Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 8

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 287-295).
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Les forces armées

CHAPITRE VIII.

mode d’action des corps avancés.


Nous venons de voir comment on est en droit de s’en rapporter, pour la sécurité de l’armée, à l’action que l’avant-garde et les corps latéraux exercent sur les approches de l’ennemi. Il va sans dire, cependant, que quelle que soit la force maximum que l’on puisse donner aux corps avancés, cette force sera toujours, eu égard aux efforts du gros de l’armée ennemie, très inférieure à celle des attaques qu’ils auront à supporter pendant de longues heures. Il est donc nécessaire d’entrer ici dans quelques développements pour faire ressortir comment, malgré cette disproportion matérielle, les corps avancés sont en état de remplir leur mission sans avoir à redouter des pertes très sérieuses.

Cette mission est double et consiste, nous le savons, à observer l’ennemi et à le retarder dans ses approches.

Alors même qu’ils n’auraient à remplir uniquement que la première partie de ce programme, les corps avancés devraient déjà présenter une force effective assez considérable, car, indépendamment de ce que de faibles détachements seraient promptement repoussés et, par suite, hors d’état de contenir l’ennemi, on sait que le cercle des observations d’une troupe grandit proportionnellement à l’effectif de cette troupe. Or, les corps avancés devant pousser leurs observations aussi loin que possible, il faut qu’ils soient en situation, par leur présence seule, de contraindre l’ennemi à déployer ses forces et à dévoiler ses intentions. S’il ne s’agissait pour eux que d’atteindre ce but unique, des corps avancés fortement constitués auraient simplement à attendre sur place que l’attaque ait dessiné ses dispositions préparatoires, et à se retirer ensuite sur le gros de l’armée. Mais comme ils ont, en outre, à retarder les approches de l’ennemi, leur rôle devient forcément actif, et exige impérieusement qu’ils possèdent en propre une véritable force de résistance.

On nous demandera sans doute ici comment il se peut faire qu’obligés à une si longue attente et destinés à présenter une résistance aussi énergique, les corps avancés ne soient pas nécessairement, par cela même, exposés aux pertes les plus grandes.

Nous allons nous expliquer à ce sujet. Les marches ne s’effectuent jamais en ligne de bataille constituée ; la chose serait matériellement impossible et créerait, d’ailleurs, une trop grande facilité d’observation pour l’adversaire. L’attaquant ne s’avance donc qu’en s’éclairant lui-même d’une avant-garde, et par conséquent lorsqu’il se heurte tout d’abord contre notre corps avancé, il ne dispose pas encore de la puissance écrasante et débordante du gros de son armée. Il est vraisemblable, cependant, car il aura sans doute pris ses mesures en conséquence, que son avant-garde sera supérieure à notre corps avancé ; il se peut même qu’elle soit suivie du corps de bataille, à une distance plus rapprochée que celle à laquelle nous nous trouverons nous-mêmes des troupes qui nous couvrent, et que, par suite et par le fait même qu’il est déjà en marche, le gros de l’ennemi parvienne promptement à une position d’où il pourra efficacement appuyer l’attaque de son avant-garde. Néanmoins, et malgré toutes ces circonstances, ce premier acte, pendant lequel notre corps avancé s’engagera avec les premières troupes de l’ennemi et n’aura à lutter qu’avec des forces sensiblement égales ou de très peu supérieures aux siennes, ce premier acte, disons-nous, nous donnera déjà le temps et le moyen d’observer l’attaque et de baser nos appréciations sur ses forces et sur ses intentions, sans que la retraite de notre corps avancé soit compromise.

D’ailleurs, pour peu qu’un corps avancé se trouve placé dans une position favorable, il pourra opposer une résistance bien moins compromettante pour lui dans les conditions que nous traitons ici, que dans toute autre circonstance où se présenterait une pareille disproportion de forces. Dans une lutte contre un ennemi supérieur, le principal danger consiste habituellement, en effet, dans la possibilité d’être tourné et attaqué de plusieurs côtés à la fois. Or placés comme ils le sont par rapport à l’armée, les corps couvrants ne sont que peu exposés à ce danger, par la raison que l’attaquant ne sachant jamais bien positivement à quelle distance se trouvent les secours que les corps avancés peuvent recevoir, est peu porté à faire exécuter des mouvements d’enveloppement à ses colonnes, dans la crainte de les exposer elles-mêmes à tomber entre deux feux. Les colonnes attaquantes restent donc généralement toutes à peu près à la même hauteur, jusqu’à ce que l’ennemi, suffisamment renseigné enfin, commence à dessiner son mouvement tournant sur l’une ou sur l’autre aile, mouvement qui débute toujours d’ailleurs avec tant de prudence et de circonspection, que les corps avancés ont encore tout le temps nécessaire pour se mettre en retraite avant qu’un danger sérieux ne les menace.

