Théorie générale de Fourier


Congrès Scientifique de France.


THÉORIE
générale
DE FOURIER.




MÉMOIRE DE M. ***
Lu dans la 5e section du Congrès, le 5 septembre 1841, par M. Victor Considerant, pour répondre à cette question du programme :
« Exposer et discuter la valeur des principes de l’École sociétaire fondée par Fourier. »




LYON,
CHEZ NOURTIER, LIBRAIRE,
Rue de la Préfecture, 6.

1841.
AVIS DE L’ÉDITEUR.


L’impression faite sur le Congrès scientifique de France par le mémoire de M*** dont M. Victor Considerant a donné lecture dans la séance du 5 septembre, et le désir vivement manifesté par un grand nombre de membres d’avoir ce travail sous les yeux sans attendre la publication du compte-rendu général des travaux du Congrès, m’ont décidé à demander l’autorisation d’en faire immédiatement une édition anticipée et spéciale.

Je saisis cette occasion de faire savoir à MM. les membres du Congrès scientifique de France, que l’on trouve dans ma librairie, rue de la Préfecture, 6, à Lyon, les ouvrages de FOURIER et de ses principaux disciples.

NOURTIER, libraire.



Théorie générale de Fourier.



COUP-D’ŒIL


SUR LA


THÉORIE DES FONCTIONS


C’est un entrelacement général où chacun donne et reçoit.
Bichat. (Anatomie générale.)

Chaque être renferme dans son propre sein les forces nécessaires à l’expansion complète de sa vie, et se trouve généralement placé dans un milieu approprié à toutes les conditions de son existence. Les sociétés humaines ne sont point en dehors de cette loi ; elles ont à leur disposition tous les éléments indispensables à la formation de leur unité vivante, et possèdent en elles-mêmes toutes les puissances créatrices qui, en se développant suivant les âges, doivent, à l’aide de ces éléments diversement combinés, réaliser les phases successives de la vie sociale. Mais, pour parvenir à la connaissance des lois et du but de la vie d’un être, à quelque degré qu’il soit placé dans l’échelle des créations, ce serait suivre une fausse route que d’étudier cet être isolément, en lui-même. La raison de son existence resterait toujours mystérieuse, ses fonctions dans l’ordre général de l’univers ne pourraient être déterminées, si les observations qui le concernent n’embrassaient que lui seul. Aucune lumière ne jaillirait d’une étude ainsi dirigée, car chaque élément de l’univers, tout en jouissant d’une existence particulière et bien distincte, participe à la vie générale, exerce une action sur les autres éléments, et reçoit en même temps leur influence. Ainsi donc, pour connaître le but de la vie d’un être ou sa Destinée, il faut étudier en dehors de lui ceux avec lesquels il gravite vers un centre commun, et s’élever à la considération des lois de ce centre de vie, élément supérieur de l’univers. Plus on pourra pénétrer loin dans la série hiérarchique des existences échelonnées et dépendantes, mieux on connaîtra la loi des destinées de l’élément qu’on aura pris pour point de départ.

Ce n’est que par une idée de l’ensemble des créations que l’on peut acquérir une notion des causes et du but de la vie, dans les degrés inférieurs de la hiérarchie des êtres. L’analyse des éléments est le premier pas de toute recherche scientifique ; mais la synthèse, qui embrasse les plus hautes généralités des lois de la vie universelle, est la seule lumière qui éclaire les questions touchant à la Destinée des êtres.

Il faut, puisqu’il est impossible de ne pas apercevoir le lien intime qui rattache entre elles toutes les parties de la création, depuis les derniers atomes jusqu’aux tourbillons planétaires que l’on voit se former et se décomposer dans l’espace, il faut bien forcément admettre que l’univers est un tout vivant, organisé, dont les parties constituantes sont liées par des lois analogues à celles qui réunissent les différents organes d’un corps comme celui de l’homme, par exemple, et qui établissent dans ce corps l’unité de la vie. À ce point de vue de l’univers organisé, notre terre, avec l’humanité et tous les êtres qui l’habitent, n’est plus, dans le vaste ensemble des mondes, qu’un organe particulier exerçant une fonction spéciale qui est la raison, la loi et le but de son existence.

Mais le globe, cet élément des cieux ou de l’univers, est déjà lui-même un appareil organique composé d’autres organes accomplissant, chacun en ce qui lui est propre, sa part de la fonction générale. L’humanité est un de ces organes. Tâchons donc de découvrir quelle peut être l’œuvre de l’humanité sur la terre, et comment, en s’acquittant de sa tâche spéciale, elle aide à l’accomplissement des fonctions du globe et du groupe d’êtres semblables avec lesquels il est systématiquement uni par l’attraction.

Lorsqu’on analyse les organes constitutifs des corps vivants, on remarque toujours que la nature des fonctions réservées à un organe en détermine la forme, la composition, l’action, en un mot, la vie ; de telle sorte que l’exercice de la fonction doit être considéré comme la vie de l’organe, et l’accomplissement de la fonction comme le but de cette vie.

