Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 15

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 85-87).

CHAPITRE XV.

élément géométrique.


C’est dans l’art de la fortification, où du petit au grand tout est réglé par les lois de la géométrie, que se manifeste tout d’abord l’importance capitale que peut prendre à la guerre l’élément géométrique, c’est-à-dire la forme dans laquelle on place, répartit et dispose les forces. Cet élément joue également un rôle considérable dans le combat ; il constitue la base de toutes les instructions sur les mouvements tactiques, commande en maître et impose ses lignes et ses angles dès qu’il s’agit de fortifications de campagne et de règlements sur la prise ou l’attaque des positions. On en faisait jadis le moins judicieux, voire même le plus puéril usage ; mais, en raison de ce que, dans tous les combats, les adversaires cherchent incessamment aujourd’hui à se tourner l’un l’autre, l’élément géométrique, par des procédés aussi simples que fréquemment appliqués, a acquis une nouvelle efficacité dans la tactique moderne.

Cependant, l’action se développant plus rapidement, et le hasard ainsi que les forces morales et les traits individuels se manifestant plus librement dans la tactique que dans la guerre de siège, on comprend que ce soit surtout dans celle-ci que l’élément géométrique conserve le plus d’empire. Quant à la stratégie, bien qu’on ne puisse évidemment nier le grand rôle qu’y jouent la configuration du sol, la disposition des frontières et la forme suivant laquelle on répartit et dispose les forces, l’élément géométrique s’y montre bien moins décisif que dans la tactique, et de beaucoup moins important que dans les combinaisons de la fortification.

Nous verrons peu à peu, au courant de cet ouvrage, comment et dans quelles circonstances l’élément géométrique manifeste son influence dans l’action stratégique, et ne voulons, pour le moment, que faire ressortir la différence qui existe à ce sujet entre la tactique et la stratégie.

Dans la tactique le temps et l’espace se réduisent promptement à leur minimum absolu. Dès qu’une troupe est prise en flanc et à dos, elle est bien près de se voir enlever tout moyen de retraite, ce qui constitue aussitôt une situation voisine de l’impossibilité absolue de continuer le combat. Il convient donc, tout d’abord, de parer à cette éventualité, ou, si elle se présente, de s’en pouvoir dégager. C’est là ce qui, dès les premiers pas dans la tactique, donne tant d’efficacité à la combinaison géométrique des forces, efficacité qui naît en grande partie de la crainte même que cette combinaison géométrique inspira à l’adversaire sur les suites de son attaque.

La stratégie, en raison du temps qu’exige son action et des grands espaces sur lesquels elle opère, ne reçoit qu’un faible reflet de tout cela. La portée des armes ne s’étend pas d’un théâtre de guerre à un autre ; des semaines, des mois sont souvent nécessaires à l’accomplissement d’un enveloppement stratégique, et d’ailleurs, sur de pareilles distances, et si parfaites que soient les dispositions prises, on n’a jamais qu’une bien faible vraisemblance de réaliser le projet tel qu’il a été conçu.

Mais si l’effet produit par les combinaisons géométriques est beaucoup plus faible dans la stratégie, les résultats une fois réalisés y sont, par contre, bien autrement efficaces, par la raison qu’ils ont tout le temps de se développer sans être annihilés ou troublés par les dispositions contraires. C’est là ce qui nous fait proclamer en axiome que dans la stratégie le nombre et l’importance des combats heureux ont bien plus de valeur que la forme même des grandes lignes par lesquelles on les rattache les uns aux autres.

Or c’est précisément la manière de voir opposée qui a présidé aux théories nouvelles. On s’est imaginé donner ainsi une plus grande importance à la stratégie, en faire la fonction supérieure de l’esprit, ennoblir la guerre, et la rendre plus scientifique.

Ce ne sont là absolument que des rêveries dont une bonne théorie doit dévoiler l’inanité, et, comme elles procèdent généralement de l’idée de l’élément géométrique, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que de mettre celui-ci en pleine lumière.