Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 16

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 71-76).

CHAPITRE XVI.

attaque d’un théâtre de guerre sans recherche de solution.


1. Il peut arriver que, manquant de l’énergie ou des moyens nécessaires pour atteindre une grande solution, l’attaquant se contente de diriger son action stratégique vers un objectif d’importance secondaire.

En pareille occurrence si l’attaque réussit aussitôt que l’objectif est atteint tout rentre dans le repos et dans l’équilibre ; mais, s’il se présente quelques difficultés réelles, l’action s’arrête bien avant d’arriver au résultat cherché et se transforme, dès lors, en offensive de circonstance ou en manœuvre stratégique. Tel est le caractère général que l’on retrouve dans la plupart des campagnes.

2. Les objectifs de moindre importance, que l’attaque peut se proposer d’atteindre lorsqu’elle ne recherche pas de grandes solutions, sont les suivants :

a) La conquête d’une portion de territoire.

b) L’enlèvement d’un grand magasin.

c) La prise d’une place forte.

d) Une victoire brillante, mais sans portée ultérieure.

Voyons quels avantages l’envahisseur peut retirer de chacun de ces objets.


a) Il soulage tout d’abord son propre pays de tous les moyens de subsistance et de toutes les contributions qu’il tire de la portion du territoire ennemi dont il peut s’emparer. Cette conquête aura d’ailleurs aussi sa valeur quand s’ouvriront les négociations pour la conclusion de la paix. Enfin il arrive souvent, et cela s’est produit sans cesse dans les guerres du règne de Louis XIV, que les généraux font entrer ici l’honneur des armes en ligne de compte. La question, cependant, se présente dans des conditions toutes différentes selon que la portion de territoire ainsi conquise peut ou non être conservée. En général elle ne le peut être que lorsque, confinant au théâtre de guerre même de l’attaque, elle en forme pour ainsi dire le complément, car alors elle peut servir d’équivalent lors des négociations de paix. Quand il n’en est pas ainsi, on ne s’y maintient d’habitude que pendant la campagne même pour l’abandonner au début de l’hiver.

b) Pour constituer à lui seul l’objet de l’offensive de toute la campagne, il faut que le magasin à enlever soit considérable. Non seulement l’attaquant tirera alors directement parti de tout ce dont il privera ainsi l’ennemi, mais, en outre, celui-ci sera obligé de reculer et par suite d’évacuer une portion de territoire sur laquelle il se serait maintenu sans cela. On voit, en somme, que la prise du magasin constitue plutôt ici le moyen à employer que le but même à atteindre.

c) Nous traiterons spécialement de l’attaque des places fortes dans le chapitre suivant, et l’on verra alors l’importance capitale que ces instruments de défense ne manquent jamais de prendre dans toutes les guerres ou campagnes où l’action offensive ne peut pas tendre au renversement absolu de l’adversaire ou à la conquête d’une partie considérable de son territoire. On comprendra alors comment il se fait que dans les Pays-Bas, où les places fortes sont si nombreuses, la possession de l’une ou de l’autre d’entre elles ait, dans toutes les guerres, constitué l’objectif constant de l’action des deux adversaires. Le fait est si positif que, dans les circonstances mêmes où l’attaquant s’étant successivement emparé de toutes les places fortes d’une province s’est enfin trouvé maître de la province elle-même, il semblerait qu’il n’ait presque jamais fait entrer ce résultat absolu dans le programme de ses opérations, mais bien qu’il ait généralement considéré chacune des places comme une grandeur indépendante à laquelle il attachait moins d’importance pour sa valeur même qu’en raison des avantages et de l’appui qu’il en pourrait tirer pour les opérations ultérieures.

Il faut cependant que l’attaque stratégique ait un véritable intérêt à la possession d’une place pour qu’elle se décide à l’assiéger, car, à moins que la place ne soit absolument sans importance, un siège est une opération qui entraîne de grandes dépenses, ce à quoi on regarde fort dans les guerres où le sort des nations engagées n’est pas toujours en question. Moins la place est considérable, moins le siège en est sérieux, moins on s’y prépare, plus il se rapproche enfin d’une opération incidente faite en passant et plus cela témoigne de la portée restreinte de l’action, de la faiblesse des moyens et du peu d’ampleur des projets. Il arrive souvent même que l’attaquant, craignant qu’on ne puisse dire qu’il n’a rien fait, n’entreprend uniquement le siège que pour sauver l’honneur de ses armes pendant la campagne.

d) L’étude de l’histoire des guerres fait découvrir maints exemples où pour récolter quelques trophées, pour sauver l’honneur des armes ou quelquefois même uniquement pour satisfaire leur ambition, des généraux ont recherché l’occasion favorable de livrer un combat, voire même un engagement général sans portée ultérieure probable. Tel a été le caractère de la plupart des batailles offensives des Français dans leurs campagnes sous Louis XIV. Il faut cependant reconnaître que cette manière d’agir n’a pas toujours l’ambition ou la vanité pour seuls mobiles, mais qu’elle peut conduire à des résultats effectifs qui exercent une influence réelle sur la paix et mènent par conséquent assez directement au but. L’honneur des armes et la supériorité morale de l’armée et de son chef sont, en effet, des éléments dont l’action invisible pénètre sans cesse tout l’acte de la guerre.

