89, admirateur inquiet du premier Empire, cherchant comme, après ces deux grandes secousses, et selon ce qu’elles ont laissé derrière elle, il convient d’organiser la France et de la conduire, voilà ce qu’il y a à étudier dans Adolphe Thiers.


I

Ce sage, car il le fut, était de race turbulente et agitée. Provençal, Marseillais, fils d’un homme très désordonné dans sa vie, il avait, dans son adolescence et sa jeunesse, une vivacité, un emportement même et d’impétueuses saillies, dont il lui est toujours resté quelque chose, et qui faisait dire à un vieux fonctionnaire du premier Empire : « Il me rappelle la manière, le geste et la parole de l’Empereur, les jours où il n’était pas très raisonnable. » Et de même Talleyrand, l’examinant de son regard aigu et froid : « Ce jeune homme a bien de l’esprit… Il sera ministre… Il perdra la France. »

On voyait en lui, quand on l’écoutait causer, la petite taille et l’accent quasi-italien aidant, comme un diminutif du grand audacieux, pétillant d’intelligence, brûlant d’activité, terrible de décision, et capable de ces grandes choses qui deviennent de grandes folies.

Ce n’était qu’extérieur, ou plutôt, ce n’était qu’une partie de lui. Il était impétueux, mais très prudent en même temps, et très avisé, et très soucieux d’explorer, de connaître et d’observer les bornes exactes du réel et du possible. Il ne conciliait pas ses contrastes, et l’on verra qu’une de ses deux natures l’emporta assez souvent loin de l’autre ; mais les parties solides de sa complexion savaient, le plus souvent, maîtriser les autres, et, le temps aidant, son habileté sut même, fréquemment, mettre sa fougue au service d’un dessein froidement conçu et en user comme d’une adresse.

Quant au fond, il était fait d’un bon sens très vigoureux et très tenace. Mais bon sens est un mot très général, et c’est le bon sens particulier de Thiers qu’il s’agit de définir. Le bon sens de Thiers était surtout l’amour des faits. Thiers aimait les faits avec passion. Il était né historien, et historien d’histoire contemporaine. Il n’était à l’aise et joyeux que là où le document abondait et surabondait, s’empilait dans des montagnes de liasses d’archives, se déversait de mille mémoires ou rapports, accourait à lui par la parole des témoins oculaires. Point de « résurrection, » c’est-à-dire d’évocation où l’imagination a toujours une grande part ; mais intimité avec les faits assez vivants encore pour n’avoir besoin que d’être connus et vérifiés pour être compris, avec ceux-ci intimité patiente et continue, convictus, pénétration réciproque, vivre avec eux, en eux, les faire vivre en soi, en être imprégné, imbibé et débordant.

C’est une forme de l’amour du vrai, et Thiers a aimé la vérité très vivement ; c’est une forme de l’amour du clair, et Thiers a eu la passion de la clarté. Comme son héros, il détestait les « idéologies. » Dès les premières pages qu’il ait écrites, rencontrant la Déclaration des droits de l’homme, il en parle très dédaigneusement : « On parla de la nécessité et du danger d’une pareille déclaration… Il n’y avait ni utilité ni danger à faire une déclaration composée de formules auxquelles le peuple ne comprenait rien. » C’était plus encore ; c’était une sorte de nécessité que Thiers sentait de « satisfaire son intelligence. » — « Tous les esprits élevés, disait-il, me comprendront ; le plus grand des plaisirs humains, c’est de satisfaire sa propre intelligence ; c’est de dire ce qu’on croit vrai ; et s’il y a quelque difficulté et quelque péril, le plaisir est encore plus grand. » Or, son intelligence à lui ne se satisfaisait et ne se reposait que dans la connaissance la plus étendue et la plus minutieuse possible des faits exacts.

Cet amour du fait est devenu en lui, tout naturellement, la soumission intelligente aux faits, la soumission intelligente à la force des choses. Qui eût pressé Thiers en lui demandant le but que l’homme a à poursuivre, il me semble qu’il eût répondu : « L’homme est né pour faire des statistiques, pour les comprendre et pour se régler sur ce qu’elles indiquent. Celui qui a dit qu’il n’y a rien de bête comme un fait n’est qu’un homme spirituel, peut-être. Il n’y a rien de plus intelligent que les faits, parce que c’est eux qui savent le secret, et comment les choses vont et comment elles vont continuer d’aller pendant quelque temps, pendant peu de temps il est vrai, mais pendant tout le temps au-delà duquel il est inutile de porter nos regards parce que nous n’y verrions rien du tout. Sachons donc les faits pour nous y soumettre. L’homme intelligent n’est pas celui qui crée lui-même, qui invente lui-même quelque chose ; c’est celui qui fait ce que les faits eux-mêmes auraient fait tout seuls, et qui, seulement, mais c’est beaucoup, hâte un peu l’accomplissement. Ce n’est pas que l’homme ne puisse lui-même créer, inventer de très grandes choses que les faits n’auraient pas produites. Seulement, celles qu’il fait ainsi sont éphémères, et la force des choses reprend ensuite sa revanche, et l’effort individuel en contradiction avec les faits, si prodigieux qu’il ait été, reste inutile. La force des choses est donc la règle, à laquelle nous devons appliquer notre intelligence pour l’aider, pour lui faire le chemin uni et droit, grâce à quoi elle n’a ni violences trop cruelles, ni ces sursauts et soubresauts qui semblent quelquefois des caprices. Voilà tout l’art possible de l’homme en général, et en particulier de l’historien, qui est fin guide, et de l’homme d’Etat, qui a l’air d’être un chef. Et cet art, avec son air modeste, est extrêmement difficile. »

Un positiviste très froid, très pénétré aussi de son devoir de positiviste qui est de connaître tous les faits possibles et de les comprendre, dans un tempérament de Méridional impétueux, ardent, irascible, agressif, audacieux et quelquefois même brouillon, voilà à peu près l’homme qui nous occupe.


II

Mais avant même l’étude des faits, et quelque précoce souci qu’on ait de les interroger, il est une vue générale sur l’humanité qu’on apporte presque avec soi-même, qui est l’effet, sinon du tempérament même, du moins en très grande partie du tempérament, en petite partie des premières impressions que ce qui nous entoure fait sur notre complexion.

Cette vue générale chez Thiers était peu favorable à l’humanité. C’était un misanthrope, sans qu’il y parût, parce que sa misanthropie n’avait pas les caractères extérieurs de la misanthropie, et que ce sont les caractères extérieurs des sentiments intimes qui seuls frappent à l’ordinaire les hommes. C’était un misanthrope très sombre, très peu renfermé, très gai même et expansif ; mais c’était un misanthrope. Cet homme, né au XVIIIe siècle, n’avait absolument rien de l’optimisme du XVIIIe siècle et de la confiance en l’homme et de la « foi en l’homme » qui est la vraie religion de ce temps-là. Elève de Voltaire, à tous les égards, lui ressemblant du reste beaucoup, sans aucune idéologie et sans aucun idéalisme, il n’est l’élève en aucune façon de Diderot, de Rousseau, ni même de Montesquieu, ni, à plus forte raison, de Condorcet. Il a, comme Voltaire, l’horreur du peuple, l’horreur des mouvements spontanés des foules, le mépris du gouvernement démocratique, et le respect de « la force, » parce que « la force » est une forme de la force des choses.

