Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 12

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 323-328).
Les forces armées

CHAPITRE XII.

des marches (suite).


Passons maintenant à l’étude de l’influence destructive que les marches exercent sur les troupes. Cette influence est si grande qu’on peut regarder les marches comme des agents réels de destruction qui ne le cèdent en rien, sous ce rapport, au combat lui-même.

Une marche modérée ne nuit pas à l’instrument, mais une série de marches modérées l’endommagent déjà, et une suite de marches pénibles l’usent considérablement.

Sur le théâtre de la guerre, l’insuffisance et la mauvaise qualité des vivres et des abris, l’effondrement des chemins causé par la quantité des charrois, et la fatigue d’être toujours sur le qui-vive et prêt à combattre sont les causes constantes d’une dépense disproportionnée des forces. Dans de telles conditions, hommes et bêtes, matériel et habillement, tout s’use, tout dépérit.

On dit généralement qu’un long repos ne vaut rien pour la santé des troupes et qu’il en résulte pour elles des maladies qu’une activité modérée leur épargnerait. La chose est vraie en soi lorsque les hommes sont entassés dans des quartiers insuffisants, mais il en serait de même dans les marches si les cantonnements successifs que l’on y prend présentaient les mêmes défauts hygiéniques, et l’on ne saurait, en bonne justice, attribuer ces maladies au manque d’air et de mouvement, lorsqu’il est si facile de procurer l’un et l’autre aux troupes par des exercices fréquents.

Cantonné ou baraqué le soldat est tranquille et abrité ; dans les marches, au contraire, il est soumis à l’influence de fatigues incessantes ainsi qu’à tous les changements atmosphériques ; son organisme est donc toujours plus ou moins troublé, plus ou moins chancelant. Que le soldat tombe malade, quelle énorme différence n’exercera pas sur les suites de sa maladie le fait qu’il se trouve dans la première ou dans la seconde de ces situations ? Campé ou cantonné on le portera aussitôt au village voisin où il recevra des soins immédiats ; en marche, au contraire, il restera de longues heures dans la boue ou dans la poussière, exposé à l’humidité, à la pluie, au froid ou aux rayons brûlants du soleil ! Il lui faudra alors, haletant, fiévreux, se coucher sur le sol, ou, s’il lui reste encore assez de forces, se traîner péniblement sur une route interminable !

Combien d’indispositions qui eussent été passagères dans le premier cas ne deviendront-elles pas graves dans le second ; combien de maladies, graves au camp ou dans les cantonnements, ne deviendront-elles pas mortelles pendant les marches ?

Quelle déperdition de forces, que de sueurs, que de fatigues coûtent les marches les plus courtes à la guerre, pendant les grandes chaleurs de l’été, alors que les colonnes disparaissent dans les nuages de poussière qu’elles soulèvent ! combien d’hommes torturés par la soif se précipitent sur la première source d’eau fraîche et y boivent la maladie et la mort !

On ne saurait cependant conclure des considérations que nous venons d’émettre, que nous soyons d’avis qu’il convienne de restreindre l’activité qui caractérise les guerres modernes. Nous trouvons qu’il faut faire un complet usage de l’instrument dont on dispose, et que s’il s’use à l’œuvre c’est une conséquence naturelle des choses. Nous voulons seulement que tout soit à sa place et ne se produise qu’en son temps et lieu, et nous sommes absolument opposé aux gasconnades théoriques d’après lesquelles on ne doit jamais tenir compte, à la guerre, de ce que peuvent coûter l’activité la plus soutenue, les marches les plus rapides et les surprises les plus écrasantes.

Pour les partisans de ces théories ce sont là des moyens qu’ils comparent à de riches mines que la paresse des généraux laisse inexploitées. Nous nous permettrons de pousser plus loin la comparaison, en disant qu’il en est de ces mines comme de celles d’or et d’argent dont les esprits superficiels ne supputent que la production, sans s’occuper en rien de l’immensité des efforts et du travail que cette production exige.

Dans les mouvements de longue durée en dehors du théâtre de la guerre, les pertes sont moindres il est vrai, parce que les marches s’effectuent dans des conditions moins dures. Cependant dans ces circonstances mêmes et si légère que soit son indisposition, tout homme qui tombe malade est pour longtemps perdu pour l’armée. Les convalescents en effet, une fois guéris et remis en route, sont hors d’état de rejoindre tant qu’un temps d’arrêt ne se produit pas dans la marche de l’armée.

