Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 13

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 77-81).
De la stratégie en général

CHAPITRE XIII.

réserve stratégique.


En conservant des forces en réserve on se propose soit de relever ou de renforcer les troupes pendant le combat, soit de parer à des cas imprévus. De ces deux intentions essentiellement distinctes, la première comporte la pensée d’un emploi successif des forces, et par conséquent ne peut se présenter que dans la tactique, tandis que la seconde ressortit aussi à la stratégie.

On n’envoie un corps de troupes renforcer la défense d’un point important en danger d’être enlevé par l’ennemi, que parce qu’on n’a pas, tout d’abord, suffisamment prévu la somme de résistance qu’on devait avoir à opposer sur ce point. Lorsque, par contre, dès le début d’un combat on laisse une partie de ses forces en arrière et en dehors du feu, dans l’intention arrêtée d’avance de ne les engager qu’au fur et à mesure des exigences, on ne constitue manifestement qu’une réserve tactique.

Il se présente donc dans la stratégie des circonstances qui réclament aussi l’emploi de troupes immédiatement disponibles, et, par suite, lorsque ces circonstances sont à prévoir il faut former une réserve stratégique.

Dans la tactique où l’on ne peut généralement se rendre compte des dispositions de l’ennemi qu’en les embrassant du regard, un rideau d’arbres, le moindre pli de terrain suffit à les cacher. Il faut donc nécessairement être sans cesse en situation de faire face aux cas imprévus, et, par conséquent, disposer d’une réserve qui permette à la fois de renforcer après coup les points qui se montreront faibles au courant du combat, et de modifier les dispositions tout d’abord prises, selon que celles de l’ennemi se manifesteront.

Partout où son action confine encore à celle de la tactique, des circonstances analogues peuvent se présenter dans la stratégie et lui imposer des mesures préventives semblables. C’est ainsi, par exemple, que tant qu’elle ignore encore quel sera le résultat réel d’un combat, de même qu’alors qu’elle ne prend que des dispositions transitoires incessamment modifiées par les nouvelles peu sûres que chaque jour, chaque heure, chaque moment amènent, la direction stratégique doit, dans la mesure même de l’incertitude dans laquelle elle se trouve, conserver prudemment une partie de ses forces en réserve. Or on sait que ce sont là des circonstances qui se présentent dans la défensive en général, et particulièrement dans la défense de certaines coupures de terrain, telles que les fleuves et les montagnes.

Mais plus l’action s’éloigne de la tactique pour devenir essentiellement stratégique, et plus cette incertitude diminue, de sorte qu’elle cesse complètement dans les régions où la stratégie confine à la politique.

C’est à la vue seule qu’il est possible de se rendre compte des dispositions que prend l’ennemi lorsqu’une bataille va avoir lieu.

Quelques préparatifs permettent déjà de reconnaître un peu d’avance sur quel point s’effectuera le passage d’un fleuve. Quant au côté par lequel une invasion va se produire, ce sont généralement les journaux qui se chargent de le révéler avant même qu’une amorce ait été brûlée. En un mot, plus les dispositions à prendre sont considérables, et moins on court le risque d’être surpris par elles. Les grandes opérations stratégiques s’accomplissent si lentement, en effet, et sur des espaces si étendus, leurs résultats sont généralement si peu variables et par conséquent toujours si connus, qu’on a tout le temps de les voir venir et de prendre ses dispositions en conséquence.

Il est, en outre, facile de se rendre compte que plus l’action devient essentiellement stratégique, et plus l’emploi d’une réserve perd d’efficacité.