Quand il donna, vers vingt-cinq ans, son Histoire de la Révolution française, certains trouvèrent qu’il était bien favorable ou bien indulgent aux révolutionnaires, et cette opinion pouvait se soutenir. Mais on ne remarqua pas assez les traits de scepticisme dont le livre est plein, qui sont quelquefois très durs, toujours très significatifs, et qui pouvaient très bien faire prévoir l’homme de plus tard. A propos du « baiser Lamourette » : « Il n’y a plus de côté droit ni de côté gauche, et tous les députés sont indistinctement assis les uns près des autres… et l’on décide qu’on informera les provinces, l’armée et le roi de cet heureux événement. » — A propos d’une ovation des Jacobins à Robespierre et à Collot d’Herbois : « Quand le pouvoir a su s’assurer une soumission générale, il n’a qu’à laisser faire les âmes basses, elles viennent achever d’elles-mêmes l’œuvre de sa domination et y ajouter un culte et des honneurs divins. » — A propos de la religion de la Raison, de l’Etre Suprême et de Robespierre lui-même : « C’est au moment de l’abolition des cultes que les sectes abondent parce que le besoin impérieux de croire cherche à se repaitre d’autres illusions à défaut de celles qui sont détruites. » — A propos de l’adoration dont Robespierre était l’objet de la part d’un groupe de femmes : « L’empressement des femmes est toujours le symptôme le plus sûr de l’engouement du public. C’est elles qui, par leurs soins actifs, leurs discours, leurs sollicitudes, se chargent d’y ajouter le ridicule. » A propos de la mort de Louis XVI : « Des furieux se répandent dans Paris et vont jusqu’aux portes du Temple, montrer la brutale et fausse joie que la multitude manifeste à la naissance, à l’avènement, à la chute de tous les princes. »

Ce sont là des traits à la Voltaire, âpres et méprisants, qui, chez un autre, seraient des signes de découragement, chez ces esprits vifs et dans ces tempéraments actifs, n’altèrent aucunement le goût d’agir, mais marquent peu de confiance dans l’aptitude de l’homme au progrès indéfini. Et en effet Thiers ne croit pas au progrès. Vers la fin de sa vie, il aimait à dire, en présence des projets vastes de réformes profondes : « Notre siècle croît avoir tout inventé. Il n’a rien inventé du tout, que la planète Le Verrier. » Très jeune, il disait devant les députés : « Je n’ai pas l’esprit réformateur. » Il ne croit pas que l’humanité change beaucoup, et il croit que, si elle ne change guère en son fond, elle ne peut pas réaliser des progrès sociaux bien considérables. Il ne croit pas au progrès ; il croit à des changements, nécessaires du reste, que les hommes prennent pour des progrès. Chaque époque amène avec elle la nécessité d’un remaniement. Ce remaniement remédie à des abus anciens et apporte avec lui des imperfections compensatoires des anciennes ; mais les hommes, se sentant débarrassés des anciennes, et ne sentant pas encore distinctement les nouvelles, se trouvent soulagés, et c’est l’œuvre de chaque siècle de remplacer les erreurs passées par d’autres qui, étant moins connues, ont cela pour elles de paraître moins lourdes.

Tout au fond, c’est là la philosophie morale de Thiers, et cela s’accommode avec son respect pour la force des choses, et l’explique. Comme état d’esprit ordinaire, cela fait de lui un sceptique sans amertume ; un homme qui s’interdit les longs et grands desseins pour toujours, et les solutions définitives ; un homme qui n’a, en matière de formes de gouvernement, que des préférences ; mais cependant qui reste toujours aussi aristocrate que le temps, le moment, les faits bien étudiés et la force des choses le permettent, parce que depuis que l’histoire existe les sociétés humaines ont toujours été organisées aristocratiquement ; et, tout compte fait et surtout, l’homme le moins systématique et le plus circonstanciel, qui ait passé par le gouvernement des empires.


III

Aussi, comme je l’ai dit, ce n’est pas un système qu’il a apporté avec lui, c’est un programme. Mais un programme conçu par un homme très intelligent et très instruit peut avoir une très grande compréhension. Il ne vise qu’à un moment ; mais pour un esprit vigoureux et une intelligence d’historien, c’est un siècle qui est un moment. Il est une œuvre de circonstances, mais pour un homme comme Thiers, les circonstances, c’est le siècle tout entier qui suit la période de la Révolution et de l’Empire. Jamais Thiers n’a fait ni de politique dogmatique ni de philosophie d’histoire. Il s’est seulement demandé de très bonne heure comment la France, après la Révolution et l’Empire, devait s’organiser, ou plutôt comment elle devait démêler et reconnaître l’organisation qu’après la Révolution et l’Empire, la force des choses lui imposait.

De là ce programme politique que Thiers a, presque dès ses commencements, exposé tout entier et dont il ne s’est pas départi, à travers toutes sortes de vicissitudes, et le flux et le reflux des événements. Car il n’y a pas que les systématiques qui soient entêtés. Ce sont aussi les hommes, qui, sans le moindre système universel, savent prévoir à peu près l’état de la santé d’un peuple pendant une soixantaine d’années, le régime qu’en conséquence il s’agit de lui faire suivre et où il sera toujours ramené comme nécessairement, et qui ont assez bien prévu pour ne pas recevoir des événements de graves démentis. C’est ainsi que ce sceptique a été parfaitement obstiné, et que, sans conviction absolue, sans dogme, il a toujours dit sensiblement la même chose, ce qui est à l’ordinaire le privilège des dogmatiques. De dogme point ; mais le programme était là, qui, en ses traits généraux, compte tenu et contrôle fait des circonstances, lui paraissait toujours applicable et seul applicable utilement.

Ce programme peut être ramassé en deux mots : système parlementaire et centralisation. Thiers tenait autant à l’un qu’à l’autre. Pour lui la centralisation était la force dont la France avait besoin dans la situation en Europe que lui avaient faite la Révolution et l’Empire ; le système parlementaire était la liberté dont la France avait le goût invincible depuis 1789. La force, c’est la centralisation, et il n’y en a pas d’autre ; la liberté, c’est le système parlementaire, et il n’y en a pas d’autre, et tout autre n’est qu’un sophisme : voilà les deux points cardinaux de Thiers, voilà tout son fond politique depuis 1830 jusqu’en 1877. Ses premiers discours sous le gouvernement de Juillet sont ardemment centralisateurs, et le système parlementaire, avec la liste des « libertés nécessaires » qu’il comporte, on le trouvera dans le grand discours de Thiers au Corps législatif, le 11 janvier 1864 ; mais il est déjà au premier volume de l’Histoire de la Révolution française, c’est-à-dire en 1825 : « Il y avait eu en France des États-Généraux… Il y avait eu une autorité royale tour à tour nulle ou absolue. Il y avait eu des tribunaux qui joignaient au pouvoir judiciaire ; le pouvoir législatif. Mais il n’y avait aucune loi qui assurât la responsabilité des agents du pouvoir, la liberté de la presse, la liberté individuelle. » Ce que la Révolution a établi en France ou rendu nécessaire, ce sont ces deux choses : centralisation, système parlementaire. En d’autres termes, elle a déplacé la souveraineté, et déplacé la liberté.