Nous pouvons généraliser ce fait, et, puisque, d’après notre idée première, chaque être est partie constituante de l’univers organisé, nous pouvons dire : l’exercice et l’accomplissement d’une fonction spéciale dans l’ordre général sont les causes déterminantes, la raison même de la vie d’un être. Mais dès qu’il existe entre la fonction et la vie une telle relation que l’on essaierait vainement de comprendre la vie séparée de la fonction ou la fonction sans la vie, nous parviendrons à découvrir la nature des fonctions en observant les actes par lesquels se conservent et se développent les êtres.

Or, quelles sont les conditions nécessairement imposées à l’humanité pour la persistance et le développement de sa vie à la surface de la terre ? Pourrait-elle habiter un globe dépouillé de végétation, soumis à des intempéries qui dépasseraient certaines limites, privé de races animales et de toutes ces richesses incalculables que Dieu sème avec profusion autour de nous ? La race humaine n’est-elle pas fatalement et souverainement intéressée à l’harmonie des éléments et des règnes qui composent et meublent son séjour ? Peut-elle satisfaire un seul de ses besoins sans modifier l’arrangement des choses qui l’environnent ? et ne conçoit-on pas que le développement le plus complet de sa vie correspond à l’harmonie la plus parfaite des éléments qui composent son milieu ambiant ?

Ces conditions de la vie humaine nous expliquent la fonction de l’humanité. Puisque l’homme ne peut subsister et étendre ses races sur la terre qu’en y faisant vivre et prospérer avec lui tous les règnes qui servent à ses besoins ou à ses plaisirs ; puisque le désordre une fois introduit parmi les éléments terrestres s’étend jusqu’à lui et le frappe dans ses propres conditions d’existence ; puisqu’au contraire la conservation et le perfectionnement de l’ordre naturel sont les moyens du développement de sa propre vie, l’humanité doit être considérée comme un agent de création destiné à maintenir et à perfectionner l’harmonie préétablie entre les éléments répandus à la surface de la terre. L’œuvre de la race humaine c’est donc la continuation du grand travail d’évolution de tous les germes constitutifs de sa planète. Placé primitivement sur une terre féconde où s’étaient épanouis spontanément, sous des climats favorisés, tous les êtres des règnes organiques, l’homme, en recevant la vie, accepte pour fonction de généraliser sur tout le globe ces dispositions harmoniques locales qui avaient déterminé l’éclosion des germes. Comme ces plantes généreuses qui, nées sur des terrains arides, y forment peu à peu de leurs débris une couche de terre végétale fertile, les populations humaines, en couvrant de jour en jour une plus large portion de la planète, doivent y porter avec elles la fécondité et la vie.

Il n’est pas difficile de concevoir comment le travail particulier de l’humanité peut concourir à l’exercice des fonctions du globe dont elle n’est qu’un organe.

Les mondes ne vivent point dans l’isolement. Ils forment dans l’espace des groupes d’astres réunis autour d’un soleil central. Les découvertes de l’astronomie moderne tendent à confirmer ce qui était déjà indiqué par l’analogie, que les soleils gravitent eux-mêmes vers un centre supérieur. Arrêtons-nous à ce terme de la série indéfinie des êtres, et suivons jusque là l’influence de l’homme, si petit en face de l’immensité des cieux, si grand lorsqu’on songe jusqu’où son action peut s’étendre.

Il n’est pas possible d’admettre que les planètes et les satellites groupés autour du soleil, et formant avec lui notre système planétaire, soient des êtres entre lesquels n’existe aucune relation organique. Quand bien même ces relations ne nous seraient pas révélées par l’attraction, par la lumière, par la chaleur, il serait encore raisonnable d’affirmer à priori que ces êtres ainsi rapprochés, ainsi unis, ne sont pas sans mutuelles influences. Eh bien ! le travail de l’humanité, qui a pour but de généraliser le développement des règnes et de la vie à la surface du globe, et qui doit par conséquent un jour modifier la couche solide extérieure de la planète, dépourvue actuellement dans sa plus grande partie de végétation et de vie, ce travail n’aura-t-il pas une influence que tout le monde peut comprendre sur le système des relations et par conséquent sur les fonctions de la planète ? Ne préparera-t-il pas la surface extérieure à l’absorption et à l’émanation des fluides impondérables tels que la lumière et la chaleur, seuls modes de communications planétaires qui nous soient encore connus ? S’il existe d’autres arômes, d’autres fluides, l’action du travail humain s’exercera de la même manière sur eux ; car il n’est pas en physique de fait plus vulgaire que l’influence de la surface des corps sur l’absorption et l’émanation des fluides impondérables.

Mais ce n’est point l’unique part d’action de l’homme dans la fonction planétaire. On peut croire avec vraisemblance qu’en répandant la vie sur toute l’étendue de la planète, en peuplant de végétaux les sables arides des déserts, en desséchant les marais, en assainissant les grandes plaines insalubres, en reboisant les sommets effrités des grandes chaînes, en régularisant le régime général des eaux, en agissant enfin sur l’atmosphère par une agriculture savamment dirigée, l’humanité, mettant ainsi la dernière main à l’harmonie des éléments terrestres, est appelée à communiquer une puissance plus considérable à la vitalité du globe, et à contribuer énergiquement, par le développement de sa vie propre, à l’exercice des fonctions organiques du globe dont la gestion lui est confiée.

