Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 10

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 301-313).
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Les forces armées

CHAPITRE X.

des marches.


Les marches constituent le passage d’un ordre dispositif à un autre. Elles sont soumises à deux conditions principales :

1o Les troupes doivent arriver à point nommé à l’endroit voulu ;

2o Elles ne doivent dépenser dans les mouvements que la somme de forces strictement nécessaire à l’exécution de ces mouvements.

Supposons que l’on veuille faire marcher 100 000 hommes en une seule colonne, c’est-à-dire sans intervalle de temps sur une seule et même route. Pour que, dans une semblable colonne, la queue pût arriver à destination le même jour que la tête, il faudrait que la marche fût très courte et eût lieu avec une lenteur extraordinaire, sans quoi la masse de la colonne se désagrégerait comme le fait la nappe d’eau d’une cascade qui s’éparpille en gouttes d’autant plus nombreuses que sa chute est plus profonde. Or ce désagrégement des masses, joint à l’effort incomparablement plus grand qu’impose toujours la longueur d’une colonne à celles de ses troupes qui marchent les dernières, amènerait bientôt un désarroi général.

Par contre, plus on s’éloignera de ce maximum, c’est-à-dire moins la masse de troupes que l’on réunira en une seule colonne sera grande, et plus la marche de cette colonne répondra aux conditions de facilité et de précision qu’elle doit remplir.

On doit donc avoir recours, pour les marches, à un mode de fractionnement en colonnes qui, bien qu’il puisse souvent être le même que celui qui résulte de la nécessité de partager l’ordre de bataille en grandes subdivisions indépendantes les unes des autres, peut aussi, selon les circonstances, en être tout différent. De grandes masses de troupes que l’on veut concentrer sur une position déterminée doivent nécessairement se fractionner pour s’y rendre, de même qu’une armée répartie primitivement sur un certain nombre de positions isolées ne peut se mettre en marche qu’en un nombre au moins égal de colonnes distinctes.

Dans toutes les circonstances de mouvement on doit viser plus particulièrement à remplir celle des deux conditions essentielles des marches qui répond le plus directement au but à atteindre. Si, par exemple, n’ayant aucune crainte d’être attaqué, on ne recherche dans la position sur laquelle on se dirige que l’occasion d’y donner du repos à l’armée, on s’attache particulièrement à la commodité des troupes pendant la marche, et on les fait marcher alors sur les routes les meilleures et les mieux tracées, choisissant, selon le cas, tantôt les routes en vue des camps ou cantonnements, et tantôt les camps et cantonnements en vue des routes. Si au contraire on s’attend à une bataille, comme il importe dès lors d’atteindre le point voulu avec la plus grande somme possible de forces, on ne se fait plus scrupule, dirigeant les troupes par la ligne la plus courte, de leur faire suivre les chemins de traverse les plus difficiles.

Lorsque des troupes se rendent sur le théâtre de la guerre et tant qu’elles sont encore suffisamment éloignées de la zone des hostilités, on fait suivre à leurs colonnes les grandes routes les plus directes, en les faisant coûte que coûte camper ou cantonner à proximité et le moins mal que faire se peut.

Que les marches appartiennent d’ailleurs à l’une ou l’autre des deux catégories, il est de principe général d’art militaire moderne que dès qu’elles ont lieu dans la zone même ou à proximité de la zone des opérations militaires, c’est-à-dire lorsqu’il est le moins du monde possible qu’elles soient inquiétées par l’ennemi, les différentes colonnes doivent être organisées de telle sorte que chacune d’elles soit toujours en état de soutenir un combat indépendant. On arrive à ce résultat en faisant entrer les trois armes dans leur composition, en subdivisant organiquement les troupes dont elles sont formées, et en confiant la direction de chaque colonne isolée à un commandement supérieur judicieusement choisi. On voit par là le grand profit que l’ordre de marche tire immédiatement du fractionnement de l’ordre de bataille moderne, à la fixation duquel cette considération a puissamment contribué elle-même dans le principe.

Lorsqu’au milieu du siècle dernier, et particulièrement dans les campagnes de Frédéric II, on commença à regarder la mobilité des troupes comme le véritable principe du succès à la guerre, et à chercher la victoire dans l’imprévu et dans la rapidité des mouvements, on dut, en raison du fractionnement organique de l’ancien ordre de bataille encore en usage, soumettre les marches aux dispositions préliminaires les plus savantes et les plus compliquées.