C’est principalement de la nature du terrain sur lequel l’action se passe et du degré de proximité des secours sur lesquels un corps avancé peut compter, que dépend la durée de la résistance effective qu’il peut opposer à une attaque de front ou à un commencement de mouvement tournant. Dans toutes les circonstances où cette résistance dépassera la mesure naturelle, que ce soit le fait de l’incapacité du commandement ou celui d’un dévouement héroïque nécessaire au salut de l’armée, il en résultera toujours d’énormes pertes pour le corps avancé. Ce ne sera donc que dans les cas les plus rares, alors seulement qu’une coupure considérable du terrain en donnera exceptionnellement l’occasion, qu’il pourra y avoir quelque intérêt à laisser un corps avancé prolonger sa résistance de pied ferme au delà des limites que nous venons d’indiquer ; encore cette prolongation de résistance partielle n’amènera-t-elle le plus généralement qu’un gain de temps presque inappréciable, seul résultat cependant que l’on puisse se proposer en agissant ainsi.

Normalement et rationnellement il ne faut donc chercher à maintenir l’ennemi et à le retarder dans ses approches que par les trois moyens suivants :

1o  En provoquant sa circonspection, et par conséquent la lenteur de sa marche.

2o  En prolongeant autant que la prudence le permet, mais jamais plus, la résistance de pied ferme.

3o  En n’exécutant la retraite qu’aussi lentement que possible.

Cette retraite devra être aussi lente et aussi mesurée que le permettra la sécurité des troupes qui l’exécuteront. Celles-ci devront se reformer et renouveler la lutte de pied ferme sur toutes les positions qu’elles rencontreront sur la ligne de retraite, ce qui forcera l’ennemi à prendre de nouvelles dispositions d’attaque et de manœuvre, et le retardera d’autant dans sa marche. Il arrivera parfois même que la lutte et la résistance se manifesteront plus puissantes sur les nouvelles positions.

Il faut donc que le combat de pied ferme et le mouvement de retraite se pénètrent l’un l’autre, et que la lutte ne perde de durée sur un point donné, que pour se reproduire, toujours aussi vigoureuse, sur une série d’autres points.

Tel est le mode de résistance d’un corps avancé. Le résultat qu’amène cette résistance dépend avant tout de la force effective du corps avancé et de la nature du terrain sur lequel il est placé, en second lieu de la longueur de la ligne de retraite qu’il a à parcourir, et enfin de l’appui que peut lui porter et de la façon dont le peut recueillir la portion de l’armée qu’il a mission de couvrir.

En supposant même que le corps avancé ne soit attaqué que par des forces égales aux siennes, un petit détachement ne serait pas en état d’opérer une aussi longue résistance qu’un corps de troupe considérable, car plus les masses sont fortes et plus elles ont besoin de temps pour développer leur action, de quelque nature d’ailleurs que soit cette action. Sur un terrain montagneux les approches de l’ennemi demandent déjà beaucoup plus de temps, et la retraite s’effectue elle-même avec beaucoup plus de lenteur, car le corps avancé trouve dans chaque position nouvelle, et il s’en présente alors à chaque pas, des éléments de résistance bien autrement puissants et bien autrement dangereux pour l’ennemi.

Il est certain que la longueur de la retraite d’un corps avancé et par suite le temps que fait gagner la durée de sa résistance augmentent l’un et l’autre d’une manière absolue, en raison de la distance à laquelle ce corps est détaché de l’armée ; mais comme, par contre, plus le corps avancé est éloigné, moins il est soutenu par l’armée et plus, par conséquent, sa résistance perd d’intensité, il en résulte en somme que le mouvement de retraite est relativement d’autant plus rapide que le corps avancé est plus éloigné.

Quant à la grande influence que doit exercer sur la prolongation et l’intensité de la résistance d’un corps avancé, la certitude qu’il peut avoir d’être vigoureusement soutenu en cas de besoin et d’être recueilli au moment nécessaire, cela ne saurait faire un doute, car il va de soi que moins ce corps aura à veiller à sa sécurité personnelle et plus il aura la libre disposition de l’intégralité de ses forces.