Pour engager un combat ou une bataille de cette nature, il faut avoir pour soi d’assez grandes probabilités de victoire ou, du moins, n’avoir pas trop à risquer en cas d’insuccès. — On ne saurait confondre un combat livré dans ces conditions et nécessairement restreint dans ses effets, avec une victoire dont le vainqueur néglige de tirer parti par faiblesse morale.

3. À l’exception du dernier, l’attaque peut atteindre chacun de ces objets sans engager de combats importants et c’est généralement ce qui arrive. Or ce sont précisément les intérêts que le défenseur a sur son théâtre de guerre qui indiquent à l’attaquant les moyens auxquels il peut recourir sans en arriver à des actions trop décisives. Dès lors il agit sur les lignes de communications de son adversaire et le menace dans ses moyens de subsistance, — magasins, riches contrées, routes fluviales, — ou sur d’autres points importants tels que les ponts et les défilés, etc. ; il prend de fortes positions dont on ne le peut plus déloger et qui gênent l’action de la résistance ; il occupe les villes importantes, les districts les plus fertiles et les provinces turbulentes qui ne demandent qu’à se soulever ; il s’acharne sur les plus faibles des alliés du défenseur, etc.

En coupant les communications de manière qu’elles ne puissent être rétablies qu’au prix de grands sacrifices, en menaçant ces points importants, on contraint le défenseur à prendre une position plus en arrière ou sur le côté pour les protéger. Il abandonne ainsi une portion de territoire dont on peut s’emparer ; il dégarnit un lieu de dépôt ou une place forte que l’on peut assiéger. De tout cela résultent parfois, il est vrai, des combats plus ou moins importants qu’il faut alors considérer comme un mal inévitable, mais qui ne constituent jamais le but de l’action, qu’on ne recherche pas et qui ne sauraient dépasser un certain degré d’intensité.

4. Si, dans les guerres où l’on recherche de grandes solutions, l’action de la défense sur les lignes de communications de l’attaque ne se peut produire que lorsque les lignes d’opérations commencent à prendre de vastes dimensions, ce moyen de résistance convient particulièrement aux guerres de moindre énergie. En pareil cas, en effet, si les flancs stratégiques de l’attaque deviennent rarement aussi longs, comme il ne s’agit plus de lui infliger d’aussi grandes pertes, il suffit généralement d’interrompre ou de gêner le service de ses subsistances, et dès lors ce que le défenseur ne saurait tirer de la longueur des lignes de communications de son adversaire, il le peut compenser par la persistance de l’action qu’il est en mesure d’exercer sur elles. Dans les guerres de cette espèce, la protection de ses flancs stratégiques devient donc un objet de haute importance pour l’attaquant qui n’a que la supériorité numérique à opposer à cet avantage constant du défenseur et qui ne restera maître de la situation que si, une fois ce service assuré, disposant encore d’assez de forces et se sentant assez de résolution pour se jeter sur un corps isolé ou sur le gros même de l’armée ennemie, il laisse incessamment ce danger planer sur son adversaire.

5. Il nous reste à mentionner l’avantage, tout à l’actif de l’attaquant dans les guerres de cette espèce, d’être, des deux adversaires, le plus à même de reconnaître quels sont les moyens et les intentions de l’autre. Il est en effet bien plus difficile à la défense de juger quelle sera la hardiesse de l’attaque et ce qu’elle osera entreprendre, qu’à celle-ci de prévoir le degré de résistance qui lui sera opposé. Le fait seul que l’on adopte la forme défensive indique tout d’abord qu’on ne recherche aucun résultat positif, mais, en outre, les préparatifs qu’exige une réaction vigoureuse diffèrent de ceux d’une défensive ordinaire bien plus que ne se modifient les préparatifs de l’attaque selon qu’elle projette d’être énergique ou mesurée. Enfin, sous la menace d’une invasion, les dispositions du défenseur doivent nécessairement être prises avant que l’attaquant n’ait développé les siennes, ce qui permet encore à celui-ci de modifier son action jusqu’au dernier moment.