Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 6

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 33-39).
De la stratégie en général

CHAPITRE VI.

la hardiesse.


La hardiesse joue un rôle d’une extrême importance dans le système dynamique des forces. Elle y fait contrepoids à la circonspection et à la prudence qui confinent, parfois, à l’hésitation et à la crainte. Sous prétexte de la réglementer, la théorie ne saurait donc lui fixer des bornes.

Principe d’action indépendant, véritable force centrifuge, la hardiesse fait sortir l’âme de ses limites naturelles, et lui imprime un élan qui l’élève au-dessus des plus menaçants dangers. Dans quelle branche de l’activité humaine la hardiesse aurait-elle donc droit de cité, si ce n’est précisément à la guerre ?

Depuis le tambour jusqu’au général en chef, elle est la plus noble des vertus guerrières ; c’est la trempe d’acier qui donne à l’arme son tranchant et son éclat.

Il le faut reconnaître, il est des prérogatives que la hardiesse seule confère à la guerre. Elle déjoue les calculs des grandeurs de temps et d’espace, et, partout où elle se montre supérieure, elle augmente le résultat obtenu de tout ce qu’elle arrache à la faiblesse de l’adversaire. Elle est donc vraiment une force créatrice, ce qui, d’ailleurs, est facile à prouver philosophiquement. Chaque fois qu’elle rencontre l’hésitation, celle-ci témoignant d’un commencement de perte d’équilibre, la hardiesse a nécessairement pour soi la vraisemblance du succès, et c’est uniquement quand elle se heurte à la prudence avisée, qu’elle peut avoir le dessous, en ce que cette dernière a son genre de hardiesse propre, et sait néanmoins partout rester forte et puissante. Ce sont là, toutefois, des circonstances qui ne se présentent que bien rarement dans la réalité, par la raison que de toutes les précautions prises à la guerre, la grande majorité est commandée par la crainte et non par la vraie prudence.

Soumise par la hiérarchie des grades à une volonté qui lui est étrangère, et retenue dans les limites des règlements de service et de campagne, la hardiesse peut pénétrer la masse entière d’une armée sans y nuire jamais à l’action des autres grandeurs morales. Elle ne constitue donc, par suite, qu’un ressort sans cesse prêt à la détente.

Plus le grade s’élève, et plus il devient nécessaire que, guidée par un esprit supérieur et perdant tout instinct de passion aveugle, la hardiesse n’agisse qu’à bon escient et vers un but nettement entrevu. Avec l’élévation du grade, en effet, diminue l’urgence du sacrifice personnel, et s’accentue, par contre, le devoir de veiller à la conservation des autres ainsi qu’au maintien de la direction imprimée. On voit par là que ce que produit, dans la masse de l’armée, l’habitude des règlements passée à l’état de seconde nature, ne doit être, dans les chefs de rang élevé, que le résultat du raisonnement, et qu’ainsi une action hardie isolément effectuée par l’un d’eux, peut facilement devenir une faute ; mais bien différente des autres fautes, celle-ci aura toujours du moins pour excuse le noble instinct qui l’aura fait commettre. Heureuse l’armée où se produisent fréquemment des actes de hardiesse intempestive ! C’est une plante vigoureuse dont la végétation hâtive et luxuriante trahit la générosité féconde d’un sol riche et puissant. La folle hardiesse même, c’est-à-dire la hardiesse aveugle et sans but, ne doit pas être considérée avec mépris, car, sous une forme passionnelle, il est vrai, et sans aucune participation de l’intelligence, c’est toujours là, néanmoins, foncièrement la même force instinctive. Ce n’est, en somme, qu’alors qu’elle agit au mépris d’ordres supérieurs exprimés, que la hardiesse devenant un véritable danger, doit être réprimée comme telle, et cela, non parce qu’elle est la hardiesse, mais parce qu’elle enfreint ainsi l’obéissance, à laquelle, sans conteste, tout doit être soumis et céder le pas à la guerre.

En affirmant ici qu’à égalité de mérite et de lumières, l’hésitation est, à la guerre, mille fois plus préjudiciable et dangereuse que la hardiesse, nous sommes sûr de n’être pas démenti par le lecteur.

On se tromperait si l’on croyait, ainsi qu’on y est naturellement porté, que le fait d’avoir conçu le plan à poursuivre et fixé le but à atteindre rende la hardiesse plus facile et, par conséquent, moins méritoire dans l’exécution. C’est précisément le contraire qui a lieu.

Alors que l’on voit clairement les choses, les difficultés qu’elles comportent et les dangers qui s’y rattachent, il faut nécessairement se laisser guider par l’esprit et par le raisonnement. Or, dès que les facultés de l’intelligence doivent ainsi prendre la direction, les facultés de l’instinct perdent aussitôt une grande partie de leur puissance. C’est là ce qui fait que plus l’échelle hiérarchique s’élève, et plus la hardiesse devient rare. C’est qu’en effet, la pénétration de l’esprit et les lumières de l’entendement restant stationnaires tandis que le grade augmente, les chefs de rang supérieur, dans les étapes successives de leur carrière ascendante, ne peuvent supporter le poids des grandeurs, des situations et des considérations extérieures avec lesquelles ils sont aux prises, que précisément dans la mesure de ce qu’ils possèdent et ont toujours possédé de facultés intellectuelles natives. C’est là l’origine de ce proverbe français tant de fois confirmé par l’expérience :

Tel brille au second rang, qui s’éclipse au premier.

