Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 12

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 65-75).
De la stratégie en général

CHAPITRE XII.

union des forces dans le temps.


Le sujet que nous abordons revêt tant d’apparences trompeuses dans l’application, qu’il est absolument nécessaire pour le fixer et le clairement exposer, de le scruter profondément et de l’examiner sous toutes ses faces. On nous permettra donc encore ici, sans doute, de débuter par une courte analyse.

À la guerre chacun des adversaires tend incessamment à se trouver dans les conditions les plus favorables au moment où se produira le choc matériel des forces opposées. Or, comme dans ce choc celle des deux forces qui développera le plus de puissance anéantira nécessairement l’autre et l’entraînera même dans son propre mouvement, tout emploi successif des forces serait illogique, et l’on doit sans cesse être en mesure de porter ensemble au même choc la totalité des forces qui sont susceptibles d’y prendre part.

Mais lorsque ainsi préparé dans les meilleures conditions matérielles, le choc se réalise, l’emploi successif des forces se présente aussitôt à l’esprit. La lutte, en effet, devient directe et revêt dès lors la forme d’une action réciproque, raisonnée et soutenue entre les deux adversaires, dont chacun cherche à détruire l’autre en ne risquant, de la totalité des forces dont il dispose, que ce qu’il croit nécessaire à l’obtention de ce résultat. C’est ainsi que l’on procède dans le combat, tout d’abord parce que l’arme à feu est la base foncière de la tactique, mais aussi par d’autres raisons que nous allons exposer au lecteur.


Étant donné que dans un combat de mousqueterie entre deux troupes d’effectif différent (supposons ici, pour faciliter le raisonnement, mille grenadiers d’un côté et cinq cents voltigeurs de l’autre), les autres conditions de la lutte soient rigoureusement égales, la perte en hommes sera nécessairement, de part et d’autre, la résultante des rapports d’effectif et de tir existant entre les forces engagées. Les mille grenadiers tireront une fois plus de coups de fusil que les cinq cents voltigeurs ; mais étant plus nombreux que ceux-ci, ils offriront plus de probabilité au tir de leurs adversaires, et recevront par suite plus de balles portantes. Si, poussant plus loin le raisonnement, on admet que les grenadiers étant une fois plus nombreux, recevront le double de blessures, le chiffre des hommes hors de combat sera, de part et d’autre, constamment égal pendant toute la durée de l’action. Or si, les choses se poursuivant ainsi, au moment par exemple où il y aura 200 hommes blessés de chaque bord, les 500 voltigeurs sont soutenus par l’arrivée en ligne de 500 autres voltigeurs jusque-là intentionnellement et prudemment tenus en réserve hors de toute atteinte du feu, l’avantage passera aussitôt de leur côté. Il y aura en effet, dès lors, de part et d’autre, 800 combattants ; mais tandis que du côté des grenadiers ces 800 combattants seront tous également fatigués, désunis et appauvris de munitions par le combat, du côté des voltigeurs pour 300 combattants dans la même situation affaiblie, il y en aura 500 de troupes absolument fraîches, c’est-à-dire en ordre parfait, dans la plénitude de leurs forces, et ayant le complet de leurs cartouches.

Il faut reconnaître cependant, que la supposition que les grenadiers, en raison de leur effectif double, auront le double d’hommes hors de combat, n’a rien de rigoureux, et restera, la plupart du temps, sans se réaliser, ce qui constitue, tout d’abord, un avantage à porter à leur actif, et qu’en outre, se trouvant dans le principe beaucoup plus forts que leurs adversaires, ils réussiront, dans la majorité des cas, à les déloger de leurs positions et à les forcer à la retraite, avant que les réserves aient eu le temps d’arriver en ligne.

Le raisonnement ne saurait pousser plus loin la recherche des avantages et des inconvénients que présentent l’une et l’autre méthode, et l’expérience peut seule désormais trancher la question. Or, de l’avis de quiconque a déjà fait la guerre, la prépondérance appartient, dans la majorité des cas, à celui des deux adversaires qui, le dernier, peut encore disposer de troupes fraîches.

