Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 12

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 175-188).

CHAPITRE XII.

moyens stratégiques d’utiliser la victoire.


Inaperçue dans l’ingrate et difficile tâche de la préparation de la victoire, la science du stratège se manifeste au grand jour dans la poursuite du succès.

Nous ne serons que plus tard en mesure de rechercher quel peut être le but particulier d’une bataille en dehors de l’anéantissement même des forces armées de l’ennemi, comment elle engrène dans le système entier de la guerre, et jusqu’où les rapports préexistants permettent d’étendre les effets de la carrière ouverte par elle au vainqueur. Nous pouvons cependant déjà considérer comme définitivement acquis que, pour toutes les situations réalisables, si faible que soit l’élan donné par la victoire, il doit toujours pour le moins conduire au delà des premiers pas de la poursuite.

La bataille et la poursuite constituent deux actes essentiellement distincts. La première cesse et la seconde commence au moment où renonçant à la lutte, l’adversaire battu rompt le combat et cède la place à l’autre. Dès lors s’établit une situation nouvelle et, de part et d’autre, les efforts prennent une direction différente, le vaincu cherchant par la retraite à se soustraire aux lois du vainqueur, et celui-ci s’efforçant par la poursuite immédiate et la récolte des trophées qui en est généralement la conséquence, d’augmenter la puissance et la portée d’une victoire, habituellement trop faible encore au moment où elle se décide, pour pouvoir telle quelle exercer une influence considérable sur la suite des événements.

Les mouvements qui précèdent immédiatement une grande bataille ont la plupart du temps un caractère de si grande urgence que les forces physiques sont déjà fort affaiblies des deux côtés lorsque l’action s’engage. Les longs efforts de la lutte achèvent d’épuiser les troupes. Il en résulte qu’au moment où la décision se prononce, l’ordre primitif et l’union ne sont guère moins troublés chez celui des deux adversaires que le sort favorise que chez l’autre. Il lui faut tout d’abord rassembler ses éléments dispersés, les reformer et en renouveler les munitions avant que de leur imprimer une direction nouvelle. Bref la victoire le trouve généralement dans un état de crise tel, qu’il est instinctivement porté à craindre soit de la compromettre en s’engageant avec trop de précipitation dans un combat désavantageux, soit même de la voir lui échapper en fin de compte, si les forces qui se retirent devant lui ne constituent pas le gros de l’armée ennemie et sont en situation d’être prochainement recueillies par elle ou d’en recevoir des renforts considérables.

On comprend que cette dernière considération suffise à mettre promptement fin à la poursuite ou, du moins, à en beaucoup restreindre l’élan.

Dans ce moment d’ailleurs, toutes les fatigues, tous les besoins, toutes les faiblesses même de l’armée agissent sur l’esprit et pèsent sur les décisions du commandant en chef. De tant de milliers d’hommes placés sous ses ordres, le plus petit nombre voit seul au delà de l’heure présente, et sollicité par le sentiment vrai de la situation, aspire à poursuivre énergiquement le succès et à le parfaire, tandis que la masse épuisée par la lutte et désireuse de se soustraire enfin au danger ne songe qu’à prendre un repos que la victoire semble lui promettre, et que dans sa pensée tout nouvel effort ne pourrait que retarder sans profit nouveau. Ces sentiments dont il a conscience se font jour et s’affirment jusque dans l’entourage et les conseils du général en chef qui, moralement et physiquement plus ou moins éprouvé déjà par les efforts qu’il a dû faire, ne leur résiste qu’en raison de l’énergie et de la soif de gloire dont il est animé, et peut-être même de la rudesse de cœur qui le caractérise. Telle est la seule manière dont on se puisse expliquer que dans des conditions de supériorité personnelle incontestable, tant de généraux se montrent irrésolus et faibles dans la poursuite de la victoire.

Quelle qu’en soit l’énergie cependant, le premier élan de la poursuite ne dépasse généralement pas la première journée, et ne s’étend que rarement à la nuit suivante. Passé cette extrême limite le besoin de se reposer et de se refaire s’impose impérieusement au vainqueur lui-même.