Alors comme aujourd’hui, pour exécuter un mouvement à proximité de l’ennemi, il fallait être prêt à combattre ; il fallait donc que toute l’armée fût réunie, car il n’y avait encore d’autre unité de combat que l’armée elle-même.

Dans les marches de flanc, la seconde ligne, pour rester à la distance convenable, c’est-à-dire à 1 500 ou 1 800 mètres de la première, devait donc être conduite avec une connaissance parfaite du terrain, et de toute nécessité par monts et par vaux. Où trouve-t-on, en effet, deux routes parallèles courant à si peu de distance l’une de l’autre ? Les mêmes difficultés se présentaient pour la cavalerie des ailes lorsqu’on marchait perpendiculairement à l’ennemi. Quant à l’artillerie, sa marche n’était pas plus facile à régler. Il fallait nécessairement la faire avancer à part, sous la protection d’une certaine quantité de troupes à pied. Sa présence dans les lignes eût, en effet, porté le désordre dans les distances de l’infanterie et allongé les colonnes déjà si lourdes de cette arme, qui devait cependant être constamment en état de former deux lignes ininterrompues. Il suffit de lire l’histoire de la guerre de Sept Ans dans l’ouvrage de Tempelhof, pour se convaincre de toutes les difficultés et des entraves que les dispositions de marche apportaient alors à la conduite de la guerre.

Depuis cette époque, l’art militaire moderne a doté l’armée d’un fractionnement organique dans lequel chaque élément de premier ordre (corps d’armée ou division) constitue une unité complète et est en état d’agir dans son indépendance propre comme l’armée entière pouvait seule le faire autrefois, à cette différence près que l’action de cette dernière reste naturellement susceptible d’une plus longue durée. Depuis lors, même lorsqu’on se propose de livrer un combat général, on n’a plus besoin de maintenir toutes les colonnes de l’armée à proximité les unes des autres, dans le but de les pouvoir concentrer dès avant l’engagement suffit aujourd’hui, en effet, que la concentration puisse se produire au courant même de l’action.

Plus une masse de troupes est petite et plus elle est facile à mettre en mouvement, et plus par conséquent le fractionnement organique de son ordre de bataille est en état de suffire seul à ses dispositions de marche, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un fractionnement spécial ad hoc.

Une petite masse de troupes peut en effet marcher sur une seule route, et dans le cas même où par une marche parallèle ces troupes doivent se prolonger sur deux lignes, il se rencontre toujours, en raison du petit nombre d’hommes qui les composent, assez de chemins d’importance secondaire placés à proximité les uns des autres pour répondre à cette nécessité.

Plus les masses deviennent considérables au contraire, et plus se font sentir tout à la fois le besoin d’un fractionnement spécial de marche, la nécessité d’augmenter le nombre des colonnes et l’urgence de trouver sinon partout des grandes routes, du moins des chemins secondaires réellement praticables, conditions d’où résulte aussitôt un plus grand éloignement des colonnes entre elles. Or le danger que présente le fractionnement dans les marches est en raison inverse de la force individuelle que la nécessité de ce fractionnement permet de donner à chacune des colonnes isolées. En d’autres termes, plus les colonnes sont faibles et plus elles doivent rester à portée de se secourir les unes les autres, tandis que plus elles sont fortes et plus on les peut abandonner à elles-mêmes en augmentant leur isolement. Si l’on veut bien se rappeler ce que nous avons dit à ce sujet dans le livre précédent, et se rendre compte que dans les pays cultivés il se rencontre toujours à quelque 15 ou 20 kilomètres à droite ou à gauche des grandes routes, des chemins d’importance secondaire mais suffisamment praticables et se dirigeant parallèlement à ces grandes routes, on admettra avec nous qu’on ne peut plus trouver aujourd’hui, dans les dispositions à donner aux marches, de difficultés capables de rendre incompatibles la rapidité et la précision des mouvements avec l’union suffisante des forces pendant leur exécution. Si dans les montagnes il est rare de rencontrer deux routes parallèles, et si, alors même que le cas s’en présente, il est extrêmement difficile de communiquer de l’une à l’autre, il y a néanmoins compensation, en ce sens que c’est dans un pareil milieu qu’une colonne isolée est en situation d’opposer la plus grande somme de résistance aux attaques de l’ennemi le plus supérieur. Quelques exemples vont donner plus de clarté au sujet.