Or, les fonctions spéciales du globe dans l’univers se combinent avec celles des astres de son système, et forment dans leur ensemble unitaire une fonction supérieure dont le parfait accomplissement doit nécessairement dépendre de l’exercice plus ou moins complet des fonctions inférieures. On voit d’après cet enchaînement des organes de la vie ou des éléments de l’ordre universel, quelle est l’importance de la tâche départie à l’humanité dans l’œuvre générale de la création. Cette importance résultait déjà de l’idée que nous nous étions faite d’un univers organisé, car dans un corps vivant, composé d’organes, il n’en est aucun qui, généralement du moins, ne concoure pour une certaine proportion à la vie unitaire de l’ensemble. Remarquons toutefois que l’exécution imparfaite des fonctions inférieures, bien qu’ayant une influence incontestable sur les organes les plus importants, ne peut cependant jeter dans les relations générales une perturbation assez grande pour que la vie de l’ensemble en soit trop gravement compromise ; car l’influence d’un être quelconque va en s’affaiblissant de plus en plus à mesure qu’elle s’éloigne davantage de son foyer, qu’elle se dissémine sur un plus grand nombre d’autres êtres et qu’elle se combine avec une plus forte quantité d’actions semblables. Voilà par quels motifs la liberté accordée à l’homme, et dont il peut abuser jusqu’au point de tarir par la dévastation sur sa planète les sources de la vie, peut sans doute compromettre son globe, mais n’expose qu’à des lésions de moins en moins sensibles, en raison de leur éloignement et de leur puissance propre, les différents éléments du groupe planétaire dont il fait partie et à plus forte raison les centres supérieurs de la grande vie sidérale.

Les considérations qui précèdent sont propres à relever singulièrement, aux yeux de l’homme, le travail dont il ne mesure l’importance que par les avantages personnels qu’il en retire. Loin d’être la punition d’une erreur ou d’une faute commise[1] à l’origine de l’évolution sociale, le travail est le lien naturel qui met l’homme en communion avec l’univers et avec Dieu. Certes, on ne peut nier l’obligation dans laquelle l’humanité a été placée de travailler pour exister. N’était-ce pas le sûr moyen de lui faire accomplir sa fonction, que de la rendre nécessaire à son existence en déposant dans le cœur de l’homme le désir de tous les biens, de toutes les jouissances de la vie ? En donnant à l’intelligence et aux facultés de l’homme les organes par lesquels ces désirs peuvent se satisfaire, en établissant une corrélation parfaite entre l’arrangement harmonique des éléments au milieu desquels nous étions appelés à vivre et les tendances de notre propre nature, Dieu atteignait, comme dans tous ses ouvrages, un but composé ; il se servait de la vie humaine pour le perfectionnement des harmonies terrestres, et mettait l’homme dans cette alternative de délaisser sa fonction en renonçant à la vie et au bonheur, ou de l’accomplir en y trouvant la réalisation des plus nobles désirs et des plus hautes aspirations de son âme.

On a beaucoup discuté sur le bonheur. Les uns l’ont regardé comme purement relatif ; d’autres, en le considérant comme absolu, l’ont défini d’après une idée fausse ou incomplète de la vie. La théorie des fonctions donne une notion exacte du sens que l’on doit attacher à ce mot qui est encore une énigme. Le bonheur, c’est la vie dans son état normal. La vie d’un être est normale lorsqu’elle est employée à l’exercice des fonctions pour lesquelles cet être a été créé. Ainsi, il existe pour chaque être un bonheur qui n’est pas seulement relatif à des états de souffrance, mais qui résulte d’un emploi parfaitement défini de ses facultés.

Qui pourrait ne pas apercevoir du premier coup d’œil l’admirable convenance de cette loi suivant laquelle le bonheur ne peut être obtenu que par l’exercice et l’accomplissement de la fonction ! Comme tous les êtres tendent irrésistiblement vers la plénitude de la vie, vers le bonheur, il arrive qu’en s’efforçant d’aplanir autour d’eux les obstacles qui s’opposent au développement de leur vie particulière, et qu’en paraissant servir uniquement les intérêts de leur individualité, ils remplissent vis-à-vis du monde extérieur une fonction en vue de laquelle leurs besoins, leurs instincts, leurs passions et toutes leurs facultés ont été calculés. Lorsqu’au contraire, prenant une direction opposée à celle qu’indique la nature, les êtres ne donnent point aux forces dont ils disposent l’emploi qui leur est destiné, lorsqu’ils ne remplissent pas leurs fonctions, la privation de bonheur ou la souffrance leur indique la fausseté de la voie dans laquelle ils se sont engagés, et les excite incessamment à la recherche du bonheur, ou, ce qui est la même chose, de la fonction. Cette révélation incessante de la Destinée qui se produit par la souffrance, dont l’intensité est proportionnée au degré de la déviation, nous montre de quelle manière la liberté accordée aux agents inférieurs, comme celle de l’homme, se concilie avec le maintien de l’harmonie générale. Celle-ci ne peut jamais être sérieusement troublée par les déviations des intelligences libres et finies, puisqu’alors la vivacité de la souffrance ressentie ramène nécessairement l’intelligence dévoyée dans une meilleure direction, ou tout au moins l’empêche de passer outre et d’occasionner une plus grande perturbation.