Quant à la manière de procéder à la poursuite immédiate, on peut :

1o N’y employer que la cavalerie seule ;

2o La faire exécuter par une forte avant-garde composée de toutes armes et appuyée de toute la cavalerie ;

3o Y porter, enfin, l’armée victorieuse entière.

À moins que le désordre ne soit considérable dans l’armée battue on ne peut guère se promettre, par le premier de ces procédés, que d’observer l’ennemi sans l’inquiéter ni le pousser beaucoup. Arme auxiliaire, en effet, la cavalerie employée seule n’exerce d’action que contre des bandes déjà désunies, et il suffit ici de quelques réserves encore fraîches pour l’arrêter net à la première coupure insignifiante du terrain.

Le deuxième procédé est déjà plus efficace, car à moins qu’il ne se rencontre une position forte sur laquelle l’ennemi puisse se reformer et établir son arrière-garde, une avant-garde composée de toutes armes est en situation de le malmener tant qu’elle se sent à portée d’être soutenue, c’est-à-dire, en général, pendant une ou deux heures au moins.

Le troisième procédé est naturellement de beaucoup le plus puissant, et tant que les forces de l’armée victorieuse lui permettent de prolonger la poursuite, sur ses moindres dispositions d’attaque ou de mouvement tournant, l’armée battue abandonne successivement la plupart des positions favorables qu’elle rencontre dans sa retraite et sur lesquelles elle fait tout d’abord mine de vouloir résister.

Nous avons dit que quelle que soit la vigueur de la première poursuite, l’arrivée de la nuit y met habituellement fin. Ce n’est que dans les plus rares circonstances que l’action prenant une exceptionnelle énergie se prolonge jusqu’au jour suivant. Quand on réfléchit à la part qu’il faut toujours abandonner au hasard dans les combats de nuit, on comprend facilement que le vainqueur redoute d’aventurer ses forces dans l’obscurité, alors que depuis l’issue de la bataille il n’a encore que si sommairement pu y rétablir l’ordre et en régulariser la marche. Dans ces conditions, en effet, à moins de la vertu guerrière la plus éprouvée dans les troupes victorieuses et d’une grande désunion dans l’armée battue, il y aurait témérité folle à continuer la poursuite. Dans la règle et alors même que la bataille ne s’est décidée que fort tard dans la journée, l’arrivée de la nuit arrête donc l’élan du vainqueur et permet au vaincu soit de se rallier immédiatement et de se reposer, soit de continuer son mouvement de retraite et de prendre de l’avance. Dès lors la situation de celui-ci est sensiblement meilleure, les hommes dispersés se retrouvent, les divisions désunies se reforment, l’ordre se rétablit, on renouvelle les munitions, et tout engagement consécutif, si peu favorable qu’en puisse d’ailleurs encore être l’issue, constituera du moins une action nouvelle et ne sera plus la continuation désastreuse d’une bataille perdue.

On comprend par contre, et les batailles de Leuthen et de la Belle-Alliance (Waterloo) en donnent de frappants exemples, que lorsque le vainqueur est en situation de continuer la poursuite pendant la nuit entière, alors même qu’il n’y peut porter qu’une forte avant-garde composée de toutes armes, il augmente extraordinairement la grandeur, la portée et les effets de la victoire.

Il est clair que l’exécution de la poursuite ressortit tout entière à la tactique, et nous n’insistons tant ici sur le sujet qu’en raison de l’extrême différence que le plus ou moins d’énergie qu’on y consacre apporte dans les effets ultérieurs que produit la victoire.