On sait par expérience qu’une division de 8 000 hommes qui se prolonge sur une seule et même route avec son artillerie et les quelques autres voitures qui lui sont nécessaires, y occupe la profondeur d’une heure de marche. Si la colonne se compose de deux divisions, la seconde ne pourra donc jamais apparaître sur un point donné qu’une heure après la première. Or nous avons déjà vu qu’une division de 8 000 hommes est parfaitement en état de soutenir seule un combat de plusieurs heures, même contre un ennemi supérieur. La seconde division n’arrivera donc jamais trop tard, quand même, ce qui serait le cas le plus défavorable, la première devrait immédiatement accepter le combat.

L’expérience enseigne aussi que la tête d’une colonne composée de quatre divisions et d’une réserve de cavalerie, alors même que la route n’est pas bonne, atteint généralement en huit heures un point situé à 22 kilomètres de distance. Si donc, d’après le calcul ci-dessus, on accorde une heure du profondeur à chaque division et autant aux réserves réunies de la cavalerie et de l’artillerie, il s’écoulera treize heures entre le moment où la colonne se sera mise en marche et celui où elle se trouvera réunie sur la nouvelle position. Il n’y a certes pas là de perte de temps, et cependant dans cette supposition les 40 000 hommes de la colonne n’auront marché que sur une seule route. Or, lorsqu’on dispose d’une masse de troupes déjà si considérable, on est mieux en situation de rechercher et d’utiliser des chemins vicinaux plus éloignés de la route centrale, et par conséquent plus nombreux que lorsqu’il ne s’agit que de détachements plus faibles, ce qui permet de diminuer encore le temps nécessaire à l’accomplissement général de la marche. S’il fallait faire marcher, sur une seule et même route, un corps d’armée plus considérable que celui dont nous venons de parler, il ne serait plus indispensable, dans ce cas, d’en faire parvenir la totalité dans la même journée sur la position nouvelle, car aujourd’hui d’aussi grandes masses de troupes, loin d’engager l’action dès qu’elles se rencontrent, la remettent généralement au lendemain.

En exposant ces divers exemples, nous n’avons pas la prétention d’épuiser toutes les combinaisons qui se peuvent produire dans l’espèce ; nous cherchons seulement à nous bien faire comprendre et à faire voir, en nous appuyant sur l’expérience, qu’aujourd’hui, par suite de la direction que l’on donne à la guerre, les dispositions de mouvement n’offrent plus les difficultés qu’elles présentaient autrefois, et que les marches les plus promptes et les mieux calculées n’exigent plus l’aptitude spéciale et l’extrême connaissance topographique du terrain qui leur étaient indispensables à l’époque de Frédéric le Grand. De nos jours, facilitées par le fractionnement organique de l’armée, ces marches se font pour ainsi dire d’elles-mêmes ou, du moins, sans grande préparation. Autrefois les batailles se produisaient sous la direction personnelle du commandant en chef et selon son inspiration immédiate ; les marches seules demandaient à être laborieusement conçues. Les rôles sont intervertis désormais, l’ordre de bataille seul exige de sérieuses méditations, tandis que les troupes sont toujours en situation de se mettre en marche au premier signal.

On sait que les marches se divisent en marches perpendiculaires et en marches parallèles. Ces dernières, que l’on nomme aussi marches de flanc, changent la situation géométrique des fractions de l’ordre de bataille. Celles de ces fractions qui, en position ainsi que dans les marches en avant et en retraite, sont à côté les unes des autres, se trouvent, dans les marches de flanc, les unes derrière les autres et réciproquement. Bien que la direction de la marche puisse parfaitement être prise sur chacun des degrés de l’angle droit et être, par conséquent, plus ou moins perpendiculaire ou parallèle, le mouvement en lui-même doit toujours formellement tenir de l’un ou de l’autre des deux modes de marche. La tactique pourrait seule produire l’exécution rigoureuse de ce changement géométrique des fractions de l’ordre de bataille, et encore n’y arriverait-elle qu’au moyen de la marche de flanc par files, ce qui est impraticable sur de grandes masses. La stratégie en est absolument incapable. Dans l’ancien ordre de bataille c’étaient les ailes et les lignes qui changeaient leurs rapports géométriques ; dans le nouveau ce sont généralement les subdivisions de premier ordre (corps d’armées, divisions ou brigades) qui sont soumises à cette condition, selon le mode de partage de l’armée. Mais les conséquences que nous avons déjà tirées plus haut du nouvel ordre de bataille exercent ici encore leur influence. Comme il n’est plus aussi nécessaire qu’autrefois que l’armée entière soit réunie pour que l’on puisse combattre, on prend grand soin, aujourd’hui, que chaque grande subdivision constitue toujours par elle-même une unité de combat. Alors par exemple que deux divisions sont formées de telle façon que l’une se trouve placée, comme réserve, derrière l’autre dans l’ordre en bataille, s’il faut les faire marcher perpendiculairement à l’ennemi sur deux chemins, on se garde bien de les partager sur les deux chemins, mais on leur assigne sans hésitation un chemin à chacune, les faisant ainsi marcher toutes deux à la même hauteur, et abandonnant à chaque général de division le soin de se former une réserve propre en cas d’engagement.