Nous avons déjà reconnu, en effet, que la décision partielle obtenue dans chacun des engagements isolés dont se compose le combat, n’a qu’une valeur relative, et que ce n’est que la somme des décisions successivement obtenues qui constitue la décision même du combat. Or cette décision du combat peut être, elle-même, très relative et affecter un grand nombre de degrés différents, selon que les forces sur lesquelles le succès est obtenu constituent une partie plus ou moins considérable de la masse de l’armée ennemie. Il est certain que par une victoire une armée peut annuler la défaite de l’un de ses corps, de même qu’une bataille perdue par une armée plus faible peut, ainsi que cela s’est vu dans les deux journées de Kulm en 1813, être compensée et au delà, par une bataille gagnée par une armée plus forte, mais il n’en est pas moins évident que la valeur intrinsèque d’une victoire (le résultat total de tout combat heureux), étant d’autant plus considérable que la partie vaincue est plus importante, c’est en raison même de la grandeur de son insuccès que diminuent, pour le vaincu, les chances de le réparer par une victoire ultérieure. Nous nous contentons, pour le moment, d’avoir appelé l’attention du lecteur sur l’existence incontestable de cette progression ; mais c’est là une question à laquelle son importance nous contraindra à revenir dans la suite de cette étude.

Il est enfin une troisième considération à faire valoir au même sujet. C’est qu’alors que l’emploi successif des forces repousse toujours la décision principale à la fin de l’acte tactique, leur emploi simultané a fréquemment pour conséquence d’amener, sinon nécessairement une décision capitale, du moins des résultats considérables, dès les commencements de l’action stratégique.

Nous croyons avoir ainsi démontré qu’une réserve stratégique doit avoir un but déterminé, et que, hors ce cas, il est d’autant moins nécessaire, d’autant moins utile et d’autant plus dangereux d’en former une, qu’on ne lui peut assigner qu’une destination plus générale, et par conséquent moins précise.

Enfin le point où l’idée d’une réserve stratégique devient absolument illogique est facile à déterminer. Ce point se trouve nécessairement en deçà de la décision principale. On ne saurait, en effet, faire concourir de trop nombreuses forces à ce résultat capital ; il serait donc absurde d’en réserver une partie dans l’intention de ne l’employer qu’ultérieurement.

On voit donc que si, par le judicieux emploi de forces conservées en réserves, on réussit parfois, dans la tactique, non seulement à contrecarrer les dispositions imprévues de l’ennemi, mais encore à se rendre favorable, quand il est indécis ou paraît compromis, le résultat toujours incertain du combat, c’est là, par contre, un moyen auquel, pour le moins dans la recherche de la décision principale, on ne doit jamais recourir dans la stratégie. Il convient, dès lors, dans la généralité des cas, de chercher uniquement à balancer les désavantages essuyés sur certains points par des avantages obtenus sur certains autres, ou, mais dans les plus rares circonstances, de changer brusquement la direction ou l’emplacement d’une partie de ses forces. On ne saurait, en un mot, se trop garder ici de la pensée de se créer une réserve stratégique dont l’unique destination serait de parer à cette éventualité.

C’est une vérité si incontestable que toute réserve stratégique qui ne serait pas appelée à concourir à l’obtention de la décision principale serait une absurdité et un contresens, que nous n’aurions jamais songé à soumettre cette idée à un pareil examen, si, déguisée sous d’autres formes, elle ne présentait fréquemment des aspects plus raisonnables. Tel auteur la regarde comme le comble de la sagesse stratégique et de la prudence, tel autre au contraire la condamne, et rejette avec elle toute réserve tactique, si bien que cette opposition des idées en arrive à se manifester dans l’application même. C’est ainsi, par exemple, que dans la campagne de 1806 le gouvernement prussien répartit en cantonnements sous les ordres du prince Eugène de Wurtemberg dans les Marches une réserve de 20 000 hommes qui ne put atteindre la Saale en temps utile, tandis que, destinée à ne prendre qu’ultérieurement part à la guerre, une autre masse de 25 000 hommes resta absolument inactive également en réserve, dans les provinces du sud et de l’est du royaume.

On voit par ces exemples qu’on ne saurait sans injustice nous accuser d’avoir combattu ici contre des moulins à vent.