Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 2

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 205-208).
Les forces armées

CHAPITRE II.

théâtre de guerre. — armée. — campagne.


Ces trois sujets se présentent à la guerre dans des conditions si constamment différentes de dimensions, d’espace et de temps, que leur nature même se refuse à une définition précise. Cependant, afin de ne pas courir le risque de n’être pas toujours compris, nous adopterons les définitions consacrées par l’usage, en cherchant, toutefois, à les rendre un peu plus claires.


1o  — théâtre de guerre.


On entend généralement sous cette expression une partie du territoire en état de guerre, telle qu’elle soit protégée et couverte sur ses côtés, de manière à constituer en quelque sorte à elle seule une portion indépendante de territoire. Des places fortes, de grands espaces de terrain, ou même un éloignement considérable des autres points où règne la guerre peuvent être les objets qui couvrent et garantissent les côtés d’un théâtre de guerre. Il ne convient donc pas de considérer un espace ainsi délimité comme une simple portion du tout que constitue le territoire en état de guerre, mais bien comme une petite sphère indépendante d’opérations, et ce sera d’autant plus le cas, que les changements que produiront les événements militaires sur les autres points n’auront qu’une influence plus indirecte sur l’espace que nous voulons définir ici. Il existe d’ailleurs un autre caractère distinctif plus absolu auquel on peut reconnaitre les différents théâtres d’une même guerre. On peut, en effet, se représenter des circonstances telles, que le même belligérant puisse à la fois agir offensivement et en progressant sur un point isolé, et se trouver réduit à la défensive, parfois même à la retraite sur un autre. Ce sont certainement là des exemples qui ne se rencontrent que rarement avec des nuances aussi nettes et aussi tranchées, mais le fait seul qu’ils peuvent se présenter nous autorise à les prendre pour base de notre raisonnement.


2o  — armée.


Étant donnée la définition précédente d’un théâtre de guerre, on peut définir une armée la réunion des troupes qui y sont rassemblées pour servir la même cause.

Ce n’est manifestement pas là cependant le sens exact de l’expression que l’usage a consacrée. En 1815, par exemple, les deux armées commandées l’une par Blücher et l’autre par Wellington, bien qu’elles fussent réunies pour la même cause et sur le même théâtre de guerre, n’en conservèrent pas moins, chacune individuellement, la dénomination d’armée. On peut donc aussi donner ce nom à la réunion des troupes soumises à un seul et même commandement supérieur. D’ailleurs ces deux définitions diffèrent peu l’une de l’autre, car là où les dispositions sont normalement prises, il ne peut y avoir sur un même théâtre de guerre qu’un commandement supérieur unique, et l’indépendance du général en chef doit toujours être proportionnée à la responsabilité que comporte le commandement dont il est revêtu.

Du reste, ainsi que l’exemple s’en est présenté entre autres pour l’armée du Nord, pour celle de Silésie et pour d’autres armées en 1813, lorsque par suite de combinaisons politiques ou militaires, des armées qui précédemment agissaient isolément, se trouvent réunies en une seule grande armée sur un même théâtre de guerre, ce n’est pas parce qu’elles représentent, les unes et les autres, une force absolue, qu’on conserve à chacune la dénomination d’armée ; on obéit uniquement alors à la force de l’habitude en continuant à leur donner un titre qu’elles portaient séparément tout d’abord, mais qui, dans le fait, ne leur convient plus. Logiquement on ne doit partager qu’en grands corps et non pas en plusieurs armées, les grandes masses de troupes qui sont destinées à agir dans un but commun sur un même théâtre de guerre, et ce serait même agir contre l’usage qui, dans ce cas, ne s’est pas écarté de la logique.

D’un autre côté, le titre d’armée ne saurait convenir à l’ensemble des corps de partisans qui agissent séparément et avec l’indépendance qui leur est propre, dans une province éloignée. Cependant on doit remarquer que personne ne s’étonne de voir donner, dans l’histoire des guerres de la Révolution française, le nom d’armée vendéenne à une armée qui n’a eu, la plupart du temps, qu’un effectif fort restreint.

On voit donc qu’en général les idées d’armée et de théâtre de guerre se tiennent l’une l’autre en corrélation et marchent de pair.


3o  — campagne.


Bien que l’on désigne souvent sous la dénomination de campagne la totalité des événements militaires qui, dans le courant d’une année, se produisent sur l’ensemble des différents théâtres d’opérations d’une guerre, c’est avec plus de raison que sans se renfermer strictement dans cette limite, on n’applique généralement le nom qu’à la réunion des événements accomplis sur un seul et même théâtre d’opérations. De nos jours, en effet, on ne prend plus comme autrefois des quartiers d’hiver aussi invariables que prolongés, et par suite les guerres modernes ne se partagent plus d’elles-mêmes en campagnes annuelles. Comme, d’un autre côté, les événements qui se produisent sur un même théâtre de guerre se divisent forcément en certaines grandes périodes marquées par les actes les plus importants du drame guerrier ou par les complications et les revirements qui en sont la suite, il faut tenir compte de ces temps d’arrêt naturels, et attribuer ainsi à une campagne la somme absolue des événements qui s’y rattachent. Il ne viendra à l’idée de personne, par exemple, de faire finir la campagne de 1812 au moment où le 1er  janvier 1813, les deux armées se trouvaient sur la Mémel, et d’attribuer à la campagne de 1813 le restant de la retraite des Français au delà de l’Elbe, car manifestement ce ne fut là que la fin de la retraite de Moscou.

Il n’y a aucun inconvénient, d’ailleurs, à ce que cette définition ne soit pas plus nettement fixée, ce n’est pas une définition philosophique, et elle n’est destinée qu’à donner un peu plus de clarté à une expression fréquemment usitée.