L’unité du commandement a, en effet, bien autrement d’importance que le rapport géométrique originaire. Si ces divisions arrivent alors sans avoir à combattre sur la nouvelle position qui leur est assignée, elles reprennent aussitôt leurs anciens rapports. Il peut aussi se présenter que deux divisions placées l’une à côté de l’autre dans l’ordre en bataille aient à faire une marche de flanc sur deux routes parallèles. Il faut de même ici, se gardant bien de laisser chaque division conserver sa réserve en seconde ligne, assigner une route à chaque division entière, et, par suite, pendant toute la durée du mouvement considérer l’une des divisions comme la réserve de l’autre. En suivant toujours le même principe, si une armée de quatre divisions, dont trois placées sur le front et la quatrième en réserve, doit marcher perpendiculairement à l’ennemi dans cet ordre, il est naturel d’assigner une route à chacune des trois premières divisions, et de faire suivra la division de réserve par la route du milieu. Si les trois routes ne se trouvent pas placées à des distances convenables les unes des autres, on peut encore, sans hésitation, en négliger une et ne s’avancer que sur les deux autres, sans qu’il résulte de ce fait un désavantage sensible. Il en est de même pour le cas renversé d’une marche de flanc. Ici se place aussi la question de la marche des colonnes la droite ou la gauche en tête. Cela n’offre aucune difficulté pour les marches de flanc ; il est tout simple, en effet, de rompre à droite pour marcher vers la droite et de rompre à gauche pour marcher vers la gauche. Il semblerait tout naturel aussi que, dans les marches en avant et en retraite, l’ordre de marche fût pris en raison du rapport de la situation des routes avec l’emplacement présumable de la prochaine ligne de bataille sur laquelle on s’arrêtera. Mais si cela peut se produire tactiquement dans beaucoup de cas, en raison de ce que le cercle d’action de la tactique est peu étendu et que par suite les rapports géométriques y sont plus faciles à embrasser, cela est stratégiquement impossible, et si, tantôt ici et tantôt là, nous avons vu affirmer une certaine analogie à ce sujet entre la stratégie et la tactique, ce n’a jamais été que pure pédanterie. Bien qu’autrefois l’ordre de marche tout entier ne fût qu’une chose absolument tactique, en ce sens que l’armée en marche formait toujours un tout inséparable et ne pouvait jamais offrir qu’une bataille générale, néanmoins lorsque Schwerin s’éloigna le 5 mai de la province de Brandeis, ce général ne pouvait savoir d’avance qu’il aurait à se former à droite ou à gauche en bataille sur le prochain terrain où il rencontrerait l’ennemi, et ce fut précisément ce qui le força à exécuter la célèbre contre-marche dont on a tant parlé.

Dans l’ancien ordre de bataille, quand une armée marchait à l’ennemi sur quatre colonnes, la cavalerie des deux lignes était toujours placée sur les ailes et formait invariablement les deux colonnes extérieures, tandis que les deux colonnes intérieures se composaient de l’infanterie des deux lignes répartie en infanterie de droite et infanterie de gauche. On marchait nécessairement alors dans l’un des quatre ordres suivants :

1o Les quatre colonnes la droite en tête ;

2o Les quatre colonnes la gauche en tête ;

3o Les deux colonnes de droite la droite en tête et les deux colonnes de gauche la gauche en tête ;

4o Les deux colonnes de droite la gauche en tête et les deux colonnes de gauche la droite en tête.

