Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 11

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 315-321).
Les forces armées

CHAPITRE XI.

des marches (suite).


L’expérience seule peut aider à la fixation de la longueur et de la durée qu’il convient de donner aux marches.

Pour des mouvements prolongés, il est admis depuis longtemps dans les armées modernes qu’une marche de 3 milles (22 kilomètres environ) suffit à l’œuvre d’une journée, et que lorsqu’il s’agit de très fortes colonnes, il convient même, dans le calcul, de réduire cette moyenne à 2 milles (15 kilomètres), afin de pouvoir intercaler dans la durée générale du mouvement les jours de repos qui sont indispensables à la reconstitution et au rétablissement de tout ce qui a pu tomber en souffrance dans les journées précédentes.

Une division de 8 000 hommes effectuera une marche de cette longueur en huit ou dix heures en terrain plat et sur des routes passables ; en dix ou douze heures en pays montagneux. Il faut compter aussitôt sur deux heures de plus s’il s’agit d’une colonne de plusieurs divisions, et cela sans tenir compte, dans cette appréciation, du temps nécessaire à la mise en marche successive de chacune des divisions.

On voit par là qu’il n’y a aucune exagération à dire qu’à la guerre une marche de 2 à 3 milles (15 à 22  kilomètres suffit vraiment à l’œuvre d’une journée. On ne saurait, en effet, comparer en rien les efforts du soldat astreint à porter ainsi dix ou douze heures de suite son lourd bagage, avec ceux qui résultent pour un homme isolé d’une marche de même longueur qu’il peut facilement accomplir en cinq heures sur des routes ordinaires.

Nous nous basons sur ces considérations pour fixer en principe qu’une marche de 6 milles (45 kilomètres) exécutée entre deux séries de jours de repos, et une marche de 4 milles (30 kilomètres) répétée plusieurs jours de suite, doivent être considérées comme les plus fortes marches que l’on puisse imposer aux troupes.

Une marche de 5 milles (37 kilomètres) exige déjà une halte de plusieurs heures, et, même sur de bons chemins, une division de 8 000 hommes ne pourra pas l’exécuter en moins de seize heures.

Dès qu’une marche devra atteindre 6 milles (43 kilomètres) et que plusieurs divisions y prendront part, il faudra compter sur vingt heures.

Nous ne parlons ici que des marches qui conduisent d’un camp à l’autre et dans lesquelles plusieurs divisions sont réunies, car c’est là la forme habituelle des marches sur un théâtre de guerre. En pareil cas, lorsque toutes les divisions doivent se suivre en une même colonne, il est avantageux de rassembler et de mettre en marche les divisions de droite un peu plus tôt que celles de gauche ou réciproquement, de sorte que les premières précèdent d’autant les secondes à l’arrivée au camp. Il va sans dire toutefois que cette manière d’agir ne doit en user aucune interruption dans la marche générale de la colonne, et qu’il faut, pour nous servir d’une expression française très logique, que la mise en marche des dernières divisions se produise dès que l’écoulement des premières est achevé.

Il faut avouer cependant que cette manière de procéder augmente encore la durée générale des marches, et cela en raison de l’effectif des colonnes, sans néanmoins diminuer sensiblement la fatigue des troupes. Il ne sera que très rarement possible d’agir ainsi pour la marche d’une division isolée, c’est-à-dire de n’en rassembler et de n’en mettre les brigades que successivement en route, et c’est encore là une des raisons qui nous ont porté à prendre la division pour unité.

Dans les marches de longue haleine, lorsque les troupes se rendent d’un cantonnement dans un autre et parcourent les routes par détachements isolés et sans point général de concentration journalière, ces détachements sont sans doute en état de parcourir chaque jour des espaces plus considérables, et c’est d’ailleurs ce qui se produit, mais sans profit pour la marche générale par suite des détours qu’il faut faire pour arriver chaque soir aux différents gîtes d’étape et en repartir le lendemain matin.

Quant aux marches dans lesquelles les troupes doivent chaque soir se concentrer en divisions ou en corps d’armée, et se répandre par conséquent ensuite sur une grande surface de cantonnements, elles sont de beaucoup les plus longues et les plus fatigantes. Aussi ne saurait-on les conseiller que dans les contrées les plus riches et quand il ne s’agit pas de très grandes masses de troupes. Ce n’est que dans ces conditions, en effet, que par l’abondance et la supériorité des vivres et des gîtes, on peut espérer donner au soldat de quoi compenser l’énormité des efforts que l’on exige de lui. L’armée prussienne suivit incontestablement un système vicieux dans sa retraite en 1806, lorsque, dans le but de faciliter la subsistance de ses troupes, elle les fit cantonner chaque soir. Le service des vivres se serait en effet aussi bien effectué dans les bivouacs, et l’armée n’eût pas été soumise à des efforts excessifs, pour ne parcourir en somme que 50 milles (370 kilomètres) en quatorze jours.

Toutes ces appréciations sur la longueur et la durée des marches sont soumises, d’ailleurs, à de telles variations dès qu’il se rencontre des terrains montagneux ou de mauvais chemins, que loin de pouvoir donner ici des règles générales, il est vraiment impossible de fixer quelque chose de positif. Le rôle de la théorie est donc très limité à cet égard. Elle doit se borner à prémunir contre l’extrême danger des méprises, danger auquel on ne peut échapper qu’en apportant la plus grande prudence dans le calcul des marches, et en y laissant une très forte part aux éventualités de retard qui se peuvent sans cesse produire. Il faut, en outre, ne pas négliger de tenir compte des circonstances atmosphériques et des conditions morales et physiques dans lesquelles se trouvent les troupes.

