Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 13

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 189-192).

CHAPITRE XIII.

retraite après une bataille perdue.


La bataille est perdue ; l’armée n’y a pas moins épuisé ses forces morales que ses forces physiques. À moins de circonstances exceptionnellement avantageuses une seconde bataille livrée dans ces conditions conduirait à la déroute. C’est là un axiome militaire. Il faut donc se mettre en retraite, et d’après la nature même des choses, rétrograder jusqu’à ce que l’arrivée de renforts suffisants, la proximité d’une place forte importante, l’appui d’une puissante coupure du terrain, ou parfois l’extension seule que le vainqueur est obligé de donner à ses forces en avançant, aient enfin rétabli l’équilibre. Le chiffre des pertes éprouvées et la grandeur de la défaite doivent naturellement aussi entrer ici dans le calcul, moins encore cependant que le caractère du vainqueur, et il n’est pas rare de voir des armées se rallier, se reformer et prendre position à peu de distance du champ de bataille sur lequel elles ont été battues, alors bien cependant que rien n’ait encore pu modifier les rapports désavantageux dans lesquels elles se trouvent depuis leur défaite.

Lorsqu’il en est ainsi, c’est au manque d’énergie du vainqueur ou au faible degré de la prépondérance que la victoire lui a donnée qu’il le faut attribuer.

Pour tirer parti de cette faiblesse morale ou matérielle de l’adversaire, pour l’augmenter même, mais surtout pour maintenir à leur niveau les forces morales des troupes qui viennent d’être battues, il importe de ne pas céder un pouce de terrain de plus que les circonstances ne l’exigent. Il faut donc que la retraite soit aussi lente que possible, entremêlée d’actions de résistance lorsque le terrain le permet, et de retours offensifs vigoureux dès que le poursuivant se montre trop pressant. C’est ainsi que comme le lion blessé, un grand général n’abandonne qu’à pas mesurés le terrain sur lequel il ne peut plus vaincre.

Il est vrai que dans des situations dangereuses dont un général expérimenté eût cherché à se dégager au plus vite, on a vu maintes fois perdre un temps précieux en vaines formalités ; mais ces situations n’ont aucun rapport avec la question que nous traitons ici. Dans une retraite générale après une bataille perdue, on se tromperait du tout au tout si l’on croyait gagner du temps et réparer ses affaires par quelques marches forcées. Les premiers mouvements doivent être aussi limités que possible, et il faut avant tout chercher à ne pas se laisser imposer la loi par le vainqueur. Il est certain que lorsque la poursuite est énergique, on n’arrive à ce résultat qu’en engageant des combats meurtriers ; mais la non-observation du principe conduit à la démoralisation des troupes et fait tomber plus de traînards aux mains du poursuivant qu’on ne sacrifierait d’hommes dans de vigoureux engagements d’arrière-garde.

Une puissante arrière-garde formée des meilleures troupes et commandée par le général le plus notoirement énergique, un judicieux emploi de toutes les ressources qu’offre le terrain, de fortes embuscades chaque fois que la contrée et la hardiesse de l’ennemi en fournissent l’occasion, des retours offensifs exécutés parfois par l’armée entière, voire même de véritables petites batailles improvisées à propos, tels sont les moyens d’application de ce principe.

Il va de soi que la retraite présentera d’autant plus de difficultés pour le vaincu que les conditions dans lesquelles il aura livré la bataille lui auront été plus défavorables et que la victoire y aura été plus disputée. Les batailles d’Iéna et de la Belle-Alliance (Waterloo) fournissent de frappants exemples du désordre inévitable de toute retraite exécutée par une armée qu’on a laissée lutter jusqu’à épuisement contre un ennemi supérieur.

Quelques auteurs, Lloyd et Bulow entre autres, conseillent d’exécuter la retraite par grandes masses séparées, suivant des directions divergentes. Autant ce partage est logique quand on n’y a recours que pour marcher avec plus de facilité et en conservant toujours la possibilité de se concentrer pour une action commune, autant nous le tenons ici pour fautif, irrationnel et dangereux. Affaibli et désuni par sa défaite, le premier besoin du vaincu est, en effet, de réunir ses troupes afin d’y rétablir l’ordre, le courage et la confiance. Il faudrait que le vainqueur fût aussi timide qu’inexpérimenté pour qu’on pût l’arrêter ainsi, dans la poursuite de son succès, par la crainte chimérique qu’une pareille manœuvre lui inspirerait pour ses flancs. Il peut certainement se faire que les rapports stratégiques dans lesquels on se trouve après la bataille exigent que l’on se couvre à droite et à gauche par des corps détachés, mais on ne peut en tout cas considérer cela que comme une aggravation de la situation et, d’ailleurs, on ne sera que rarement en état d’y faire face dès le premier jour de la retraite.

Frédéric le Grand, après avoir perdu la bataille de Collin et levé le siège de Prague, ne se retira sur trois colonnes que parce que la position de ses forces et la nécessité de couvrir la Saxe ne lui permirent pas d’agir autrement. Quant à Bonaparte, s’il n’eût pas à se repentir d’avoir fait rétrograder Marmont sur l’Aube après la bataille de Brienne tandis qu’il passait lui-même la Seine et se dirigeait vers Troyes, il ne le dut qu’à ce que les Alliés, au lieu de le poursuivre, commirent également la faute de se diviser. Blücher, en effet, s’étant porté sur la Marne, Schwarzenberg craignant de ne plus disposer d’assez de forces n’avança plus qu’avec hésitation et lenteur.