Elle a déplacé la souveraineté. La souveraineté était dans le Roi, elle l’a mise dans la nation. On en conclut qu’elle a décentralisé, dispersé le pouvoir. C’est le contraire. Le pouvoir placé dans la nation ne peut se maintenir qu’à la condition de se resserrer, de se ramasser davantage. Placé dans le Roi, il peut se déléguer, se confier partiellement à un gouverneur de province, à une sorte de vassal, même à un maire élu de grande ville. Le Roi est si puissant qu’il communique le pouvoir et le retire à son gré. Placé dans la nation, le pouvoir ne peut s’exercer que par la nation tout entière, réunie par représentation quelque part. S’il l’était par une fraction de la nation sur cette fraction, par la Normandie sur la Normandie, par l’Anjou sur l’Anjou, il y aurait sécession, État dans l’État, puisqu’au-dessus de cette Normandie et de cet Anjou il n’y aurait rien, pas de roi de France pour représenter, pour constituer et pour maintenir l’unité. Le pouvoir mis dans la nation ne peut donc être exercé que par la nation tout entière sur la nation tout entière, avec égalité absolue et uniformité absolue de traitement à l’égard de tous. Il est exercé par la nation réunie par représentation en sa capitale, décidant tout pour tous, et nommant, directement ou indirectement, les fonctionnaires qui exécuteront tout selon sa loi unique.

Ce système est une nécessité. Le pouvoir se centralise quand il s’universalise, parce que, quand il s’universalise, s’il ne se centralisait pas, il s’annulerait. Il deviendrait, tout au plus, fédératif. Si les Girondins ont été, vaguement, fédératifs, c’est que, très intelligents, à peine la Révolution faite, ils ont vu que ce n’était qu’un système d’autorité plus resserré qui s’établissait nécessairement, et que, songeant à la liberté, ils ont voulu la sauver par un procédé de moindre cohésion. Mais ce procédé est infiniment dangereux à cause des voisins. L’unité est le premier besoin d’un peuple qui, depuis deux siècles, et pour longtemps encore, n’a guère que des ennemis. Devant la Macédoine, ce n’est pas la Grèce divisée ; devant les Romains, ce n’est pas la Ligue achéenne qu’il faut être. Il faut être la royauté absolue ou la nationalité absolue. A la royauté absolue on ne peut revenir, à la nationalité absolue il faut rester. Et tant pis s’il n’y a rien qui se ressemble comme ces deux choses-là : rien précisément ne prouve mieux que, dans l’Europe moderne, il faut l’une ou l’autre.

Cette idée est fondamentale chez Thiers. La décentralisation même très prudente, très timorée, lui paraît un danger extrême. Il a toujours soutenu l’article 15 de la Constitution de l’an VIII, établissant l’irresponsabilité des fonctionnaires. Il a toujours souhaité que les maires, des grandes villes au moins, fussent nommés par le gouvernement. Il a toujours été partisan de ce qu’on a appelé « les communes en tutelle, » c’est-à-dire des communes ne pouvant pas disposer à leur gré de leurs ressources pour leurs dépenses. Pourquoi ? Non pas tant parce qu’elles sont insuffisamment intelligentes, mais parce qu’elles sont insuffisamment prévoyantes des intérêts généraux. Leurs ressources, pour Thiers, c’est le trésor de guerre, c’est le trésor à réserver pour les grands événements qu’elles ne sauraient prévoir. Il ne faut pas qu’en l’employant pour elles, elles l’épuisent. Il faut qu’il dorme un peu là, pour que, au jour des grands besoins, la France entière vienne l’y chercher et trouve quelque chose. Toute indépendance communale, départementale, provinciale, est pour Thiers une sécession.

Et ce n’est pas assez de dire que ce système sévèrement centralisateur lui paraît nécessaire ; il lui paraît beau ; il l’aime ; il a une passion pour lui. La seule page lyrique de Thiers, à bien peu près, n’est pas en honneur de Napoléon Ier ; elle est en honneur de la centralisation :

« Peut-on rien voir de plus admirable que l’action d’un gouvernement qui, à l’aide du télégraphe, est obéi en quelques instants jusqu’aux extrémités les plus éloignées du royaume ? Tous les jours il part de Paris des courriers qui se répandent avec rapidité dans toutes les directions. Tandis qu’ils portent les ordres du gouvernement, ils portent le récit de ce qui se fait ; ils portent l’opinion elle-même, qui se communique avec une rapidité admirable. Vous êtes arrivés par le moyen de cette communication à un degré d’homogénéité sans exemple dans l’histoire. Vous savez quelles ont été les conquêtes des Romains et l’étendue de leur domination ; mais il n’y avait aucun lien qui les rattachât à la ville de Rome. Chez vous l’action du centre aux extrémités et des extrémités au centre se fait sentir sans cesse ; vous vivez trente-deux millions d’hommes tous ensemble, comme s’ils étaient dans la place publique. Et ne croyez pas que les communes se renferment dans leur individualité ; elles portent, au contraire, continuellement leurs regards vers la capitale. Ce qui intéresse le plus dans les provinces, c’est Paris ; elles ne voient que Paris ; elles y vivent, nous entendent nous-mêmes à cette tribune, nous jugent, nous condamnent et nous approuvent aussi bien que Paris même. Grâce à cet état singulier et nouveau, la France tout entière vit, pense, se meut par une même impulsion. Les provinces ont leur part comme Paris à cette vie… Et c’est ce beau phénomène qu’on voudrait détruire ! Non, messieurs, vous n’y consentirez jamais. Pour moi, j’y résisterai toujours de toutes les forces de mon âme ! »

Voilà, au moins, un centralisateur ! Pour lui, la centralisation n’a pas seulement l’ascendant d’une nécessité ; elle a le charme d’un poème.