Il est certain que les exigences du plan à poursuivre et les rapports généraux dans lesquels se trouve le vainqueur peuvent s’opposer à ce qu’il tire tous les résultats positifs que comporte une victoire remportée dans une bataille générale, c’est-à-dire dans une action à laquelle de part et d’autre toutes les forces ont pris part. Néanmoins et à de si rares exceptions près que cela ne saurait infirmer le principe, le vainqueur peut toujours affirmer et grandir son succès par la poursuite immédiate du vaincu jusqu’à la première position sur laquelle celui-ci se trouve en situation de s’arrêter et d’opposer quelque résistance. C’est en cela surtout que l’exemple des dernières guerres a ouvert une carrière absolument nouvelle à l’énergie de l’action. Dans les guerres précédentes, la direction paralysée par des préjugés et maintenue dans les limites les plus étroites par des restrictions conventionnelles, ne visait guère qu’à l’honneur de vaincre et au prestige des armes. L’anéantissement des forces armées de l’ennemi n’étant dès lors considéré que comme l’un des nombreux mais non comme le suprême et encore moins comme l’unique des moyens d’arriver aux fins de la guerre, il suffisait que l’un des adversaires abaissât son épée, pour que l’autre se déclarât satisfait et remit la sienne au fourreau. Dès que la décision se prononçait dans une bataille, il semblait donc naturel que le vainqueur s’en contentât, et on regardait toute effusion consécutive de sang comme une cruauté inutile. Cette fausse et sentimentale philosophie ne motivait peut-être pas à elle seule la détermination, mais elle ouvrait la porte et donnait du poids à une foule de considérations paralysantes, telles que la fatigue des troupes, leur besoin de repos et les difficultés que présentait la poursuite.

Sans doute il convient d’autant mieux de ménager ses instruments qu’on n’en dispose pas d’autres, puisqu’il s’agit ici d’une victoire remportée dans une bataille générale, et que d’ailleurs, ainsi qu’il en est toujours dans la progression de l’offensive, il est à prévoir que le moment se présentera où ces instruments auront grand’peine à suffire à leur tâche ; mais ici le calcul est faux cependant, en ce que, dans une poursuite, les pertes du vainqueur ne peuvent être qu’incomparablement plus faibles que celles du vaincu.

Ainsi s’explique que dans les guerres de cette époque on ne voit que des héros tels que Charles XII, Marlborough, Eugène et Frédéric II, ajouter aux effets d’une victoire déjà décisive, par elle-même la toute-puissance d’une poursuite énergique, tandis que la masse des autres généraux se contentaient de rester en possession du champ de bataille.

L’importance, l’étendue et la multiplicité des rapports d’où sont sorties les dernière guerres, ont imprimé un tout autre caractère à leur direction, et dès que la victoire s’accuse, le principal soin du vainqueur est aujourd’hui d’en grandir les résultats par la poursuite du vaincu, et lorsque exceptionnellement les choses ne se passent pas ainsi, ce ne peut plus être désormais qu’en raison de causes spéciales.

C’est la supériorité de leur cavalerie qui sauva seule les Alliés d’une déroute complète à Gœrschen (Lutzen) et à Bautzen, et si les Français ne furent pas écrasés à Gross-Beeren et à Dennewitz, il ne le durent qu’au mauvais vouloir qu’y apporta le prince royal de Suède. À Laon encore, ce ne fut que l’état de faiblesse du vieux Blücher qui les sauva d’une défaite certaine.

Quant à la bataille de Borodino (la Moskowa), tandis que pour en expliquer les résultats négatifs certains écrivains, et parmi eux les plus grands admirateurs de Bonaparte (Vaudancourt, Chambray, Ségur), le blâment de n’avoir pas employé ses dernières forces à expulser l’armée russe du champ de bataille et à la détruire, d’autres se contentent de la classer au nombre des batailles que nous avons déjà dit être très rares, dans lesquelles les rapports qui enserrent le vainqueur exercent une si grande tyrannie sur lui, qu’ils paralysent son action dès que la décision se prononce et l’empêchent d’en grandir la portée par l’énergique poursuite du vaincu. Nous déclarons ces deux opinions aussi fausses l’une que l’autre.

