Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 9

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 51-57).
La ruse  ►
De la stratégie en général

CHAPITRE IX.

la surprise.


Nous avons vu, au chapitre précédent, qu’il fallait, incessamment et partout, agir en vue de se procurer la supériorité numérique sur le point décisif. Cet effort constant en engendre aussitôt un autre également général, celui de surprendre l’ennemi. Sans surprise, en effet, point de supériorité relative possible.

La surprise constitue donc, tout d’abord, le moyen d’arriver à la supériorité. Elle possède, en outre, en raison de l’effet moral qu’elle exerce, une propriété qui lui est absolument spéciale. L’expérience et l’étude de l’histoire démontrent, en effet, que, lorsqu’elle réussit à un haut degré, le trouble et le découragement qu’elle jette dans les rangs de l’ennemi, concourent puissamment à augmenter la grandeur du résultat.

Il ne saurait être question, ici, du cas très exceptionnel de la surprise générale de tout un pays au début d’une guerre, alors que l’attaquant a su prendre si secrètement ses dispositions, que l’attaqué ne les a pas soupçonnées, ou ne s’en est du moins rendu compte que trop tardivement ; nous n’entendons parler que des cas de surprises qui, au courant d’une campagne, se peuvent produire de part et d’autre, mais plus particulièrement cependant de la part de la défensive tactique, par suite de l’habile répartition des forces et de l’entente des dispositions générales.

Bien qu’à des degrés très différents selon la nature des entreprises et les circonstances qui les accompagnent, l’intention de surprendre l’ennemi se rencontre, sans exception, au fond de toutes les entreprises de guerre.

Les qualités qui distinguent l’armée, le général en chef et le Gouvernement exercent, dès le principe, une grande influence à ce sujet. On ne peut surprendre, en effet, que par le secret et la rapidité ce qui suppose de la force de volonté de la part des autorités dirigeantes, une extrême énergie dans le commandement, de la discipline, du dévouement, de la vigueur et la rigoureuse exécution des ordres de la part des troupes.

La surprise, avons-nous dit, est d’un usage général à la guerre. Elle y est même indispensable et, bien conduite, ne demeure jamais complètement sans effet. Quoiqu’on y soit naturellement porté, ce serait cependant s’en faire une très fausse idée, que de la considérer comme un moyen infaillible d’arriver à de grands résultats. Il est rare, en effet, qu’elle réussisse à un haut degré. Cela tient à ce que les efforts qu’elle exige sont la plupart du temps paralysés par l’imprévu et les difficultés de l’exécution.

Les espaces étant plus restreints et les opérations plus rapides dans la tactique que dans la stratégie, c’est dans la première que la surprise a ses coudées les plus franches. On comprend, par suite, qu’elle soit plus applicable dans la stratégie quand les opérations sont exclusivement dirigées vers un but militaire, que lorsqu’elles sont plus ou moins influencées par des considérations politiques.

Les préparatifs de guerre prennent généralement plusieurs mois, le rassemblement des armées sur les grands points de formation exige, au préalable, l’établissement de dépôts et de grands magasins, et les troupes, pour s’y rendre, doivent exécuter des marches considérables, toutes choses qui ne se peuvent produire à l’insu ou sans éveiller l’attention des pays voisins.

Il ne peut donc être qu’excessivement rare qu’un État se laisse surprendre au début d’une guerre, parce qu’il n’a pas prévu l’attaque ou que, l’ayant prévue, il n’a pas deviné de quel côté elle allait se produire.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, alors que la guerre de siège était si fort en honneur, investir une place forte par surprise était regardé comme le suprême de l’art, et constituait le but des efforts réitérés de l’attaque. L’histoire ne relate, cependant, que de très rares exemples de réussite dans ce genre d’opérations.

Mais là où, par contre, l’action se peut produire d’un jour à l’autre, la surprise est bien autrement réalisable. C’est ainsi que l’on voit souvent, par une journée de marche gagnée sur lui, devancer l’ennemi sur une position, sur une route ou sur un point important.