Et que dit la liberté à tout cela ? Elle dit qu’on ne songe pas à elle. Il ne faut pas qu’elle le dise. On veut qu’elle subsiste, et elle subsiste. Elle subsiste sous une autre forme. La Révolution a déplacé la souveraineté ; elle a déplacé aussi, mais seulement déplacé la liberté. Autrefois, c’est vrai, il y avait des libertés locales, des libertés provinciales, des libertés de corporations, des libertés de groupes, mal protégées, du reste, mais enfin il y avait, et beaucoup, de ces libertés-là. C’étaient proprement une foule de petites chartes, accordées ou conquises, qui assuraient les droits d’un certain nombre de collectivités. La Révolution a opéré un déplacement ; elle a « remplacé les libertés par la liberté ; » elle a remplacé les chartes par la Charte ; elle a, ici encore, universalisé et centralisé ; elle a universalisé la liberté et en a centralisé l’exercice. Le groupe n’est pas libre, la ville n’est pas libre, la province n’est pas libre ; mais toute la France l’est. Elle l’est parce qu’elle nomme des représentants qui fixent l’impôt, et devant qui les ministres sont responsables. Eux seuls le sont, mais il suffit, du moment qu’on peut les renverser, ce qui revient à dire qu’on les nomme. La France n’est libre que là, à sa Chambre des députés, mais il suffit, puisque là sa liberté totale s’assure, puisqu’il n’y aura jamais ni un franc dépensé qu’elle n’ait voté, ni un gouvernant qu’elle n’ait choisi par ce seul fait qu’elle ne l’a pas renversé, pouvant le faire.

Cette liberté, c’est la vraie. L’autre, c’est celle de l’ancien régime, c’est celle des « carlistes ; » elle est illusoire, et elle est incohérente : « Ceux qui demandent le rétablissement des anciennes franchises sont tout simplement ceux que nous appelons carlistes, ce sont ceux qui aiment mieux les libertés que la liberté. La liberté veut l’unité. Cette unité, qui l’a faite ? Ce n’est pas la Restauration, c’est l’Assemblée constituante, c’est la Convention, c’est Napoléon, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus révolutionnaire au monde, et quand vous voulez retourner aux anciennes franchises, c’est vous qui êtes rétrogrades, ce n’est pas nous. » — « Avant 89, il n’y avait pas la liberté, il y avait les libertés. Il n’y avait pas de justice uniforme, il y avait des parlements, et, en passant d’un pays dans un autre, la législation changeait comme les coutumes ; il y avait des pays d’Etat qui avaient d’anciennes capitulations remontant jusqu’à la conquête ; il y avait des communes indépendantes… 89 a voulu qu’il n’y eût qu’une seule loi, une seule justice, un seul système d’administration. Depuis que 89 a fait cela, il en est résulté que la liberté est où elle doit être ; elle est dans la Chambre, elle est dans les corps qui doivent résister : elle n’a pas besoin d’être ni dans les parlements, ni dans les assemblées d’Etat, ni dans les communes ; la liberté est ici dans son véritable siège, dans les assemblées législatives. » — « En général nous commettons une grave erreur, lorsque nous comparons l’état actuel au passé. Si nous ne pouvons pas jouir des libertés d’autrefois, c’est qu’elles ont été régularisées ; elles ont été conservées là où elles pouvaient être utiles, et déplacées de là où elles ne pouvaient plus l’être. »

Voilà la liberté pour Thiers. Elle n’a rien de personnel, et rien non plus de corporatif ; elle est nationale. Elle n’est, ni pour un homme, ni pour un groupe, le droit de se protéger et de défendre son développement ; elle est dans le fait d’être représentée dans une Chambre qui gouverne. « La vraie liberté, savez-vous où elle est ? Elle n’est pas dans cette faculté anarchique donnée aux uns de fonder des congrégations, aux autres d’établir des clubs. La vraie liberté est ici. J’apporte une opinion, mes adversaires viennent me combattre, les Chambres prononceront. Voilà la vraie liberté. » En d’autres termes, la liberté, c’est le système parlementaire, et ce n’est que lui.

A la vérité, cette liberté-là en suppose d’autres, mais celles seulement sans lesquelles elle-même ne serait pas, ou serait illusoire. Ainsi le système parlementaire suppose la liberté électorale, car si les élections ne sont pas libres, cette Chambre où se réfugie et où réside toute la liberté n’est qu’un instrument de règne ou un pur rien, et la liberté n’est nulle part. — Et la liberté électorale suppose la liberté de la presse, car la presse est l’intermédiaire nécessaire et le courrier permanent nécessaire entre l’électeur et l’élu, et, sans elle, nullement renseigné ou renseigné faussement sur l’élu, l’électeur n’aurait aucunement l’unique liberté qu’il a, à savoir d’être représenté exactement comme il entend l’être. — Et la liberté électorale et la liberté de la presse conjointement supposent la liberté individuelle, car elles n’existeraient pas, si l’éligible ou l’électeur n’avait pas le droit d’aller et de venir et pouvait être arrêté par mesure administrative.

Et voilà les « libertés nécessaires » du discours de 1864. Elles sont nécessaires, en ce sens qu’elles sont nécessaires au système parlementaire ; mais elles ne sont nécessaires qu’à cause de cela et à ce titre. Et au-delà, il n’y en a pas ou qui soient nécessaires ou qui soient utiles ou qui soient souhaitables. Thiers n’en désire pas d’autres, ni libertés municipales, ni libertés corporatives, ni liberté d’association, ni liberté d’enseignement. La liberté, c’est la Chambre libre et ce qui est nécessaire à la Chambre libre ; rien de moins, mais rien de plus. Les « libertés nécessaires » de 1861 furent considérées alors comme un minimum demandé en attendant plus dans un temps de despotisme. Ce n’était pas un minimum, c’était tout le libéralisme de Thiers ; c’était toute la liberté selon Thiers. C’était le programme, le programme de 1864 comme de 1830. Thiers n’en a eu qu’un, et c’est celui-là.

Il faut faire remarquer cependant qu’il y avait dans ce programme un article latent, mais nécessaire aussi et inévitable, dont Thiers ne parlait pas plus en 1864 qu’en 1830, et pour cause, mais qui y était bien, et dont, tout en n’en parlant point, Thiers montrait très bien et déduisait les conséquences. Le système parlementaire, c’est la liberté ; il suppose la Chambre libre, l’élection libre, la presse libre, la liberté individuelle. Fort bien ; mais il suppose aussi et nécessite la République, ou, pour mieux dire, il l’est. Toutes les libertés se centralisent dans la liberté, toutes les libertés se concentrent dans la Chambre libre ; mais, dès lors, il faut, pour qu’il y ait un atome de liberté dans le pays, non seulement que, par en bas, la liberté électorale, liberté de la presse et liberté individuelle assurent la liberté de la Chambre, mais que par en haut la liberté de la Chambre ne rencontre rien devant elle. Il faut qu’elle soit seule en face des ministres qu’elle nomme, ou qu’elle maintient et crée tous les jours en ne les renversant pas ; et il faut que ces ministres, seuls fonctionnaires responsables, dépendent absolument d’elle et ne dépendent que d’elle seule. Donc il ne faut pas de roi, ou il faut que le roi ne soit rien, ce qui est la même chose.

Thiers ne cherchait pas à échapper à cette conséquence et la République, réelle et déclarée, ou dissimulée et réelle, était dans le programme. Le Roi, s’il existait, devait régner, non gouverner ; il devait être respecté, non obéi ; en d’autres termes la République devait être, avec un président s’appelant président ou Roi.