Voici donc devant nous le but le plus élevé que puisse se proposer la science, au point de vue du problème de la constitution naturelle ou harmonique de la société humaine.

Déterminer les fonctions de l’humanité dans l’ordre général de l’univers et trouver le moyen d’appliquer toutes les forces humaines à l’exercice de ces fonctions.

Nous avons essayé de prouver que la vie de l’homme étant intimement liée à l’harmonie des éléments terrestres, sa fonction devait être précisément un travail ayant pour but d’établir, de généraliser et de maintenir cette harmonie. Ce travail est en même temps celui qui est nécessaire à l’entretien de la vie humaine ; de sorte qu’en paraissant s’occuper uniquement, dans la gestion du globe, des besoins et des convenances de sa propre nature, l’homme continue pourtant l’évolution déjà commencée avant son apparition sur la terre, et remplit ainsi ses fonctions dans l’ordre général. Il nous reste maintenant à indiquer par quels moyens toutes les facultés intellectuelles, passionnelles et physiques de l’homme peuvent être dirigées vers l’accomplissement de la fonction. Si ces moyens étaient trouvés, l’humanité entrerait quand elle le voudrait dans les voies de la destinée et du bonheur. Or, notre conviction est que les plans d’Association présentés par Fourier donnent la solution du problème de l’emploi de toutes les forces humaines à l’exercice de la fonction. Les idées générales que nous exprimons dans ce mémoire sont puisées à la source que nous venons d’indiquer. Toutefois, les erreurs qui pourraient y être commises ne doivent point être attribuées à la théorie de Fourier ; elles ne seraient imputables qu’aux interprétations inexactes de sa pensée par un de ses disciples.

En recherchant la nature des fonctions de l’humanité, nous avons considéré celle-ci comme un être doué d’une vie particulière et distincte, ce qui suppose entre les diverses parties constituantes de cet être des relations et une centralisation analogues à celles qui expliquent l’unité de la vie dans les corps organisés. Il s’en faut pourtant de beaucoup que l’humanité soit parvenue à une combinaison de ses éléments telle qu’on puisse la regarder comme animée, dans toutes les races, dans tous les peuples qui la composent, d’un même principe vital qui ne formerait de tous les hommes qu’une seule grande unité dont nous avons essayé de déterminer les fonctions. Si nous jetons un regard sur la terre, nous verrons qu’il n’existe point encore, à proprement parler, d’humanité. Le globe est habité par des peuples entre lesquels ne sont point établis ces rapports qui feraient participer chacun d’eux à la vie générale et constitueraient l’unité du genre humain. Nous sommes à une époque où les diverses individualités nationales se considèrent encore comme ennemies, et prennent les unes vis-à-vis des autres une foule de précautions défensives qui, dans le sein de chaque nation, absorbent, au détriment des fonctions naturelles et productives, une grande partie de la force vive la mieux concentrée, la mieux régularisée. Cependant, en examinant isolément chaque nation, nous reconnaîtrons qu’elles tendent généralement à la formation d’une unité partielle de plus en plus parfaite, et que quelques-unes d’entre elles, les plus vivaces, les plus vigoureuses ou les mieux organisées, travaillent à élargir la sphère de leur vie restreinte et menacent d’embrasser et de confondre dans leur sein les nations soumises à des lois différentes. On est porté à croire qu’il se passe parmi les éléments constitutifs de l’humanité future des phénomènes semblables à ceux que l’on observe dans la formation des corps vivants organisés. Le développement des différents centres de vitalité, dans les premiers moments de l’évolution des germes, est antérieur à l’établissement des relations entre ces divers centres, et ce n’est qu’au fur et à mesure du perfectionnement des appareils organiques que la vie de relations se manifeste, et qu’elle tend à produire l’unité. Plusieurs autres lois très-remarquables que l’on observe dans le travail de formation des êtres du règne animal se reproduisent dans la seule élaboration de l’unité humaine. Ainsi les organes des corps du règne animal n’apparaissent et ne se forment que successivement. Avant qu’ils aient déterminé par leurs développements successifs et complets l’état normal de l’être qu’ils constituent, ils présentent, aux différentes époques de leur développement imparfait, tous les états normaux de l’organisme des êtres appartenant aux degrés inférieurs. Des faits analogues se remarquent dans le développement de la vie sociale. À l’origine des sociétés, il n’existe que des familles sans lien et toutes occupées des mêmes fonctions. Plus tard, des institutions dont le germe existait déjà primitivement apparaissent suivant les âges et prennent des développements qui modifient la constitution sociale première et rendent son organisation plus complexe ; de telle sorte que les sociétés, comparables d’abord, par la parité de leurs éléments organiques et la nullité des relations, aux êtres des derniers degrés de l’échelle, se rapprochent continuellement du type de l’organisation la plus parfaite. L’identité première des éléments constitutifs est remplacée par une appropriation de plus en plus complète de ces éléments à des fonctions spéciales qui se coordonnent, se combinent et tendent à l’accomplissement d’une fonction supérieure qui est la vie sociale.