On voit ainsi quel danger il y a à engager trop de forces au combat. Quels que soient les grands avantages, en effet, qu’on puisse tirer d’une supériorité numérique considérable au début de l’action, il peut se faire que, l’instant d’après, on ait à regretter amèrement de n’avoir pas conservé un nombre suffisant de troupes fraîches en réserve. Ce danger ne se prolonge toutefois, qu’aussi longtemps que dure la crise même du combat, c’est-à-dire la période de désordre, de désunion et d’affaiblissement qu’il provoque de part et d’autre, et pendant laquelle l’apparition d’un nombre relativement suffisant de troupes fraîches exerce une influence décisive. Mais dès que le succès s’affirme d’un côté, il crée aussitôt un sentiment de supériorité morale, l’état de crise cesse, et les réserves de l’ennemi sont désormais inhabiles à rétablir l’équilibre perdu. Il n’est pas d’exemple d’une armée battue qui, le jour suivant, ait été ramenée à la victoire par de fortes réserves.

Nous nous trouvons ici à l’origine d’une différence essentielle entre la tactique et la stratégie.

C’est au courant du combat et avant qu’il ait pris fin, pendant la période de désordre, de désunion et d’affaiblissement qui en est, de part et d’autre, l’inévitable conséquence, que se produisent la plupart des résultats tactiques, tandis que c’est précisément alors que le succès fait cesser cet état de crise, que se réalisent les résultats stratégiques, c’est-à-dire le résultat total du combat, victoire ou défaite, qu’elle qu’en soit d’ailleurs la grandeur. Ce n’est, en d’autres termes, qu’alors que les résultats partiels obtenus dans l’action directe se réunissent en un tout indépendant, autonome, substantif, qu’apparaît enfin le résultat stratégique ; mais alors la crise cesse, l’ordre et l’union se rétablissent, les troupes se reforment et ne se trouvent plus affaiblies que des pertes effectives qu’elles ont subies pendant le combat.

C’est en raison de cette différence que tandis que la stratégie doit recourir à l’emploi simultané des forces, la tactique peut ne les mettre que successivement en action.

Dans la tactique, en effet, l’action se décomposant en une série d’engagements secondaires, on a, dans la recherche de chaque résultat partiel, à se préoccuper du résultat suivant. Il faut donc, ne portant à chaque engagement que le nombre de troupes qui y est strictement nécessaire, conserver le reste en réserve hors de la portée du feu, afin d’être en mesure d’opposer des forces fraîches aux forces nouvelles que l’ennemi pourra engager dans le combat, et de l’écraser, en dernier ressort, lorsqu’il commencera à faiblir.

Il n’en est pas ainsi dans la stratégie. L’action stratégique ne commençant, en effet, qu’alors que la crise tactique a pris fin, un revirement y est, tout d’abord, beaucoup moins à craindre ; puis, à moins qu’on n’ait imprudemment consacré trop de forces aux phases successives du combat, toutes les troupes stratégiquement réunies n’y ont pas, de toute nécessité, pris part. Or celles de ces troupes qui n’ayant encore que peu ou point combattu ont néanmoins déjà, par leur présence seule et en raison de leur supériorité numérique, contribué au résultat tactique, sont, après ce résultat ce qu’elles étaient avant, c’est-à-dire absolument fraîches et en situation de puissamment concourir à la solution stratégique désormais seule en question.

On voit ainsi que, dans la stratégie, les pertes ne croissent pas, et que souvent même elles diminuent, tandis que, par contre, les chances de succès augmentent proportionnellement à l’étendue des forces employées. On ne saurait donc jamais porter trop de forces à la fois à l’action stratégique.

La question demande encore, cependant, à être examinée à un autre point de vue. Nous ne nous sommes occupé jusqu’ici que du combat en lui-même. Il est, en effet, l’activité guerrière par excellence ; mais, néanmoins, les trois agents de cette activité : l’homme, le temps et l’espace, en raison de l’influence qu’ils exercent, doivent aussi être pris en considération et entrer en ligne de compte.

Il est à la guerre un principe spécial de destruction qui, bien que toujours plus ou moins inséparable du combat, n’exerce cependant tous ses ravages que dans la stratégie. Quelque haut degré qu’atteignent, en effet, parfois les fatigues, les efforts et les privations dans la tactique, les instants y sont si courts, et l’action si rapide, que les effets destructeurs de ces agents ne peuvent guère y être pris en considération. Dans la stratégie au contraire, leur influence est toujours puissante et devient souvent décisive.

C’est ainsi, par exemple, qu’il n’est pas rare qu’une armée, dans sa marche victorieuse, perde plus d’hommes par les maladies que dans les combats.