Et en effet, dans ce système où toute la liberté possible se ramène à ce que les ministres obéissent aux représentants du pays, que quelqu’un, en dehors de la Chambre, puisse commander ou seulement suggérer quelque chose aux ministres, chefs de cinq cent mille agents irresponsables, et toute liberté périt à l’instant. Thiers l’a très bien vu, et a toujours été très ferme sur ce point. Il avait dit en 1830 : « Ce qu’il faut, c’est enfermer la Royauté dans la Charte, fermer les portes et la forcer de sauter par la fenêtre. » Son système était tel que son mot de 1830 s’appliquait à toute royauté. Son programme enfermait toute royauté dans le système parlementaire, l’y emprisonnait, l’y garrottait, et la forçait à rester immobile et inerte ou à sauter par la fenêtre. L’homme n’était pas républicain, le programme l’était. Il l’était à tel point qu’il s’écroulait tout entier, s’il n’aboutissait pas à la République déclarée ou désignée d’un autre nom.

Thiers le vit bien, — il l’avait toujours vu, — mais il le vit plus nettement sous le second Empire. Alors son programme tout entier était suffisamment appliqué, sauf la responsabilité ministérielle, et c’était comme s’il n’eût pas été. La liberté individuelle existait ; une liberté de la presse très limitée, mais suffisante pour cette communication entre l’électeur et l’élu qui était la chose essentielle, existait ; une liberté électorale très gênée, mais non pas plus qu’elle le sera toujours tant qu’il y aura des préfets, et plus difficile qu’autrefois à corrompre, étant exercée par dix millions d’électeurs, existait ; et la France était à peu près aussi peu libre qu’il est possible, seulement parce les ministres n’étaient pas responsables des Chambres, seulement parce que l’Empereur gouvernait. Aussi, dans le discours pour les « libertés nécessaires, » Thiers disait fortement qu’il fallait liberté individuelle, liberté électorale, liberté de la presse en leur plénitude, mais que, ce résultat acquis, il n’y aurait rien de fait, si la responsabilité ministérielle n’était pas conquise, en d’autres termes, si la République, sous un nom ou sous un autre, n’était pas établie. La République est au fond même du programme de Thiers. Elle en est même le centre.

Une République centralisatrice et parlementaire avec tous les organes d’une parfaite centralisation, et d’un Parlement libre dans son origine, dans son organisation, dans son influence et dans son action : tel est le programme politique de Thiers, et il ne veut de rien en deçà et il n’imagine rien au-delà.

On aura très beau jeu à dire que ce système de gouvernement libéral n’est pas du tout libéral, et que, ou il organise un quasi-despotisme, ou il permet l’établissement très facile d’un despotisme pur. Il organise un quasi-despotisme, par lui-même, et s’il réussit. La liberté centralisée dans une Chambre n’est pas la liberté ; c’est l’oppression de la minorité même très forte, par la majorité même très faible. C’est une plaisanterie de dire par exemple à deux millions de protestants : « Vous êtes parfaitement libres, puisque, conjointement à huit millions de catholiques, vous nommez librement des députés dont la majorité fera la loi, et, par les ministres, fera agir les fonctionnaires. De quoi pouvez-vous vous plaindre ? » C’est une plaisanterie de dire aux citoyens : « Vous n’avez pas besoin de libertés particulières, puisque vous avez la liberté générale qui consiste en ce que la moitié plus un des Français gouverne l’autre ; vous n’avez pas besoin de libertés particulières, puisque vous avez la liberté générale qui consiste en ce que les plus forts sont les plus forts. » Il y a là une organisation du pouvoir, et grossière, il n’y a pas là la moindre organisation de la liberté. Encore y faudrait-il que la représentation des minorités fût établie, et le serait-elle, que ce ne serait qu’un palliatif. Il est très vrai, quoi qu’en dise Thiers, que la liberté, c’est les libertés, et que la liberté générale n’est qu’un mot bien trouvé.

Je dis de plus que ce système, s’il est, quand il réussit, un quasi-despotisme, permet très facilement, quand il ne réussit pas bien, le despotisme tout cru. La liberté ainsi centralisée est très facile à escamoter. Un peuple qui n’est libre que dans l’enceinte d’une assemblée, à un point imperceptible de son territoire, se réveille très facilement un matin sans cette liberté générale de nom, extrêmement locale de fait. L’appareil centralisateur du despotisme est tout prêt. Que le despotisme proprement dit, c’est-à-dire un homme fort, s’en empare, et supprime l’unique point vital de la liberté, c’est-à-dire la Chambre, la transformation est faite instantanément du quasi-despotisme en despotisme pur et simple. Il n’y faut pas plusieurs campagnes, et une journée y peut suffire.

D’autant plus, remarquez-le, que cette transformation, le pays la sent à peine. Ce sont les libertés locales, ce sont les libertés particulières dont il a conscience. La liberté générale lui arrivant sous la forme de lois et règlements parfaitement durs, édictés par une force qui émane-peut-être généralement de lui, mais qu’il ne connaît pas du tout, — que cette force soit un homme, ou soit la représentation nationale, il ne s’en apercevra pas beaucoup, et ne fera pas très distinctement la différence. Les choses sont arrangées dans votre système de telle sorte que le passage de la liberté telle que vous l’entendez au despotisme soit insensible, chose grave, ce qui vient peut-être de ce que la différence est faible, chose effrayante.

Il n’est que trop vrai, et c’est une erreur de croire que le système parlementaire seul, même avec les « libertés nécessaires » qu’on suppose qu’il comporte, constitue la liberté. On pourrait même s’étonner de cette enceinte fortifiée de libertés que Thiers place autour du système parlementaire, comme en faisant partie intégrante, et lui dire qu’elles ne s’y rattachent pas logiquement et ne dérivent point du principe. La Chambre libre suppose la liberté électorale, soit. Mais pourquoi la liberté de la presse ? la liberté individuelle ? La liberté de la presse sert, à l’ordinaire, à surveiller et dénoncer les actes du pouvoir et des députés. Qu’en ai-je besoin dans votre système, puisque je suis libre dès que je suis représenté librement ? Le pouvoir n’a besoin que d’être surveillé par les députés, et les députés en qui réside toute la liberté de la France n’ont besoin d’être surveillés par personne. A quoi bon la liberté individuelle, sauf en temps d’élection ? Pendant tout le temps que je suis représenté, je suis libre en la personne de mon représentant, ou plutôt en la personne de la majorité des représentants de la majorité des Français. Qu’est-il besoin d’autre chose, et pourquoi une liberté particulière, quand la liberté générale existe, qui suffit, et qui est tout ? C’est un lien un peu factice, et de votre grâce, que vous établissez entre le système parlementaire et une quelconque des libertés que vous maintenez, sauf la liberté électorale en temps d’élection.