Nous ne pouvons, pour le prouver, exposer ici en détail quelle était la position des deux armées ; cela nous entraînerait trop loin. Toujours est-il que Bonaparte, dont les corps qui prirent part à la bataille de Borodino n’y portèrent en ligne que 120 000 combattants, alors qu’au passage du Niémen leur effectif montait encore à 300 000 hommes, pouvait avoir la redoutable préoccupation de ne plus disposer d’assez de monde, après la bataille, pour marcher sur Moscou, point objectif de tous ses calculs. Dans les limites qu’il se contenta de lui donner, la victoire de Borodino semblait au contraire le laisser en situation d’arriver à ce résultat. Il était peu probable, en effet, que pendant les huit jours encore nécessaires aux Français pour atteindre Moscou, l’armée battue fût de nouveau en mesure de leur en disputer la route. Bonaparte espérait conclure la paix dans cette ville, ce à quoi la destruction de l’armée russe eût puissamment contribué, il est vrai, mais encore fallait-il avant tout arriver à Moscou, et y arriver en maître, c’est-à-dire avec assez de forces pour en imposer à l’opinion publique et au gouvernement. Or ce qu’il y porta d’hommes n’y suffit pas ; à plus forte raison en eût-il été de même si, pour rendre sa victoire plus décisive, il en eût encore sacrifié un plus grand nombre à Borodino. C’est là ce qui explique et justifie complètement à nos yeux la manière dont Bonaparte procéda dans cette bataille.

Quant à la seconde opinion, les mêmes raisonnements en montrent l’inanité. Dès 4 heures de l’après-midi la victoire était irrévocablement acquise aux Français, bien avant qu’ils pussent songer à en augmenter la portée par la poursuite du vaincu. Les Russes, en effet, occupaient encore la plus grande partie du champ de bataille et étaient résolus à ne le céder qu’après la plus énergique résistance. Pour les en chasser il eût donc fallu renouveler l’attaque, ce qui se fût infailliblement terminé par leur défaite complète il est vrai, mais eût encore coûté beaucoup de sang au vainqueur.

On voit ainsi que ce n’est nullement en raison des rapports dans lesquels il se trouvait, qu’à Borodino Bonaparte n’a pas grandi la victoire par la poursuite du vaincu, et que cette bataille, comme celle de Bautzen d’ailleurs, doit être comptée au nombre de celles qui n’ont pas été parachevées, avec cette différence entre les deux toutefois, qu’alors que dans la première le vainqueur se contenta d’une demi-victoire, parce que complète celle-ci lui eût coûté trop cher, dans la seconde le vaincu, grâce à la supériorité de sa cavalerie, parvint sans être mis en déroute à s’éloigner du champ de bataille.

Si nous retournons à notre sujet, il résulte des considérations que nous venons de présenter que c’est l’énergie de la première poursuite qui détermine principalement la valeur de la victoire, que cette première poursuite constitue le second et très fréquemment le plus important des actes de la victoire, et que par suite la stratégie est fondée à en exiger l’exécution de la part de la tactique.

On ne saurait cependant habituellement se contenter de l’augmentation de résultat que donne ce premier élan, car ce n’est que dans la continuation de la poursuite que la carrière ouverte par la victoire atteint son complet développement. Or nous l’avons déjà dit, la généralité des rapports dans lesquels se meut le vainqueur entrent ici en considération, et nous ne pourrons que plus tard apprendre à les connaître, mais rien ne s’oppose néanmoins à ce que dès à présent nous indiquions quels sont les traits généraux de la prolongation de la poursuite.

On dispose ici, de nouveau, de trois procédés différents :

1o En se bornant à suivre le vaincu pas à pas, on le contraint déjà à prolonger son mouvement de retraite jusqu’à ce qu’il se croie en situation de recommencer le combat. On s’empare ainsi de tout ce qu’il laisse inévitablement derrière lui dans une marche prolongée exécutée dans de si déplorables conditions : blessés, malades, hommes épuisés, bagages et équipages de toutes sortes.

