Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 9

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 297-300).
Les forces armées

CHAPITRE IX.

mode d’action des corps avancés.


Nous nous proposons, dans cette étude, de ne considérer les trois états d’une armée en dehors du combat — camps, marches et cantonnements — qu’au point de vue exclusivement stratégique, c’est-à-dire en tant qu’ils préparent la lutte proprement dite, en déterminent le lieu et l’époque, et y amènent la quantité de troupes nécessaire. Tous les sujets qui ont directement rapport aux dispositions intérieures du combat ainsi qu’à la transition qui y conduit rentrent, en effet, dans le domaine de la tactique, et restent en dehors du cercle d’études que nous nous sommes tracé.

Comme les troupes s’usent plus vite dans les camps que dans les cantonnements, et comme il est moins facile d’y pourvoir à leur subsistance, au point de vue stratégique on ne les fait camper, que ce soit d’ailleurs sous la tente, dans des baraques ou en plein air, qu’alors que l’on suppose devoir combattre sur le terrain même que l’on occupe. En d’autres termes, l’emplacement d’un camp doit être stratégiquement le même que celui du combat prévu, et le front de bandière et la ligne de bataille y doivent être identiques. Tactiquement il n’en est pas toujours ainsi, car on peut, pour divers motifs, prendre pour le camp un emplacement quelque peu différent de celui du champ de bataille choisi.

Les troupes seront donc fractionnées et placées dans les camps comme nous avons déjà vu précédemment qu’elles doivent l’être dans l’ordre de bataille ; nous n’avons par conséquent pas à nous étendre davantage à ce sujet, et nous terminerons le chapitre par l’exposé de quelques considérations historiques.

Depuis l’époque où les armées, portées de nouveau à de forts effectifs, imprimèrent aux guerres plus d’ensemble et de durée, et jusqu’au début de la Révolution française, les troupes campèrent toujours sous la tente.

C’était alors leur état normal en campagne. Elles quittaient leurs quartiers d’hiver lorsque arrivaient les premiers beaux jours, et les reprenaient au début de la mauvaise saison. L’hiver amenait ainsi une sorte d’arrêt dans les hostilités, arrêt pendant lequel les forces étaient comme neutralisées et l’action guerrière suspendue.

Les quartiers de repos, dans lesquels on plaçait les armées en cas de mauvais temps précoce avant de leur faire définitivement prendre les quartiers d’hiver proprement dits, constituaient, ainsi que les cantonnements de courte durée sur des espaces restreints, des états transitoires et exceptionnels.

Au point où nous en sommes de notre étude, nous n’avons pas à rechercher comment cette neutralisation régulière et volontaire des forces s’accordait et pourrait encore s’accorder avec le but et avec l’essence de la guerre. Nous nous réservons d’approfondir plus tard cette question, nous contentant pour le moment de constater que les choses se passaient ainsi.

Ce n’est que depuis les guerres de la Révolution française que l’on a complètement renoncé à faire camper les armées sous la tente. Tout d’abord l’utilité que l’on peut tirer de ce mode de campement ne saurait entrer en ligne de compte avec les difficultés que l’énorme transport qu’il comporte impose, tout à la fois, à la rapidité et à la prolongation des mouvements ; puis, dans une armée de 100 000 hommes par exemple, on préfère remplacer les 6 000 bêtes de bât nécessaires au transport des tentes, par un supplément de 5 000 cavaliers ou de 100 à 200 bouches à feu.

Cette réforme a eu deux conséquences immédiates : une consommation d’hommes beaucoup plus grande, un appauvrissement beaucoup plus rapide du pays occupé par les troupes.

Quelque incomplet que soit, en effet, l’abri que présente une méchante toile, on ne saurait méconnaitre qu’en enlevant cet abri aux troupes, on les prive à la longue d’un grand soulagement. S’il ne s’agissait que de quelques nuits, la différence serait peu sensible parce que la tente n’abrite qu’imparfaitement du froid et de l’humidité ; mais lorsque les troupes doivent bivouaquer deux ou trois cents fois par an, si petite que soit cette différence elle devient importante par la fréquence même de sa répétition. Il en résulte bien vite de nombreux cas de maladie et, par conséquent, une perte d’hommes beaucoup plus considérable.

Quant au plus grand appauvrissement du pays par suite du bivouaquement habituel des troupes qui l’occupent, cette conséquence est trop naturelle pour qu’il soit nécessaire d’en exposer ici les raisons.

Ce serait cependant une erreur de croire que ce que l’action guerrière a gagné de force d’un côté à la suppression des tentes, elle l’a perdu de l’autre en raison des deux conséquences défavorables que nous venons d’énoncer, et que pour éviter, en partie du moins, ces deux inconvénients, l’on dût prendre dès lors des cantonnements plus fréquents et plus prolongés qu’auparavant, ou négliger d’occuper des positions sur lesquelles il eût été jadis possible de se maintenir en y plaçant les troupes sous la tente. Il est certain qu’il en eût été ainsi si la guerre fût restée ce qu’elle était précédemment ; mais elle subit elle-même à cette époque une transformation générale si radicale, qu’il devint désormais impossible de tenir compte de conséquences aussi secondaires. L’élément de la guerre a pris et conservé depuis lors une si grande violence, son énergie a atteint de telles proportions, que les anciennes périodes régulières de repos ont nécessairement dû disparaître, et que les forces opposées, se précipitant désormais sans trêve ni merci dans l’action, en poursuivent la solution dans un élan que rien ne peut arrêter. Il ne saurait donc être question, aujourd’hui, du changement que dans les anciennes conditions la suppression des tentes eût pu apporter à l’emploi des troupes. De nos jours, lorsqu’il faut camper on campe là où le but et le plan général l’exigent, que ce soit à couvert ou à la belle étoile, et sans plus se soucier de l’état du terrain que des conditions de la saison ou de la température.

Nous nous occuperons plus tard de la question de savoir si la guerre conservera cette violence dans toutes les circonstances et dans tous les temps. Il est certain que si elle perd jamais de cette énergie, la suppression des tentes prendra aussitôt de l’influence sur sa direction. Nous doutons néanmoins que, même dans ce cas, on en revienne jamais à l’usage général de faire camper les troupes sous la toile, par la raison qu’une fois que l’élément guerrier a pris une carrière aussi vaste, il ne revient plus que très momentanément sur ses pas, et cela dans des circonstances et dans des conditions tout à fait particulières, pour reprendre bientôt sa marche en avant avec toute la violence qui lui est propre.