Sans aller jusqu’à ces arguments de logique outrée, et par conséquent de mauvaise foi, mais qui prouvent un peu cependant que la liberté, selon Thiers, repose sur une base excessivement restreinte et fragile, on peut et on doit dire qu’il n’y a qu’une liberté tellement générale qu’elle n’est pas réelle, qu’il n’y a qu’une liberté presque nominale et titulaire là où il y a système de centralisation.

Il n’est pas, on peut le croire, sans s’en être parfaitement aperçu. Il a très bien vu, et sous Louis-Philippe et sous le Second Empire, qu’avec la centralisation, non seulement il n’existe que cette « liberté générale, » que cette liberté au centre, que cette liberté de la Chambre législative, mais qu’encore cette liberté même est sans cesse en danger et peut très facilement être comme neutralisée et annihilée. Ce qui a remplacé en France les corps privilégiés, les corps libres, les corps autonomes d’autrefois, c’est le fonctionnaire. Les fonctionnaires sont comme les « cadres » d’une immense armée qu’on appelle la France ; la France est comme encadrée solidement dans l’armature du fonctionnarisme. Or le fonctionnaire dépend du pouvoir exécutif. Donc, quand le pouvoir exécutif demande des députés à la France, il les demande à une armée dont les cadres sont dans sa main. C’est presque comme s’il les demandait à ses agents, c’est presque comme s’il se les demandait à lui-même. La candidature officielle, avouée ou non, est le fond même et ne peut pas n’être pas le fond de toute opération électorale en France. Il n’y a en dehors d’elle que trois choses, importantes, mais infiniment moins fortes que l’organisation gouvernementale : le monde ouvrier, qui est autonome, et qui, par parenthèse, demande dans la plupart des systèmes socialistes à ne plus l’être et à devenir fonctionnaire ou semi-fonctionnaire ; le monde des professions libérales non fonctionnaires, qui se réduit aux avocats et médecins ; et enfin l’argent, qui peut contrebalancer sur certains points l’influence gouvernementale. Il n’en est pas moins vrai que l’action du pouvoir exécutif sur une nation où les corps constitués sont des agents du pouvoir exécutif est énorme. Elle altère toujours la sincérité de la réponse électorale ; elle fait que le pays répond toujours au gouvernement à peu près ce qu’il veut qu’il réponde.

C’est un danger assez grand, non pas que le pouvoir exécutif soit nécessairement mauvais, non pas que le despotisme lui-même soit nécessairement stupide ; mais il a besoin d’être éclairé sur les vrais besoins du pays, et même sur ses vrais désirs, et de cette façon il ne l’est pas, bien pis encore, il ne l’est pas, croyant l’être, disant qu’il l’est, et se couvrant des résultats d’une consultation qui est illusoire, et c’est là l’état le plus dangereux pour un gouvernement.

Thiers a signalé ce péril plusieurs fois, en 1864 surtout, dans le discours des « Libertés nécessaires, » mais déjà en 1844, vingt ans presque jour pour jour (16 janvier, 14 janvier) avant son magnifique avertissement à l’Empire. C’est en 1844 qu’il disait : « Vous avez un grand problème à résoudre ; c’est de faire coïncider, marcher ensemble, le gouvernement représentatif et la centralisation. Cela est très difficile, et si l’on prétend y avoir réussi le premier jour de manière qu’il n’y ait plus rien à faire à cet égard, je dis qu’on avance une grande témérité. Cependant il faut que le gouvernement représentatif et la centralisation marchent ensemble ; car le gouvernement représentatif, c’est la Charte (à cette époque, c’est la Charte signifie : c’est la liberté) et la centralisation, c’est la force même du pays. Or, prenez garde ; quand un gouvernement a le droit, le devoir, comme vous voudrez l’appeler, le malheur quelquefois d’avoir à distribuer tous les emplois de l’Etat et qu’il faut qu’il fasse cela à côté d’un système électif à presque tous ses degrés, il ne peut manquer d’y avoir de redoutables tentations auxquelles il doit être urgent de mettre un frein. »

Voilà l’antinomie très nettement, et même admirablement, mise en lumière. Résolue, non certes, puisque comme solution, Thiers n’apporte qu’un appel à la bonne volonté du gouvernement, puisqu’il se borne à lui dire : « Tâchez de vous désarmer ; parce que vous êtes trop fort. » On peut dire, ce qui du reste est faire l’éloge de son intelligence, que jamais Thiers n’a même parlé contre son propre système, n’en a jamais mieux vu le défaut, et qu’il l’a signalé mieux que personne.

S’il n’y apporte aucun remède, que le remède anodin d’un avertissement au pouvoir, c’est que l’antinomie est insoluble et qu’il le sait bien ; c’est que la centralisation non seulement détruit les libertés particulières, — c’est précisément en quoi elle consiste — mais fausse la liberté générale et, sans précisément la détruire, lui donne une forme inexacte et un jeu irrégulier. Elle donne à un gouvernement une majorité considérable à la veille du jour où le gouvernement adverse en aura une tout aussi forte, parce que d’un jour à l’autre les « cadres » se sont portés d’un parti à l’autre, ce qui prouve assez probablement que ni la majorité d’hier ni celle d’aujourd’hui ne sont des représentations fidèles de l’état du pays, et ce qui met dans l’évolution politique des variations brusques, des heurts et des bonds, des sautes de vent peu conformes sans doute aux lois de la nature.

Le système de Thiers se compose donc de deux termes à très peu près inconciliables. Il a voulu être centralisateur libéral, et par la force des choses, la conciliation étant difficile, il n’a pu être que centralisateur avec la bonne volonté d’être libéral. D’abord, par goût de la centralisation, il a réduit la liberté à n’être que le système parlementaire, ce qui est la réduire ; ensuite il a éprouvé que le système parlementaire est comme un corps étranger dans un système de centralisation, y est gêné et presque illusoire.