Notre but n’était pas d’exposer l’analogie et les différences qui existent entre les divers développements de la vie organique. Nous nous bornerons, sur cette étude, aux indications qui précèdent ; elles suffiront pour établir ce qu’il nous importe de savoir pour le moment, que l’humanité, comme tous les êtres, ne s’élève à l’unité qu’après avoir subi dans son organisation une série de transformations successives, et qu’elle passe, avant d’arriver à son état normal, par les degrés inférieurs de la vie.

Les lois générales que nous venons d’énoncer ont avec l’exercice des fonctions un rapport d’une grande évidence et d’une importance majeure : les êtres n’arrivent que par degrés à l’unité ; tant que leur organisme n’est point entièrement formé et développé, ils sont dans des circonstances défavorables à l’exécution du travail qui leur est confié. La carrière qu’ils doivent parcourir se partage donc naturellement en deux parties essentiellement différentes. Dans la première partie, l’être se développe et acquiert péniblement les organes nécessaires à l’entretien de sa vie ; dans la seconde, qui est toujours d’une durée beaucoup plus grande que la première, l’être, jouissant de la plénitude de la vie, peut remplir intégralement ses fonctions, et, si la souffrance a signalé les périodes consacrées à la formation de l’être, le bonheur, qui ne réside jamais que dans l’exercice des fonctions, l’accomplissement de la tâche ou du devoir, est réservé à cette seconde époque de la vie, pendant laquelle l’organisme doué de toute sa puissance atteint sans aucun effort, et par le jeu naturel de ses parties, le but vers lequel tendaient ses développements antérieurs. Telle est la cause des douleurs qui jusqu’à présent ont été le partage de l’humanité sur la terre, et qui ne l’abandonneront jamais tant que l’unité humaine ne sera point entièrement formée. La désharmonie des éléments constituants de l’humanité, en l’empêchant de remplir les fonctions qui sont le but de sa vie, engendre nécessairement la souffrance.

Le bonheur sur cette terre a donc évidemment pour condition première la formation de l’unité humaine. Si ce grand but ne devait pas être atteint, le séjour de l’homme serait pour jamais une vallée de larmes et de misères ; aucune race, aucune nation, aucun individu ne pourraient connaître l’ombre même de la félicité que Dieu réserve aux humanités accomplissant leurs hautes destinées et contribuant aux harmonies de ses éternelles créations. Il est aussi impossible à un peuple d’arriver seul au bonheur qu’à une tête de vivre sans un corps, qu’à un corps de marcher sans une tête. Les éléments qui sont appelés à former un jour un tout organisé, et dont les fonctions partielles doivent s’harmoniser dans une fonction supérieure, ne sont point placés dans les conditions de leur destinée essentielle tant qu’ils ne sont animés que de leur vie propre et qu’ils ne sont point réunis dans l’unité à laquelle ils tendent. C’est un sujet de tristesse et de découragement que de voir, à l’époque où nous vivons, cette vérité, qui ressort des études les plus simples, incomprise encore dans son application à la vie sociale. N’est-il pas temps que les hommes chargés de conduire les nations se préoccupent enfin des lois immuables de la vie universelle, et considèrent comme la première de ces lois celle qui établit la solidarité de toutes les races, de toutes les nations, de tous les hommes ? Et s’ils veulent la lire dans l’histoire, cette loi qu’ils peuvent découvrir au simple aspect de tout être vivant, qu’ils en ouvrent les annales, et ils verront que jamais un peuple, quelle qu’ait été sa puissance, n’a trouvé dans la prospérité apparente obtenue pour lui seul, ni la vraie liberté, ni le vrai bonheur. Les maîtres du monde, les victorieux ont été à toutes les époques aussi malheureux que les vaincus. Rome, qui dominait les nations, était-elle autre chose qu’un peuple d’esclaves et de plébéiens asservis par quelques patriciens orgueilleux ? La nation anglaise, cette riche propriétaire, cette avide marchande qui voudrait réduire tous les peuples à la condition de prolétaires cultivant ses domaines et achetant ses produits à des prix réglés suivant son bon plaisir, qu’est-elle parvenue à réaliser sur le sol de ses trois royaumes ? Regardez l’Irlande, regardez les villes manufacturières de l’Écosse et de l’Angleterre ; osez approfondir la misère de ces populations parvenues à la fois à l’extrême dénuement et à l’extrême richesse, et répondez…

Et la France, pour avoir conquis et possédé l’Europe, avait-elle donc conquis et possédait-elle le bonheur ?

Mais les temps sont venus où le travail lent et pénible de la formation de l’unité humaine est assez avancé pour que les yeux de l’homme le moins clairvoyant puissent enfin l’apercevoir. Jamais, dans le passé de l’humanité, on n’aurait compté un aussi grand nombre de peuples parvenus à des civilisations perfectionnées, vivant simultanément sur le globe et entretenant de plus actives relations. Voici déjà que les plus irritantes questions, celles qui eussent soulevé autrefois d’effroyables tempêtes dans notre Europe batailleuse, se résolvent pacifiquement, dans des conférences et des congrès, au milieu des armées toutes préparées à la guerre, avides d’émotions et de combats. Depuis que les immenses progrès de l’industrie ont ouvert aux nations une voie naturelle d’agrandissement et de prospérité, il n’est plus douteux qu’elles ne soient de jour en jour moins portées à la lutte, et qu’elles ne resserrent les liens que le grand développement de l’industrie a déjà établis de toutes parts. On peut parler à notre époque de l’association des peuples et de leur unité future sans craindre de passer pour un rêveur.