Il va de soi, cependant, que ce que la surprise gagne ainsi en facilité, elle le perd en résultat, et que pour conduire à de grands succès, elle doit, en général, être exécutée sur une vaste échelle et coûter de grands efforts.

Alors qu’on étudie l’histoire à ce sujet, il faut aller au fond des choses et se bien garder de s’en tenir aux chevaux de parade, aux sentences favorites et aux phrases à effet des historiens critiques. Dans la campagne de 1761 en Silésie, ils attribuent, par exemple, la signification la plus erronée, au point de vue du résultat, à la journée de marche que le grand Frédéric gagna sur le général Laudon, en se portant, le 22 juillet, sur Nossen, près de Neisse. Ils soutiennent que le Roi empêcha ainsi la jonction des armées russe et autrichienne dans la haute Silésie, et gagna, du coup, une avance de quatre semaines sur ses adversaires. Lorsqu’on étudie le fait dans les historiens sérieux (Tempelhof, le vétéran, le grand Frédéric), tout contredit ce raisonnement à la mode, et l’on voit qu’au lieu d’accorder une si grande importance à la marche forcée du 22 juillet, il convient d’attribuer la majeure partie de l’avance ainsi gagnée par le Roi à la quantité de mouvements insuffisamment motivés que Laudon, cédant à l’engouement de l’époque pour les manœuvres, fit exécuter à ses troupes. On ne saurait donc s’en tenir à de pareilles assertions lorsque l’on a soif de persuasion et de vérité.

Une activité soutenue, de promptes résolutions, de longues marches rapidement exécutées sont les moyens auxquels on a naturellement recours lorsqu’on se propose, au courant d’une campagne, de tirer le plus grand parti du principe de la surprise, et cependant l’exemple des deux plus grands maîtres en cet art prouve qu’alors même qu’ils ont été appliqués avec le plus d’énergie, ces moyens n’ont pas toujours produit l’effet qu’on s’en promettait. En 1760 Frédéric le Grand quitte subitement Bauzen, tombe sur Lasoy et se dirige sur Dresde, et, par cet effort, ne fait qu’aggraver sa situation, car, pendant l’opération, Glatz tombe aux mains de l’ennemi. Bonaparte pareillement ne fit que donner des coups d’épée dans l’eau, lorsqu’en 1813, sans même parler de son irruption de la haute Lusace en Bohême, deux fois il quitta Dresde pour se jeter sur Blücher. Dans l’un comme dans l’autre cas, il ne perdit que du temps, et laissa la ville de Dresde exposée aux plus sérieux danger.

Certes, une grande activité, beaucoup de résolution, des marches rapides constituent d’excellents éléments de surprise ; mais, en général, pour conduire à de grands résultats, l’opération doit, en outre, être favorisée par les circonstances qui l’accompagnent. Or ce sont là des conditions qui ne se présentent pas souvent d’elles-mêmes, et que le commandement n’est que rarement en état de faire naître.

Les deux grands hommes de guerre que nous venons de citer vont, de nouveau, nous fournir chacun un exemple à ce propos.

Il n’est pas de marche forcée d’une durée de 48 heures qui ait produit de plus grands résultats que celle qu’exécuta Bonaparte contre Blücher en 1814, quand l’armée de celui-ci, séparée du gros des Alliés, descendit la Marne sur une étendue de trois journées de marche. Surprise dans cet ordre, elle fut battue en détail et subit des pertes égales à celles d’une défaite en bataille rangée. Si Blücher eût cru à la possibilité d’une attaque si soudaine, il n’y a pas de doute qu’il eût pris d’autres dispositions de marche. Toujours est-il qu’il commit cette imprudence. Sans cette faute de son adversaire, Bonaparte n’eût pas rencontré de conditions si favorables, et, par suite, c’est bien plutôt à l’effet même de la surprise qu’aux moyens employés pour la réaliser, qu’il convient d’attribuer la grande portée de l’opération.