Ces choses sont vraies ; mais il y en a une qui est bien plus vraie encore, c’est qu’en concevant ce système Thiers n’a pas fait autre chose qu’être très intelligent, qu’avoir l’intelligence qui était la sienne, à savoir celle des faits, que voir très juste quelles étaient les conditions où la Révolution française avait placé pour longtemps la France et où la France était pour longtemps forcée de vivre. La Révolution française a centralisé et renforcé le pouvoir ; elle n’a pas fait autre chose ; et elle a laissé à la postérité, si les circonstances le lui permettent, le soin d’y faire entrer la liberté, ou d’établir autour ou en dehors de lui des libertés. La Révolution française a ramassé le pouvoir au centre, et l’y a fortement assuré, énergiquement fortifié, d’une part en détruisant ou réduisant les pouvoirs locaux répandus sur la surface du territoire, d’autre part en transformant les classes privilégiées, c’est-à-dire autonomes, en hiérarchies de fonctionnaires. Par ces deux moyens, elle a constitué une autorité formidable, qui tend sans cesse à devenir le despotisme, qui le devient de temps en temps, et qui, dans l’intervalle, n’est que tempérée par un pouvoir de contrôle mal constitué, facilement mis dans la main du pouvoir, soit par la pression sur les élections, soit par les intrigues parlementaires. Cela forme le système de gouvernement certainement le plus autoritaire que la France ait eu. Mais c’est une conséquence forcée de la révolution commencée par l’ancienne monarchie et achevée par 89. Il n’y a pas à résister à ce qui est devenu la constitution sociale même du pays. Le mérite de Thiers est de l’avoir bien vu, de s’y être accommodé d’abord par suite de son tempérament, ensuite à cause de son respect pour « la force des choses » et d’avoir mieux que personne décrit et défini cette situation. À tout ce que nous avons cité de lui sur cette question, ajoutons encore ceci qui est comme son dernier mot de l’histoire de la Révolution, du Consulat et de l’Empire : « Le passé nous avait montré des États provinciaux s’administrant eux-mêmes, et jouissant, pour ce qui concernait les intérêts locaux, d’une étendue de pouvoirs presque complète. Pourvu qu’en fait de subsides la part de l’État fût assurée, la Royauté laissait les provinces faire ce qu’elles voulaient… La Royauté s’adjugeait ainsi tout pouvoir quant aux affaires générales et abandonnait au pays le règlement des affaires locales. Ce contrat tacite devait tomber devant le grand phénomène de la Révolution française. Il n’était ni juste que la Royauté fût tout sur les destinées du pays, ni juste que les provinces fussent tout sur les affaires locales ; car les destinées du pays devaient être ramenées à la volonté du pays lui-même, comme les intérêts de province à son inspection… Le grand phénomène de l’Unité moderne devait consister en ceci que la Royauté renonçant à tout faire seule quant aux affaires générales, les provinces renonceraient de leur côté à tout faire seules quant aux affaires particulières, qu’elles se pénétreraient, en quelque sorte, mutuellement, et se confondraient dans une puissante unité dirigée par l’intelligence commune de la nation. »

Voilà l’œuvre véritable de la Révolution, commencée du reste par l’ancien Régime que la Révolution n’a que continué, dont elle n’a que hâté l’œuvre, en telle sorte que les plus révolutionnaires des hommes sont ceux qui, en s’insurgeant contre cet état de choses, veulent remonter non seulement la cataracte révolutionnaire, mais le courant de l’histoire monarchique.

Songez de plus que nous ne sommes pas seuls, et Thiers est l’homme qui l’oublie le moins, et qui a le plus attentivement toujours raisonné sur l’histoire de son pays, en songeant à celle des autres. La Révolution a fait la centralisation française, comme nous venons de le voir, mais de plus elle l’a rendue nécessaire pour très longtemps, elle d’abord, l’Empire ensuite, en jetant toute l’Europe contre nous et en nous imposant la nécessité d’une cohésion extrême, laquelle n’est possible que par la centralisation des volontés assurant la concentration des résistances. Après la Révolution et l’Empire, la France est un camp au milieu de l’Europe, et un camp est forcé d’être centralisé, et l’on n’a jamais vu un camp libéral. C’est donc pour la France une fatalité extérieure autant et plus qu’une nécessité intime que l’extrême centralisation. La France ancienne était analogue, analogue seulement, mais sensiblement analogue à l’ancienne Allemagne. Et l’on sait si l’ancienne Allemagne, divisée, particulariste, était lourde et difficile à mettre en mouvement pour l’attaque et même pour la résistance. Ayant à combattre toute l’Europe, nous avons dû centraliser pour disposer de nos forces, comme plus tard, pour se garantir de nous, l’Allemagne a fait de même. C’est l’Europe qui nous a centralisés, c’est nous qui avons centralisé nos voisins, et, entre Européens, nous nous sommes imposé les uns aux autres à tour de rôle le bienfait de la centralisation.

Il n’y a rien à dire à cela, si ce n’est que tels sont les faits, lesquels nous pouvons regretter, non supprimer. Il y a de grandes apparences que ce n’est pas vers la liberté, ni vers les libertés, ni vers quoi que ce soit de libéral que l’Europe contemporaine se dirige. Qu’y faire ? Le savoir, et se conduire d’après cette constatation. Thiers, l’homme des faits interrogés tranquillement et examinés avec lucidité, le savait, et rédigeait son programme selon ces données, sans plus d’ambition.


IV

Ses principes de politique, extérieure ont le même caractère de prudence, de docilité aux faits et de réalisme. Je dis ses principes ; car il lui est arrivé, rarement du reste, de les oublier dans la pratique. Mais ses idées générales et l’ensemble de sa conduite partent bien d’une vue juste de l’état que la Révolution et l’Empire ont fait à l’Europe pour un siècle. Il y a pour lui deux périodes très tranchées dans l’histoire de notre politique extérieure depuis 1815, c’est à savoir : avant 1830, après 1830. Non pas qu’en durant, la monarchie légitime, rétablie en 1814, n’eût passé naturellement de la première période à la seconde ; mais elle y eût passé par degrés, et 1830 constitue un brusque changement de front et nous fait subitement une nouvelle situation devant l’Europe. De 1815 à 1830, la France est une puissance de second ordre, et presque une puissance neutralisée. Elle a devant elle une coalition attentive qui lui a, sinon imposé, du moins instamment proposé son gouvernement, et à laquelle il n’y a, sinon qu’à obéir, du moins qu’à condescendre avec le plus de dignité possible. L’amour-propre en souffre, mais les plus grandes nations ont passé par ces épreuves ; on en revient, et ce sont des périodes de recueillement, de convalescence, d’aménagements et de réformes intérieures qui ne sont pas sans utilité ni sans profit dans la vie des peuples.

1830 est une insurrection contre la monarchie légitime, et en même temps, à un certain degré, une insurrection contre l’Europe. Cela change tout. C’est un affranchissement. C’est l’acte par lequel la France, de quasi neutralisée, se refait puissance autonome, et de puissance de second ordre se remet en chemin de redevenir puissance de premier ordre. Ce ne sont pas des satisfactions et des allégresses bruyantes que ce changement doit apporter avec lui, ce sont d’immenses devoirs nouveaux.

Devoirs de prudence d’abord, devoirs d’énergie ensuite. Devoirs de prudence : nous ne sommes qu’à quinze ans de 1815. L’Europe doit se demander et se demande si c’est la France de 1792 ou la France de 1810 qui prétend renaître. Il faut lui prouver que c’est la France des Cent-Jours avec le tempérament de Napoléon Ier en moins. La politique des Cent-Jours, c’est-à-dire répudiation de l’esprit de conquêtes, gouvernement parlementaire, autonomie nationale, frontières maintenues où elles sont, rien de moins, rien de plus, le tout, sans la crainte que le caractère préjugé indomptable et sujet à des retours de Napoléon Ier devait faire naître. Voilà la politique extérieure que doit avoir la France en 1830. Elle est digne d’elle, elle est fière, elle satisfait, elle doit satisfaire suffisamment l’amour-propre national, elle est conforme à la dernière pensée du héros que la France adore encore, dernière pensée qu’on n’a pas le droit de supposer n’avoir pas été sincère, et enfin elle est nécessaire.