Si nous apportons à l’examen de ce principe de destruction spécial à la stratégie, le soin que nous avons déjà mis à l’étude du principe de destruction spécial au combat, nous nous rendrons facilement compte que tout ce qui s’y trouve exposé arrive, à la fin d’une campagne ou d’une grande opération stratégique, à un degré d’affaiblissement assez considérable pour rendre absolument décisive l’entrée en ligne d’une quantité relativement suffisante de troupes fraîches. On pourrait donc être tenté d’agir ici comme dans la tactique, c’est-à-dire de ne porter que le moins de forces possible aux premiers résultats, et de conserver de nombreuses troupes fraîches pour les efforts consécutifs.

Pour apprécier à sa valeur cette pensée qui bien souvent, dans l’application, présentera une grande apparence de vérité, il nous la faut considérer sous toutes ses faces.

Qu’on se garde, tout d’abord, de confondre l’idée d’un simple renfort avec celle d’une troupe fraîche non encore utilisée. Il ne s’agit pas ici, en effet, du complément de forces qui, nécessaire dès le début à une armée, ne lui parvient, par force majeure, qu’au courant ou à la fin d’une campagne, et peut alors parfois donner à son action une puissance décisive. En pareil cas ces troupes ne jouent ainsi tardivement, que le rôle qu’elles eussent joué dès le principe, si elles eussent été présentes. Mais ce serait raisonner contre toute expérience que de conclure de ce qu’une réserve tactique est préférable à une troupe déjà fatiguée par le combat, qu’une armée conservée de toutes pièces en dehors de l’action militaire, apportera, à son entrée en campagne, une valeur supérieure à celle d’une armée déjà aguerrie. Il est vrai que le courage et la force morale des troupes diminuent dans les revers ; mais, par contre, ces qualités grandissent dans le succès. Or, dans la généralité des cas, les alternatives de la campagne font que ces effets se neutralisent et que, par suite, l’habitude de la guerre demeure le seul gain véritable. Il n’y a guère d’ailleurs, à tenir compte à ce sujet que des campagnes heureuses, car dès que la défaite devient vraisemblable, les forces paraissent déjà insuffisantes, et, par suite, il n’y a plus à songer à en réserver une partie pour les consacrer à un usage ultérieur.

Ajoutons à cela que, à l’inverse de ce qui a lieu pour les pertes dans le combat, les pertes qu’amènent les fatigues, les efforts et les privations dans les opérations stratégiques, n’augmentent pas proportionnellement à l’élévation de l’effectif des troupes qui prennent part à ces opérations. Les fatigues et les efforts, en effet, résultent en grande partie des dangers incessants dont l’acte de la guerre est toujours plus ou moins pénétré. Parer partout à ces dangers de façon à progresser sûrement vers le but à atteindre, exige une série ininterrompue de dispositions et de mesures dont l’ensemble constitue le service tactique et stratégique de l’armée. Or ce service impose nécessairement d’autant moins de fatigues et d’efforts que les troupes qui y doivent concourir sont plus nombreuses, et qu’on dispose de plus de supériorité sur l’ennemi. Quant aux privations, elles résultent généralement de l’insuffisance des vivres et de la difficulté de répartir les troupes, sinon à l’abri dans des cantonnements, du moins dans des camps suffisamment confortables. Or, bien que ce double problème paraisse d’autant moins soluble que sont plus nombreuses les forces réunies sur un même point, c’est, néanmoins, encore la supériorité numérique qui tranche ici la question, car, grâce à elle, on a moins de danger à s’étendre, et cela procure aussitôt de nouvelles conditions d’entretien et d’emplacement.

Lorsque Bonaparte envahit la Russie en 1812, il réunit ses troupes en masses énormes sur une seule et même route, et les exposa ainsi aux plus extrêmes privations. Il ne faut cependant attribuer cette manière inusitée de procéder qu’au principe favori de ce grand général, de ne pouvoir jamais être trop fort sur le point décisif. Que le principe ait ou non été exagéré dans cette application, c’est une question que nous n’avons pas à examiner ici ; toujours est-il que l’espace ne manquant pas en Russie, si l’Empereur eût voulu mettre fin aux privations qu’il avait ainsi provoquées, il n’eût eu qu’à poursuivre sa marche en répartissant ses colonnes sur un front plus étendu. On ne saurait donc conclure de cet exemple, que l’emploi simultané de forces très supérieures amène nécessairement de très grandes privations et, par conséquent, un affaiblissement consécutif considérable. Alors même, d’ailleurs, qu’au lieu de s’avancer dans cet ordre, Bonaparte eût laissé sur ses derrières, soit comme réserve stratégique, soit pour ne l’employer que plus tardivement, la partie de son armée qu’il eût considérée comme excédant le chiffre effectif des forces avec lesquelles il estimait devoir tout d’abord pénétrer en Russie, il faudrait encore, après avoir pris en considération les pertes que cette réserve elle-même eût faites par suite des intempéries et des fatigues inévitables du service en campagne, embrasser de nouveau la situation ainsi modifiée dans son ensemble, et rechercher enfin si, malgré l’allègement que cette manière de procéder eût apporté aux privations du gros de l’armée, le gain qui s’en fût suivi eût compensé celui que, par maintes voies diverses, une supériorité numérique plus considérable eût permis de réaliser.