Si les progrès industriels réalisés dans notre siècle ont diminué l’intensité des sentiments de haine que les souvenirs du passé entretiennent dans l’esprit des peuples, s’ils ont déterminé de visibles tendances à l’unité, c’est qu’il existe entre l’exercice des fonctions naturelles et la formation de l’unité humaine un rapport tel que tout effort dirigé vers le but assigné aux fonctions, exerce une influence directe sur le développement des éléments organiques de l’humanité et sur le système de leurs relations. Or, en agissant sur le globe par le travail productif, si mal réglé qu’il soit, les peuples exécutent autant qu’il est en eux, dans les circonstances actuelles, la fonction qu’ils rempliront un jour dans sa plénitude.

En conséquence, les forces qu’ils déploient convergent au but de la Destinée, accélèrent la formation de l’unité qui serait retardée par des forces employées en sens contraire de la fonction. En vérité, plus on médite les lois générales de la vie dans les corps organisés, mieux on comprend les causes réelles du mouvement social. Ce rapport que nous venons de signaler entre l’exercice de la fonction et le développement de l’unité humaine est une loi très-vulgairement connue, que tout le monde a pu observer dans la vie ordinaire. Chacun sait que l’exercice d’un organe, pourvu qu’il ait lieu entre certaines limites et suivant la fonction, détermine des développements que l’organe n’aurait jamais atteints dans l’état de repos ou par un travail contraire à sa nature.

On sait également que la formation plus complète de l’organe ainsi obtenu réagit sur la fonction qui s’exécute mieux et plus facilement. Les organes de la nutrition, fonctionnant à l’origine même de la vie, ne doivent-ils pas tous leurs développements successifs au travail dont ils sont chargés ?

Il semblerait peut-être, d’après ce que nous avons dit sur le mouvement d’évolution des sociétés, que l’homme reste sans influence pour le modifier en quoi que ce soit, et que les destinées sociales s’accomplissent sans l’intervention de sa volonté. De ce qu’il existe des lois immuables qui règlent le développement de l’humanité, il ne résulte pas que l’activité libre de l’homme n’ait point la possibilité d’entraver ou de faciliter l’exécution de ces lois. De même que la vie individuelle peut être contrariée et anéantie par la faute de celui qui la possède, sans qu’il ait pourtant la faculté de changer rien à ses lois, de même la vie générale de l’humanité peut être arrêtée dans ses développements par les erreurs persistantes des générations. Les lois sociales ne sont pas plus de la compétence de l’homme que les lois naturelles des autres ordres. Il ne lui appartient pas de les créer. Sa tâche est de les découvrir et de régler ses actes d’après leurs exigences.

Pendant que les sociétés subissent dans leur évolution une série de transformations organiques, qui a pour premier terme la séparation complète des éléments et pour limite extrême leur coordination parfaite dans une harmonique unité, l’individu, au milieu des combinaisons diverses dont il est la molécule première, reste immuable dans sa nature, et présente toujours la même organisation physique, les mêmes passions, les mêmes facultés. En remontant à l’idée qui sert de base à toutes nos réflexions, nous devons considérer la vie individuelle comme l’exercice d’une fonction partielle, se ralliant à la fonction générale de l’humanité et y concourant pour sa part. L’homme ne pouvant se modifier dans son organisation individuelle qui est invariable (du moins dans les conditions essentielles de son être), c’est donc la forme sociale qui doit changer, et qui change en effet, pour se prêter de mieux en mieux à l’accomplissement de l’œuvre générale par l’exercice des fonctions partielles combinées. Or, les œuvres partielles et spéciales réservées à chaque individu étant déterminées par la nature de ses facultés, chaque homme tend, selon la mesure de son énergie, et sans avoir, dans le plus grand nombre de cas, la conscience de ce qu’il produit, à un arrangement social qui le placerait dans les circonstances les plus favorables, à l’exercice des fonctions auxquelles est attaché son bonheur. Le mouvement de transformation des sociétés est déterminé par la résultante de toutes ces forces marchant, chacune de son côté, à un même but, à une forme sociale telle que chaque nation, chaque individu ait enfin conquis sa véritable place, sa fonction naturelle dans l’ordre social. Tant que ce milieu qui doit utiliser tous les essors humains n’est pas réalisé, l’accord entre les nations, entre les individus, est d’une impossibilité manifeste. L’instabilité est dans l’essence même des choses sociales. La force règne en souveraine, et c’est à elle que recourent les peuples et les rois lorsque des intérêts ou des passions les divisent ; c’est à ses jugements iniques qu’ils confient leurs destinées incertaines. L’ordre et la justice ne parviendront à remplacer le désordre et la violence que le jour seulement où la société offrira spontanément à tous les hommes, sans qu’ils soient obligés d’en faire la pénible conquête, les moyens d’utiliser ces forces presque entièrement consacrées aujourd’hui à se créer un emploi. Toute la partie de la puissance humaine dépensée dans les efforts que nécessite la formation de l’unité sera rendue alors à sa destination naturelle que nous avons déjà plusieurs fois définie.