Depuis que l’on a renoncé à faire camper les troupes sous la tente et adopté le système d’assurer le service des vivres par des réquisitions forcées sur les habitants des contrées que l’on occupe, les équipages des armées ont sensiblement diminué. On pourrait donc croire que ces deux grandes mesures générales ont eu pour premier résultat d’augmenter la rapidité des mouvements, et par conséquent la moyenne journalière des marches. Ce serait cependant faire erreur. Loin d’être général, ce résultat ne se présente que dans certaines circonstances. Sur le théâtre même de la guerre la rapidité des marches n’a que peu gagné à la diminution des gros bagages. On sait qu’autrefois, en effet, lorsque le but à atteindre exigeait que l’on augmentât la mesure habituelle des marches, on laissait en arrière ou portait d’avance en avant les équipages de l’armée, pour les tenir éloignés des troupes pendant toute la durée du mouvement. Dans ces circonstances les équipages n’avaient donc plus aucune influence sur les marches, et cessaient d’être un impedimentum direct, car, quels que fussent d’ailleurs les dangers auxquels cette manière de procéder pût exposer les bagages, on agissait alors absolument comme si l’on n’en eût pas eu. C’est ainsi que se produisirent, dans la guerre de Sept Ans, des marches qu’il serait impossible de dépasser aujourd’hui, comme le prouve par exemple celle qu’exécuta Lascy en 1760, lorsque pour appuyer la diversion des Russes sur Berlin, il traversa la Lusace et parcourut en dix jours les 43 milles (333 kilomètres = 83 lieues) qui séparent Schweidnitz de Berlin. Les 15 000 hommes que commandait ce général exécutèrent donc, dans cette circonstance, une série de marches journalières de 4 milles 1/2 (33 kilomètres), ce qui, aujourd’hui encore, constituerait un effort extraordinaire

D’un autre côté, et par suite du mode de réquisition sur place adopté maintenant pour les troupes, les marches des armées modernes sont désormais basées sur certains principes dont on ne saurait plus s’écarter. Les troupes devant souvent aujourd’hui se procurer elles-mêmes une partie des objets qui sont nécessaires à leur subsistance ont besoin pour cela de plus de temps que n’en exigeaient jadis les distributions régulières du service des vivres, alors que ce service disposait d’un train spécial. De plus, quand il s’agit de mouvements prolongés sur de fortes colonnes, on ne peut plus masser autant de troupes qu’autrefois sur le même point ; il faut au contraire, dans ce cas, éloigner les divisions les unes des autres, afin de faciliter à chacune la recherche de ses propres moyens de subsistance. Enfin il est rare qu’une partie de l’armée, et particulièrement la cavalerie, ne soit pas cantonnée. Toutes ces causes réunies produisent un temps d’arrêt sensible. C’est ce qui explique comment Bonaparte lorsqu’il poursuivait et voulait couper l’armée prussienne en 1806, et Blücher lorsqu’il cherchait à agir de même à l’égard de l’armée française en 1815, ne parcoururent l’un et l’autre qu’une distance de 30 milles environ (222 kilomètres = 55 lieues) en dix jours, vitesse que malgré tous les gros bagages qu’il traînait à sa suite Frédéric le Grand sût précisément donner à ses marches pour se rendre de Saxe en Silésie et réciproquement.

On ne saurait nier cependant que, sur le théâtre même des opérations militaires, la mobilité et, si l’on nous permet ce néologisme, la maniabilité des grandes et petites subdivisions d’armée aient sensiblement gagné, un somme, à la diminution des équipages. Tout d’abord, et cela sans porter en rien atteinte à la cavalerie et à l’artillerie, on a moins de chevaux à nourrir et par conséquent moins de soucis par rapport aux fourrages ; puis, n’ayant plus à veiller sans cesse aux énormes convois que l’on traînait jadis avec soi, on jouit maintenant d’une indépendance bien autrement grande pour se porter d’une position sur une autre.

Il est certain qu’aujourd’hui, alors même qu’on saurait n’avoir affaire qu’à l’adversaire le plus timoré, on n’oserait plus exécuter de marches semblables à celles que fit le grand Frédéric après la levée du siège d’Olmutz en 1758, marches dans lesquelles il lui fallut morceler son armée par bataillons isolés, pour protéger les 4 000 fourgons qu’il traînait avec lui.

C’est surtout dans les marches de très longue durée, comme par exemple quand, sous l’empire français, des troupes durent se porter des rives du Tage jusqu’à celles du Niémen, que se fait sentir le grand bénéfice de l’allégement du système des transports d’une armée.

En effet, bien que, en raison de la quantité des équipages qu’il a nécessairement fallu conserver, la moyenne habituelle de la journée de marche soit encore la même qu’autrefois, on peut du moins dans les cas urgents en augmenter aujourd’hui la mesure, sans néanmoins s’imposer d’aussi grands sacrifices.

Pour résumer notre opinion nous dirons en terminant que la diminution des équipages dans une armée a plutôt pour conséquence immédiate d’en épargner les forces que d’en accélérer les mouvements.