Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 8

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 145-148).

CHAPITRE VIII.

entente des deux adversaires pour le combat.


Sauf les cas de surprise un combat ne se peut produire que du consentement réciproque des adversaires.

Maints écrivains critiques ont tiré des conclusions aussi vagues qu’erronées de ce rapport entre le duel et le combat. C’est ainsi qu’on les voit s’étendre à perte de vue sur cette considération que l’un des adversaires ayant offert le combat l’autre ne l’a pas accepté.

Mais le combat n’est qu’un duel très modifié, et tandis que, pour que le duel ait lieu, il suffit que les deux adversaires veuillent en venir aux mains, le combat se rattachant à l’ensemble de toute la guerre et devant concourir à la fois au résultat général et au but politique cherché, doit nécessairement satisfaire à quantité de considérations d’ordre supérieur et y rester subordonné.

Dans les anciens temps, alors que la science de la guerre consistait à former et à conduire les armées en grandes masses indivisibles, la lourdeur de l’ordre de bataille ne permettait de les faire combattre que sur un terrain dépourvu de tout obstacle. Dans ces conditions une armée retranchée dans son camp se trouvait en quelque sorte en un lieu d’asile inviolable, et le combat ne pouvait avoir lieu que si l’un des adversaires entrant en lice et se plaçant volontairement sur un terrain accessible, l’autre acceptait le défi, marchait à sa rencontre et entrait pareillement dans la carrière. On pouvait donc alors, plus logiquement qu’aujourd’hui, dire que le combat offert d’un côté avait été refusé de l’autre.

Cependant lorsqu’on lit dans l’histoire qu’Annibal a en vain offert le combat à Fabius, cela n’indique nullement la supériorité matérielle ou morale du premier sur le second, mais seulement que, dans la circonstance, Annibal désirait en venir aux mains, tandis que cela n’entrait pas dans le plan de Fabius.

Dans les premiers temps des armées modernes, ces considérations, bien que moins influentes et moins générales, s’imposaient encore dans les grands engagements et dans les batailles. En effet, dès qu’il s’agissait de remuer des masses de troupes considérables, l’ordre de bataille encore trop inflexible et trop lourd, ne se prêtait pas plus dans l’offensive que dans la défensive aux exigences d’un terrain coupé, couvert ou montagneux, et le moindre obstacle que présentait le théâtre de guerre permettait au défenseur d’éviter la bataille que recherchait l’attaquant. Cet état de choses se maintint, quoiqu’en s’affaiblissant graduellement, jusque dans les premières guerres de Silésie, et ce ne fut que dans la guerre de Sept Ans que l’on vit enfin l’attaqué continuer habituellement à poursuivre son action même en pays accidenté.

Depuis les guerres de la Révolution française, la direction a atteint la perfection à ce sujet, et pour peu que l’attaquant veuille vraiment une solution par les armes, il n’est pas de terrain sur lequel il ne puisse aujourd’hui aller chercher le défenseur. Or comme celui-ci, aussi longtemps qu’il n’abandonne pas la position sur laquelle il s’est placé, doit être considéré comme la voulant défendre, si l’attaquant, pouvant désormais le faire, ne l’y va pas chercher, ce ne peut plus être que parce qu’il estime que les rapports dans lesquels il lui faudrait combattre ne lui sont pas favorables. Dès lors comme il a le but positif, et que par conséquent c’est à lui d’aller de l’avant, il ne saurait prétendre qu’il a offert le combat, expression pompeuse et mensongère qui n’aurait manifestement d’autre but que de pallier son inaction. Si par contre il se porte résolument sur le défenseur, celui-ci peut encore, il est vrai, refuser le combat en cédant la position sans la défendre, mais cela seul équivaut à une demi-victoire pour l’attaque et proclame déjà la supériorité de son action.

Il peut cependant se faire que cette progression facile et ce demi-succès ne contentent pas l’attaquant, et qu’ayant intérêt à provoquer une grande solution par les armes il mette toute son industrie à forcer son adversaire à combattre.

Deux procédés principaux se présentent alors à lui : surprendre l’ennemi, ou le tourner de façon à lui rendre la retraite sinon impossible, du moins si difficile qu’il préfère en venir formellement aux mains.

Le premier de ces procédés réussissait fréquemment autrefois, parce que les différentes portions d’une armée étant alors hors d’état de se porter réciproquement secours, la partie surprise devait résister seule à tout l’effort de l’attaque. Il n’en est plus de même aujourd’hui, et les surprises ont beaucoup perdu de leur efficacité.

Quant à tourner formellement l’ennemi, à moins d’une grande supériorité numérique on ne peut guère plus y compter de nos jours, car la mobilité des troupes est devenue si grande et leur fractionnement si facile, qu’à moins qu’il ne se trouve sur un terrain particulièrement désavantageux, l’adversaire, dès qu’il se voit menacé d’être coupé, n’hésite pas à commencer son mouvement de retraite sous les yeux mêmes de l’attaquant.

L’histoire appuie notre dire à ce sujet, et l’on a peine à y trouver des exemples positifs de la réussite de ces procédés.

Écrivain militaire aussi distingué que grand général, l’archiduc Charles dit bien que ce ne fut que pour se faciliter la retraite qu’il en vint aux mains avec Moreau, le 11 août 1796 à Neresheim, dans le Rauhe-Alp (Wurtemberg), mais nous devons avouer que nous n’avons jamais compris le raisonnement que fait le célèbre Archiduc à ce propos.

Le grand Frédéric dit aussi qu’à Soor il n’accepta la bataille que parce qu’il lui semblait dangereux de se mettre en retraite sous les yeux de l’ennemi. Le Roi indique cependant encore d’autres motifs qui ont concouru à lui faire prendre cette détermination.

Quant à Rossbach, les manœuvres du grand Frédéric paraissent, il est vrai, avoir contraint le général en chef des armées alliées à accepter la bataille, mais cependant on ne saurait affirmer positivement qu’il n’entrât pas dans les intentions du second d’attaquer lui-même le premier.

Tout bien considéré et pour conclure, à moins qu’on ne recoure à des attaques de nuit formelles, on ne réussira désormais que rarement à surprendre l’ennemi, et les cas où en le tournant on le pourra contraindre à combattre contre sa volonté ne se présenteront généralement que lorsqu’on agira contre des corps isolés tels que celui de Fink à Maxen.