Notre but étant de présenter seulement quelques-unes des généralités de la théorie des fonctions, nous n’entreprendrons pas de déterminer cet état normal d’organisation qui est la limite du développement social. On trouvera dans les ouvrages de Fourier une analyse complète de toutes les phases du mouvement social et principalement des périodes d’harmonie. Il est le premier qui ait démontré que toutes les forces émanant de la nature humaine tendaient nécessairement à l’accomplissement de la Destinée et devaient être placées dans des circonstances propres à leur donner tout leur essor, pourvu qu’elles soient dirigées vers ce but. Des esprits superficiels ont pu seuls supposer qu’il était question dans la théorie de Fourier de laisser un champ libre et indéterminé aux passions. L’organisation du travail prouve au contraire que si les passions humaines ne sont point appliquées directement ou indirectement à la tâche départie à l’humanité dans le travail de la nature, elles deviennent des causes de désordre et de souffrances. Cette idée est d’une vérité tellement saisissable qu’on peut s’étonner à bon droit de la voir si mal comprise par quelques-uns. L’homme a été placé sur la terre assurément dans un but providentiel, et sans doute aussi la nature de son être, ses facultés physiques, intellectuelles et passionnelles lui ont été données en corrélation parfaite avec le but qu’il doit atteindre. Les tendances et l’intensité de ces forces ont été déterminées par la nature même de l’œuvre qu’il était dans sa destinée d’accomplir. Cela étant, et nous ne pensons pas que l’on puisse faire une autre supposition, faut-il s’efforcer d’étouffer dans l’homme ces passions, ces facultés sans lesquelles il ne peut remplir sa fonction dans l’ordre général ? ou bien faut-il au contraire les développer en les employant à l’exercice de la fonction, à l’accomplissement de la tâche sociale, de la destinée sociale, du devoir social de l’humanité ? Il ne saurait y avoir de doute à cet égard. Prendre le premier parti, ce serait anéantir l’être humain pour n’obtenir aucun résultat. Se décider au second, c’est vouloir atteindre le but social, c’est vouloir la vie et le bonheur par les seuls moyens qu’il soit donné à l’homme d’employer.

Nous avons observé comme loi générale du développement des êtres organisés que les relations des différents organes ne tendaient à s’établir et à devenir plus parfaites qu’au fur et à mesure de la formation des centres de vitalité. D’après cette loi, la constitution définitive de l’unité humaine doit être précédée et réalisée par l’organisation normale des éléments. C’est en vain que l’on s’efforcerait de rendre les relations plus faciles, plus fréquentes et plus actives ; si les centres de production ne subissaient aucune modification intime, si leurs développements ne précédaient pas l’extension de la vie de relation, les progrès de ce genre seraient plus illusoires que réels, et la transgression des lois de la vie se manifesterait par des douleurs qui en avertiraient la société.

Or, l’élément organique des sociétés n’est point l’homme individu, dont la constitution physique, l’intelligence et les passions restent invariables dans leur essence et dans leurs rapports, quelle que soit la forme sociale ; cet élément est la première association d’individus réunis sur un point du globe, et concourant à l’exécution plus ou moins parfaite des fonctions déjà définies. Tous les progrès qui ne modifient point la constitution intime de ce premier élément social peuvent exercer sans doute une influence sur le développement des sociétés, mais n’atteignent pas la base même de l’organisme ; ils n’opèrent jamais de ces transformations essentielles qui indiquent visiblement une ascension vers l’unité future. L’évolution sociale s’exécute par deux mouvements d’expansion alternatifs et réagissant l’un sur l’autre. Le premier produit les formes diverses qu’affecte l’élément organique, le second produit les rayonnements et les relations dont les éléments sont susceptibles sous chacune de ces formes. Celui-ci est infailliblement déterminé dès que le premier a obtenu son effet ; mais son influence sur la suite du mouvement n’est point aussi nécessairement inévitable. Ce sont donc les transformations de l’élément organique qui caractérisent les phases diverses du mouvement social et qui sont les indices de la décadence ou du progrès. Ainsi, lorsque les familles de la horde sauvage, renonçant à la vie nomade, se fixent quelque part sur le sol, commencent à cultiver la terre et à créer les premiers rudiments des arts et de l’industrie, il s’effectue parmi ces peuples un progrès bien plus sensible et bien plus important que si, conservant leur premier genre de vie, ils eussent organisé l’état social sauvage en perfectionnant le système de relations qu’il comporte. En prenant des exemples plus rapprochés de nous, ne peut-on pas affirmer que l’événement le plus décisif pendant la formation de notre société française a été l’affranchissement des serfs dans les communes ? L’organisation nouvelle du travail, produite par ce seul fait dans chaque commune de France, n’a-t-elle pas inauguré dans notre patrie un ordre social nouveau ? Et croit-on qu’un perfectionnement des anciennes relations sociales, sans modification de l’élément organique, aurait élevé la France à cette unité qui la distingue des autres nations et qui fait sa véritable supériorité ? Il vient un temps où les sociétés doivent se transformer dans la constitution de leurs éléments, sous peine de se dissoudre et de périr.