Devoirs d’énergie. Ils sont considérables. La France va coûter davantage aux Français. Il ne faut pas s’imaginer qu’on ait conquis l’âge d’or. Il faut payer la gloire très légitime et très précieuse de remonter d’un rang dans la hiérarchie des nations. Il faut désormais une armée très forte. La France redevient un camp au milieu de l’Europe. Comme l’a dit Thiers dans une formule exagérée, mais qui n’est pas fausse, la Restauration avait pour armée la Sainte-Alliance, la France de juillet n’a pas la Sainte-Alliance contre elle, mais elle ne l’a pas pour elle non plus, et elle doit avoir une armée puissante. Politique de paix très armée, telle doit être la pensée dirigeante.

Cette politique est extrêmement ingrate, parce qu’elle consiste à faire appel à la confiance en suscitant des défiances continuellement. Elle est tout à fait antinomique, elle aussi. Mais elle est nécessaire, tant que la Sainte-Alliance existera, et il n’y a aucune chance que la Sainte-Alliance disparaisse à quinze ans, ou à vingt ans, ou à trente ans de 1815. On croit trop que, quand un état de guerre a cessé, il a disparu. Ces disparitions absolues n’existent pas dans la nature. L’état de guerre, après avoir cessé, reste à l’état latent. L’Europe est en guerre permanente depuis le XVIe siècle, elle l’est surtout depuis la Révolution et l’Empire. La Sainte-Alliance, c’est la ligue de défense contre la France conquérante. Elle existera longtemps après que la France aura affirmé et même prouvé qu’elle ne songe plus aux conquêtes. Tant qu’elle existera, la France doit être à la fois pacifique et redoutable.

D’ici à ce que les défiances de l’Europe aient cessé, outre l’armée très forte, deux choses à faire : chercher une alliance, chercher une clientèle. Une grande alliance est très difficile à trouver. Dans le sein de la Sainte-Alliance pour longtemps on ne la trouvera pas. Trop de choses s’y opposent, les souvenirs de la Révolution et de l’Empire, les idées ou préjugés des trois Puissances contre l’esprit de propagande libérale de la France, le partage de la Pologne, qui unit les spoliateurs, et qui fait, la France ayant un intérêt trop évident à ce que la Pologne existe, qu’on la soupçonnera toujours de vouloir la refaire, même quand elle déclarera le plus fortement n’y pas prétendre, et qu’on sera toujours uni contre elle dans cette crainte. En dehors de la Sainte-Alliance, il y a l’Angleterre, à laquelle il faut toujours songer. L’Angleterre n’est ni forcément l’ennemie de la France, ni forcément l’alliée de la Sainte-Alliance. Elle peut même ne pas aimer qu’une Puissance allemande s’avance vers l’Escaut, ni que la Russie s’avance vers Constantinople. Comme Puissance à territoire inextensible en Europe, et comme Puissance maritime, elle est l’ennemie naturelle du peuple européen qui est conquérant, — c’est pour cela qu’elle l’était de Napoléon, — et elle est le partisan naturel de l’équilibre européen. À ces deux titres, elle est plutôt avec nous, maintenant que nous ne voulons plus être conquérants, et que nous voulons être partisans du statu quo en Europe. Il y a tout lieu de montrer des dispositions très amicales à l’égard de l’Angleterre. Seulement, il faut y avoir très peu de confiance, parce que, au fond, ce à quoi tend naturellement l’Angleterre, c’est à être une Puissance sans alliés. Elle peut, donc elle s’en avisera ; car c’est très commode. Elle s’acheminera vers une politique égoïste, comme tous ceux qui, à la rigueur, n’ont besoin de personne. Elle se désintéressera de l’Europe et reportera toute son attention sur son empire, c’est-à-dire sur la mer. Ménager l’Angleterre, sans du reste compter sur elle, rechercher sa bienveillance, sans se flatter de l’avoir jamais pour alliée vraie, et puisque c’est, d’ici longtemps, la seule possible, ne s’attendre à aucune grande alliance en Europe, voilà la situation d’esprit où il faut virilement se tenir.

A défaut d’une grande alliance, la France peut se créer une clientèle. Elle peut être la protectrice naturelle des petits peuples. L’évolution de l’Europe depuis deux siècles consiste dans l’écrasement des faibles et dans l’établissement de grandes agglomérations. Le remaniement de l’Europe en 1815 a accusé le mouvement dans le même sens. Au point de vue humain, en attendant que ce soit excellent, comme certains l’annoncent, c’est détestable. Les petits peuples sont les vraies frontières entre les grands. Ils les séparent, les isolent, les éloignent les uns des autres et les empêchent de se heurter de plein contact. Il faut maintenir les petits peuples. Au point de vue français, nous n’avons rien à gagner aux grandes agglomérations qui, accroissant les autres et nous laissant ce que nous sommes, nous feraient descendre dans la hiérarchie des nations d’un ou deux degrés. Il faut maintenir les petits peuples. Et comme ils sont nécessaires à l’équilibre européen, cette politique à la fois maintient la pondération des forces, nous donne un beau rôle et nous donne une clientèle, et encore maintient nos bons rapports avec la Grande-Bretagne qui, ici, a les mêmes intérêts que nous. C’est la vraie politique de la France pour un siècle.

Telles étaient les principales idées de politique extérieure de Thiers sous le gouvernement de Juillet et qu’il a conservées jusqu’à sa mort. Nous verrons ailleurs et comment, le plus souvent, il les a soutenues, et comment quelquefois il s’en est départi. Elles étaient les plus sages, les plus avisées et les plus pratiques qui pussent être.


EMILE FAGUET.

  1. LES ÉCRITS D’ÉMILE FAGUET. ― Avec l’autorisation de Mlle Andron, à qui Emile Faguet a légué ses manuscrits, et pour obéir aux intentions de l’écrivain, nous publions son œuvre posthume. Nous avons cru servir plus spécialement sa mémoire en offrant à la Revue des Deux Mondes, deux des études inédites qu’a laissées Emile Faguet. La première entièrement achevé est consacrée à Thiers. La seconde est intitulée : Mme Guyon et l’Amour pur. C’est la dernière à laquelle Emile Faguet travailla et que la mort e lui laissa pas le temps de terminer. Il est malaisé de dire pourquoi l’auteur n’a pas publié Thiers de son vivant. Ces pages, si l’on en juge par la calligraphie piquante, serrée, régulière, ont été écrites au temps des Politiques et Moralistes. On y retrouve toutes les fortes et subtiles qualités qui ont fait la réputation de l’analyse et son art incomparable à exposer et discuter les idées.
    Elle viennent à leur heure, à la veille des fêtes du Cinquantenaire de la République que Thiers plus qu’aucun autre contribua à fonder. ― JOSEPH AGEORGES.