Nous avons encore un point important à prendre en considération. Dans la tactique il est assez facile de se rendre approximativement compte du chiffre des forces nécessaires à l’obtention du résultat maximum de chacun des engagements partiels dont le combat se compose dans son entier, ce qui détermine aussitôt le nombre des forces en excédent.

Dans la stratégie où les résultats ont incomparablement moins de précision et sont beaucoup plus longs à réaliser, il est pour ainsi dire impossible d’apprécier et par conséquent de déterminer d’avance le nombre des forces qu’il y faudra consacrer. Il suit de là que ce qui, dans la tactique, peut être considéré comme un excédent de forces, ne le doit être, dans la stratégie, que comme un moyen d’étendre le résultat lorsque l’occasion s’en présente. Or la grandeur du gain réalisé étant en raison du résultat obtenu, on voit que l’on en peut ainsi promptement arriver à une puissance d’action et à une prépondérance que la plus attentive économie des forces ne saurait jamais procurer.

C’est uniquement par suite de l’extrême supériorité de ses forces que Bonaparte, en 1812, réussit à atteindre Moscou et à s’emparer de cette capitale centrale de l’empire, et si, à la bataille de Borodino (la Moskowa), cette supériorité numérique eût encore été assez marquée pour lui permettre de détruire entièrement l’armée russe, il eût, selon toute vraisemblance, imposé à l’empereur Alexandre, à Moscou, une paix qui, de quelque autre manière que ce fût, eût été plus difficile à obtenir. Nous ne cherchons ainsi qu’à jeter de la clarté sur l’idée que poursuivait Bonaparte, et non à la justifier, ce qui exigerait un développement circonstancié qui ne serait pas ici à sa place.

Toutes ces considérations n’ont trait qu’à l’action successive des forces, et nullement à la notion même d’une réserve stratégique. Ce sont là, il est vrai, deux idées qui ont de nombreux points de contact, mais dont la seconde se rattache, en outre, à une série de considérations qui lui sont spéciales, et que nous exposerons dans le chapitre prochain.

Nous avons cherché à prouver ici qu’alors que la durée seule de leur emploi constitue déjà une cause d’affaiblissement pour les forces dans le combat, et que par conséquent, le temps est, dans la tactique l’un des facteurs du produit, ce n’est pas essentiellement le cas dans la stratégie. Dans la stratégie, en effet, l’action destructive que le temps exerce sur les forces tient en partie à d’autres causes et se trouve en partie aussi diminuée par la grandeur même des forces employées, de sorte que, au contraire de ce qui a lieu dans la tactique, on ne saurait se faire un auxiliaire du temps intrinsèquement considéré, en ne portant que successivement les forces à l’action stratégique.

Nous disons : du temps intrinsèquement considéré, car, en raison des circonstances extrinsèques qu’il peut et doit même nécessairement amener en faveur de l’un ou l’autre des adversaires, le temps exerce sur l’action stratégique une influence tout autre, dont la valeur est si loin d’être indifférente, que nous nous réservons d’en faire l’objet de considérations ultérieures spéciales.

La loi que nous avons cherché à développer est donc que de la totalité des forces destinées à amener un choc stratégique, il faut, simultanément et sans exception, employer à ce choc toutes celles qui ne sont pas indisponibles au moment où il se produit, et que cet emploi approchera d’autant plus de la perfection, que le choc se concentrera davantage en un acte et en un moment.

Il existe cependant aussi une action soutenue des forces dans la stratégie, et il convient d’autant moins de la négliger, qu’elle constitue l’un des plus puissants agents du résultat final : c’est le développement incessant de forces nouvelles.

Nous traiterons ce sujet dans un chapitre ultérieur, nous contentant, pour le moment, d’en faire mention, afin que le lecteur sache que nous n’avons nullement entendu en parler ici.

Nous allons aborder maintenant une question qui a tant d’affinité avec celle dont nous venons de nous occuper, que l’étude de l’une ne sera pour ainsi dire que le complément de l’étude de l’autre.