2o Lorsqu’au lieu de laisser le vaincu s’arrêter là où chaque jour la fatigue le porte à le faire, on exige de lui une soumission plus complète et un plus grand abandon de terrain en lançant une puissante avant-garde à l’attaque de son arrière-garde dès que celle-ci fait mine de vouloir s’arrêter et de prendre position, on imprime à sa retraite un caractère de fuite qui en augmente considérablement le désordre. Rien ne démoralise plus les troupes, en effet, qu’alors qu’au moment où elles croient enfin pouvoir se reposer, le canon de l’ennemi se fait de nouveau entendre, et pour peu que l’attaque générale recommence chaque matin au point du jour, le procédé atteint bientôt un degré tel de puissance que pour se soustraire à cette incessante importunité le vaincu en arrive généralement soit à lever le camp pendant l’obscurité pour prendre position plus en arrière, soit même à continuer à marcher durant la nuit entière, tandis que le gros de l’armée victorieuse peut tranquillement se livrer au sommeil.

Beaucoup d’autres objets et particulièrement l’entretien des troupes, les grands obstacles du terrain et la proximité des grandes villes exercent cependant aussi, en pareil cas, de l’influence sur les dispositions à prendre pour les marches et pour les formations, de sorte qu’il y aurait de la pédanterie à vouloir démontrer qu’alors qu’il apporte cette extrême vigueur à poursuivre le vaincu, le vainqueur peut toujours ainsi faire reposer la majeure partie de ses propres forces en contraignant l’adversaire à prolonger la marche des siennes pendant la nuit ; mais il lui suffit d’imprimer ce caractère à la poursuite pour en augmenter considérablement la puissance et les effets. Il est certain toutefois, qu’il est plus commode pour le poursuivant de prendre son camp vers le milieu de la journée, de vaquer à la recherche des denrées qui lui sont nécessaires, et de laisser la totalité de ses troupes se reposer pendant toute la nuit, que de n’ordonner ses mouvements qu’au moment même de les exécuter, d’échanger chaque jour des coups de canon et des coups de fusil pendant plusieurs heures avec l’ennemi, de rester incessamment en contact avec lui et de chercher à le tourner, toutes choses qui exigent une dépense formelle de dispositions tactiques. À la guerre, les fatigues sont si nombreuses que l’homme est instinctivement porté à se soustraire à celles qui n’ont pas un caractère impérieux d’urgence, et c’est ainsi que s’explique que malgré la puissance du procédé on n’en trouve que si rarement l’application dans l’histoire. Bien que les Français se soient toujours particulièrement distingués à ce propos, Bonaparte lui-même n’a pas osé y recourir en 1812 en Russie, par la raison que les fatigues de la campagne menaçaient déjà seules d’anéantir son armée avant qu’elle atteignît son objectif.

3o Enfin le troisième et le plus efficace des procédés consiste à marcher parallèlement à l’ennemi en retraite.

Toute armée battue a nécessairement derrière elle un premier objectif plus ou moins éloigné, sur lequel il lui importe de ne pas se laisser devancer, que ce soit un défilé par lequel il lui faille passer, un point sur lequel elle compte trouver du renfort, une position forte, une ville importante ou un magasin.

Si dans ces conditions le vainqueur prenant une direction parallèle à celle de l’ennemi, se porte rapidement lui-même sur ce premier objectif, il imprime à la retraite une allure si précipitée que dans de nombreux cas elle se change bientôt en fuite ou en débandade.

Le vaincu n’a cependant que trois moyens à opposer ici au vainqueur.

Le premier n’est réalisable qu’avec une armée aguerrie, battue il est vrai mais non désunie, et commandée par un général du caractère le plus entreprenant. Il consiste à prendre l’offensive, à se jeter sur le vainqueur et, par l’imprévu d’une pareille attaque, à se créer la chance, très invraisemblable d’ailleurs en raison de la situation, de surprendre l’adversaire, de le battre, et d’arrêter sa poursuite.

Le second moyen est de précipiter la marche afin d’atteindre l’objectif en temps utile, mais en agissant ainsi on fait encore les affaires du vainqueur, car la promptitude de la retraite augmente la somme des efforts qu’elle exige, et amène, par suite, une perte plus grande en hommes, en équipages et en canons abandonnés.