Quant à Frédéric le Grand, des circonstances non moins favorables lui assurèrent le gain de la belle bataille de Liegnitz en 1760. Bien qu’il n’eût pris position que fort tard dans la journée du 14 août, il jugea nécessaire d’en changer dans la nuit même. Pour cacher cette manœuvre à l’ennemi, il eut soin, cependant, de faire entretenir les feux du bivouac qu’il abandonnait ainsi. Cette ruse eut un succès complet, de sorte que, lorsqu’au point du jour, le 15, Laudon quitta son camp pour se porter sur le flanc de la position où il croyait trouver les Prussiens, il vit tout à coup ceux-ci rangés en bataille devant lui. Ainsi surpris dans leur ordre de marche quand ils se croyaient encore loin de l’ennemi, les Autrichiens furent complètement battus et laissèrent 10 000 prisonniers et 70 bouches à feu aux mains du vainqueur. Il est vrai qu’à cette époque le Roi avait adopté pour principe une extrême mobilité, afin de déjouer les plans de l’ennemi et d’éviter tout engagement formel, mais ce ne fut cependant pas là ce qui motiva son changement de position dans la nuit du 14 au 15. De son propre aveu il n’agit ainsi que parce que la position du 14 lui inspirait des inquiétudes. Le hasard joua donc ici encore un rôle considérable. Sans la coïncidence de la surprise projetée par les Autrichiens et du changement de position exécuté par leurs adversaires, le résultat de la bataille eût certainement été différent.

Nous avons déjà reconnu que le principe de la surprise, constamment applicable dans la tactique, le devient de moins en moins au fur et à mesure que les conceptions deviennent plus exclusivement stratégiques. L’histoire relate cependant, à ce sujet, quelques rares exemples de surprises à grands résultats, telles que le fameux passage des Alpes par Bonaparte en 1800,les brillants exploits du grand Électeur contre les Suédois, de la Franconie à la Poméranie et de la Mark au Pregel, en 1675 et en 1679, et la campagne de 1757. Pour le cas, plus rare encore, où un État se laisse absolument surprendre par l’attaque au début d’une guerre, nous pouvons citer l’irruption du grand Frédéric en Silésie. Dans chacune de ces trois circonstances le succès fut énorme. Mais il ne faut pas s’y tromper, ce sont là des événements dont on ne trouve que fort peu d’exemples dans l’histoire, et qu’il faut bien se garder de confondre avec le cas tout différent où, comme la Saxe en 1756 et la Russie en 1812, un État, par manque d’activité et d’énergie, se laisse devancer dans ses préparatifs de guerre.

Nous terminerons par quelques remarques essentielles.

Pour conduire de bons résultats, une surprise demande à être bien conçue et bien préparée. Elle doit porter juste, c’est-à-dire se produire en temps convenable et à point nommé, sans quoi l’ennemi n’aura que peu à s’en inquiéter, et, au lieu de recevoir la loi, pourra parfois même, par une riposte vigoureuse, faire tourner l’opération à son profit.

Bien que, par suite de l’initiative de son action, la forme offensive soit plus fréquemment en situation d’appliquer le principe de la surprise, nous verrons cependant, par la suite, que la forme défensive y a elle-même souvent recours. Il peut donc se présenter que, de part et d’autre et au même moment, on opère, à la guerre, dans l’intention réciproque de se surprendre. Par analogie à ce que nous avons dit tout à l’heure, on devrait supposer que l’avantage doit, en pareil cas, rester au côté dont les dispositions portent le plus juste. Il n’en est cependant pas toujours ainsi dans la réalité, et cela uniquement parce que, en raison de la puissance de l’influence morale qu’elle exerce, la surprise produit parfois des effets si inattendus, qu’elle peut aussi bien favoriser ici celui des deux adversaires dont la position est la plus périlleuse, que celui dont les dispositions sont les meilleures et les plus rassurantes.

Le calcul de ce que l’on peut tirer de l’application du principe de la surprise, repose en grande partie sur la situation dans laquelle on se trouve par rapport à l’adversaire. Plus on possède de supériorité morale sur l’ennemi, plus on est en état de le devancer et de le décourager, et plus il convient de chercher incessamment à le surprendre.

C’est ainsi compris et appliqué, que le principe a conduit à de grands résultats, c’est ainsi même qu’il a souvent procuré la victoire là où, par tout autre moyen, on ne fût arrivé qu’à la défaite et à la honte.