C’était, dans le dernier cas, former la colonne double sur le centre.

Bien qu’on adoptant l’un de ces quatre modes on eût en vue d’en obtenir la facilité, la justesse et la promptitude de la prochaine formation en bataille, ils répondaient fort peu, en somme, à cette intention. Prenons-en pour exemple la marche qui conduisit le grand Frédéric sur le champ de bataille de Leuthen. Son armée s’avançait sur une ligne de quatre colonnes la droite en tête. Le hasard voulut que lorsque le Roi rencontra les Autrichiens, ce fut précisément sur leur aile gauche qu’il trouva opportun d’opérer. C’est ce qui explique la grande facilité avec laquelle son armée se forma à gauche en bataille par ligne, mouvement que les historiens ont tant admiré. Mais si au contraire le Roi eût voulu tourner les Autrichiens par leur aile droite, il eût naturellement dû tout d’abord exécuter une contre-marche, comme il le fit à Prague.

Si déjà à cette époque l’ordre de marche que l’on donnait aux colonnes ne répondait que par hasard au but que l’on recherchait en l’adoptant, il serait vraiment puéril aujourd’hui d’y attacher de l’importance.

On ne connaît pas plus qu’alors, en effet, l’endroit où l’on aura à combattre sur la direction que l’on suit, et d’ailleurs, grâce au fractionnement organique actuel des troupes, la petite perte de temps qui peut résulter de ce qu’au moment de se former en bataille, on n’est pas dans l’ordre naturel voulu a aujourd’hui infiniment moins d’importance qu’autrefois.

Le nouvel ordre de bataille exerce donc encore ici sa salutaire influence, et comme il importe peu désormais quelle sera la division qui arrivera la première en ligne ou la brigade qui ouvrira le feu, la marche la droite ou la gauche en tête n’a plus d’autre objet que d’égaliser, par son alternative, les fatigues entre les diverses portions des troupes. C’est là le seul, mais très important motif à la vérité, qui fait conserver encore ce double mode de marche en colonne.

La marche en colonne double par le contre disparaît, par suite, du nombre des dispositions réglementaires, et ne se produira plus que par hasard. Cet ordre de marche, d’ailleurs, laisse tout d’abord supposer l’emploi d’une double route, ce qui est une chimère au point de vue stratégique.

Du reste les dispositions de marche sont plutôt du ressort de la tactique que de celui de la stratégie Elles ne produisent, en effet, qu’un fractionnement momentané de la masse générale des troupes en un certain nombre de parties qui toutes, dès que la marche est terminée, se réunissent de nouveau pour reconstituer la même masse. Cependant comme aujourd’hui dans les marches, loin de rechercher comme autrefois la possibilité constante de réunir la totalité des colonnes à la première menace d’engagement, on les isole au contraire davantage les unes des autres en laissant chacune d’elles veiller à sa propre sûreté, il peut en résulter un bien plus grand nombre de combats isolés. Or, malgré leur isolement et par suite de l’indépendance organique actuelle du fractionnement, ces combats n’en sont pas moins aussi complets dans leur action que les grands combats généraux. C’est pour cette raison que nous nous sommes si longuement arrêté sur ce sujet.

Nous avons vu dans le chapitre II du présent livre qu’en général, c’est-à-dire quand un but spécial n’exige pas une formation particulière, la formation en bataille la plus normale est celle qui présente sur son front trois grandes subdivisions placées les unes à côté des autres. Comme corollaire à cet axiome, nous ajouterons que l’ordre de marche sur trois grandes colonnes est aussi l’ordre de marche le plus rationnel.

Nous terminerons cette première partie de l’étude des marches par la remarque suivante : au point de vue stratégique, la dénomination de colonne ne doit pas s’appliquer uniquement à la masse de troupes dont les subdivisions se succèdent sans interruption sur une seule route ; il convient encore de donner ce nom à toutes les fractions d’une même masse de troupes, alors que pour en faciliter et en accélérer la marche, et par la raison que de petits détachements se meuvent toujours plus vite et plus commodément que des détachements plus forts, on les échelonne à certains intervalles et pendant plusieurs jours sur la même route. On arrive en effet ainsi au même résultat qu’en les faisant marcher toutes à la fois sur des voies différentes.