Alors que l’ennemi n’attaque les corps couvrants que dans la seconde moitié de la journée, cela constitue déjà en soi un grand avantage et un gain de temps considérable pour la défense. Il est rare, en effet, qu’une attaque commencée trop tard pour réussir dans la même journée puisse continuer pendant la nuit. C’est donc autant d’heures nouvelles gagnées par l’armée attaquée pour les dispositions qu’elle a à prendre. C’est ainsi qu’il arriva, en 1815, que l’armée prussienne put disposer de plus de 24 heures pour effectuer sa concentration, lorsque, sur le faible parcours de Charleroy à Ligny, 2 milles (18 kilomètres) à peine, le 1er  corps de cette armée, fort de 30 000 hommes sous les ordres du général Ziethen, opposa une si longue résistance à la marche des 120 000 hommes de Bonaparte. Le général Ziethen fut attaqué, en effet, le 15 juin vers 9 heures du matin, tandis que la bataille de Ligny ne commença que le 16 vers 2 heures de l’après-midi. Il est vrai que le corps du général Ziethen paya chèrement cette belle résistance, car il perdit dans cette circonstance de 5 à 6 000 hommes en tués, blessés ou prisonniers.

Les résultats suivants, fournis par l’expérience, peuvent servir de bases extrêmes à l’évaluation de la durée de la résistance qu’un corps avancé est en état d’opposer, selon la distance à laquelle il est détaché de l’armée.

Depuis le moment où elle est attaquée jusqu’à celui où elle est recueillie, une division de 10 à 12 000 hommes, portée à 4 milles (30 kilomètres) en avant et appuyée par une quantité suffisante de cavalerie, est en mesure, sur un terrain ordinaire tant soit peu favorable à la défense, de contenir l’ennemi pendant un laps de temps environ une demi-fois supérieur à celui qu’elle devrait consacrer a sa retraite seule.

Dans les mêmes conditions de force et de terrain, mais détachée seulement à 1 mille (7 kilomètres 1/2) en avant de l’armée, cette division maintiendra certainement l’ennemi pendant un temps double ou triple de celui qu’elle mettrait à se retirer simplement sur l’armée.

Ainsi donc, lorsque la division d’avant-garde aura été portée à une distance de 4 milles (30 kilomètres) en avant de l’armée, cette distance ne pouvant être parcourue qu’en 10 heures dans les circonstances ordinaires, il s’écoulera vraisemblablement 15 heures entre le moment où l’ennemi se portera sur l’avant-garde et celui où l’armée devra entrer elle-même en action. Si au contraire l’avant-garde ne se trouve détachée qu’à 1 mille (7 à 8 kilomètres) en avant, se sentant alors appuyée de plus près par le gros de l’armée, sa résistance sera dès le principe beaucoup plus effective. Or les dispositions d’attaque de l’ennemi restant forcément les mêmes dans les deux cas, il en résultera que dans le second l’armée disposera certainement encore de 2 à 3 heures pour le moins, et parfois même de 4 à 6 pour se préparer au combat.

Il découle de là, et l’expérience confirme généralement le calcul, que dans la première supposition l’ennemi n’arrivera que très difficilement à repousser l’avant-garde et à pouvoir attaquer le gros de l’armée dans la même journée. Or comme on gagne ainsi une nuit entière, on voit quel avantage il y a à se couvrir d’une avant-garde portée aussi loin en avant que la prudence le peut permettre.

Ne perdons pas de vue, néanmoins, que même dans la seconde supposition l’ennemi devra entrer en action dès la première partie de la journée, s’il veut arriver le même jour à repousser l’avant-garde et à livrer bataille avant que la nuit ne s’y oppose.

Quant aux corps couvrants des ailes, nous avons déjà dit quelle était leur mission. Dans la plupart des cas leur résistance ne saurait retarder que très momentanément l’action générale de l’armée. Le mieux est de les considérer comme des sortes d’avant-gardes latérales, placées tout à la fois en avant et sur les ailes de l’armée. Leur mouvement rétrograde ne peut se produire qu’obliquement, d’où il résulte que l’armée n’a pas autant de facilité pour les recueillir qu’alors qu’il s’agit d’une avant-garde proprement dite. Ils se trouveraient donc, par cela seul, exposés à de plus grands dangers si la force d’impulsion de l’ennemi n’était pas elle-même généralement plus faible sur les ailes que sur le centre. D’ailleurs, dans les circonstances les plus défavorables ces corps ont l’espace nécessaire pour prolonger, sans compromettre directement par là le gros de l’armée, leur mouvement de retraite plus longtemps que ne le pourrait faire un corps d’avant-garde.

C’est au moyen d’une puissante cavalerie qu’il convient le mieux de recueillir les corps avancés lorsqu’ils se replient devant l’ennemi. C’est ce qui explique pourquoi l’on place généralement la réserve de cette arme entre l’armée et les corps avancés, dès que ceux-ci sont portés à une distance considérable.

Nous terminerons l’étude de ce sujet par les conclusions suivantes :

C’est moins par leur action effective que par le fait même de leur présence, moins en combattant qu’en menaçant sans cesse de combattre, que les corps avancés remplissent leur mission. Ils n’enrayent pas l’action de l’ennemi, mais comme un pendule ils en modèrent et en règlent les mouvements, et permettent ainsi d’en reconnaître le mécanisme et la portée.