Dans la cavalerie, le nombre des chevaux boiteux ou blessés par la selle augmente en suivant une progression croissante, et, dans les équipages, maints objets se brisent ou se détériorent. Il suit de là qu’après une marche de 100 milles (740 kilomètres) ou plus, une armée n’arrive jamais que fort affaiblie à destination, surtout sous le rapport de la cavalerie et du train. Mais dès que ces longs mouvements doivent se produire dans la zone même des hostilités, c’est-à-dire à proximité ou sous les yeux de l’ennemi, les inconvénients de cette nouvelle situation s’ajoutent à ceux que nous venons d’énumérer, et pour peu qu’il s’agisse de masses de troupes considérables ou que les circonstances soient défavorables, les pertes peuvent atteindre des dimensions incroyables.

Nous allons en donner quelques exemples.

Lorsque Bonaparte passa le Niémen le 24 juin 1812, la partie centrale de son armée qui atteignit plus tard Moscou comptait 301 000 combattants.

Depuis lors 13 500 hommes furent détachés de cette masse qui aurait par conséquent dû en présenter encore 287 500 lorsqu’elle parvint le 15 août à Smolensk ; or à ce moment l’effectif se trouva être descendu à 182 000, ce qui accusait déjà une perte de 105 500 hommes. Cependant il ne s’était encore produit que deux combats importants, l’un entre Davout et Bagration, l’autre entre Murat et Tolstoy-Ostermann, et l’on ne saurait raisonnablement porter à plus de 10 000 hommes le chiffre des pertes des Français dans ces deux affaires. On voit donc que dans ces premiers 52 jours et sur une distance de 70 milles (319 kilomètres) à vol d’oiseau, la perte de cette partie de l’armée française, tant en traînards qu’en malades, atteignit le chiffre de 95 000 hommes, c’est-à-dire le tiers de l’effectif général de l’armée.

Trois semaines plus tard, lors de la bataille de Borodino (la Moskowa), cette perte montait déjà à 144 000 hommes, y compris les hommes tombés dans les combats, et enfin huit jours après 198 000 hommes manquaient à l’appel à Moscou. Les pertes générales des Français dans cette marche peuvent se décompter comme suit :

Elles furent dans la première période du 1/150e ; dans la deuxième du 1/120e ; dans la troisième du 1/19e de l’effectif général de l’armée au début de la campagne.

Le mouvement de Bonaparte, depuis le passage du Niémen jusqu’à Moscou, doit être regardé comme continu. Il ne faut pas oublier cependant que la marche dura 82 jours, pendant lesquels l’armée française ne franchit qu’une distance de 120 milles (849 kilomètres) et fit deux grandes haltes, la première de 14 et la seconde de 11 jours environ, à Wilna et à Witepsk, pendant lesquelles bien des retardataires purent rejoindre leur corps. On était en été et on marchait la plupart du temps sur un terrain sablonneux ; ce n’est donc ni à la rigueur de la saison ni au mauvais état des chemins qu’il faut attribuer la longue durée de cette marche en avant, mais bien aux trois conditions défavorables suivantes : la masse énorme de troupes que présentait l’armée française ne pouvait s’avancer que sur une route unique ; ses moyens de subsistance étaient insuffisants ; elle poursuivait un ennemi en retraite mais non en fuite.

Nous ne parlerons pas de la retraite ou, pour nous exprimer plus rigoureusement, de la marche de retour des Français de Moscou sur le Niémen. Nous nous bornerons à faire remarquer ici que l’armée russe qui les poursuivait alors à son tour, partit de la province de Kalouga au nombre de 120 000 combattants, et n’atteignit Wilna qu’avec 30 000 hommes ; or chacun sait combien les pertes des Russes, par le feu, furent insignifiantes pendant cette période de la campagne.

Nous terminerons cette étude sur les marches par un exemple tiré de la campagne que fit Blücher en 1813 en Silésie et en Saxe. Cette campagne ne présente pas de mouvements de longue durée, mais elle se distingue par une quantité de marches et de contremarches dans toutes les directions. Le corps de York faisait partie de l’armée de Blücher et ouvrit les opérations le 16 août avec 40 000 hommes. Huit semaines plus tard, après la bataille de Leipzig, il n’en comptait plus que 12 000. Or, d’après les meilleurs écrivains ce corps ne laissa que 12 000 hommes sur le terrain dans les combats de Goldberg, de Lœwenberg et de Wartenbourg et dans les batailles de la Katzbach et de Mœckern. Ses pertes, en dehors du feu, montèrent donc en huit semaines à 16 000 hommes, soit aux deux cinquièmes de son effectif primitif.

On voit qu’il faut d’avance s’attendre à une grande destruction de ses propres forces lorsque l’on veut faire une guerre très mouvementée. On doit donc baser son plan sur ces pertes probables, et organiser, avant tout, le service des renforts destinés à les remplacer.