Le troisième moyen enfin, consiste à se détourner des points sur lesquels on a le plus à craindre d’être coupé, et à modifier la route de façon à marcher à moins grande proximité de l’ennemi. Ce moyen est parfois le seul auquel on puisse recourir. Mais, bien qu’il y ait des exemples où il ait réussi, il est le plus détestable des trois, et, sauf les cas de force majeure, on n’y a généralement recours que sous la pression d’un sentiment inavouable, la crainte d’en venir aux mains avec l’ennemi. Or quel que soit l’abaissement du moral d’une armée battue et quelque raison que l’on ait d’augurer mal de tout engagement nouveau, éviter la lutte avec trop de soin ne peut qu’augmenter le mal et le porter à ses dernières limites. Si Bonaparte, afin de ne pas combattre à Hanau en 1813, eût franchi le Rhin à Manheim ou à Coblens, il ne fût jamais parvenu à porter sur la rive gauche de ce fleuve, les 30 ou 40 mille hommes qui lui restèrent après avoir gagné cette bataille.

C’est précisément au moyen de petits combats habilement introduits, prudemment conduits, et dans lesquels en restant sur la défensive on se ménage l’appui du terrain, qu’on réussit tout d’abord à relever le moral d’une armée qui vient d’être battue.

On ne saurait se figurer quelle salutaire influence le moindre succès exerce en pareil cas sur les troupes. Ce n’est cependant qu’en se faisant violence, qu’après une grande défaite les généraux prennent cette dernière voie de salut. Ils préfèrent habituellement fuir le danger en s’éloignant de l’ennemi, ce qui ne peut qu’être favorable à celui-ci, et les conduire eux-mêmes à une perte plus certaine ou pour le moins à des dangers plus grands.

Il ne faut pas perdre de vue cependant que nous n’entendons parler ici que de la poursuite de toute une armée battue dans une bataille générale, et non de celle de l’un de ses corps qui, séparé d’elle, s’efforce de la rejoindre. Dans le second cas les rapports sont tout autres, et il n’est pas rare de voir la prudence et la circonspection mener l’opération à bonne fin.

Dans cette course au clocher des deux adversaires vers le plus prochain objectif de la retraite, il est indispensable que tout en marchant avec le gros de son armée parallèlement au vaincu, le vainqueur fasse directement suivre celui-ci par un corps de troupes chargé de recueillir tous les hommes fatigués, blessés ou malades, tous les canons, fourgons et équipages de toutes sortes que la rapidité du mouvement condamne à rester en arrière.

Si, lorsqu’il poursuivit les Français de Waterloo jusqu’à Paris, Blücher n’eût pas négligé d’agir ainsi, cette poursuite passerait pour le chef-d’œuvre du genre.

Ces marches ne fatiguant guère moins le poursuivant que le poursuivi, le vainqueur n’y doit recourir qu’alors que l’armée vaincue est déjà si affaiblie, que quelles que soient la valeur de son chef et l’importance des renforts qui la peuvent rejoindre, on n’a aucun retour offensif sérieux à redouter de sa part. Dès qu’il est applicable par contre, le procédé décuple la puissance de la poursuite ; le sentiment d’une perte certaine s’empare de l’armée battue, toute force morale l’abandonne, et désormais incapable d’aucune résistance consécutive, elle laisse chaque jour sans combat des milliers de prisonniers tomber aux mains du vainqueur.

C’est alors que pour entraîner dans le torrent tout ce qu’il peut atteindre, celui-ci n’a plus à craindre de morceler son armée. Ses subdivisions enlèvent les détachements de l’ennemi, surprennent les places fortes, occupent les grandes villes, etc., etc, etc. Bref, jusqu’à ce qu’une nouvelle situation se produise, événement qu’il retarde encore par son audace, il n’est rien que le vainqueur ne puisse oser.

Iéna, Regensburg (Ratisbonne), Leipzig et la Belle-Alliance (Waterloo), tels sont, pour n’en citer que quelques-uns parmi le grand nombre qu’en présentent les guerres de la Révolution et de l’Empire français, de brillants exemples de grandes victoires, rehaussées encore par l’énergie de la poursuite.