Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 18

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 99-102).
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De la stratégie en général

CHAPITRE XVIII.

tension et repos. — loi dynamique de la guerre.


Nous avons reconnu au chapitre XVI de ce livre, que dans la plupart des guerres d’autrefois le temps d’arrêt l’emportait de beaucoup sur celui de l’action. Bien que, depuis l’époque de la Révolution française, la guerre ait accusé et doive, sans doute, conserver à l’avenir un caractère essentiellement différent, on ne saurait douter néanmoins que l’action y restera toujours soumise à des intermittences plus ou moins longues. De là la nécessité de procéder, tout d’abord, à un examen approfondi de chacun des deux états de l’action à la guerre.

Dès qu’un temps d’arrêt intervient au courant d’une campagne, c’est que, pour l’instant, aucun des deux adversaires n’estime avoir intérêt à l’action positive. Il s’établit aussitôt un état de repos, pendant lequel, de part et d’autre, non seulement les forces physiques et les forces morales, mais encore les situations, les rapports et les intérêts, tout, en un mot, reste en équilibre.

Dès que, par contre, l’un des adversaires reprend ou manifeste par ses préparatifs l’intention de reprendre l’action vers un but positif, et que l’autre agit de façon à s’opposer à la réalisation de ce projet, l’état de repos cesse et fait place à une tension qui se prolonge jusqu’à ce que décision s’ensuive, c’est-à-dire jusqu’à ce que, en raison des combinaisons de combats qui en résultent, l’un des adversaires ait atteint son but ou que l’autre ait renoncé à l’en empêcher.

À cette décision succède soit une tension nouvelle avec décision consécutive, soit un nouveau temps d’arrêt et de repos ; mais, le plus habituellement, les deux états se présentent dans une alternative régulière.

Cette distinction spéculative a plus de valeur, dans l’espèce, qu’on ne le pourrait d’abord supposer, car, selon que l’action se produit dans l’état de repos ou dans l’état de tension, ses effets sont essentiellement différents.

Dans l’état de repos et d’équilibre, des engagements, des combats sérieux, de grandes batailles même peuvent surgir ; mais, quel que soit le degré d’intensité auquel on les porte, ces actions nées de causes accidentelles et ne se rattachant pas à l’idée d’un grand changement n’ont qu’un caractère circonstanciel et ne peuvent, par suite, amener que des effets restreints et spéciaux.

Dans l’état de tension, au contraire, le but étant déterminé, la volonté précise et la nécessité d’agir impérieuse, la décision a une tout autre portée et produit des résultats bien autrement effectifs.

Dans le premier cas c’est une masse de poudre qui s’enflamme en plein air sans causer de grands dégâts ; dans le second c’est une mine puissamment chargée qui éclate avec fracas et porte au loin ses ravages.

Il va de soi d’ailleurs que, parfois très voisin de l’état de repos, l’état de tension peut passer par toutes les nuances et présenter bien des degrés différents d’intensité.

Il faut conclure de ces considérations qu’en raison de leur portée et des conséquences qu’elles entraînent les dispositions à prendre présentent dans l’état de tension une tout autre importance et une tout autre gravité que, dans l’état de repos, et que cette importance et cette gravité croissent à mesure que l’état de tension devient plus considérable.

La canonnade de Valmy a eu des conséquences bien autrement décisives que la bataille de Hochkirch.

Lorsqu’on veut s’établir sur une province dont le défenseur ne s’éloigne qu’avec l’idée d’y revenir et dans l’intention de concentrer momentanément ses forces pour une action importante, il faut nécessairement prendre de bien plus sérieuses dispositions qu’alors que la retraite de l’ennemi provient de ce qu’il est hors d’état de se maintenir sur cette portion de territoire. En opposition à une attaque stratégique en cours d’exécution, une fausse manœuvre, une position mal prise peuvent avoir des suites désastreuses, tandis que, bien moins apparentes dans l’état d’équilibre, les mêmes fautes ne suffiraient généralement pas à décider l’ennemi à sortir de son inaction.

Dans les guerres d’autrefois l’état de repos était si habituel ou du moins l’état de tension si peu prononcé, que les différents actes de l’action n’avaient que rarement une portée considérable.

Souvent même les combats n’étaient que des intermèdes provoqués par l’un ou l’autre des généraux en chef, dans le but de relever le prestige du commandement, de sauver l’honneur des armes, ou de fêter l’anniversaire de la naissance ou de l’avènement du souverain (Freiberg, Kunersdorf, Hochkirch).

Nous regardons comme absolument nécessaire que le commandant en chef soit pénétré de l’extrême importance de la distinction à faire entre les deux états de l’action à la guerre. C’est là d’ailleurs une expérience que la Prusse a faite à ses dépens en 1806. Alors, en effet, que dirigée par Bonaparte il était certain que l’action allait atteindre le plus haut degré d’intensité, alors qu’une décision capitale était par conséquent inévitable et réclamait, par suite, tous les efforts de la défense, on ne sut prendre que des dispositions, telles entre autres que la reconnaissance en Franconie, dont la faiblesse eut à peine été justifiée par l’état de tension le moins accentué.

Au courant de cette étude le lecteur ne devra jamais perdre de vue cette distinction spéculative entre les deux états de l’action à la guerre.

L’état de tension et de mouvement constituant seul, en effet, le véritable état de guerre, c’est à cet état que se rapporteront toutes les règles théoriques et pratiques que nous déduirons des rapports existant entre l’offensive et la défensive.