Presque tous les généraux dont l’histoire révèle la médiocrité et l’indécision dans le commandement en chef, s’étaient montrés hardis et pleins de résolution dans les grades inférieurs.

Il y a des distinctions à faire entre les motifs qui inspirent une action hardie. On peut y avoir volontairement recours ; on peut aussi y être plus ou moins contraint par les circonstances. Là où il y a urgence, là où, malgré la situation la plus périlleuse, ne pas poursuivre son but ne conduirait qu’à des dangers non moins grands, c’est l’esprit de résolution qui décide seul, et non pas la hardiesse. Un cavalier se montre hardi lorsque, pour faire voir son habileté, il franchit un obstacle considérable, tandis qu’il ne fait preuve que de résolution en franchissant un large précipice, pour échapper à une bande de brigands acharnés à sa poursuite et à sa vie.

On voit ainsi que plus il y a urgence immédiate à produire une action, plus le but à atteindre est visible et prochain, et moins grande est la part qui revient à la hardiesse. Par contre, plus le résultat à obtenir est éloigné, plus l’esprit a d’éventualités à prévoir pour se rendre compte de ce que l’action produira, et plus il faut de hardiesse pour prendre une détermination. En 1756, dès que Frédéric le Grand eut compris que la guerre était inévitable, se sentant perdu s’il ne surprenait et devançait ses ennemis, il entra aussitôt en campagne. Il est certain qu’il n’agit ainsi que contraint de le faire, mais que de prévoyance et de hardiesse, tout à la fois, dans cette décision ! combien peu d’hommes, dans sa situation, eussent osé agir ainsi !

On comprend que le calcul stratégique, bien qu’il ne ressortisse qu’au général en chef et aux chefs de premier rang, n’ait qu’à gagner à ce que l’esprit de hardiesse, ainsi que les autres vertus guerrières, pénètrent la masse entière de l’armée. Avec des troupes issues d’un peuple hardi, et dans lesquelles cet esprit est soigneusement entretenu, on peut, en effet, viser de bien autres résultats et entreprendre de bien plus grandes choses qu’avec des troupes auxquelles ce caractère reste étranger. C’est pour cette raison que nous ne nous sommes guère occupé, jusqu’ici, de la hardiesse qu’au point de vue de la masse des troupes, bien que, à proprement parler, nous ayons surtout à tenir compte de la hardiesse dans le commandement.

Il ne nous reste, d’ailleurs, que peu de choses à dire à ce propos.

Plus le grade s’élève, plus il exige de pénétration d’esprit, de lumières acquises, de tact et de jugement, et plus il refoule la hardiesse et les autres fonctions de l’instinct. C’est ce qui rend celle-ci si rare et si admirable à la fois, dans les hautes situations. Dirigée par un esprit supérieur, la hardiesse devient le cachet des héros, et loin d’aller contre la nature des choses et les lois de la vraisemblance, elle concourt au calcul sublime du génie, alors qu’inspiré par le seul tact du jugement, presque inconscient mais prompt comme l’éclair, celui-ci prend une décision suprême. Plus les ailes que la hardiesse donne alors à l’esprit sont puissantes, et plus haut le porte son essor, plus sa vue s’étend, plus se dessine et s’accuse le résultat auquel il peut atteindre ; dans ce sens, toutefois, qu’avec la grandeur du but, croît aussi la grandeur des dangers. Dans la méditation du cabinet, loin encore de la responsabilité et des hasards de la lutte, le chef ordinaire, pour ne pas dire le chef faible et irrésolu, en arrive à peine, et par un calcul imaginaire que déjouera maintes fois la réalité, à se fixer une direction logique et un but exact. Mais, dès que le danger et la responsabilité l’enserrent, la vue d’ensemble lui échappe, et, bien que son entourage le puisse quelque peu aider en cela, il perd bien vite tout esprit de résolution, ce à quoi, désormais, personne ne peut obvier.

Un général en chef distingué ne se peut donc concevoir sans hardiesse, ce qui revient à dire que cette qualité est l’indispensable condition du commandement supérieur, et que, sans elle, personne n’est apte à y être élevé. Quant à savoir ce qui peut exister encore de hardiesse acquise ou modifiée par l’éducation et les hasards de la vie, dans un homme parvenu au grade suprême, c’est une autre question. Plus il aura conservé de cette force, et plus son génie pourra prendre d’essor. L’audace croîtra sans cesse, et les risques à courir grandiront avec elle, mais, avec elle aussi, les résultats. Que les motifs soient lointains ou qu’ils naissent d’une urgence immédiate, qu’il s’agisse d’Alexandre ou de Frédéric II, peu importe, en somme, à la critique. Le premier séduit plus l’imagination parce qu’il a montré une plus grande hardiesse, le second satisfait davantage le raisonnement par la manière dont il a su se plier aux circonstances et en tirer parti.

Nous terminerons ce chapitre par une considération importante. L’esprit de hardiesse ne se peut rencontrer dans une armée qu’à l’état de nature, alors que cette armée est issue d’un peuple guerrier, ou à l’état de qualité acquise à la suite d’une guerre heureuse dirigée par des chefs entreprenants.

Or, dans les temps modernes, les relations internationales se sont si fort étendues et ont si fort généralisé le besoin du bien-être et des molles habitudes, que la guerre est seule désormais en état, par son énergique direction, de faire contrepoids à ces éléments dissolvants, et de maintenir les grands sentiments de patriotisme, d’honneur, de grandeur nationale et d’amour du drapeau, sans lesquels un peuple ne saurait conserver une position stable dans le monde politique.