Nous sommes parvenus à l’une de ces époques décisives de la vie des nations. Si les efforts des générations qui nous ont précédés ont obtenu définitivement le libre exercice du travail, il reste encore un progrès essentiel à faire après la conquête de la liberté. Ce progrès consiste dans une organisation du travail telle que chaque homme, le plus riche comme le plus pauvre, puisse user de cette liberté si chèrement acquise, en servant la société suivant la mesure de ses forces. Or, il n’existe encore aucune institution ayant pour but d’appliquer les facultés diverses de chaque individu aux fonctions qui leur sont propres. L’éducation, pour le petit nombre de ceux qui la reçoivent, n’est point dirigée vers le développement des vocations. Notre société est si mal ordonnée, en ce qui concerne l’emploi des forces individuelles, qu’elle laisse à chaque instant des millions de bras et d’esprits sans travail, lorsqu’elle aurait tout à gagner en les occupant convenablement.

C’est que la base même de notre organisation actuelle de l’industrie est trop restreinte pour se prêter à cette hiérarchie, à cette classification complète des fonctions industrielles qui doit naturellement précéder leur exécution régulière. Dans le plus petit atelier, il se passe toujours, au moment de la formation, un temps plus ou moins considérable pendant lequel la division du travail, n’étant pas établie suivant l’ordre naturel, entraîne une perte de forces qui diminue à mesure que l’on parvient à mieux subdiviser les fonctions et à répartir plus convenablement entre elles les travailleurs chargés de les remplir. Tous ceux qui ont été appelés à organiser un atelier industriel ont dû faire cette observation. Nos sociétés modernes sont de grands ateliers qui n’ont point traversé l’époque difficile de leur formation.

Les nations cherchent encore le travail spécial déterminé par leur climat, leur sol et leur caractère particulier. En attendant, chacune d’elles se trouve obligée de créer nombre de produits que, dans son intérêt bien entendu, elle devrait recevoir des autres en échange des objets appartenant à son industrie naturelle. De jour en jour pourtant, par l’effet de la supériorité à laquelle s’élève un peuple lorsqu’il se livre à ses spécialités, et malgré les barrières qui s’opposent à la circulation, les industries factices sont frappées de mort, et il ne faut pas être un grand observateur pour reconnaître que les nations tendent déjà et arriveront tôt ou tard à une division du travail basée sur leurs aptitudes naturelles. Des faits semblables se produisent entre les provinces d’une nation, entre les communes d’une province, entre les habitants d’une commune. Oui, ce qui se passe en petit dans l’organisation d’un atelier industriel s’accomplit en grand et avec des détails infinis dans le sein de l’humanité.

L’intelligence humaine ne s’est point encore exercée à la pensée de ce sublime arrangement, de cette coordination parfaite des fonctions ; l’ordre se réalise lentement par la force des choses. Mais que l’homme aperçoive clairement le but vers lequel il marche à son insu, qu’il ait la ferme volonté de l’atteindre, et il verra combien Dieu est prompt à le secourir lorsqu’il sait s’aider lui-même. Le travail général d’une nation étant le résultat des fonctions partielles exécutées par les communes qui la composent, il est évident que l’on ne peut parvenir au but que nous avons indiqué qu’en appliquant premièrement la loi de distribution naturelle des fonctions à chaque commune. Or, dans l’état actuel, c’est le ménage familial et non point la commune qui forme le premier centre d’exploitation industrielle. Il faudrait donc arriver jusqu’à la famille pour opérer l’organisation du travail ; mais, en choisissant une pareille base d’exploitation, on ne réunirait pas un assez grand nombre d’éléments pour qu’il y eût possibilité d’organiser la variété des fonctions administratives, domestiques, industrielles, etc., que la famille abandonnée à elle-même est obligée de remplir, et dont la bonne exécution exige des facultés beaucoup plus nombreuses que celles des membres d’un atelier aussi minime. Pour que chaque homme puisse aller à sa place, pour appliquer, à chaque division et subdivision des travaux, des hommes naturellement aptes à ces fonctions spéciales, il faut élargir la base d’opérations ; il faut pouvoir choisir entre un nombre d’hommes assez considérable ; il faut donc que la commune soit le premier théâtre du travail organisé.

On entrevoit, d’après ce que nous venons de dire, la transformation nouvelle que doit subir l’élément organique des sociétés, la commune, avant qu’un dernier perfectionnement dans le système des relations réalise enfin l’unité des peuples.

Nous n’avions pour but dans ce mémoire que de montrer le lien qui unit entre elles les fonctions des divers ordres. On trouvera dans les livres de l’École sociétaire l’exposé complet de l’organisation d’une commune composée de familles associées, des économies immenses que procure ce mode d’exploitation, des garanties qu’il donne à la propriété et au travail, ainsi qu’au développement des plus hautes facultés morales et intellectuelles de l’humanité, facultés qui font la dignité de l’homme et la légitimité de sa domination sur le globe dont Dieu lui a confié la gestion et le gouvernement en l’instituant Roi de la création sublunaire.


fin.



lyon. — imprimerie de boursy fils, rue de la poulaillerie, 19.
  1. Ce n’est pas le travail en lui-même, mais c’est le travail répugnant qui est cette punition.